POUR UNE REFLEXION COLLECTIVE SUR L’ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE A L’UNIVERSITE
La massification de l’enseignement à l’Université
En France, la première explosion scolaire, dans les années 1960, s’est accompagnée de débats remettant en cause l’existence même de l’université, accusée de fabriquer en série les cadres de la société capitaliste qu’il s’agissait alors d’abattre (Labo Contestation 1972, U.N.E.F 1966).
La seconde explosion scolaire (dans les années 1980, qui aboutit aux deux millions d’étudiants que nous connaissons aujourd’hui) suscite des prises de positions bien différentes. L’université est accusée de faillir à sa mission (Baudin, Orange, 2013) : jugée incapable à la fois de permettre l’ascension sociale des enfants des classes populaires et de fournir des cadres employables à une société capitaliste que plus grand monde ne songe à abattre.
Malgré un tassement relatif des effectifs étudiants depuis une vingtaine d’années, l’objectif affiché des pouvoirs publics reste de garantir « l’accès de 50 % d’une classe d’âge au niveau de la licence » (ibidem). Toutefois, cette massification est-elle synonyme de démocratisation ? Des études se sont employées à observer les parcours scolaires et universitaires de ces nouvelles classes d’âge, à comprendre la portée des échecs comme des réussites, en particulier des élèves et des étudiants issus des milieux populaires, ceux que Stéphane Beaud nomme « les malgré-nous des études longues » et Olivier Schwartz les « dominés aux études longues » (2012 [1990], p. 9). Des études qui aboutissent à des constats souvent sombres. Au même moment, les pouvoirs publics ont décidé « l’autonomie » des universités, supposée mettre en adéquation l’offre de formation avec des débouchés régionaux du marché de l’emploi. Dans ce contexte, les premiers cycles ont fait l’objet de réformes, oscillant entre « propédeutisation », développement de doubles cursus et mise en place de « plans licence » contre l’échec à l’université, sans oublier, encore et toujours, appel à la « professionnalisation » des filières.
Comment et pourquoi enseigner la géographie à l’université ?
Ce numéro des Carnets de géographes souhaite mettre en perspective aussi bien les constats généraux des sociologues de l’Université que les politiques émanant du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Il a pour objectif d’ouvrir une discussion depuis un retour sur les pratiques d’enseignants en géographie, sommés de répondre concrètement, au jour le jour, aux exigences de formation et surtout d’employabilité de leurs étudiants… Comment gérer le décalage entre réalités de terrain et « réformes » de l’université ?
Plus exactement, ce dossier a pour but de créer un espace où partager et où discuter des expériences d’enseignement comme des débats conduits dans les U.F.R. et les départements, et finalement des doutes que chacun rencontre dans sa pratique professionnelle. Ces derniers demeurent un trou noir peu sondé par les chercheurs, en particulier par les géographes eux-mêmes.
Il nous a donc semblé important de donner la parole à ceux qui enseignent la géographie à l’université (titulaires, mais aussi vacataires, contractuels) pour dresser un état des lieux de la discipline dans la dynamique universitaire globale. Nous proposons aux auteurs de participer à la cartographie de ce trou noir à partir d’expériences situées (dans la salle de cours, dans l’UFR, dans l’université, dans la région…). Pour ce faire, quelques axes permettent d’amorcer la réflexion collective que nous appelons de nos vœux.
La question de la professionnalisation
On pourra se demander si, dans le contexte actuel, la géographie occupe une place inchangée dans la hiérarchie des formations en sciences humaines et sociales. Rien ne nous laisse penser que la valeur de la géographie, « discipline dominée », ait varié sur le marché des formations (Bourdieu et Passeron, 1970). Cependant, n’est-elle pas soutenue aujourd’hui par sa réputation à donner du travail via des filières « professionnalisantes » et technicisées (SIG notamment) et une forte offre d’emplois en analyse de données spatialisées (aménagement, environnement…) ?
Dans la lignée des interrogations précédentes, mais avec guère plus d’éléments précis concernant notre discipline, nous sommes incapables de dire si nous formons des « dominés aux études longues », dominés hiérarchiquement, socialement et culturellement dans les institutions qui les emploient plus tard, ou si nous formons des citoyens dotés d’esprit critique et armés pour se défendre, comme certains d’entre nous l’espèrent. Ou encore autre chose… Qui entre dans ces filières ? Pour quelles raisons ? Que sait-on de leur devenir ? Peut-on simplement poser la question sans inciter à des réponses apologétiques de la part des personnes impliquées dans ces formations et qui craignent de les voir critiquées ?
La question de la pédagogie
Par ailleurs, si « l’institution de masse par laquelle se fait l’essentiel de la promotion scolaire et intellectuelle des classes populaires reste l’université » (Beaud, Convert, 2010 : 6), cela ne va pas sans poser la question de la place de la pédagogie dans chaque filière et chaque discipline (de Ketele, 2010 ; Paivandi, 2010), du maintien ou de l’évolution des manières d’enseigner, de la conception des diplômes au contenu des enseignements, des normes de travail (Garcia, 2010), de leurs liens à l’écrit (Petitjean, 2005, Lahire, 1993 ; Charlot, 1992, 1997 et 1999) et des modes d’évaluation. En outre, on soulignera que ces mutations (ou à l’inverse, les éventuelles inerties) s’inscrivent dans un contexte de diminution des moyens matériels pour les personnels universitaires et de dégradation de la condition étudiante (Pinto, 2010 ; Merle, 2002), en bref dans un cadre politico-économique marqué par « l’austérité budgétaire » et la décentralisation de certains arbitrages financiers à l’échelle des régions, des universités, des UFR…
En prise avec l’impératif de démocratiser l’enseignement, et face à sa massification, on peut se demander comment déconstruire les jugements normatifs quant au manque d’autonomie, la paresse, l’absence de persévérance et « le niveau insuffisant » des étudiants (Carrion, 2010). Dans ce contexte, Beaud et Convert rappellent le « désarroi des enseignants à l’université [avec] le décalage croissant entre, d’un côté, ces enseignants-chercheurs qui ont été le plus souvent des élus du système scolaire, ayant fréquemment emprunté les voies royales (CPGE, agrégation, doctorat) et, de l’autre, ces étudiants de premier cycle (…) dont le parcours scolaire, « moyen » ou chaotique, les rend socialement très dissemblables de leurs enseignants » (op. cit., p. 8). Dans ces conditions, dans quelle mesure, avec quels discours et pour quelles pratiques, presque vingt ans après le plan Bayrou, l’université s’est-elle saisie de la lutte « contre l’échec universitaire » ?
Enfin, existe-t-il une pédagogie spécifique de la géographie ? C’est à ce point que l’on peut d’abord poser la question de l’(in-)existence d’une réflexion sur les normes d’apprentissage de la géographie. Pourquoi et comment former à la géographie ou à tel ou tel domaine ou encore à tel courant infra-disciplinaire ? Insistons sur le fait que, dans le flot des évaluations nouvelles des enseignants-chercheurs, par des structures telles que l’AERES , le CNU ou les conseils centraux des universités, s’il est un élément qui demeure totalement laissé dans l’ombre, c’est bien notre activité d’enseignants… soumis à aucun programme, ne disposant d’aucun « livret de l’enseignant », jamais inspectés (Romainville et al., 2009) et ne bénéficiant d’aucune carotte financière, promotionnelle ni même honorifique. Comment par ailleurs les enseignants, confrontés au manque de formation à la didactique, se sont-ils forgés sur le tas des pratiques et des normes d’enseignement : par bricolage, par mimétisme ?
Les coordinatrices du numéro
– Jean Gardin, Maître de Conférences en géographie, Université Paris I, LADYSS
– Marie Morelle, Maître de Conférences en géographie, Université Paris I, PRODIG
– Fabrice Ripoll, Maître de Conférences en géographie, Université Paris Est Créteil
INFORMATIONS PRATIQUES
Les responsables de ce numéro et du questionnaire acceptent, y compris pour les articles du dossier, les contributions anonymes et/ou collectives.
– Les résumés des articles sont attendus pour le 15 janvier 2016 (longueur de 2000 signes).
– Les articles non anonymes devront être accompagnés d’une présentation succincte de l’auteur (mentionnant l’institution de rattachement, le statut, ainsi que les publications et/ou communications récentes sauf anonymat souhaité).
– Les articles sont attendus pour le 30 mars 2016 et doivent être envoyés à l’adresse suivante: lescarnetsdegeographes@gmail.com.
– La publication du numéro est prévue pour décembre 2016.
ATTENDUS DU NUMERO
Sans exclure a priori des contributions relevant de l’histoire ou de la sociologie de l’éducation, nous voudrions centrer ce dossier sur les pratiques d’enseignement. Ce numéro se veut surtout un outil réflexif aux mains des enseignants en géographie, pour comprendre leurs étudiants en même temps que le rôle social de leurs pratiques d’enseignement.
Il est donc clair que nous n’attendons aucune contribution décontextualisée, qui ne traiteraient que des effets des réformes universitaires ou d’expériences pédagogiques en tant que telles.
Nous espérons des réflexions « vues d’en bas » mais cherchant à éclairer le fonctionnement d’une filière, d’une université ou plus largement de l’université.
– La rubrique « Carnets de recherches » sera dévolue aux articles d’auteurs prenant l’enseignement de la géographie comme objet de recherche.
– La rubrique « Carnets de terrain » sera l’occasion de donner à lire des descriptions contextualisées de situation de cours, d’enseignement, de la vie universitaire.
– La rubrique « Carnets de débats » sera l’espace où discuter plus en avant des manières de faire, effectives ou souhaitables, des obstacles et des contraintes inévitables ou contournables, des marges de manœuvre éventuelles, et des tactiques individuelles ou collectives, des formes d’engagement et de critique à mettre en œuvre pour un enseignant aux prises avec l’impératif de démocratisation et ses multiples traductions dans l’université, ce dans un contexte socio-économique donné.
Nous ouvrons également à tous les enseignants en géographie un espace en ligne de recueil de témoignages à partir duquel nous pourrions amorcer un état des lieux de l’enseignement de la géographie en France, au-delà des statistiques éditées par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Cet espace virtuel est pour l’instant embryonnaire et prend la forme d’un questionnaire ouvert et anonyme, à l’accessibilité contrôlée (voir l’encadré). Il s’agit d’y recueillir les témoignages de ceux qui n’auraient pas l’intention de proposer un article pour le numéro, mais qui seraient tentés par une première forme de réflexion collective et de participer ainsi à l’éclairage des questionnements formulés et discutés actuellement au sein de différentes universités. Cet espace sera l’occasion de réfléchir à la possibilité de voir émerger une plateforme d’échanges plus pérenne selon l’appropriation qui en sera faite.
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L’espace en ligne
Il se présente sous la forme d’un tableur accessible depuis internet sur lequel vous pouvez lire les contributions et écrire une nouvelle ligne. 1°) vous nous envoyez une demande de clef à l’adresse suivante :
poussingeographe@gmail.com
depuis une adresse « de circonstance » ou de votre adresse électronique habituelle.
2°) Nous vous renvoyons un lien actif vers la plateforme
3°) Vous répondez à la suite des contributions précédentes, sur une nouvelle ligne.
Nous avons préféré ce système à un blog dans la mesure où nous ne souhaitons pas lancer un débat virtuel difficile à modérer, et qu’à l’inverse nous ne souhaitons pas recourir à un questionnaire individuel accessible aux seuls coordinateurs du dossier. …………………………………………………………………………………………………………………..
Ensemble, dossier et données en ligne doivent permettre de discuter largement des pratiques et de la posture des enseignants aux prises avec les inégalités scolaires dans le contexte politique actuel, aux prises avec leurs rapports spécifiques au métier d’enseignant et leurs éventuelles stratégies de carrière, comme avec le poids de l’institution elle-même, ses règles officielles comme ses normes de fonctionnement plus informelles que nous contribuons à forger et à maintenir au jour le jour.
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