MARIE LAURE POULOT
Doctorante, ATER, Laboratoire Mosaïques – UMR LAVUE
Université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense
marielaure.poulot@yahoo.fr
La marche est devenue depuis quelques années un objet de recherche, analysée au prisme des aménagements autour des « modes doux de déplacement » dans les villes contemporaines, ou dans le cadre des mobilités quotidiennes. Souvent conçue comme une méthode de terrain évidente en géographie, elle n’a guère suscité de réflexions méthodologiques et épistémologiques. Largement utilisée dans le cadre de ma thèse, je souhaite ici la questionner comme démarche de recherche. Mon travail de doctorat porte sur les lieux et temporalités urbaines cosmopolites du boulevard Saint-Laurent à Montréal, long de six kilomètres entre le Vieux Port et la rue Jean-Talon. Cette artère qui traverse l’île de Montréal de part en part, du fleuve Saint-Laurent au Sud à la rivière des Prairies au Nord, a longtemps symbolisé la division entre les quartiers francophones à l’Est et les quartiers anglophones à l’Ouest et constitue encore aujourd’hui un repère pour la numérotation des rues Est-Ouest. Elle a aussi été le lieu d’installation privilégié des immigrants durant le XXe siècle, si bien qu’elle est ponctuée de quartiers spécifiques à caractère ethnique, notamment le quartier chinois et la Petite Italie. Mon propos est d’analyser cette artère centrale caractérisée par son cosmopolitisme ancien et patrimonialisé pour cette diversité ethnoculturelle : quelle place occupe-t-elle aujourd’hui au sein de la métropole, dès lors que les immigrants s’installent désormais dans d’autres espaces de la ville ? De quelle manière le cosmopolitisme y est utilisé, mis en avant ou dissimulé, par les politiques, les acteurs patrimoniaux et économiques ? Quelles sont enfin les pratiques et représentations des citadins par rapport au boulevard Saint-Laurent comme espace de mobilité et de fixité et comme lieu de la diversité ethnoculturelle ?
La marche s’est rapidement imposée à moi comme méthode de terrain et comme façon de construire ce dernier au point que « marcher le terrain » est devenu un élément majeur dans la construction de mes problématiques. Cette posture du marcher le terrain est d’ailleurs volontiers revendiquée par la géographie classique de l’après Vidal de la Blache : Jean Brunhes, Raoul Blanchard ou Albert Demangeon étaient de grands marcheurs, parcourant plusieurs dizaines de kilomètres par jour (Dresch, George, 1966 ; Wolff, 2008) pour observer le paysage et les espaces ruraux, notamment dans une perspective de géographie physique. Mais Marie-Claire Robic (1996) souligne le peu d’analyses sur ces « gestes de métier » dans leurs recherches : la pratique de la marche semble fondue dans « le terrain ». Loin de ces longues randonnées alpines ou picardes, je m’intéresse ici à la marche urbaine, la marche devenant un marqueur de l’urbanité, permettant l’élaboration de cette « culture impersonnelle » (Sennett, 1979) caractéristique des civilités des grandes villes » (Foret, 2011). Porte d’entrée dans le terrain, elle a d’abord été définie par mon sujet d’études et a contribué en retour à façonner mon terrain. Comment la marche, ou plutôt les marches, solitaire ou collective, silencieuse ou en paroles, longue ou hachée, participent-elles de la délimitation et de la compréhension du terrain en géographie ? Est-elle une pratique permettant d’appréhender les différentes dimensions du cosmopolitisme, la mobilité piétonne étant la rencontre possible de l’imprévu mais aussi de l’altérité ? En tant que méthode qui entraîne l’évocation du passé en regard du présent, est-elle enfin un instrument privilégié pour comprendre l’espace et le temps, ainsi que l’attachement des citadins à leurs territoires de vie au travers de leurs pratiques et souvenirs, leurs réminiscences, voire leur nostalgie, réaction au temps qui passe et qui transforme les territoires ? J’analyserai successivement ici la marche collective et guidée, la marche solitaire et enfin, la « marche accompagnée ».
La marche collective et guidée : des visites urbaines comme porte d’entrée du terrain et du sujet de recherche
En arrivant à Montréal les premiers mois de ma recherche, j’ai découvert une importante offre de visites guidées, notamment des marches, relevant d’acteurs variés, de la municipalité à des organismes de « tourisme alternatif » en passant par des associations sur le patrimoine urbain ou l’architecture montréalaise ou encore des musées comme le Centre d’Histoire de Montréal. Je me suis intéressée aux visites de découverte de quartiers ou de communautés à destination des habitants de la métropole, de la ville-centre et des banlieues, en délaissant celles réservées aux touristes, afin d’appréhender l’intérêt des habitants pour leur ville et leur degré de connaissance des espaces visités. Ces visites, qui durent entre deux à trois heures principalement le week-end et qui peuvent regrouper de 5 à 30 marcheurs, sont majoritairement orientées vers les espaces centraux – mais s’ouvrent progressivement à des espaces plus éloignés – et sont relativement nombreuses sur le boulevard Saint-Laurent et ses quartiers ethniques. Organisées et suivies par des habitants, mais aussi par des associations, des « amoureux de la ville » ou encore des chercheurs ou étudiants en architecture, études urbaines ou histoire, ces marches en groupe ont véritablement constitué une porte d’entrée dans le terrain (figure 1).
Figure 1 : un exemple de marche collective : promenade de Jane 2012 – visite de « la fameuse rue Bagg et ses environs »
Les participants suivent la guide de l’angle Saint-Urbain/ rue Bagg vers la synagogue Beth Shloime sur la rue Bagg.
Source : Poulot, 2012
J’ai ainsi participé à plusieurs de ces marches pour m’approprier la rue, comprendre son organisation territoriale, délimiter les quartiers et partager sa connaissance avec les acteurs. Moments de découverte mais aussi de contacts susceptibles de déboucher sur des entretiens, ces marches se sont révélées des sources d’informations majeures, objectives et historiques, mais aussi sur le rapport au territoire des citadins montréalais, des guides aux participants ; bref, elles m’ont permis d’acquérir une connaissance de l’espace que j’étudiais, une culture locale commune. Les guides de ces marches, véritables médiateurs urbains, se proposent de faire découvrir un quartier ou de partager leurs connaissances (informations historiques, anecdotes mais aussi leur propre vécu) selon leurs compétences et envies. Ces guides forment un groupe assez hétérogène (Wynn, 2006), tantôt guides officiels, détenteurs d’un certificat de compétence de guide touristique délivré par l’Institut du tourisme et d’hôtellerie du Québec, tantôt animateurs spécialisés, tantôt citadins passionnés par leur ville.
Ils mettent ainsi en valeur certains aspects urbains, guident le regard des participants, et sélectionnent ce qu’il « faut » voir, sentir, voire goûter dans tel ou tel quartier. Ces visites sont l’occasion de regards croisés : les guides sont souvent plusieurs à intervenir et font appel à des connaisseurs, des acteurs au plus près des problématiques du quartier (associatifs, propriétaires des lieux visités, anciens habitants, fonctionnaires de la ville). Surtout, les participants prennent volontiers la parole au fil de la marche, offrant en partage leurs propres souvenirs, représentations et anecdotes au reste des marcheurs. Ces promenades marchées m’ont ainsi donné à entendre les représentations des habitants de Montréal sur le boulevard Saint-Laurent, tant ceux de la ville-centre que ceux des banlieues, qui représentent environ la moitié des marcheurs. Nombre de ces marches se concentrent en outre sur une ou plusieurs communautés ethnoculturelles, en lien avec le cosmopolitisme, mon objet de recherche. Souvent construites sur l’ouverture à l’Autre, elles s’attachent à la découverte de lieux de culte (visite d’un temple taoiste dans le quartier chinois par exemple), aux restaurants ou boutiques alimentaires ethniques (des repas sont parfois prévus dans des restaurants après la visite, et des dégustations de produits « ethniques » font partie intégrante de la promenade), et aux symboles culturels de la communauté (récit de la légende portugaise du coq de Barcelos). D’une certaine manière, elles mettent en scène les différents aspects du cosmopolitisme : ouverture à l’autre (Hannerz, 1990), marchandisation du multiculturel (Binnie et al., 2006), mais aussi intégration de la diversité au cœur de l’identité montréalaise (Radice et Germain, 2006). L’intérêt pour le chercheur est notamment d’évaluer et de comprendre comment la diversité est partie intégrante du patrimoine et du vivre-ensemble montréalais, soit l’intériorisation de l’interculturalisme par les citadins. Il en est ainsi des temps forts de ces marches, autour des espaces publics « de transition » au sein des « quartiers fondateurs », avec toutes les réflexions afférentes à la proximité de l’altérité et aux modalités de contacts entre groupes et individus (Rémy, 1990) et entre membres de différentes communautés. De même, nombre de ces visites conduisent les participants à exprimer une nostalgie de « l’avant » : celle organisée par l’organisme de visites urbaines Kaléidoscope en 2009, « Derniers soupirs du Red Light », s’attache surtout à la vie du Red Light des années 1920 à 1960 (anciennes fonctions des bâtiments, spectacles de la scène, anecdotes sur la corruption de la police et la vie des bordels) contre le nouveau Quartier des Spectacles. Guides et visiteurs regrettent une « certaine échelle plus « humaine » » (Gervais-Lambony, 2012) et magnifient une image de quartier où l’on circule à pied pour recréer du lien social au sein de la grande ville.
La marche-observation en solitaire : parcourir « son » terrain pour le connaître, le délimiter et se l’approprier
En parallèle à ces marches collectives plutôt concentrées sur un quartier particulier, j’ai arpenté de manière régulière le boulevard Saint-Laurent, plusieurs fois de bout en bout, surtout au début de ma recherche. Il me fallait faire connaissance avec cet espace, ses continuités et ses ruptures (les quartiers aux ambiances différentes, la coupure créée par le viaduc Van Horne), plonger dans la matérialité de la rue. Comme me l’expliquent de nombreux enquêtés, marcher le boulevard constitue la meilleure façon de se l’approprier. Ainsi, le directeur d’Héritage Montréal déclare avoir « marché tout l’arrondissement fédéral » lorsqu’on lui a demandé un papier sur le patrimoine du boulevard Saint-Laurent. Dans son article, il souligne combien « Marcher le long de Saint-Laurent permet d’apprécier les grandes qualités du paysage bâti et de saisir les liens visuels entre la Main et les quartiers voisins, le fleuve ou la montagne. » (Bumbaru, 2001). Les marches sur le boulevard, ou plutôt les marches répétées et étalées dans le temps, font apparaître les transformations urbaines et le passage du temps sur le paysage, comme la construction ou la rénovation de certains bâtiments ou au contraire les démolitions comme sur l’îlot Saint-Laurent dans le Quartier des Spectacles. Ce n’est pas seulement un effet de la marche en soi, mais plutôt de sa récurrence, des allers et venues « cumulatives » (Amphoux, 2001 : 153). Assez vite, marcher sur le boulevard m’a aidée à délimiter mon terrain du Nord au Sud selon mes problématiques de recherche (figure 2). En observant les pratiques et les rythmes d’activité, j’ai ainsi éliminé le tronçon entre la rue Jean-Talon et la Transcanadienne, à double sens, qui répondait à d’autres logiques et dynamiques que la partie au sud, à sens unique. Il ne porte plus les marques de l’installation des communautés culturelles, de l’autre ce n’est plus l’artère vivante très fréquentée par les piétons du fait d’une offre commerciale limitée : le parc Jarry est présent sur le côté ouest, tandis que le côté est comporte davantage d’espaces résidentiels et de bureaux. Cependant la marche seule ne permet pas de délimiter le terrain, elle est confortée par les entretiens, formels et informels, avec des citadins : la plupart des enquêtés placent ce tronçon hors du « véritable » boulevard, défini a contrario comme un « espace qui se marche ». Inversement, alors que marcher la rue entre le Vieux-Port et le boulevard René-Lévesque me portait à mettre de côté cette portion, les entretiens m’en ont dissuadé : si la plupart des personnes interrogées la dénigraient, voire ne l’évoquaient pas dans leurs descriptions des lieux appréciés ou utilisés, elles ont aussi souligné le poids historique de ce secteur, son lien avec le Vieux-Port, porte d’entrée des immigrants avant leur installation sur le boulevard. Lectures bibliographiques et entretiens avec des historiens et des professionnels en patrimoine ont confirmé cette approche habitante, même si l’ouverture du boulevard sur le fleuve ne date que du début du XXe siècle (1911-1914). J’ai donc pris en compte cette section, pour son rôle historique, autant que pour ses transformations et sa faible appropriation par les citadins.
Figure 2 : Le boulevard Saint-Laurent au sein de la ville de Montréal : les limites Nord-Sud et Est-Ouest mises en lumière par la marche
Source : Poulot, 2013
Ces premières longues marches se sont accompagnées de marches plus courtes et segmentées, dans un secteur particulier. Marcher dans ces différents quartiers a amené d’autres questions : devais-je considérer le boulevard seul ou au contraire intégrer son aire d’influence ou de rayonnement ? Le terrain s’étirait-il jusqu’aux deux grandes rues commerçantes de chaque côté : l’avenue du Parc à l’ouest et la rue Saint-Denis à l’Est ? (Figure 2) Là encore, c’est en marchant dans les rues avoisinantes – mais toujours en lien avec des entretiens – que j’ai dessiné mon terrain de part et d’autre du boulevard de manière discontinue selon les quartiers. L’ « épaisseur » du « corridor de l’immigration » varie, s’étendant plus ou moins à l’Ouest et à l’Est, selon les secteurs, mais aussi selon les époques et les individus et communautés concernés : les communautés sont mouvantes et évoluent dans le temps et dans l’espace (Germain, Poirier, 2007). Ainsi, le boulevard Saint-Laurent dans sa partie Petite Italie s’étale beaucoup plus que dans sa partie quartier chinois : la marche permet de repérer les arches qui délimitent ces quartiers, mais aussi la présence de commerces, de lieux de culte ou encore d’associations. Ces déambulations relèvent enfin de l’observation : les pratiques des passants et les interactions entre eux ou avec les commerçants, les rythmes de fréquentation selon les saisons, le jour et la nuit, les temporalités de la journée (matin, moment du déjeuner et sortie des bureaux), mais aussi entre les jours de semaine et les week-ends, ou encore lors d’évènements particuliers. La marche, comme l’observation immobile, permet de saisir l’« intricate sidewalk ballet » décrit par Jane Jacobs (1961) dans les rues, notamment commerçantes (Lehman-Frisch, 2002 : 54) ; mais elle donne aussi une dimension holistique aux informations collectées par le chercheur : les continuités et les ruptures d’une rue dans son ensemble, les langues utilisées dans les échanges et leurs variations, les trajets des piétons et leur rythmes, notamment par rapport à d’autres artères commerciales. Le bus peut être un complément mais seule la marche permet ce contact « intime » avec le terrain. L’acte banal de la marche est de surcroît mis en visibilité durant les arrêts pour prendre des photographies ou les pauses sur des bancs le long du boulevard pour y consigner remarques et observations : ces haltes peuvent mener à des conversations plus ou moins informelles, voire des entretiens. Dans cette attention à l’échelle locale pour appréhender le cosmopolitisme en ville, la « marchabilité » de l’espace à considérer s’est imposée comme un critère majeur. Le boulevard se marche, à l’inverse des tronçons évacués, mais le quartier se marche aussi autour du boulevard, parsemé de signes le rappelant. La marche solitaire s’est donc définie par le terrain, mais aussi par le sujet de recherche : dans le cas de l’étude de la diversité sur la Main, mes pas m’amènent à observer les traces du passé, les marques des différentes communautés culturelles le long de l’artère, la « production de signes » (Ripoll, Veschambre, 2005) liée aux différentes significations du cosmopolitisme. Un dernier type de marche m’a permis de construire en retour le terrain et l’objet de recherche : la pratique des marches « accompagnées ».
La « marche accompagnée » : des entretiens en mouvement pour reconstruire le sujet de recherche et saisir les pratiques et représentations
À ces déambulations individuelles sur le terrain, se sont ajoutées des « marches accompagnées » qui m’ont aidé dans sa délimitation, conduit à saisir les liens ou les écarts entre représentations et pratiques et à mettre au jour souvenirs et mémoires individuelles des lieux du boulevard. Des habitants ou acteurs ont choisi spontanément de me rencontrer non pas lors d’un entretien « traditionnel », mais lors d’une promenade sur les lieux qu’ils utilisaient dans le passé ou qu’ils pratiquent aujourd’hui : une excursion leur paraissait la plus à même d’éclairer mes intérêts de chercheur. Ainsi, lors de ces « marches accompagnées », je demandais à mes interlocuteurs leurs ressentis actuels, mais aussi leurs souvenirs de la rue et ses transformations, leurs habitudes et pratiques quotidiennes, leurs usages plus exceptionnels de l’espace. Ni « parcours commenté » (Thibaud, 2011), ni « méthode des itinéraires » (Petiteau, Pasquier, 2001), ces parcours que j’appellerai désormais « marches accompagnées » leur empruntent cependant certains aspects. « Activité de description et de compte-rendu de la réalité sociale « telle qu’elle se présente » » (Le Guern, Thémines, 2012), c’est-à-dire des lieux précis au fil de la marche, actuels ou disparus, à l’égal des premiers, ces entretiens in situ veulent laisser le champ libre à des digressions et des histoires liées à des rencontres. Pendant ces marches, « l’autre devient guide » (Petiteau, Pasquier, 2001 : 65), et choisit de raconter « tout ou une partie de son expérience vécue » (Bertaux, 2010). Tout comme la méthode des itinéraires, « cette méthode s’apparente aux méthodes biographiques parce qu’au-delà des thèmes d’investigation, l’histoire de vie reste le fil durant tout le cycle de la relation entre le chercheur et l’autre » (Petiteau, Pasquier, 2001 : 63). En adaptant ainsi la méthode des récits de vie sociologiques à l’espace, j’ai pu obtenir des récits de vie spatialisés ou « récits de lieux de vie » (Morel-Brochet, 2007) en mouvement. Si dans les « parcours commentés » (Thibaud, 2011), le chercheur fixe le trajet, dans ces marches, ce sont les enquêtés qui décident du parcours, sans intervention de ma part. Je n’ai pas enregistré mes interlocuteurs, mais je prenais des notes et des photos aux arrêts, pendant et après les parcours. Enfin, si le parcours commenté dure une vingtaine de minutes et s’applique à un espace restreint, ces marches accompagnées durent de une à trois heures et portent sur un territoire beaucoup plus large : les personnes ayant proposé une telle promenade avaient en effet un emploi du temps assez libre : il s’agissait d’étudiants, de retraités, et de bénévoles engagés dans un travail associatif en lien avec le boulevard ou les quartiers environnants. Quelques marches accompagnées ont été précédées ou suivies par un entretien, afin de repérer les écarts et les convergences entre les pratiques et les représentations des personnes interrogées. Après une entrevue au parc Lahaies avec un habitant du Mile-End, nous remontons en marche accompagnée le boulevard Saint-Laurent jusqu’à la rue Saint-Viateur (figure 2) ; il y remarque une présence commerciale importante alors qu’il avait déploré l’inverse au cours de la discussion. En creusant avec lui les raisons de ce décalage, j’ai compris qu’il n’était usager du boulevard que dans la partie la plus proche de la rue Saint-Viateur, fréquentant plutôt les rues adjacentes pour la chalandise ; et je me suis rendue compte au fil des entretiens avec d’autres habitants du Mile-End, que cette représentation du boulevard entre l’avenue Saint-Joseph et la rue Saint-Viateur était partagée. A cet endroit, le boulevard n’attire guère, à l’inverse des rues adjacentes (avenue du Parc, rue Saint-Viateur et Bernard notamment) : il ne fonctionne plus comme une centralité mais comme une limite de quartier. Lors d’un autre entretien couplé avec une marche accompagnée, mon interlocuteur me dit connaître et apprécier certains lieux précis du boulevard, mais n’aime pas pour autant s’y promener, notamment lors des heures de pointe, à cause du bruit et de la pollution : nous prenons ainsi les rues parallèles et perpendiculaires pour aller d’un lieu à un autre. Ces « marches accompagnées » ont ainsi été l’occasion de vérifier l’idée d’épaisseur du boulevard et de la « marchabilité » pour appréhender les représentations et les pratiques qu’il sous-tend.
La plupart des « marches accompagnées », spontanées ou déterminées à l’avance par l’enquêté, évoluent lors du parcours : ainsi celle faite avec Michel, d’origine italienne, dans la Petite Patrie, son ancien quartier de résidence. Au circuit initialement programmé, détours et passages dans d’autres rues se sont ajoutés ou substitués (figure 3) : marcher sur les lieux de son enfance a entrainé le retour sur des trajets précis qu’il empruntait auparavant. Cette « marche accompagnée » m’a alors permis de saisir l’appropriation des lieux et des accès choisis par l’interlocuteur : par les grands axes, mais surtout par les ruelles, ce « réseau d’allées rectilignes, (…) généralement derrière des maisons en rangées, affectées d’un droit de passage visant à assurer aux riverains et aux services d’utilité publique un accès supplémentaire à la rue, (…) la plupart rapiécées de hangars et de garages, aussi aménagées en jardins privés, avec terrasses et plates-bandes, en aires de jeux pour les enfants, en espaces de débarras, en parkings ou carrément laissées à l’abandon » (Carpentier, 2005 : 13). Le passage dans les ruelles, peu évident pour l’étranger au quartier comme pour le chercheur, vient ainsi éclairer les interrelations entre les espaces urbains : c’est un espace de vie au moins aussi important que les plus grand axes. Les ruelles sont parfois utilisées comme raccourcis pour se rendre dans des commerces du boulevard, mais elles jouent aussi le rôle de « jardins de derrière » (backyard). L’épaisseur du boulevard est enrichie de ces dernières, espace intermédiaire entre espace public et espace privé.
Figure 3 : La première carte présente l’itinéraire proposé par Michel avant la promenade, tandis que la seconde carte montre l’itinéraire effectivement suivi
Le même quartier est parcouru, mais avec des variantes et des passages non prévus dans certaines rues, au fur et à mesure qu’il se souvenait d’épisodes vécus dans tel ou tel lieu.
Source : Poulot, 2013
Plus encore, la « marche accompagnée » fait ressortir les lieux par rapport à la trame chronologique, qui constitue la ligne directrice dominante dans les récits de vie « statiques ». Les lieux sont remplis de noms, ceux des commerçants, des voisins ou connaissances et leur évocation in situ permet une connaissance plus fine de la sociabilité du quartier, notamment des liens interculturels. Enfin, ces marches sont plus riches que l’entretien classique : au-delà des ressentis et de l’expérience urbaine des enquêtés, elles tissent un lien entre la déambulation de l’informateur et ses remémorations. Marcher les ruelles de la Petite Italie ramènent Michel au temps de l’enfance, quand la ruelle était son terrain de jeu, avec le petit et le grand « champ » un peu plus loin (qui correspondent à des espaces verts dans la ruelle), où ils jouaient « à cachette » (à cache-cache). Bons et mauvais souvenirs se côtoient, comme celui de « la gang à Francine » qui semait la terreur, ou encore sa peur lorsqu’il avait mis lefeu au hangar de la ruelle par mégarde. Ces itinéraires, qui font émerger le souvenir d’anecdotes ou d’histoires personnelles, introduisent une dimension diachronique, replaçant l’expérience vécue de l’individu dans le temps. Mon interlocuteur, se promenant dans le marché Jean-Talon, se souvient par exemple de l’époque où il y venait enfant, où commerçants et clients marchandaient haut et fort : l’ambiance aujourd’hui y est beaucoup plus calme et formelle. La marche devient ainsi une véritable maïeutique avec partage de souvenirs et fragments de vie de manière plus aboutie et étoffée que l’entretien « statique » : le contact avec les lieux conduit à une immédiateté, un lien direct avec le temps et l’espace. Marcher dans les rues est aussi propice à la nostalgie, ce « regret de l’espace d’un autre temps » (Gervais-Lambony, 2003 : 142), qui vient du changement rapide mais aussi de l’accumulation de marques du passé dans le présent, que j’avais déjà expérimenté pendant les marches collectives.
Ces « marches accompagnées » ont été réalisées au moment où le sujet de recherche m’échappait, où la question du cosmopolitisme se trouvait noyée dans d’autres thématiques et questionnements : était-elle réellement l’entrée principale à privilégier dans ma recherche ? Pour ne pas orienter mes interlocuteurs, je les ai laissés très libres, sans consignes restrictives de thèmes ni de lieux, si bien que les trajets m’ont parfois menée très loin du boulevard Saint-Laurent au fil des discussions, de la rue Duluth au Vieux-Montréal. Mais ces marches qui ont « dévié » ont aussi replacé le boulevard au sein du reste de la ville de Montréal et souligné ses interrelations avec les espaces environnants. Cette grande latitude donnée aux « marches accompagnées » m’a conduite à reconstruire à la fois le terrain, mais aussi l’objet de ma recherche en replaçant au cœur de mes interrogations la problématique du cosmopolitisme : le cosmopolitisme s’affichait haut et fort dans les souvenirs, nourrissait les représentations de l’espace et il demeurait essentiel pour comprendre le quotidien de la rue actuelle.
Comme l’écrit J. Cosnier (2001 : 9), « marcher c’est à la fois mettre à l’épreuve les ressources informationnelles du milieu urbain, réciter l’histoire vécue d’un territoire, mobiliser des manières de percevoir en situation ». Ces marches, qu’elles soient collectives (visites en groupe), individuelles guidées par le regard du seul chercheur, ou accompagnées quand le chercheur se laisse conduire lors d’un entretien en mouvement, font partie intégrante de ma démarche de terrain. Cette triangulation entre acteur, chercheur et terrain lors de ces trois formes de marches permet de connaître et mieux délimiter le terrain, ainsi que de rencontrer des interlocuteurs potentiels. Si la répétition de la marche solitaire favorise une observation plus fine des transformations du paysage urbain et des interactions entre passants, la marche accompagnée peut se substituer ou se coupler à l’entretien traditionnel. Dans les deux cas, elle apporte une profondeur à la rencontre, permettant de faire affleurer les souvenirs de l’enquêté au fil de la promenade : le passage dans les lieux du passé ou dans les espaces en transformations nourrit et libère la parole, devenant plus immédiate et développée chez les interlocuteurs. L’espace devient un support pour se souvenir, un « objet doté de charge narrative » (Michel, 2003 : 138), de la même façon que des documents ou des photographies, produits par certains enquêtés au cours des rencontres. Cette fonction de maïeutique de la marche se retrouve dans les marches collectives qui articulent aussi les temporalités. Cette méthode, entre observation et entretien, précise la mobilité des habitants sur le boulevard Saint-Laurent, souligne des écarts entre représentations et pratiques, et intègre le terrain de recherche au reste de la ville. Marcher le boulevard Saint-Laurent a donc été défini par mon sujet de recherche et mon terrain mais a aussi contribué à mieux les cerner, voire les reconstruire au fil de la recherche. Cette méthode révèle les différentes facettes du cosmopolitisme de l’artère : la mobilité piétonne n’est-elle pas une des façons d’expérimenter cette « disposition d’ouverture cosmopolite » de certains citadins (Hannerz, 1990) ?
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