Explorer la lenteur par la photographie

 

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Rôle de la lenteur dans les pratiques urbaines, dans les rythmes urbains, les temporalités et les technologies, dimensions spatiales et sociales de la lenteur, lenteur subie ou lenteur choisie… Tant de thèmes que ce huitième numéro de la revue Carnets de Géographes propose d’explorer par la photographie. Une quinzaine de photographies ont été reçues : les coordinatrices du numéro remercient vivement leurs auteurs. Après un vote auprès des membres des comités de la revue, trois photographies se sont démarquées par leur pertinence pour rendre compte de la lenteur. Les photographies lauréates, comme la plupart des propositions reçues, captent les dimensions spatiales des différentiels de vitesse. La lenteur est mise en regard avec des phénomènes rapides (circulation, véhicules) : Pascal Clerc montre une femme immobile qui regarde la circulation rapide et moderne à Ho Chi Minh, Helin Karaman juxtapose les images d’autocars avec celle de la voiture d’un chiffonnier et Maeva Rakotoma capte les usages lents d’une route malgache malgré sa bitumisation. Ces clichés semblent associer la lenteur à la tradition, à l’ancrage local, ou à la ruralité. La femme vietnamienne qui « semble venir d’ailleurs, d’un monde ralenti », le chiffonnier, les passants et les oiseaux sont les signes d’une certaine lenteur relevant du passé. Ces éléments sont mis en regard avec la modernité symbolisée par la circulation rapide, les autocars et le bitume. Les deux dimensions se côtoient (encore) dans l’espace en raison des mutations rapides.

Photo lauréate
AU BORD DE LA VILLE

Pascal CLERC

Équipe EHGO – UMR 8504 Géographie-Cités
Géographie
clercpascal@wanadoo.fr

 

Ho Chi Minh Ville, mutations rapides, rêves de modernité, circulation dense. Sur le bord du trottoir, une femme hésite. Elle semble venir d’ailleurs, d’un monde ralenti, des campagnes vietnamiennes.

2ème ex-aequo
LA VOITURE DU CHIFFONNIER

Helin KARAMAN

CESPRA (UMR 8036) – EHESS
Sociologie
helin.karaman@gmail.com

Istanbul, juin 2012. Sur la route empruntée par les autocars emplis de touristes que draine le Musée de la Conquête tout proche, un chiffonnier passe. Sa présence ne semble pas encore anachronique, pourtant elle n’a pas sa place dans l’image de la ville moderne selon le pouvoir municipal.

2ème ex-aequo
PEAGE

Maeva RAKOTOMA

Magistère Urbanisme et Aménagement – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Aménagement – Urbanisme
maevarakotomanga@hotmail.com

« Mora mora », prendre son temps, l’expression qui reste lorsqu’on revient de Madagascar. S’agit-il d’un choix ou d’un art de vivre imposé ? Quand le bitume coule enfin sur les routes rocailleuses, celles-ci deviennent source de richesse et la question du partage des flux se pose alors pour tous.


MARIE LAURE POULOT

Doctorante, ATER, Laboratoire Mosaïques – UMR LAVUE
Université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense
marielaure.poulot@yahoo.fr

 

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La marche est devenue depuis quelques années un objet de recherche, analysée au prisme des aménagements autour des « modes doux de déplacement » dans les villes contemporaines, ou dans le cadre des mobilités quotidiennes. Souvent conçue comme une méthode de terrain évidente en géographie, elle n’a guère suscité de réflexions méthodologiques et épistémologiques. Largement utilisée dans le cadre de ma thèse, je souhaite ici la questionner comme démarche de recherche. Mon travail de doctorat porte sur les lieux et temporalités urbaines cosmopolites du boulevard Saint-Laurent à Montréal, long de six kilomètres entre le Vieux Port et la rue Jean-Talon. Cette artère qui traverse l’île de Montréal de part en part, du fleuve Saint-Laurent au Sud à la rivière des Prairies au Nord, a longtemps symbolisé la division entre les quartiers francophones à l’Est et les quartiers anglophones à l’Ouest et constitue encore aujourd’hui un repère pour la numérotation des rues Est-Ouest. Elle a aussi été le lieu d’installation privilégié des immigrants durant le XXe siècle, si bien qu’elle est ponctuée de quartiers spécifiques à caractère ethnique, notamment le quartier chinois et la Petite Italie. Mon propos est d’analyser cette artère centrale caractérisée par son cosmopolitisme ancien et patrimonialisé pour cette diversité ethnoculturelle : quelle place occupe-t-elle aujourd’hui au sein de la métropole, dès lors que les immigrants s’installent désormais dans d’autres espaces de la ville ? De quelle manière le cosmopolitisme y est utilisé, mis en avant ou dissimulé, par les politiques, les acteurs patrimoniaux et économiques ? Quelles sont enfin les pratiques et représentations des citadins par rapport au boulevard Saint-Laurent comme espace de mobilité et de fixité et comme lieu de la diversité ethnoculturelle ?

La marche s’est rapidement imposée à moi comme méthode de terrain et comme façon de construire ce dernier au point que « marcher le terrain » est devenu un élément majeur dans la construction de mes problématiques. Cette posture du marcher le terrain est d’ailleurs volontiers revendiquée par la géographie classique de l’après Vidal de la Blache : Jean Brunhes, Raoul Blanchard ou Albert Demangeon étaient de grands marcheurs, parcourant plusieurs dizaines de kilomètres par jour (Dresch, George, 1966 ; Wolff, 2008) pour observer le paysage et les espaces ruraux, notamment dans une perspective de géographie physique. Mais Marie-Claire Robic (1996) souligne le peu d’analyses sur ces « gestes de métier » dans leurs recherches : la pratique de la marche semble fondue dans « le terrain ». Loin de ces longues randonnées alpines ou picardes, je m’intéresse ici à la marche urbaine, la marche devenant un marqueur de l’urbanité, permettant l’élaboration de cette « culture impersonnelle » (Sennett, 1979) caractéristique des civilités des grandes villes » (Foret, 2011). Porte d’entrée dans le terrain, elle a d’abord été définie par mon sujet d’études et a contribué en retour à façonner mon terrain. Comment la marche, ou plutôt les marches, solitaire ou collective, silencieuse ou en paroles, longue ou hachée, participent-elles de la délimitation et de la compréhension du terrain en géographie ? Est-elle une pratique permettant d’appréhender les différentes dimensions du cosmopolitisme, la mobilité piétonne étant la rencontre possible de l’imprévu mais aussi de l’altérité ? En tant que méthode qui entraîne l’évocation du passé en regard du présent, est-elle enfin un instrument privilégié pour comprendre l’espace et le temps, ainsi que l’attachement des citadins à leurs territoires de vie au travers de leurs pratiques et souvenirs, leurs réminiscences, voire leur nostalgie, réaction au temps qui passe et qui transforme les territoires ? J’analyserai successivement ici la marche collective et guidée, la marche solitaire et enfin, la « marche accompagnée ».

La marche collective et guidée : des visites urbaines comme porte d’entrée du terrain et du sujet de recherche
En arrivant à Montréal les premiers mois de ma recherche, j’ai découvert une importante offre de visites guidées, notamment des marches, relevant d’acteurs variés, de la municipalité à des organismes de « tourisme alternatif » en passant par des associations sur le patrimoine urbain ou l’architecture montréalaise ou encore des musées comme le Centre d’Histoire de Montréal. Je me suis intéressée aux visites de découverte de quartiers ou de communautés à destination des habitants de la métropole, de la ville-centre et des banlieues, en délaissant celles réservées aux touristes, afin d’appréhender l’intérêt des habitants pour leur ville et leur degré de connaissance des espaces visités. Ces visites, qui durent entre deux à trois heures principalement le week-end et qui peuvent regrouper de 5 à 30 marcheurs, sont majoritairement orientées vers les espaces centraux – mais s’ouvrent progressivement à des espaces plus éloignés – et sont relativement nombreuses sur le boulevard Saint-Laurent et ses quartiers ethniques. Organisées et suivies par des habitants, mais aussi par des associations, des « amoureux de la ville » ou encore des chercheurs ou étudiants en architecture, études urbaines ou histoire, ces marches en groupe ont véritablement constitué une porte d’entrée dans le terrain (figure 1).

Figure 1 : un exemple de marche collective : promenade de Jane 2012 – visite de « la fameuse rue Bagg et ses environs »


Les participants suivent la guide de l’angle Saint-Urbain/ rue Bagg vers la synagogue Beth Shloime sur la rue Bagg.
Source : Poulot, 2012

J’ai ainsi participé à plusieurs de ces marches pour m’approprier la rue, comprendre son organisation territoriale, délimiter les quartiers et partager sa connaissance avec les acteurs. Moments de découverte mais aussi de contacts susceptibles de déboucher sur des entretiens, ces marches se sont révélées des sources d’informations majeures, objectives et historiques, mais aussi sur le rapport au territoire des citadins montréalais, des guides aux participants ; bref, elles m’ont permis d’acquérir une connaissance de l’espace que j’étudiais, une culture locale commune. Les guides de ces marches, véritables médiateurs urbains, se proposent de faire découvrir un quartier ou de partager leurs connaissances (informations historiques, anecdotes mais aussi leur propre vécu) selon leurs compétences et envies. Ces guides forment un groupe assez hétérogène (Wynn, 2006), tantôt guides officiels, détenteurs d’un certificat de compétence de guide touristique délivré par l’Institut du tourisme et d’hôtellerie du Québec, tantôt animateurs spécialisés, tantôt citadins passionnés par leur ville.

Ils mettent ainsi en valeur certains aspects urbains, guident le regard des participants, et sélectionnent ce qu’il « faut » voir, sentir, voire goûter dans tel ou tel quartier. Ces visites sont l’occasion de regards croisés : les guides sont souvent plusieurs à intervenir et font appel à des connaisseurs, des acteurs au plus près des problématiques du quartier (associatifs, propriétaires des lieux visités, anciens habitants, fonctionnaires de la ville). Surtout, les participants prennent volontiers la parole au fil de la marche, offrant en partage leurs propres souvenirs, représentations et anecdotes au reste des marcheurs. Ces promenades marchées m’ont ainsi donné à entendre les représentations des habitants de Montréal sur le boulevard Saint-Laurent, tant ceux de la ville-centre que ceux des banlieues, qui représentent environ la moitié des marcheurs. Nombre de ces marches se concentrent en outre sur une ou plusieurs communautés ethnoculturelles, en lien avec le cosmopolitisme, mon objet de recherche. Souvent construites sur l’ouverture à l’Autre, elles s’attachent à la découverte de lieux de culte (visite d’un temple taoiste dans le quartier chinois par exemple), aux restaurants ou boutiques alimentaires ethniques (des repas sont parfois prévus dans des restaurants après la visite, et des dégustations de produits « ethniques » font partie intégrante de la promenade), et aux symboles culturels de la communauté (récit de la légende portugaise du coq de Barcelos). D’une certaine manière, elles mettent en scène les différents aspects du cosmopolitisme : ouverture à l’autre (Hannerz, 1990), marchandisation du multiculturel (Binnie et al., 2006), mais aussi intégration de la diversité au cœur de l’identité montréalaise (Radice et Germain, 2006). L’intérêt pour le chercheur est notamment d’évaluer et de comprendre comment la diversité est partie intégrante du patrimoine et du vivre-ensemble montréalais, soit l’intériorisation de l’interculturalisme par les citadins. Il en est ainsi des temps forts de ces marches, autour des espaces publics « de transition » au sein des « quartiers fondateurs », avec toutes les réflexions afférentes à la proximité de l’altérité et aux modalités de contacts entre groupes et individus (Rémy, 1990) et entre membres de différentes communautés. De même, nombre de ces visites conduisent les participants à exprimer une nostalgie de « l’avant » : celle organisée par l’organisme de visites urbaines Kaléidoscope en 2009, « Derniers soupirs du Red Light », s’attache surtout à la vie du Red Light des années 1920 à 1960 (anciennes fonctions des bâtiments, spectacles de la scène, anecdotes sur la corruption de la police et la vie des bordels) contre le nouveau Quartier des Spectacles. Guides et visiteurs regrettent une « certaine échelle plus « humaine » » (Gervais-Lambony, 2012) et magnifient une image de quartier où l’on circule à pied pour recréer du lien social au sein de la grande ville.

La marche-observation en solitaire : parcourir « son » terrain pour le connaître, le délimiter et se l’approprier
En parallèle à ces marches collectives plutôt concentrées sur un quartier particulier, j’ai arpenté de manière régulière le boulevard Saint-Laurent, plusieurs fois de bout en bout, surtout au début de ma recherche. Il me fallait faire connaissance avec cet espace, ses continuités et ses ruptures (les quartiers aux ambiances différentes, la coupure créée par le viaduc Van Horne), plonger dans la matérialité de la rue. Comme me l’expliquent de nombreux enquêtés, marcher le boulevard constitue la meilleure façon de se l’approprier. Ainsi, le directeur d’Héritage Montréal déclare avoir « marché tout l’arrondissement fédéral » lorsqu’on lui a demandé un papier sur le patrimoine du boulevard Saint-Laurent. Dans son article, il souligne combien « Marcher le long de Saint-Laurent permet d’apprécier les grandes qualités du paysage bâti et de saisir les liens visuels entre la Main et les quartiers voisins, le fleuve ou la montagne. » (Bumbaru, 2001). Les marches sur le boulevard, ou plutôt les marches répétées et étalées dans le temps, font apparaître les transformations urbaines et le passage du temps sur le paysage, comme la construction ou la rénovation de certains bâtiments ou au contraire les démolitions comme sur l’îlot Saint-Laurent dans le Quartier des Spectacles. Ce n’est pas seulement un effet de la marche en soi, mais plutôt de sa récurrence, des allers et venues « cumulatives » (Amphoux, 2001 : 153). Assez vite, marcher sur le boulevard m’a aidée à délimiter mon terrain du Nord au Sud selon mes problématiques de recherche (figure 2). En observant les pratiques et les rythmes d’activité, j’ai ainsi éliminé le tronçon entre la rue Jean-Talon et la Transcanadienne, à double sens, qui répondait à d’autres logiques et dynamiques que la partie au sud, à sens unique. Il ne porte plus les marques de l’installation des communautés culturelles, de l’autre ce n’est plus l’artère vivante très fréquentée par les piétons du fait d’une offre commerciale limitée : le parc Jarry est présent sur le côté ouest, tandis que le côté est comporte davantage d’espaces résidentiels et de bureaux. Cependant la marche seule ne permet pas de délimiter le terrain, elle est confortée par les entretiens, formels et informels, avec des citadins : la plupart des enquêtés placent ce tronçon hors du « véritable » boulevard, défini a contrario comme un « espace qui se marche ». Inversement, alors que marcher la rue entre le Vieux-Port et le boulevard René-Lévesque me portait à mettre de côté cette portion, les entretiens m’en ont dissuadé : si la plupart des personnes interrogées la dénigraient, voire ne l’évoquaient pas dans leurs descriptions des lieux appréciés ou utilisés, elles ont aussi souligné le poids historique de ce secteur, son lien avec le Vieux-Port, porte d’entrée des immigrants avant leur installation sur le boulevard. Lectures bibliographiques et entretiens avec des historiens et des professionnels en patrimoine ont confirmé cette approche habitante, même si l’ouverture du boulevard sur le fleuve ne date que du début du XXe siècle (1911-1914). J’ai donc pris en compte cette section, pour son rôle historique, autant que pour ses transformations et sa faible appropriation par les citadins.

Figure 2 : Le boulevard Saint-Laurent au sein de la ville de Montréal : les limites Nord-Sud et Est-Ouest mises en lumière par la marche


Source : Poulot, 2013

Ces premières longues marches se sont accompagnées de marches plus courtes et segmentées, dans un secteur particulier. Marcher dans ces différents quartiers a amené d’autres questions : devais-je considérer le boulevard seul ou au contraire intégrer son aire d’influence ou de rayonnement ? Le terrain s’étirait-il jusqu’aux deux grandes rues commerçantes de chaque côté : l’avenue du Parc à l’ouest et la rue Saint-Denis à l’Est ? (Figure 2) Là encore, c’est en marchant dans les rues avoisinantes – mais toujours en lien avec des entretiens – que j’ai dessiné mon terrain de part et d’autre du boulevard de manière discontinue selon les quartiers. L’ « épaisseur » du « corridor de l’immigration » varie, s’étendant plus ou moins à l’Ouest et à l’Est, selon les secteurs, mais aussi selon les époques et les individus et communautés concernés : les communautés sont mouvantes et évoluent dans le temps et dans l’espace (Germain, Poirier, 2007). Ainsi, le boulevard Saint-Laurent dans sa partie Petite Italie s’étale beaucoup plus que dans sa partie quartier chinois : la marche permet de repérer les arches qui délimitent ces quartiers, mais aussi la présence de commerces, de lieux de culte ou encore d’associations. Ces déambulations relèvent enfin de l’observation : les pratiques des passants et les interactions entre eux ou avec les commerçants, les rythmes de fréquentation selon les saisons, le jour et la nuit, les temporalités de la journée (matin, moment du déjeuner et sortie des bureaux), mais aussi entre les jours de semaine et les week-ends, ou encore lors d’évènements particuliers. La marche, comme l’observation immobile, permet de saisir l’« intricate sidewalk ballet » décrit par Jane Jacobs (1961) dans les rues, notamment commerçantes (Lehman-Frisch, 2002 : 54) ; mais elle donne aussi une dimension holistique aux informations collectées par le chercheur : les continuités et les ruptures d’une rue dans son ensemble, les langues utilisées dans les échanges et leurs variations, les trajets des piétons et leur rythmes, notamment par rapport à d’autres artères commerciales. Le bus peut être un complément mais seule la marche permet ce contact « intime » avec le terrain. L’acte banal de la marche est de surcroît mis en visibilité durant les arrêts pour prendre des photographies ou les pauses sur des bancs le long du boulevard pour y consigner remarques et observations : ces haltes peuvent mener à des conversations plus ou moins informelles, voire des entretiens. Dans cette attention à l’échelle locale pour appréhender le cosmopolitisme en ville, la « marchabilité » de l’espace à considérer s’est imposée comme un critère majeur. Le boulevard se marche, à l’inverse des tronçons évacués, mais le quartier se marche aussi autour du boulevard, parsemé de signes le rappelant. La marche solitaire s’est donc définie par le terrain, mais aussi par le sujet de recherche : dans le cas de l’étude de la diversité sur la Main, mes pas m’amènent à observer les traces du passé, les marques des différentes communautés culturelles le long de l’artère, la « production de signes » (Ripoll, Veschambre, 2005) liée aux différentes significations du cosmopolitisme. Un dernier type de marche m’a permis de construire en retour le terrain et l’objet de recherche : la pratique des marches « accompagnées ».

La « marche accompagnée » : des entretiens en mouvement pour reconstruire le sujet de recherche et saisir les pratiques et représentations
À ces déambulations individuelles sur le terrain, se sont ajoutées des « marches accompagnées » qui m’ont aidé dans sa délimitation, conduit à saisir les liens ou les écarts entre représentations et pratiques et à mettre au jour souvenirs et mémoires individuelles des lieux du boulevard. Des habitants ou acteurs ont choisi spontanément de me rencontrer non pas lors d’un entretien « traditionnel », mais lors d’une promenade sur les lieux qu’ils utilisaient dans le passé ou qu’ils pratiquent aujourd’hui : une excursion leur paraissait la plus à même d’éclairer mes intérêts de chercheur. Ainsi, lors de ces « marches accompagnées », je demandais à mes interlocuteurs leurs ressentis actuels, mais aussi leurs souvenirs de la rue et ses transformations, leurs habitudes et pratiques quotidiennes, leurs usages plus exceptionnels de l’espace. Ni « parcours commenté » (Thibaud, 2011), ni « méthode des itinéraires » (Petiteau, Pasquier, 2001), ces parcours que j’appellerai désormais « marches accompagnées » leur empruntent cependant certains aspects. « Activité de description et de compte-rendu de la réalité sociale « telle qu’elle se présente » » (Le Guern, Thémines, 2012), c’est-à-dire des lieux précis au fil de la marche, actuels ou disparus, à l’égal des premiers, ces entretiens in situ veulent laisser le champ libre à des digressions et des histoires liées à des rencontres. Pendant ces marches, « l’autre devient guide » (Petiteau, Pasquier, 2001 : 65), et choisit de raconter « tout ou une partie de son expérience vécue » (Bertaux, 2010). Tout comme la méthode des itinéraires, « cette méthode s’apparente aux méthodes biographiques parce qu’au-delà des thèmes d’investigation, l’histoire de vie reste le fil durant tout le cycle de la relation entre le chercheur et l’autre » (Petiteau, Pasquier, 2001 : 63). En adaptant ainsi la méthode des récits de vie sociologiques à l’espace, j’ai pu obtenir des récits de vie spatialisés ou « récits de lieux de vie » (Morel-Brochet, 2007) en mouvement. Si dans les « parcours commentés » (Thibaud, 2011), le chercheur fixe le trajet, dans ces marches, ce sont les enquêtés qui décident du parcours, sans intervention de ma part. Je n’ai pas enregistré mes interlocuteurs, mais je prenais des notes et des photos aux arrêts, pendant et après les parcours. Enfin, si le parcours commenté dure une vingtaine de minutes et s’applique à un espace restreint, ces marches accompagnées durent de une à trois heures et portent sur un territoire beaucoup plus large : les personnes ayant proposé une telle promenade avaient en effet un emploi du temps assez libre : il s’agissait d’étudiants, de retraités, et de bénévoles engagés dans un travail associatif en lien avec le boulevard ou les quartiers environnants. Quelques marches accompagnées ont été précédées ou suivies par un entretien, afin de repérer les écarts et les convergences entre les pratiques et les représentations des personnes interrogées. Après une entrevue au parc Lahaies avec un habitant du Mile-End, nous remontons en marche accompagnée le boulevard Saint-Laurent jusqu’à la rue Saint-Viateur (figure 2) ; il y remarque une présence commerciale importante alors qu’il avait déploré l’inverse au cours de la discussion. En creusant avec lui les raisons de ce décalage, j’ai compris qu’il n’était usager du boulevard que dans la partie la plus proche de la rue Saint-Viateur, fréquentant plutôt les rues adjacentes pour la chalandise ; et je me suis rendue compte au fil des entretiens avec d’autres habitants du Mile-End, que cette représentation du boulevard entre l’avenue Saint-Joseph et la rue Saint-Viateur était partagée. A cet endroit, le boulevard n’attire guère, à l’inverse des rues adjacentes (avenue du Parc, rue Saint-Viateur et Bernard notamment) : il ne fonctionne plus comme une centralité mais comme une limite de quartier. Lors d’un autre entretien couplé avec une marche accompagnée, mon interlocuteur me dit connaître et apprécier certains lieux précis du boulevard, mais n’aime pas pour autant s’y promener, notamment lors des heures de pointe, à cause du bruit et de la pollution : nous prenons ainsi les rues parallèles et perpendiculaires pour aller d’un lieu à un autre. Ces « marches accompagnées » ont ainsi été l’occasion de vérifier l’idée d’épaisseur du boulevard et de la « marchabilité » pour appréhender les représentations et les pratiques qu’il sous-tend.

La plupart des « marches accompagnées », spontanées ou déterminées à l’avance par l’enquêté, évoluent lors du parcours : ainsi celle faite avec Michel, d’origine italienne, dans la Petite Patrie, son ancien quartier de résidence. Au circuit initialement programmé, détours et passages dans d’autres rues se sont ajoutés ou substitués (figure 3) : marcher sur les lieux de son enfance a entrainé le retour sur des trajets précis qu’il empruntait auparavant. Cette « marche accompagnée » m’a alors permis de saisir l’appropriation des lieux et des accès choisis par l’interlocuteur : par les grands axes, mais surtout par les ruelles, ce « réseau d’allées rectilignes, (…) généralement derrière des maisons en rangées, affectées d’un droit de passage visant à assurer aux riverains et aux services d’utilité publique un accès supplémentaire à la rue, (…) la plupart rapiécées de hangars et de garages, aussi aménagées en jardins privés, avec terrasses et plates-bandes, en aires de jeux pour les enfants, en espaces de débarras, en parkings ou carrément laissées à l’abandon » (Carpentier, 2005 : 13). Le passage dans les ruelles, peu évident pour l’étranger au quartier comme pour le chercheur, vient ainsi éclairer les interrelations entre les espaces urbains : c’est un espace de vie au moins aussi important que les plus grand axes. Les ruelles sont parfois utilisées comme raccourcis pour se rendre dans des commerces du boulevard, mais elles jouent aussi le rôle de « jardins de derrière » (backyard). L’épaisseur du boulevard est enrichie de ces dernières, espace intermédiaire entre espace public et espace privé.

Figure 3 : La première carte présente l’itinéraire proposé par Michel avant la promenade, tandis que la seconde carte montre l’itinéraire effectivement suivi

Le même quartier est parcouru, mais avec des variantes et des passages non prévus dans certaines rues, au fur et à mesure qu’il se souvenait d’épisodes vécus dans tel ou tel lieu.
Source : Poulot, 2013

Plus encore, la « marche accompagnée » fait ressortir les lieux par rapport à la trame chronologique, qui constitue la ligne directrice dominante dans les récits de vie « statiques ». Les lieux sont remplis de noms, ceux des commerçants, des voisins ou connaissances et leur évocation in situ permet une connaissance plus fine de la sociabilité du quartier, notamment des liens interculturels. Enfin, ces marches sont plus riches que l’entretien classique : au-delà des ressentis et de l’expérience urbaine des enquêtés, elles tissent un lien entre la déambulation de l’informateur et ses remémorations. Marcher les ruelles de la Petite Italie ramènent Michel au temps de l’enfance, quand la ruelle était son terrain de jeu, avec le petit et le grand « champ » un peu plus loin (qui correspondent à des espaces verts dans la ruelle), où ils jouaient « à cachette » (à cache-cache). Bons et mauvais souvenirs se côtoient, comme celui de « la gang à Francine » qui semait la terreur, ou encore sa peur lorsqu’il avait mis lefeu au hangar de la ruelle par mégarde. Ces itinéraires, qui font émerger le souvenir d’anecdotes ou d’histoires personnelles, introduisent une dimension diachronique, replaçant l’expérience vécue de l’individu dans le temps. Mon interlocuteur, se promenant dans le marché Jean-Talon, se souvient par exemple de l’époque où il y venait enfant, où commerçants et clients marchandaient haut et fort : l’ambiance aujourd’hui y est beaucoup plus calme et formelle. La marche devient ainsi une véritable maïeutique avec partage de souvenirs et fragments de vie de manière plus aboutie et étoffée que l’entretien « statique » : le contact avec les lieux conduit à une immédiateté, un lien direct avec le temps et l’espace. Marcher dans les rues est aussi propice à la nostalgie, ce « regret de l’espace d’un autre temps » (Gervais-Lambony, 2003 : 142), qui vient du changement rapide mais aussi de l’accumulation de marques du passé dans le présent, que j’avais déjà expérimenté pendant les marches collectives.

Ces « marches accompagnées » ont été réalisées au moment où le sujet de recherche m’échappait, où la question du cosmopolitisme se trouvait noyée dans d’autres thématiques et questionnements : était-elle réellement l’entrée principale à privilégier dans ma recherche ? Pour ne pas orienter mes interlocuteurs, je les ai laissés très libres, sans consignes restrictives de thèmes ni de lieux, si bien que les trajets m’ont parfois menée très loin du boulevard Saint-Laurent au fil des discussions, de la rue Duluth au Vieux-Montréal. Mais ces marches qui ont « dévié » ont aussi replacé le boulevard au sein du reste de la ville de Montréal et souligné ses interrelations avec les espaces environnants. Cette grande latitude donnée aux « marches accompagnées » m’a conduite à reconstruire à la fois le terrain, mais aussi l’objet de ma recherche en replaçant au cœur de mes interrogations la problématique du cosmopolitisme : le cosmopolitisme s’affichait haut et fort dans les souvenirs, nourrissait les représentations de l’espace et il demeurait essentiel pour comprendre le quotidien de la rue actuelle.

Comme l’écrit J. Cosnier (2001 : 9), « marcher c’est à la fois mettre à l’épreuve les ressources informationnelles du milieu urbain, réciter l’histoire vécue d’un territoire, mobiliser des manières de percevoir en situation ». Ces marches, qu’elles soient collectives (visites en groupe), individuelles guidées par le regard du seul chercheur, ou accompagnées quand le chercheur se laisse conduire lors d’un entretien en mouvement, font partie intégrante de ma démarche de terrain. Cette triangulation entre acteur, chercheur et terrain lors de ces trois formes de marches permet de connaître et mieux délimiter le terrain, ainsi que de rencontrer des interlocuteurs potentiels. Si la répétition de la marche solitaire favorise une observation plus fine des transformations du paysage urbain et des interactions entre passants, la marche accompagnée peut se substituer ou se coupler à l’entretien traditionnel. Dans les deux cas, elle apporte une profondeur à la rencontre, permettant de faire affleurer les souvenirs de l’enquêté au fil de la promenade : le passage dans les lieux du passé ou dans les espaces en transformations nourrit et libère la parole, devenant plus immédiate et développée chez les interlocuteurs. L’espace devient un support pour se souvenir, un « objet doté de charge narrative » (Michel, 2003 : 138), de la même façon que des documents ou des photographies, produits par certains enquêtés au cours des rencontres. Cette fonction de maïeutique de la marche se retrouve dans les marches collectives qui articulent aussi les temporalités. Cette méthode, entre observation et entretien, précise la mobilité des habitants sur le boulevard Saint-Laurent, souligne des écarts entre représentations et pratiques, et intègre le terrain de recherche au reste de la ville. Marcher le boulevard Saint-Laurent a donc été défini par mon sujet de recherche et mon terrain mais a aussi contribué à mieux les cerner, voire les reconstruire au fil de la recherche. Cette méthode révèle les différentes facettes du cosmopolitisme de l’artère : la mobilité piétonne n’est-elle pas une des façons d’expérimenter cette « disposition d’ouverture cosmopolite » de certains citadins (Hannerz, 1990) ?

Bibliographie
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La double vie d’une multinationale minière junior

QUENTIN MEGRET

Doctorant et ATER
CREA – Université Lumière Lyon2

 

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Introduction
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A la suite des recommandations émises par la Banque mondiale et le FMI au début des années 1990 (The World Bank, 1992), l’État burkinabé s’est progressivement engagé à mettre en œuvre des réformes bien connues sous le nom de programmes d’ajustement structurel. Le secteur minier, appelé à devenir un moteur du développement économique du Burkina Faso, n’a pas échappé à ce processus de libéralisation (Luning, 2008), dont une des lignes directrices consiste à favoriser l’entrée des investissements extérieurs. Ce contexte d’ouverture a notamment profité aux compagnies minières juniors, des multinationales spécialisées dans l’exploration et la découverte de gisements. La plupart de ces sociétés sont cotées en bourse et une relation étroite se tisse entre le terrain de l’exploration minière et l’information destinée aux investisseurs des marchés financiers. Pour les juniors, Internet est un outil indispensable de communication et de marketing.

Après avoir présenté les principaux traits qui caractérisent ces sociétés, je propose, à partir de l’exemple du site internet de l’une d’entre elles, de montrer dans quelle mesure cet espace virtuel permet d’accéder à des informations et de soulever des interrogations spécifiques qu’une investigation uniquement fondée sur le terrain ne peut à elle seule faire émerger. Inversement, une « radiographie du cyberespace » (Rouquette, 2009) ne saurait se substituer ici à une investigation in situ, puisque c’est bien sur le terrain que se tissent les interactions entre la société minière junior et son espace hôte. Dans le cas présent, où il s’agit notamment d’étudier l’impact local d’un projet d’exploration minière situé au cœur de la région Sud-ouest du Burkina Faso, la combinaison de ces deux approches ouvre une nouvelle perspective de compréhension du phénomène. En effet, les enjeux identifiés permettent de questionner la mise en rapport d’acteurs qui, tout en évoluant dans des temporalités et des spatialités divergentes, entretiennent des rapports de contiguïté, voire de concurrence, autour de l’accès à un territoire.

De l’inscription en bourse…

Spécialisée dans l’exploration, la tâche d’une junior consiste à identifier les potentialités de ses acquisitions, des « permis de recherche » obtenus auprès de l’administration centrale étatique. Au Burkina Faso, à la suite de la libéralisation du secteur minier, la distribution de ces permis a connu un très large succès auprès des opérateurs miniers. L’ensemble des acquisitions d’une junior forme son « portefeuille », lequel s’étend le plus souvent, pour des raisons stratégiques, à l’échelle de plusieurs pays. Lorsqu’une nouvelle propriété minière est acquise (« gold-rich property »), des programmes d’exploration visant l’évaluation des capacités minérales du sous-sol sont mis en œuvre par la société afin d’en consolider et d’en faire croître la valeur économique. Contrairement aux géants miniers qualifiés par contraste de seniors ou majors, les minières juniors ne disposent pas des liquidités nécessaires au financement de leurs travaux de recherche. Ces sociétés ne sont pas engagées dans des activités de production leur permettant de dégager des revenus miniers qui pourraient être réemployés à des fins d’exploration et de découverte. La première tâche des juniors, de laquelle dépend la portée de leurs opérations, repose donc sur la quête de financements. Au Canada, où l’industrie minière tient une place de premier rang (Russel, Shapiro, Vining, 2010), les bourses TSX (Toronto Stock exchange) et TSX Venture Exchange constituent les marchés des titres à petite capitalisation. Le second est spécialisé pour les sociétés « en émergence » ou en « phases de démarrage », à l’instar des minières juniors. Selon un document de promotion du groupe TMX (Toronto Montréal Exchange), regroupant des données compilées en 2010, 50% des 9 700 projets d’exploration minière des sociétés internationales inscrites à la Bourse de Toronto et à la Bourse de croissance TSX sont situés à l’extérieur du Canada. 70 sociétés inscrites au TSX auxquelles il faut additionner 98 sociétés pour la bourse TSXV ont ainsi des projets sur le continent africain. Cette entrée sur le marché boursier assure aux juniors un accès au capital. L’aptitude d’une compagnie à se développer dépend donc étroitement de sa capitalisation boursière.

… À l’exploration en brousse

Lors de mon premier séjour dans le sud-ouest du Burkina Faso, je comptais, au moyen de données ethnographiques recueillies sur place, rendre compte des recompositions sociales et culturelles causées par l’installation des premiers campements aurifères itinérants implantés par plusieurs milliers de chercheurs d’or migrants ouest-africains et les populations commerçantes les accompagnant (Cros, Mégret, 2009). Ayant appris qu’une société minière, présente sur le terrain par intermittence, menait des travaux sur des territoires également occupés par les chercheurs d’or et chevauchant plusieurs villages lobi, j’ai immédiatement cherché à entrer en contact avec ses membres. Les seuls représentants accessibles (géologues burkinabés, manager chargé d’assurer le bon déroulement des opérations de la société au niveau régional et national) ne m’ont cependant livré que peu de renseignements sur la taille, la structure ou le fonctionnement de la compagnie. De même, les orpailleurs comme les interlocuteurs lobi à qui j’ai posé la question de savoir qui étaient ces personnes, ce qu’elles faisaient, si elles envisageaient de rentrer dans une phase d’exploitation à travers la construction d’une mine, n’en savaient pas davantage.

Selon C. Ballard et G. Blanks (2003), le niveau d’attention que les chercheurs consacrent aux sociétés minières est secondaire en comparaison de celui accordé aux populations locales riveraines des mines. Cette absence en termes d’investigation aurait notamment pour conséquence de présenter les compagnies minières sous la forme de blocs monolithiques et homogènes, ne permettant pas par exemple de saisir la gouvernance interne, les enjeux politiques et économiques qui parcourent ces multinationales. Les auteurs ajoutent que cette pénurie d’informations tient très vraisemblablement à l’opacité tenace des sociétés minières, d’une réticence de leurs membres à s’exposer au regard du chercheur. En ce sens, l’étude de ces acteurs, par l’intermédiaire des informations disponibles sur Internet, permet de répondre à certaines interrogations demeurées en suspens parce que situées hors du champ économique et politique local. Un certain nombre d’informations, obtenues via le site internet de la société, permettent en revanche de mesurer les incidences concrètes que certains événements sont susceptibles d’engendrer localement.

Un espace virtuel : la compagnie face aux investisseurs et aux actionnaires

G. Coronado et W. Fallon (2010) ont tenté récemment, à partir d’une étude exclusivement basée sur Internet, de décrypter les dimensions politiques des relations entre compagnies minières et différents groupes de populations aborigènes en Australie. Les auteurs ont proposé une approche socio-sémiotique consistant en une lecture critique des textes diffusés sur Internet, à la fois par les compagnies, des commentateurs critiques et des journalistes, les agences gouvernementales, des activistes « anti-business », des ONG et les différentes communautés aborigènes, dans le but de questionner la manipulation rhétorique de la notion de responsabilité sociale (« corporate social responsibility » ou CSR) par les compagnies minières. Leur analyse repose sur un corpus de données obtenues à travers la recherche de connections, implicites ou explicites, reliant entre eux des textes formant un « hypertexte ». La démarche prend forme à partir du choix sémantique de termes pertinents (tels que « aboriginal » et « mining ») pour le champ d’étude identifié auxquels sont progressivement associés d’autres termes, en particulier le nom des compagnies minières.

Dans le cas présent, une recherche aussi extensive n’est pas concevable, eu égard au stade de développement du projet, demeurant à un niveau exploratoire, et à son faible impact médiatique. Cependant, une investigation basée sur le seul site internet de la société junior apporte déjà des éléments utiles à la compréhension des préoccupations qui animent une telle entreprise. Le contenu du site montre très clairement la prédominance de la communication et du marketing financier dont dépend l’activité concrète de la société sur le terrain.

J’ai mené mes premières investigations par le biais d’Internet avec ces deux mots clés : « Wentworth Gold Pty, Ltd. », qui correspond au nom de la société, associé au terme de « Kampti », du nom du bourg situé à proximité du permis de recherche. J’ai ainsi découvert que Wentworth Gold Pty, Ltd. n’était en réalité qu’une filiale locale d’une multinationale plus vaste : Volta Resources Inc., laquelle dispose d’un site internet présentant l’ensemble de sesopérations. Une analyse centrée sur l’espace virtuel de Volta Resources Inc. montre que la société privilégie un certain type de données (présentation des projets en cours, du portefeuille d’acquisitions, curriculum vitae montrant la crédibilité de la société à travers la mise en avant des qualifications, de l’expérience et du dynamisme des membres de l’équipe dirigeante, le cours en bourse de la société et des rapports techniques relatifs à l’état des finances). Ce choix de l’information diffusée, bien qu’il ne me soit pas possible ici de procéder à un examen minutieux pour en faire la démonstration approfondie, reflète clairement les enjeux centraux qui traversent la société, à savoir séduire les investisseurs potentiels et renouveler la confiance des actionnaires. En effet, c’est ce cycle articulant quête de financements suivie de campagnes d’exploration sur le terrain accompagnées d’une communication rapide des résultats, via le média Internet, qui permet à la société de se développer. En ce sens, et au vu du contenu informatif disponible, ce sont finalement les seuls actionnaires et investisseurs qui trouveront un intérêt à fréquenter quotidiennement le site internet de la société. Il y a donc une sélection stratégique et ciblée du type d’information divulguée. En revanche, aucun onglet n’est consacré à la « responsabilité sociale » de l’entreprise. Contrairement à la plupart des majors qui, parce qu’engagées dans d’importantes activités de production, sont plus visibles dans le champ médiatique, la junior apparait comme une société travaillant à l’abri des regards. Il faut reconnaître que celle-ci, par la taille modeste qui la définit et une implication sur le terrain qui se limite à l’exploration, interpelle moins l’opinion publique et la société civile que des majors imposantes telles que la Barrick Gold Corporation, BHP Billiton ou Rio Tinto.

L’espace hôte : la compagnie minière face aux acteurs locaux

La métaphore d’une « double vie » vise à mettre en exergue les différentes temporalités et spatialités qui permettent, autant qu’elles contraignent, le déploiement de la junior. La société minière occupe de fait une position ambivalente. Soumis à des impératifs de résultat sous peine de sanction immédiate (par exemple une perte de confiance des actionnaires entrainant une baisse du cours de l’action), l’opérateur doit faire preuve d’efficacité et de réactivité. Le temps est donc une ressource stratégique et un facteur essentiel. Il l’est aussi dans l’optique d’instaurer un dialogue patient et une écoute attentive aux demandes des autorités administratives et coutumières, des « communautés locales » et des orpailleurs. La prise en compte des acteurs locaux pâtit de cette nécessité qu’ont les juniors de travailler avec une marge de manœuvre très étroite. L’intégration de certaines dimensions sociales et éthiques dans le domaine de l’exploration s’avère donc problématique. Bien que tolérés, les milliers d’orpailleurs artisanaux, qui occupent le permis de recherche « Kampti III », pourraient être déguerpis et expulsés en cas de découverte significative. Les habitants d’au moins deux villages sont également directement concernés. D’une part, par le fait qu’une entreprise vienne réaliser des travaux de prospection, avec la possibilité qu’une mine s’implante dans le futur, sur des territoires investis d’usages et de significations culturelles et religieuses (Mégret, 2008). D’autre part parce que de nombreux jeunes gens au chômage nourrissent l’espoir de travailler un jour dans une mine industrielle. Le positionnement de la junior vis-à-vis des populations locales se limite à une stratégie d’apaisement en cas de tensions trop vives (tolérer les chercheurs d’or tout en refusant de légaliser leur présence, financer le sacrifice d’un bœuf pour permettre l’exploration de lieux réputés sacrés). Parmi l’ensemble des parties prenantes, ce sont donc les actionnaires qui, en raison de leur statut, jouissent d’une réelle considération et semblent les mieux armés pour faire valoir leurs intérêts, rappelant les propos tenus en 1970 par l’économiste américain M. Friedman dans un article au titre évocateur

Conclusion

A quels engagements une minière junior, par son statut particulier d’exploratrice et non d’exploitante, est-elle tenue vis-à-vis des acteurs locaux ? L’emprise foncière sur le sol, en termes notamment de superposition des droits, n’étant pas de même nature selon qu’il s’agit d’un permis d’exploration ou d’exploitation, dans quelle mesure ce degré d’« implantation » et de présence (spatio-temporalité) détermine-t-il proportionnellement l’investissement local d’une entreprise en termes de responsabilité sociale et éthique ? Quelles attentions à l’égard des habitants dont le territoire, transformé en « permis de recherche » par l’entremise de l’administration centrale, se voit doté d’une valeur économique par des entrepreneurs qui ne rendent prioritairement des comptes qu’à leurs actionnaires internautes ?
L’étude des espaces virtuels offre ici une voie originale de construction de l’objet de recherche, en élargissant le champ des acteurs impliqués. Cet angle d’approche permet de saisir le déploiement de logiques économiques, politiques et sociales qui, bien que mises en œuvre dans d’autres contextes, participent néanmoins à la construction des enjeux locaux. Face à un terrain de plus en plus en prise avec des flux (Marcus, 1995), la tâche de l’ethnographe, habitué à exercer son regard à une échelle rigoureusement circonscrite, se complexifie considérablement et nécessite la prise en compte de ces jeux d’acteurs et d’échelle. Pour comprendre l’activité et le positionnement de la société minière, il faut garder en vue que son action dépend non seulement du contexte politique national et local, mais également de contraintes extra-locales, difficilement appréciables à partir d’une investigation fondée uniquement sur le terrain du projet. En ce sens, l’analyse de contenu d’un site internet met en lumière certaines zones d’ombre. Cette démarche semble d’autant plus pertinente lorsque d’une part, l’établissement des relations entre les membres de l’entreprise et le chercheur s’avère malaisé, et que d’autre part, ce média constitue, pour les acteurs étudiés, un espace stratégique. Au cœur des processus de mondialisation, les nouvelles technologies de l’information et de la communication jouent un rôle qu’il convient de questionner de façon plus approfondie (Escobar, 1994). Dans cette perspective, l’association d’enquêtes de terrain et d’investigations basées sur les sites internet, offre une piste de réflexion féconde, dans le prolongement des recherches qui interrogent la construction des rapports de force entre acteurs miniers et milieux d’accueil (Magrin, 2009).

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Construits à partir de récits de journées de terrain et de textes soulevant des questions méthodologiques, les Carnets de terrain exposent les « coulisses de la recherche ». Au fondement de la construction des savoirs géographiques, le terrain est considéré comme matrice de nouveaux objets, pratiques et discours de la recherche.