YANN CALEBRAC

Université Paris-Sorbonne (IUFM de Paris)
UMR 8185 ENeC
yann.calberac@ens-lyon.org

 

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Ces deux volumes sont disponibles en ligne dans Gallica :
– « L’enquête et le terrain (1977-4) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5622671r.image.swf
– « L’enquête et le terrain (2) » (1978-1) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5797635m.image.swf

Les pensées critiques émergent de l’Université française dans les années 1960 et 1970, au moment même où la géographie, qui est alors un peu marginale dans le paysage académique en dépit du rayonnement qui a été le sien dans la première moitié du XXe siècle, connaît une crise identitaire sans précédent. Cette dernière est d’abord scientifique : le paradigme classique est contesté de toute part, et la géographie d’inspiration vidalienne perd son souffle (Orain, 2009). Elle est aussi générationnelle : alors que la thèse d’Etat représentait toujours le sésame de la carrière universitaire, la massification de l’enseignement supérieur entamée dès le début des années 1960 permet l’entrée soudaine de jeunes assistants, ce qui a pour but de redéfinir les positions au sein du champ académique (Bourdieu, 1984). Enfin, cette période constitue aussi la renégociation de l’économie générale des discours disciplinaires (Calbérac, 2010). La géographie se pose donc la question de sa pertinence scientifique et de son utilité sociale (Calbérac et Delage, 2010).

De fait, si les géographes se frottent à la critique, c’est d’abord contre leur discipline qu’il convient de rénover, comme le rappelle Bernard Bret dans l’entretien publié dans ce numéro ou Jacques Lévy dans l’entretien publié dans le premier numéro des Carnets. En effet, la géographie – que Vidal de La Blache a définie comme l’étude des relations homme / milieu à l’échelle régionale – n’est plus opératoire pour comprendre les évolutions que connaissent les sociétés à toutes les échelles, comme la bipolarisation et la montée du Tiers-monde (selon l’expression de l’époque), l’explosion démographique et l’urbanisation, ou, pour le cas français, les mutations socio-économiques structurelles des Trente Glorieuses. La géographie est d’autant moins opératoire pour étudier ces dynamiques qu’elle repose sur un équilibre instable : Emmanuel de Martonne a volontiers tiré la géographie vers son seul volet physique et la place des hommes en société n’est pas, à l’époque, le cœur de la discipline. L’enjeu de ces débats est donc de refonder l’objet de cette discipline et de la repositionner dans le champ scientifique.

A cette critique scientifique s’ajoute également une dimension politique : les géographes de l’époque réévaluent l’héritage idéologique de la géographie vidalienne et interrogent le contexte politique qui a permis son essor et son institutionnalisation. En effet, pour lui faire une place dans l’Université républicaine qui se met alors en place, Vidal donne à la géographie l’apparence de la neutralité axiologique, alors qu’elle répond – de manière implicite mais incontestable – au programme idéologique de la Troisième République (Legris, 2005). La géographie alimente donc le discours républicain sur la nation et son territoire et joue un rôle actif dès lors qu’il s’agit d’unifier le territoire, de coloniser ou de préparer la revanche contre l’Allemagne.

C’est dans ce contexte qu’émergent des propositions qui visent toutes à refonder la discipline, et à redéfinir ses méthodes et ses objets. Celle d’Yves Lacoste se fait alors particulièrement entendre. Il travaille sur le Tiers-Monde et le sous-développement (par exemple Lacoste, 1965) et participe, depuis 1969, à l’aventure du Centre Universitaire de Vincennes qui donnera naissance à l’Université de Saint-Denis. Fort de ses engagements communistes, tiers-mondistes et anticolonialistes, il cherche à refonder le contrat politique de la géographie en rompant le lien qui unissait la géographie vidalienne au pouvoir politique de la Troisième République et en faisant de la géographie une arme qui serait utilisable dans toutes les luttes politiques ou économiques. Il publie à cet effet en 1976 un pamphlet dont le titre est resté célèbre : La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Yves Lacoste part d’un constat : seuls les militaires ont compris l’intérêt de la géographie, eux qui l’utilisent comme l’arme qu’elle a toujours été et qui la mobilisent à des fins stratégiques ou tactiques dans la conduite des opérations militaires. Rien à voir avec la « géographie des maîtres », c’est-à-dire la géographie vidalienne, qui constitue une « discipline bonasse » dénuée de tout intérêt. Yves Lacoste appelle donc à retourner la géographie contre ceux qui l’utilisent à des fins de domination, à dénoncer ces formes de domination et à lutter contre elles : il invite à une guérilla dont l’arme principale serait la géographie, et propose à cet effet de réinvestir le champ de la géopolitique qui, depuis la seconde guerre mondiale, était tombée dans l’ère du soupçon. La géographie se mue donc en une géopolitique définie comme l’analyse des différentes formes de rivalités de pouvoir sur un territoire à toutes les échelles. Pour mettre en œuvre ce projet scientifique et politique, Yves Lacoste s’entoure d’une équipe et crée la revue Hérodote publiée par l’éditeur engagé François Maspero.

Deux numéros parmi les premiers – intitulés « L’enquête et le terrain » – sont consacrés à la question du terrain. Ils prolongent la réflexion de La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre en explorant cette fois la dimension méthodologique de la géographie et les nouvelles méthodes à mettre en œuvre pour rénover la pratique disciplinaire. Ces deux numéros constituent également, en plein cœur de la crise de la géographie, la première arène réflexive et collective sur le terrain, envisagé comme la pratique intrinsèque du métier de géographe et qui consiste en la collecte in situ des données, au contact des populations étudiées. L’occasion de cette réflexion est donnée par la réception du numéro inaugural d’Hérodote paru en 1976. La vieille garde des géographes n’a pas pardonné à Yves Lacoste d’avoir publié, après son enquête sur les bombardements américains au Vietnam, des extraits de la conclusion de la thèse de Pierre Gourou : dans ces pages rassemblées sous le titre « Les beautés du delta » on trouve une description paysagère qui mobilise un imaginaire exotique qui n’aborde pas le problème politique de la colonisation. Yves Lacoste est donc accusé d’avoir voulu ridiculiser Pierre Gourou qui est alors l’une des figures majeures de la géographie française. Dans l’éditorial du numéro 8 dont on rend compte ici, Yves Lacoste se défend d’avoir voulu attaquer Pierre Gourou : ce n’est pas tant à lui qu’à la géographie vidalienne qui a fait du paysage son objet privilégié qu’il s’en prend, et prône une approche qui permettrait au géographe de comprendre les enjeux de la situation dans laquelle il mène son enquête. Yves Lacoste enfonce le clou : c’est la lecture attentive de la thèse de Pierre Gourou qui lui a apporté les éléments d’hydrologie nécessaires pour comprendre l’impact qu’auraient les bombardements sur les digues du fleuve rouge. Preuve que la géographie peut apporter un savoir opératoire pour peu qu’on le mobilise comme il convient. Le ton est donné : c’est – dans la foulée de La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre – de l’engagement du chercheur dans la situation qu’il étudie qu’il faut discuter. En dissimulant les réalités sociales derrière l’écran de fumée des « beautés du delta », la géographie participe autant d’une mythification que d’une mystification menée aux profits des puissants, en l’occurrence les états-majors, et au détriment des populations concernées en premier lieu, à savoir les habitants. La preuve : dès que la teneur réelle du projet américain a été éventée par les prises de position médiatiques de Yves Lacoste, les bombardements ont aussitôt cessé (Lacoste, 2010). Le collectif réuni au sein d’Hérodote entend donc refonder la relation d’enquête : les géographes ne doivent plus dominer en les regardant de haut (comme les y invite l’analyse paysagère vidalienne) les sociétés qu’ils étudient, mais ils sont désormais invités à faire une géographie à côté des populations qu’ils viennent enquêter et qui ne pourra pas leur nuire.

Le cœur du dispositif est occupé par un texte mis en discussion dans le numéro 8 que les articles des deux numéros viennent éclairer et enrichir, ce qui produit un dialogue fécond. C’est l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin, spécialiste des Berbères et de la Kabylie, qui rédige ce texte liminaire dans lequel elle interroge la posture des chercheurs sur le terrain : comment peuvent-ils aujourd’hui être à côté des populations pour leur soutirer des informations sans lesquelles leurs recherches (et donc l’avancée de leur carrière) seraient impossibles, et être demain aux côtés des puissants qui vont mobiliser leur savoir au détriment des populations enquêtées ? Camille Lacoste-Dujardin insiste donc non seulement sur l’engagement du chercheur qui ne doit plus être l’allié des puissants mais aussi sur la nécessaire restitution des savoirs aux populations enquêtées. A la question éthique (le don et le contre-don) se rajoute une question stratégique : permettre aux populations de lutter à armes égales avec les puissants.

Ce débat est novateur sur le fond – (re)politiser la géographie – mais aussi dans la forme, originale, de la discussion que l’on retrouve dans une autre revue, fondée un an avant Hérodote, L’espace géographique : il s’agit alors de rompre avec les formes héritées du débat disciplinaire tel qu’il était porté par les anciennes revues, notamment les Annales de géographie. Bien plus, ces deux numéros ouvrent la géographie à d’autres disciplines (comme l’histoire avec François Hartog qui, dans le numéro 9, interroge la figure historique d’Hérodote, le premier géographe, et étudie la méthode qu’il met en œuvre dans ses Enquêtes) et il n’est guère étonnant que ces interrogations soient portées principalement par des ethnologues, notamment Claude Lévi-Strauss qui participe à ce numéro, dans la mesure où ils se sont précocement interrogés sur leur engagement sur le terrain.

Cette volonté de faire entendre des points de vue extérieurs à la discipline se double du désir de faire entendre ceux, dans la discipline, que l’on n’a pas l’habitude d’entendre dans les revues de l’époque : les étudiants. Ces numéros sont ainsi l’occasion de réfléchir au travail des jeunes chercheurs ainsi qu’à la dimension pédagogique de la discipline. De même que l’on invite à abandonner l’approche paysagère de la géographie vidalienne, de même faut-il abandonner les formes de l’excursion pédagogique qui consiste bien souvent à un cours magistral en extérieur et à un commentaire de paysages. Hérodote privilégie la forme du stage qui plonge quelques jours durant les étudiants dans une société et un territoire dont ils doivent démêler les enjeux et les tensions. Un tel stage est même raconté du point de vue d’un habitant de la commune varoise de Fayence qui a vu débarquer en juillet 1976 des étudiants de l’Université de Vincennes qui ont enquêté et qui ont proposé le dernier jour de leur séjour une exposition sur le marché pour restituer le fruit de leur travail.

Ces deux numéros s’inscrivent donc dans une démarche doublement critique : d’une part à l’égard d’une discipline dont il s’agit de renégocier le contrat politique (passer d’une discipline qui a été l’un des vecteurs idéologiques de la Troisième République à une discipline engagée dans les luttes politiques et anticoloniales), et d’autre part à définir une éthique du chercheur engagé. Un paradoxe demeure : alors que Yves Lacoste s’en prend avec véhémence à la géographie vidalienne, il conforte pourtant, pour refonder la discipline, une pratique instituée et institutionnalisée en son temps par Vidal de La Blache : le terrain. Le renouvellement de la géographie ainsi proposé ne passe pas par une remise en cause du terrain. Bien au contraire : dans un article proposé dans le numéro 9, Bernard Kayser fait de l’enquête de terrain la seule légitimité scientifique dont peuvent s’enorgueillir les géographes, et reprend à son compte la formule de Mao que le Petit livre rouge a rendu populaire : « Sans enquête, pas de droit à la parole ! »

Références
Bourdieu P. (1984) Homo academicus, Paris, Les éditions de Minuit, 302 p.
Calbérac Y. (2010) Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXe siècle. Thèse de doctorat en Géographie, Université Lumière Lyon 2. URL : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00551481
Calbérac Y. et Delage A. (2010) « Introduction. L’approche spatiale comme moyen de compréhension et d’action sur les sociétés ». Dossier « A quoi sert la géographie ? » Tracés, revue de sciences humaines, hors-série, pp. 121-134.
Lacoste Y. (1965) Géographie du sous-développement, Paris, PUF, 284 p.
Lacoste Y. (1976) La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspero, 187 p.
Lacoste Y. (2010) La géopolitique et le géographe. Entretiens avec Pascal Lorot, Paris, Choiseul, 268 p.
Legris P. (2005) Vidal de La Blache : un savant face à la Troisième République, DEA de Sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. URL : http://www.univ-paris1.fr/IMG/pdf/legris-DEA.pdf
Orain, O. (2009) De plain-pied dans le monde, écriture et réalisme dans la géographie française au XX° siècle, Paris, L’Harmattan, 427 p.

Compte-rendu du douzième colloque de l’association Doc’Géo 9 et 10 octobre 2014, Université Bordeaux Montaigne

PIERRE-LOUIS BALLOT

Université Grenoble Alpes
Géographie
pierre.louis.ballot@hotmail.fr

 

ROMAN ROLLIN

Université Bordeaux Montaigne
Géographie
roman.rollin@etu.u-bordeaux3.fr

 

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Ce compte-rendu présente une synthèse des communications réalisées lors du douzième colloque de l’association DOC’GEO, dont le thème portait sur « L’homme pressé : impacts et paradoxes socio-spatiaux ». Le colloque a eu lieu les 9 et 10 octobre 2014 à la Maison des Suds située sur le site de l’Université Bordeaux Montaigne.

Pour rappel, l’association bordelaise des doctorants et masters en sciences de l’espace et du territoire (association DOC’GEO) organise chaque année depuis 2003 un colloque pluridisciplinaire, dont le but est de permettre aux étudiants de master, aux doctorants et aux jeunes docteurs de présenter leurs travaux et d’échanger autour d’un thème émergent dans le champ des sciences de l’espace.

L’objectif du colloque organisé en 2014 est de questionner le couple rapidité/lenteur. Il s’agit d’analyser comment ces deux rythmes, traditionnellement opposés, peuvent s’articuler dans la société actuelle. La thématique du slow et du fast suscite depuis une dizaine d’années de nombreuses interrogations, à la fois au sein de la société mais également dans le domaine scientifique. Le colloque s’inscrit dans le contexte de cette actualité sociale et scientifique.

Afin d’illustrer la richesse et l’actualité de cette thématique, et de mobiliser plus largement étudiants et chercheurs, des manifestations scientifiques et culturelles ont également été organisées en parallèle du colloque. Parmi ces manifestations, figuraient la visite à Ambarès et Lagrave (Gironde) du recyclorium, une association dont l’objectif est de collecter et de valoriser les objets dont les citoyens souhaitent se débarrasser ; une conférence autour du slow food animée par Paul Le Mens, ingénieur en science des aliments, qui a donné lieu à une dégustation autour du pain ; une exposition de photographies portant sur le thème du colloque ou encore la tenue de trois siestes musicales animées par Guillaume Laidain, artiste plasticien sonore. Un café géographique sur le thème du Chercheur pressé a également été organisé, avec pour invité Mathieu Van Criekingen, enseignant-chercheur au Laboratoire de géographie humaine de l’université libre de Bruxelles et membre de l’Atelier des Chercheurs (LAC) de Bruxelles. Celui-ci a expliqué pourquoi, face aux pressions institutionnelles, il souhaite prôner une désexcellence des universités.

Le colloque s’est décliné en trois ateliers d’une demi-journée. Le programme détaillé du colloque est disponible en annexe du compte-rendu.

Ouverture du colloque

Après un discours d’ouverture de l’ancien président de l’association, Pierre-Amiel Giraud, l’invitée d’honneur, Sandra Mallet, maître de conférences en urbanisme, ouvre le débat. S’interrogeant sur les recherches portant sur la vitesse et les temporalités en sciences humaines et sociales, elle met en lumière l’enjeu de ce colloque ainsi que l’état des recherches dans ce domaine. Mireille Diestchy, doctorante en sociologie, propose ensuite une première lecture du couple vitesse/lenteur à travers la question des mouvements slow.

Sandra Mallet commence par pointer que, si le temps est un sujet d’actualité autour duquel s’anime un réel débat, notamment au sein de la société civile (travail le dimanche, articulation entre temporalités personnelles et professionnelles), il n’existe pas de discipline universitaire qui aurait érigé le temps en objet central, contrairement à l’espace. Cependant, elle note une évolution des études sur les temporalités. Dès les années 1970, le sociologue William Grossin fonde sa pensée sur l’importance de l’étude des interactions temporelles. L’urbaniste et philosophe Paul Virilio s’inquiète des dangers de la dictature de la vitesse et prône une étude des effets de la vitesse appelée dromologie. Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa construit une théorie de référence sur l’accélération du temps. Parallèlement à ces travaux, des recherches fondatrices sur les liens entre temps et espace sont élaborées. Dans les années 1970, des géographes suédois posent les principes fondateurs de la time geography, qui s’intéresse notamment à la spatialisation des budgets-temps. Plus tard, sous l’impulsion des sociologues Henri Lefebvre et Catherine Régulier, se développe une approche plus sensible, nommée rythmanalyse, s’intéressant moins au temps chronométrique et aux analyses quantitatives qu’aux dynamiques rythmiques, successions, temps forts et temps creux. Enfin, le constat d’une reconfiguration des temporalités traditionnelles par les transformations des modes de vie, l’éclatement de la ville traditionnelle et la généralisation de l’urbain a notamment amené la création de politiques urbaines spécifiques : les politiques temporelles. Ces politiques ont émergé en particulier sous l’impulsion des recherches italiennes amorcées dans les années 1980 au Politecnico di Milano. Des théories sur les temps urbains y ont été développées, afin d’améliorer la gestion des temps des citadins. Elles ne présentent aucun lien explicite ni avec la time geography suédoise, ni avec la rythmanalyse développée par Henri Lefebvre et Catherine Régulier.

Mireille Diestchy interroge les mouvements slow à partir de l’œuvre de Michel Foucault et de sa conception du pouvoir. Elle montre comment la gestion du temps devient centrale dans nos sociétés. Selon elle, il faut concevoir le pouvoir non pas comme répressif, mais comme relationnel, tel que le suggérait le philosophe. Les individus ne sont pas seulement les jouets d’un pouvoir qui serait répressif, ils en sont aussi les relais. Elle opère un recentrage de l’individu au cœur des relations de pouvoir et permet ainsi de concevoir des points de résistance face à un certain régime de vérité qui régule les pratiques et les normes. Les mouvements slow peuvent alors être conçus comme un point de résistance face à une certaine norme de vécu et d’usage du temps, en proposant une autre manière d’organiser les temps quotidiens. Elle fait également appel à la notion foucaldienne de dispositif. Celle-ci est conçue comme un certain régime de vérité historiquement et socialement situé, s’imposant tant aux dominants qu’aux dominés. Considérer cette notion de dispositif permet de replacer l’individu au centre des analyses. Mireille Diestchy parle d’un dispositif rythmique non seulement répressif, mais aussi producteur, créateur de pratiques et de normes. Dans cette optique, le slow est une éthique de résistance face à un certain dispositif de pouvoir. Ce décalage avec la norme temporelle peut être conçu comme une aspiration à une prise de pouvoir, à maîtriser son propre temps et à fixer ses propres rythmes. Cette prise de conscience des dégâts de l’accélération des temporalités a aussi mené, à un niveau individuel, à l’émergence de plusieurs points de résistance au sein des mouvements slow. Selon Mireille Dietschy, l’éthique slow rejette la norme temporelle d’optimisation de la gestion du temps. Une manifestation possible de cette éthique slow se donne à voir dans l’adoption de rythmes décalés, voire à contre-courant des temps collectifs contemporains. Elle consiste à s’extraire des flux temporels, pour redonner plus de place au temps de la réflexion. Que ce soit au niveau des recherches, de la gestion des villes, ou au niveau individuel, la question temporelle prend une place toujours plus centrale.

Les intervenantes se retrouvent ainsi sur deux points. D’une part, elles portent l’idée que la question temporelle est fondamentale dans nos sociétés. D’autre part, elles soulignent le souci actuel de mieux gérer les temps quotidiens. Deux principales pistes de réflexion ressortent de l’ouverture de ce colloque. D’une part, Sandra Mallet conclut sur l’inextricable relation pouvant exister entre l’espace et le temps. Dans les théories sur le passage de la ville à l’urbain, la question du temps est omniprésente. L’éclatement des villes entraîne un développement des flux à l’origine d’un nouvel ordre spatial mais aussi temporel où les limites traditionnelles sont brouillées. Cette nouvelle donne implique de revoir nos conceptions des villes et d’intégrer la dimension temporelle dans les études sur l’espace. Pour Mireille Diestchy, si l’éthique slow permet de s’extraire de certaines normes d’usage du temps et de maîtriser des temps autodéterminés, elle s’inscrit dans un autre jeu de pouvoir. Ces nouvelles relations de pouvoir prennent deux formes : le gouvernement de soi, non plus par les rythmes mais par la modération des besoins, et la responsabilisation par une incorporation des enjeux de durabilité et de souci de l’environnement dans ce nouveau gouvernement de soi. Une norme temporelle ne s’instaure pas sans résistance et sans l’adoption de normes à contre-courant de la norme dominante. Bien loin d’être antinomiques, les notions de vitesse et de lenteur sont articulées par des logiques de conflits.

Atelier 1 : Rien ne sert de rouler, il faut partir à pied ?

Le premier atelier du colloque, animé par André-Frédéric Hoyaux, maître de conférences en géographie, interroge le couple vitesse/lenteur en lien avec l’usage des différents modes de transport.

Dans sa communication intitulée « La vitesse n’est que lenteur : l’exemple de l’automobilisme », l’historien Etienne Faugier rappelle que vitesse et lenteur ne sont pas forcément en constante opposition, mais peuvent s’articuler de manière parfois complexe. Si l’automobile s’est imposée au fil des décennies comme un mode de transport rapide, c’est grâce notamment au « long développement systémique » qui l’a accompagnée, qu’Etienne Faugier appelle « l’automobilisme ». Celui-ci comprend le développement et l’entretien des routes, l’apprentissage d’une culture automobile par les individus ainsi que l’éclosion progressive des pratiques de mobilité permises par l’automobile. Ces trois éléments, une fois mis en œuvre, permettent de faire usage de la vitesse. Dans une approche comparée, Etienne Faugier montre en quoi le développement de l’automobilisme s’est fait de façon différente entre le département du Rhône et la région de Québec. Ces différences s’expliquent par des motifs politiques, économiques (souci de rentabilité avec les dépenses effectuées), culturels (oppositions à l’avènement de l’automobile), mais aussi climatiques (hivers rigoureux dans la région de Québec, qui ont parfois freiné la construction et l’entretien des routes). Dans les deux cas, ce développement a eu lieu de façon relativement lente. Si l’automobile va vite, c’est avant tout parce qu’elle est structurée autour d’un système cohérent composé d’une infrastructure viable et entretenue, d’une culture et d’une normalisation instituées graduellement et de pratiques de mobilité progressivement adoptées par les individus.

Dans sa communication intitulée « De la gestion du temps et des nouvelles temporalités chez les personnes en situation de mobilité quotidienne : l’exemple des navetteurs de la ligne TGV Lille-Paris », Pierre-Louis Ballot, étudiant en géographie, souligne que l’utilisation quotidienne des moyens de transport à grande vitesse entraîne chez les individus concernés une nouvelle évaluation et perception du temps. Il étudie la construction territoriale dite « affective » de Paris chez les personnes résidant en province et s’y rendant quotidiennement en train pour des motifs professionnels. L’utilisation quotidienne du TGV développe chez certains individus une sensation de lenteur lorsqu’ils empruntent d’autres modes. Cela peut entraîner un nouveau type de perception spatio-temporelle, que l’intervenant qualifie de « confusion des métriques ». Il apparaît nécessaire pour les individus enquêtés d’avoir du « temps devant soi » pour décompresser et se détendre de la journée de travail à Paris avant de regagner le domicile situé à Lille. Un temps de transport élargi devient ainsi une ressource que le navetteur utilise au mieux afin d’articuler la transition entre les deux espaces qu’il pratique quotidiennement.

Bien que différentes dans leur approche, ces deux communications n’en sont pas moins complémentaires pour s’intéresser à la question des temporalités dans le domaine des transports. Car si la première communication, à partir de l’exemple de l’automobile, porte sur le développement des modes de transport, la deuxième se penche sur les pratiques de mobilité des individus à travers l’usage des transports en commun. Dans les deux cas, il apparaît que vitesse et lenteur semblent indissociables en ce qui concerne la question des transports. Pour s’imposer comme un moyen de transport rapide, l’automobile a requis un développement relativement long. On voit alors en quoi l’utilisation quotidienne d’un mode de transport rapide tel que le TGV est susceptible d’entraîner chez les personnes un sentiment de lenteur lorsqu’ils empruntent d’autres modes de transport.

Atelier 2 : Le temps comme ressource stratégique. Entre projets et politiques.

Lors du second atelier du colloque animé par Maurice Goze, professeur en urbanisme, les intervenants évaluent le temps comme ressource stratégique, notamment pour les politiques publiques. Une question fondamentale s’impose : pour qui le temps constitue-il une ressource stratégique ? Autrement dit, qui maîtrise le temps ?

Les trois communicants de cet atelier se sont entendus sur l’idée qu’à l’origine de la modification contemporaine des temporalités existe un même phénomène : la mondialisation. Ils ont donc interrogés les impacts de celle-ci sur les temporalités.

La communication de Jean Grosbellet, doctorant en aménagement et urbanisme, intitulée « Vers la « ville citron », reflet d’un urbanisme pressé », part de l’hypothèse que les villes s’urbanisent autant spatialement que temporellement, que l’espace génère des temporalités, et que ces temporalités, en retour, façonnent l’espace. Sous l’effet de la mondialisation, les villes luttent afin d’être attractives, ce qui engage des mutations profondes. La mondialisation génère un processus d’accélération socio-temporel et spatial. D’un côté, l’accélération sociale du temps entraîne une transformation de plus en plus rapide de l’espace. D’un autre côté, les villes sont constamment engagées dans une multitude de transformations afin de rester attractives. La ville se retrouve alors prise dans des rythmes effrénés. Jean Grosbellet avance l’idée de ville pressée ou « ville citron ». Il s’appuie sur l’exemple de Bordeaux qui s’est engagée dans une course à l’attractivité, ce qui se traduit par la généralisation de pratiques de benchmarking, c’est-à-dire d’évaluation et de classement des meilleures pratiques. Cela entraîne une tendance au mimétisme : devenir une ville verte, connectée et durable. Cette course à l’attractivité fait apparaître une course aux projets, afin de rester en haut des classements. Les projets de plus en plus nombreux, mis en concurrence et les délais de leur mise en œuvre sont réduits. La « ville citron » devient un « chantier permanent ». L’urbanisme négocié, associant puissance publique et acteurs privés dans le cadre de projets, se généralise, prenant de plus en plus la forme d’un urbanisme pressé ; les acteurs publics ayant rarement les moyens de « ralentir » ces projets lorsqu’ils sont engagés.

Gabriel Gonzalez, doctorant en architecture, s’interroge sur « L’attente : Levier d’action ou otage du paradoxe des valeurs socio-spatiales ? ». Etudiant les impacts des politiques urbaines néolibérales sur l’architecture, et plus précisément sur ce qu’il appelle un urbanisme du bien-être, il rappelle qu’à l’origine l’urbanisme visait à assurer le bien-être des populations. Mais la logique financière de fluidité et de mobilité est venue pervertir cet objectif initial. Celle-ci produit un bien-être marchand, profondément inégalitaire : ceux qui peuvent y accéder sont ceux qui ont les moyens d’être mobiles et il produit un système de valeurs où la mobilité devient presque un impératif. L’attente se retrouve alors dénigrée comme une perte de temps et considérée comme source de mal-être. Le dénigrement de l’attente se traduit par une rationalisation des choix architecturaux qui reposent sur des critères de qualité de vie mobile, dynamique et durable. Afin d’évaluer la qualité de vie d’une ville, de nombreux indicateurs sont utilisés, comme la stabilité politique, la pollution de l’air ou encore la qualité des infrastructures. Cette manière de mesurer le bien-être urbain selon des critères quantifiables produit une standardisation et une rationalisation qui nient le rapport affectif que des individus peuvent opérer vis-à-vis de leur métropole, de certains espaces et de certains lieux. Elles nient également la singularité des expériences individuelles vis-à-vis de l’espace. L’idée même d’attractivité d’une ville fournit un bon exemple de la manière dont on juge aujourd’hui du bien-être urbain : celui-ci est analysé à l’aune de flux de populations et de flux économiques, c’est-à-dire selon des critères marchands. Les finalités de l’architecture ne visent plus à assurer le bonheur des populations mais à permettre l’accumulation de capitaux. Dès lors, l’attachement à la ville et l’attente sont dévalorisés et la critique de la rationalisation de l’urbanisme par des valeurs d’attachement et d’attente semble devenir muette.

Troisième participant de l’atelier, Chris Beyer, doctorant en géographie, intervient sur : « Les politiques temporelles : réponses au délitement des rythmes sociaux ? ». Les politiques temporelles émanent du souci de mieux gérer, d’articuler et d’harmoniser les rythmes sociaux dans un contexte de crise temporelle liée à l’effondrement des grands rythmes collectifs et qui s’explique par l’entrée dans le processus de mondialisation. Chris Beyer montre comment les politiques publiques cherchent à faciliter l’accès aux services en allongeant les plages horaires d’ouverture des divers équipements culturels, sportifs, de garde d’enfants, etc. Ces politiques temporelles génèrent une accélération des rythmes, due à cette optimisation des horaires d’ouverture des services. Progressivement, les métropoles se dirigent vers un fonctionnement en continu, que la nuit n’arrête plus. Cette accélération interroge la maîtrise que nous pouvons avoir du temps. Cependant pour Chris Beyer, la question n’est pas tant de savoir s’il y a ou non accélération des rythmes, dans la mesure où les problématiques temporelles ne peuvent se réduire à un critère de vitesse. Si elles produisent une accélération des rythmes, les politiques temporelles ont pour principal objectif de mieux articuler les temps, afin d’éviter le risque de fragmentation sociale. L’ouverture d’équipements culturels le dimanche, par exemple, participe de cette volonté des politiques temporelles de permettre de rétablir des temps non marchands qui « font société ». Ces temps recréent du lien social et entrent ainsi en concurrence avec la marchandisation du temps proposée par les grandes enseignes commerciales. Ainsi, derrière l’enjeu des politiques temporelles se pose la question de l’organisation du temps du travail.

Comme le soulignent les trois intervenants, cette modification des temporalités va dans le sens d’une accélération parfois frénétique. Tout d’abord, comme le note Jean Grosbellet, cette accélération se joue à un double niveau, à la fois endogène, par la course des villes pour rester attractives, et exogène, par l’accélération sociotemporelle liée à la mondialisation. Par ailleurs, la mondialisation ne produit pas uniquement une accélération des temporalités, mais aussi un changement qualitatif des critères de gestion de l’espace et du temps. Gabriel Gonzalez rappelle que le développement des métropoles et l’organisation architecturale se fondent de plus en plus sur des critères d’attractivité et une rationalisation des choix architecturaux. Ces phénomènes produisent une aliénation vis-à-vis du temps mais aussi de l’espace. Il n’est pas facile de répondre simplement à la question « qui maîtrise le temps ? ». Si le temps est une ressource stratégique, ni les acteurs publics ni les acteurs privés ne le maîtrisent réellement. Ils sont happés dans la logique concurrentielle de la mondialisation. Les citoyens non plus ne sont pas maîtres du temps, puisqu’ils sont soumis eux aussi à cette accélération des temporalités. Cependant, cette perte de maîtrise du temps n’est pas totale. Les politiques temporelles présentées par Chris Beyer sont nées du souci de mieux articuler et de mieux gérer les temporalités dans un souci de bien-être des populations.

Atelier 3 : Objets numériques : vecteurs d’accélération ?

Les trois intervenants de ce dernier atelier animé par Marina Duféal, maître de conférences en géographie, se sont interrogés sur l’apparition de nouveaux dispositifs numériques au cours de ces dernières années. La rapidité d’utilisation qui caractérise la plupart de ces outils est-elle un gage de meilleure efficacité dans l’atteinte des objectifs fixés ?

Dans son intervention intitulée « De l’urne traditionnelle à l’urne électronique : ce que les machines à voter font à l’espace temporel électoral », Bouchra Daoudi explique en quoi l’apparition des machines à voter en France en 2003 entend se définir comme une « réponse technique à une injonction de rapidité et de rentabilité », avec l’idée que l’accélération serait synonyme de performance et d’efficacité, concernant notamment le processus de vote, le décompte des voix et la publication des résultats. Néanmoins, l’utilisation de l’urne électronique n’est pas sans conséquences sur les pratiques « sociales et rituelles » du vote chez les individus, et plus généralement sur l’espace temporel électoral. Elle évoque la restriction importante du temps de décision chez les individus concernés par le vote électronique, qui, de ce fait, ne reçoivent plus chez eux les professions de foi des candidats ou encore les bulletins à l’avance. Ils ne peuvent plus, contrairement à avant, faire leur choix en amont du vote. Elle explique également en quoi l’absence d’isoloir et la présence d’autres personnes dans la salle lors du vote sur la machine créent une sorte de pression sur certaines personnes qui, dès lors, se sentent obligées de voter rapidement, sans avoir nécessairement fait leur choix définitif. Cette pression peut alors créer un biais dans le vote effectué. Enfin, l’extrême rapidité du dépouillement des votes (la machine fournit les résultats en deux minutes) ne nécessite plus nécessairement la présence de volontaires et vient affecter un lien social qui pouvait parfois se créer lors des dépouillements traditionnels. Bouchra Daoudi met en évidence le fait que le temps d’attente, dans ce type de contexte et de dispositif, est réduit au maximum et doit intervenir le moins possible dans l’ensemble du processus de vote. Néanmoins, face à l’incompréhension de certaines règles du vote électronique chez certaines personnes, un temps d’attente se crée inévitablement, durant lequel les électeurs ne procèdent pas aussi rapidement que le voudraient la législation et les agents électoraux. Or, lors de ces temps de réflexion, les personnes indécises peuvent fixer leur choix définitif. Supprimer ces temps d’attente a des conséquences sur l’acte même du vote.

Dans son intervention intitulée « Tu bouges ou tu reçois ? Sur l’efficacité des applications de rencontre entre hommes comme outil de la mobilité », Denis Trauchessec se demande si l’activité de drague, caractérisée ici par la rapide localisation de potentiels partenaires sexuels, a un impact sur le quotidien des dragueurs. L’utilisation de ces applications demande une réelle compétence de la part des personnes concernées, notamment parce les supports de recherche et les filtres applicables sont nombreux. Le but de ces applications est d’entrer en contact le plus rapidement possible avec des personnes présentes autour de soi dans un rayon kilométrique qui varie selon les recherches et les exigences. Il s’agit d’accélérer le plus possible les rencontres. Denis Trauchessec souligne que devant la multitude d’applications de sites de rencontre existantes à l’heure actuelle, le choix se fait parfois difficile pour un individu à la recherche d’un partenaire sexuel, tant les mises à jour sont rapides. L’individu se retrouve face à un véritable dilemme. Cette instantanéité et cette multitude de possibilités font qu’il prend parfois son temps pour choisir le bon partenaire. Le fait même de prendre son temps entre alors en contradiction avec le principe d’utilisation rapide de ces applications mobiles. Les deux communications nous montrent que si l’utilisation de ces outils numériques a pour objectif de réduire au maximum le temps d’attente voire de le supprimer, pour autant les individus concernés se trouvent toujours confrontés à l’attente. Paradoxalement, ce temps d’attente pourrait s’expliquer par la trop grande rapidité d’utilisation de ces outils. Il devient alors nécessaire : c’est le cas pour l’électeur qui tente de comprendre comment fonctionne la machine à voter avant de procéder correctement à son vote, ou pour le dragueur, qui devant la multitude de possibilités qui peuvent s’offrir à lui, prend le temps de réfléchir avant de choisir le bon partenaire.

Ces deux communications peuvent être reliées à celle de Gabriel Gonzalez (atelier 2) qui est intervenu sur les impacts des politiques urbaines néolibérales sur l’architecture et sur l’urbanisme du « bien-être ». Il montrait comment l’attente était, dans ce cas précis, dénigrée comme une perte de temps et considérée comme source de mal-être. On constate toutefois que la conception de l’attente n’est pas la même que dans les deux communications précédentes où il n’est question à aucun moment de mal-être.

La troisième et dernière communication de l’atelier, intitulée « Mobilité : l’artiste qui voyage et expérimente le réel », a un caractère particulier. Pauline Gaudin, doctorante en arts, a réalisé cette communication par vidéo-conférence car elle se trouvait au Brésil pour un séminaire de recherche. S’appuyant sur des travaux menés dans le cadre de sa thèse qui porte sur le voyage vécu dans les pratiques artistiques contemporaines, elle s’interroge sur les œuvres d’art actuelles utilisant Internet et les nouvelles technologies comme mode de production, de présentation et de diffusion. Elle utilise le smartphone comme outil principal pour capter chaque instant et moment lors de ses déplacements, cet appareil représentant l’instantanéité et le temps réel. L’utilisation du smartphone et de ses caractéristiques permet une diffusion rapide, immédiate et globale, et ce à l’échelle du monde entier indépendamment du lieu où l’on se trouve. En conclusion, Pauline Gaudin se demande si sa volonté de rendre compte du réel et de l’instantané n’est pas « peine perdue », tant la vitesse et la lenteur y sont flexibles et malléables.

Clôture du colloque

En conclusion du colloque, Sandra Mallet indique que la pluralité des thèmes proposés lors des différentes communications reflète l’esprit de ce colloque qui, organisé par des étudiants de masters et doctorants en géographie, aménagement, et urbanisme, a réuni de nombreuses disciplines, comme l’histoire, la sociologie, l’architecture, les sciences politiques et même les arts plastiques. Cette pluridisciplinarité dans les interventions révèle combien la thématique abordée suscite des débats dans de nombreuses sphères de la société, et soulève par là-même des problématiques nombreuses et variées. Bien que l’intitulé du colloque ait plutôt porté sur la vitesse, un paradoxe intéressant est apparu au fil des interventions : c’est la question de la lenteur qui a majoritairement été abordée. La lenteur a été présentée par la majorité des intervenants comme un contrepoint à la culture de la vitesse et de l’urgence. Malgré la pluralité des thèmes présentés, émerge un fil conducteur pour chacune des communications. On observe une lecture temporelle de chaque objet de recherche abordé, et ce principalement à travers une comparaison entre hier et aujourd’hui. Les intervenants ont donné à voir un passé fantasmé dans des valeurs de lenteur, souvent considérées comme positives par essence, opposées à un présent de vitesse délétère. Or, la vitesse n’est pas uniquement source de mal-être et d’impacts négatifs.

Toutefois, certains sujets en lien avec cette thématique n’ont pas été abordés, ce qui tend une nouvelle fois à montrer toute la richesse de cette thématique. A cet égard, nous souhaiterions par exemple mentionner le slow travel, défini comme une manière de voyager alternative basée sur l’idée de prendre le temps de la découverte. Ce mouvement pourrait ainsi entrer en opposition avec les voyages organisés, où les touristes sont entraînés dans une véritable « course », avec un temps limité pour visiter et découvrir des villes et monuments.

L’ensemble des intervenants ont pointé une sorte de tournant « postmoderne » de la vitesse. Il peut être compris comme le tournant pris par nos sociétés depuis les années 1950, avec la mondialisation des activités humaines, associée à un délitement des éléments structurants de la période qualifiée de moderne ainsi qu’une accélération de tous les rythmes, jusqu’au point où l’espace et le temps sont intimement liés – qui modifie en profondeur l’organisation de nos sociétés. Cependant, ce tournant n’en est qu’à ses débuts. Il questionne l’évolution de nos sociétés : entre l’accélération des temporalités et le désir de lenteur qui en découle, quelle logique primera ? Nos sociétés vont-elles continuer à toujours plus accélérer les rythmes de vie ou bien vont-elles finir par rompre avec cette logique de la vitesse ? Mais aussi, quelles seront les métriques, temporalités et l’urbanité de demain ? Autant de questions qui feront l’objet de nouveaux débats au cours des prochaines années au sein de la sphère scientifique et sociétale.

Programme du colloque

Jeudi 9 octobre

13h30 – Accueil des participants

14h00 – Discours d’ouverture Pierre-Amiel GIRAUD (Président de Doc’Géo, Doctorant en géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
14h15 – L’expérience du temps Marie CROSNIER (doctorante en urbanisme, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
14h20 – Invitée : Sandra MALLET (maître de conférences en urbanisme, EA2076 Habiter, Institut d’Aménagement des Territoires, d’Environnement et d’Urbanisme de l’Université de Reims (IATEUR), Université de Reims Champagne-Ardenne) Réflexions autour de la vitesse et des temporalités dans la recherche
15h00 – Mireille DIESTCHY (doctorante en sociologie, UMR 5141 LTCI, Télécom ParisTech) Le slow en actes : critiques, tensions et résistances.
15h40 – Pause

16H00 – ATELIER 1 : RIEN NE SERT DE ROULER, IL FAUT PARTIR A PIED ?
Animateur : André-Frédéric HOYAUX (maître de conférences en géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
16h00 – Étienne FAUGIER (post-doctorant en histoire, Institut d’histoire, Université de Neuchâtel) La vitesse n’est que lenteur : l’exemple de l’automobilisme.
16h30 – Pierre-Louis BALLOT (étudiant en Master 2 recherche géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne) De la gestion du temps et des nouvelles temporalités chez les personnes en situation de mobilité quotidienne : l’exemple des navetteurs de la ligne TGV Lille-Paris.
17h00 – Discussions

Vendredi 10 octobre
09h00 – Accueil des participants

09H30 – ATELIER 2 : LE TEMPS COMME RESSOURCE STRATEGIQUE. ENTRE PROJETS ET POLITIQUES
Animateur : Maurice GOZE (professeur des universités en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
9h30 – Jean GROSBELLET (doctorant en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne) Vers la « ville citron », reflet d’un urbanisme pressé.
10h00 – Gabriel GONZALEZ (doctorant en architecture et sciences de la ville, LaSUR, École Polytechnique Fédérale de Lausanne) L’attente : levier d’action ou otage du paradoxe des valeurs socio-spatiales ?
10h30 – Pause
11h00 – Chris BEYER (doctorant en géographie, EA 2252 RURALITES, Université de Poitiers) Les politiques temporelles : réponses au délitement des rythmes sociaux ?
11h30 – Discussions
12h00 – Repas

14H00 – ATELIER 3 : OBJETS NUMERIQUES : VECTEURS D’ACCELERATION ?
Animateur : Marina DUFÉAL (maître de conférences en géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
14h00 – Bouchra DAOUDI (doctorante en sciences politiques, UMR 5194 PACTE, Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes) De l’urne traditionnelle à l’urne électronique : ce que les machines à voter font de l’espace temporel électoral.
14h30 – Denis TRAUCHESSEC (doctorant en géographie, UMR 6590 ESO, Université d’Angers) « Tu bouges ou tu reçois ? » Sur l’efficacité des applications de rencontre entre hommes comme outil de la mobilité.
15h00 – Pauline GAUDIN (doctorante en arts, EA 3204ACCRA, Université de Strasbourg) Mobilité : l’artiste qui voyage et expérimente le réel.
15h30 – Discussions 16h00 – Pause 16h30 – Annonce des lauréats du concours photo
16h45 – Conclusion du colloque par l’invitée, Sandra MALLET

ANUPAMA NALLARI

City University of New York
Psychologie Environnementale
anupama_nallari@yahoo.com

 

As the world continues to urbanize, Growing up in an Urbanizing World still remains an extremely relevant text almost a decade after it was first published. Recent reports from the United Nations’ Population Division (2009) show that 3.4bn or half of the world’s population now reside in urban areas and 50% of these populations are made up of children. A majority of these children live at the intersections of poverty, rapid urban change, lack of basic services, traditional values, and global trends. The authors in this book embark on engaging children in deeply participatory processes to understand their complex relationships to the places where they live and to improve urban conditions by bringing children’s voices to the adult centric arena of urban planning and development.

Kevin Lynch, a visionary urban planner, started a research project called ‘Growing Up in Cities’ in the 1970’s with the support of UNESCO to better understand how cities contribute towards the overall development of children. This project took place in four working class neighborhoods in Poland, Argentina, Australia, and Mexico and revealed how urban issues such as increased traffic, urban crime, social stigma, and lack of adequate play resources – issues that are still very relevant today – affect children’s daily lives. The project stood out for its simplicity in design and ability to adapt to a variety of sites. While Lynch expected his research to gain popularity and be replicated in many parts of the world- specifically low-income areas in developing countries – it was not to be. Almost 20 years later, in a world more aware of children’s rights and environmental sustainability, Louise Chawla, the editor of this text, sought to revive the Growing Up in Cities project (GUIC). With support from the UNESCO MOST (Management of Social Transformations) program and a host of local funding agencies she was able to revive the research project in eight cities from both the global North and South (namely: Warsaw, Poland; Buenos Aires, Argentina; Northampton, United Kingdom; Melbourne, Australia; Trondheim, Norway; Oakland; USA; Johannesburg, South Africa; and Bangalore, India). While the aim was to conduct follow up research in all of the sites from the first phase of the project, it was possible only in two (Warsaw, Poland, and Melbourne, Australia) due to logistical and funding difficulties. A key addition to the second phase of GUIC was to involve children in participatory local planning, design and policy-towards realizing some of the changes the young people envisioned for their neighborhoods.

This book is a summary of the revival of the Growing Up in Cities project. The book is laid out in ten chapters. In the first chapter, editor Louise Chawla, provides a platform for the chapters to come by discussing the key theoretical and methodological frameworks that inform this study, she describes how this study differs from the earlier initiative, and states the overall goals for the project. Chapters two through nine are country reports from principal researchers, where the research process, methodology, and findings are described in detail for each project. In the last chapter, Chawla summarizes the overall project and draws out key comparative findings that will help guide urban planning and policy professionals in creating urban environments better suited for children. The appendix has research guidelines, methods and interview questions followed by the research teams in all countries.

Apart from the objective descriptions of each location’s physical and social features at the beginning of each country report, and common research goals, little else remains constant across the various projects. Each study varies in research design, geographical scale of site (from a small apartment complex in Oakland, California to neighborhoods spanning 614 Acres as in Hunsbury, Northampton), number of participants (from as few as 23 in Johannesburg to 181 in Northampton), and methods used. An important finding in spite of this diversity is that ‘..there is a remarkable consensus about the qualities that create places where children and adolescents can thrive, versus conditions that cause them to feel alienated and marginalized.’ (p17)

For example, research from Buenos Aires, Argentina and Bangalore, India (chapters 2 & 6) revealed that despite difficult living conditions, socio-cultural factors such as local culture, rooted traditions, and children’s inclusiveness in community life kept children happy and satisfied with their neighborhood. Robin Moore and Nilda Cosco found that children living in Boca Braccas an inner-city low-income neighborhood in Buenos Aires thrived in the cultural richness of the local environment. Even in the face of insecure tenure, poverty, and crime these children maintained a strong sense of self-identity and took active part in community life. Similarly, in India, David Driskell and Kanchan Bannerjee found that children living in Sathyanagar, a peripheral slum in Bangalore, took pride in their modest homes and traditional roots. These young people in spite of shouldering large responsibilities at home and contending for basic services like water on a daily basis were for the most part ‘happy, content, and resilient’. Robust social networks, a culture of democracy, access to natural diversity, and land tenure were some of the factors that the researchers found attributed towards these children’s positive outlook. Children from both these research sites felt safe to roam around their neighborhood and nearby areas. These two chapters also emphasize how children living in low-income neighborhoods may lack material comforts but enjoy diverse social and cultural affordances and a high degree of spatial freedom which their richer counterparts lack living in high-rise apartments and gated communities with tightly packed daily schedules.

Children from Semilong and Hunsbury in Northampton, and Braybrook, Melbourne (chapters 3 & 4) expressed alienation from their locality as they felt that their neighborhoods lacked age appropriate play provision and spaces where they could sit and talk with their friends. Girls in particular expressed fear in navigating through certain areas that were frequented by thieves, drunks and drug addicts. The local police and adults in both these research sites saw groups of boys ‘hanging out’ on the street as a threat to the social fabric of the community and therefore worked towards removing children from the public sphere of the street. As a result of these exclusionary practices, both boys and girls were seen to be retreating to the private domain of the home and away from the public sphere of the street. Boys took to watching television and playing video games, while girls took care of siblings, chatted with friends, and watched television.

The research projects reported in this book are rich with children’s voices, illustrations, photographs, and maps from across the globe that tell the story of what it means to be a child growing up in a poor or relatively low-income neighborhood. The chapter by Jill Swart-Kruger on children living in a squatter camp called Canaansland in Johannesburg is particularly powerful in transporting the reader into the midst of these children’s lives. This chapter not only reveals the physical, social, and cultural experiences of these children but also the unpredictable nature of life in squatter communities representative of millions of other young people across the globe. Swart-Kruger describes the utter shock and hopelessness felt by families and children when they are served eviction notices and ordered to relocate to a larger camp 40km from the city. This act depleted people’s material and social capital and moreover traumatized children with a deep-seated powerlessness of insecurity. In the new settlement, which was already home to over thousand families, the new arrivals struggled to make ends meet and had to contend for meager resources with hostile residents. The research team reached out to the families of Canaansland with as much material resources, time, and energy they could garner. They also rekindled participatory process to establish a play and study center (planned for the Cannansland area) in the new settlement that enabled the Canaansland people to form bonds with existing residents and helped alleviate some of the hostility between them.

This text also emphasizes that the global North and South cannot be grouped as separate entities when it comes to children’s experience of their urban environments. Take for example children’s mobility, the chapters (6 & 7) from India and Norway show that children from both these studies displayed relative confidence and freedom traversing through their neighborhoods by themselves or in the company of siblings or friends. Whereas children from the USA, England, Australia, and South Africa felt less safe exploring their neighborhoods due to a variety of reasons such as social stigma, fear of crime, and lack of adequate play opportunities.

As the reader progresses from one country report to the next it becomes increasingly clear that having children’s participation instated in urban planning and development is a daunting task. Most research teams expressed deep frustration while working with government bodies to bring about a systemic inclusion of children’s voices in urban development processes and decisions. Municipal governments were tokenistic and manipulative in their acceptance of children’s participation and the GUIC projects. They frequently tried to co-opt the projects for their own publicity, assured research teams that they were well aware of children’s needs – which seldom coincided with what children said they needed. Municipal officials primarily encouraged processes where they could get political mileage and while in paper mandated children’s participation in urban planning seldom put it into practice. Where research teams were able to implement systemic change the results were rewarding for all parties involved showing that meaningful participation can go a long way.

All the country reports in this book are a standing testament to the fact that children, when given an opportunity, are able to express their views about matters that concern them and provide meaningful suggestions for making their living environments a better place for all age groups. Through participatory processes research teams were able to open up some alternative geographies for these young participants.

This book complements other vital texts in the arena of children and the urban environment such as Cities for Children (Bartlett et.al, 1999), Child and the City (Christensen and O’Brien, 2003), and Cool Places (Skelton and Valentine, 1998). This text along with its companion volume David Driskell’s Creating Better Cities with Children and Youth are valuable resources for people in urban planning, community development, and urban governance, as well as for those who advocate for children like national and international NGOs and grassroots organizations.

Références
BARTLETT S., HART R., SATTERTHWAITE D., DE LA BARRA X., and MISSAIR A. (1999), Cities for Children: Children’s Rights, Poverty and Urban Management, London, Earthscan.
CHRISTENSEN P. and O’BRIEN M. (Eds.) (2003), Children in the City: Home, Neighbourhood and Community, London, Routledge.
DRISKELL D. (2002), Creating Better Cities with Children and Youth: A Manual for Participation, Paris, London, UNESCO Publishing/Earthscan
SKELTON T. and VALENTINE G. (Eds.) (1998), Cool Places: Geographies of Youth Cultures, London, Routledge.
United Nations Population Division (2009), World Urbanization Prospects: The 2009 Revision.

HENRI DESBOIS

Maître de conférences en géographie
UniversitéParis Ouest Nanterre la Défense
henri.desbois@ens.fr

 

A l’occasion de la sortie de Tron, l’héritage, suite du film Tron de 1982, on propose de revenir sur une des premières représentations du cyberespace à l’écran et de montrer comment l’évolution du traitement visuel de l’univers virtuel est révélatrice des changements de nos imaginaires du numérique.

La culture populaire en général – le cinéma en particulier – est le lieu d’expression privilégié des imaginaires collectifs. Les films de cinéma, œuvres collectives, synthétisent, façonnent et diffusent des représentations qui deviennent le fonds commun d’une époque. Les mondes virtuels en tant que tels n’ont pas fait l’objet de représentations très nombreuses à l’écran. La principale contribution du cinéma à la construction des imaginaires numériques est plutôt à chercher du côté du renouvellement de la façon de produire des images. Les effets visuels, désormais presque toujours produits par ordinateur, sont souvent mis en avant lors de la promotion des films à grand spectacle dont ils constituent l’un des principaux attraits. Dans la mesure où il n’existe plus de spectateur naïf (au sens où l’on va voir les films pour jouir des effets visuels toujours plus sensationnels avec une conscience aigue qu’il s’agit de trucages), cette exhibition d’images de synthèse toujours plus convaincantes et incroyables à la fois institue dans l’imaginaire collectif les techniques numériques comme puissantes machines à illusion. Un des premiers films à avoir fait un usage massif de ces techniques est le premier Tron (Lisberger, 1982). La campagne de promotion du film avait à l’époque insisté sur l’aspect révolutionnaire des techniques d’animations mises en œuvre, un peu comme quelques années plus tard ce fut le cas pour Jurassic Park (Spielberg, 1993). Dans le cas de Tron, le sujet du film et les moyens de sa réalisation tendent à se confondre.

Ce film produit par les studios Disney raconte comment Flynn, un ingénieur en informatique, concepteur de jeux vidéo, se retrouve malgré lui propulsé dans le monde virtuel à l’intérieur de la machine, où il doit affronter une intelligence artificielle assoiffée de pouvoir. Lors de sa sortie en salle, le film n’a pas connu un succès à la hauteur des attentes du studio, mais il a acquis au fil des années un statut de film culte, à la fois pour son côté précurseur, et en raison d’une certaine radicalité de ses choix visuels. Précurseur, le film l’est par ses techniques, mais plus encore par son thème : il s’agit en effet probablement de la première représentation du cyberespace, avant que le mot soit apparu et avant que l’idée en ait été popularisée. La science-fiction avait déjà imaginé auparavant d’autres espaces simulés par des machines, mais il s’agissait en général, par exemple chez Galouye (Simulacron 3) ou Vinge (True Names), de représentations mimétiques de mondes plus ou moins familiers. Tron peut être considéré comme précurseur de la représentation du cyberespace tel que William Gibson le décrit en 1984 dans le roman Neuromancien (voir l’article « Le cyberespace, retour sur un imaginaire géographique » dans le présent numéro des Carnets), dans la mesure où l’espace simulé de la machine ne représente que les données et les programmes. Les principales différences entre l’univers de Tron et le cyberespace sont que d’une part, dans le cas de ce dernier, la spatialisation est explicitement arbitraire (« l’hallucination consensuelle ») et est conçue comme une interface utilisateur, tandis que Tron prétend donner à voir la machine du point de vue de la machine, et que d’autre part, bien que le monde virtuel y soit appelé « la Grille », l’idée du réseau est secondaire dans Tron.

Il existe pourtant des similitudes entre l’univers graphique de Tron et le cyberespace de William Gibson. La plus frappante est sans doute le parallèle constant qui existe entre l’univers interne de la machine et le monde urbain (séquence d’ouverture, dernier plan). Même si de nombreux éléments graphiques et architecturaux, tant dans les scènes qui se déroulent sur la Grille que dans la ville suggèrent une continuité entre le monde urbain et l’univers électronique, ne serait-ce que parce que la ville est presque toujours représentée de nuit, la Grille de Tron n’est pas à proprement parler un double de la ville. Au contraire, l’aspect le plus frappant de l’univers virtuel de Tron est son caractère abstrait. Selon les séquences, il s’agit tantôt d’une grille nue, de paysages géométriques, de montagnes fractales, ou de structures qui rappellent vaguement des composants électroniques. Les véhicules sont extrêmement stylisés, à la manière des symboles des jeux d’arcade de l’époque. D’une manière générale, l’univers du jeu vidéo est très présent, et la Grille symbolise davantage l’écran noir de la borne d’arcade, voire un échiquier, archétype de l’espace du jeu, qu’un quelconque réseau informatique qui n’en était qu’à ses balbutiements. Les personnages eux-mêmes sont presque réduits à des abstractions : les costumes effacent les corps en les désindividualisant et en en brisant la forme familière par des motifs lumineux qui sont eux-mêmes une stylisation de circuits électroniques. Quant aux visages, le traitement particulier de la couleur en estompe les traits. Cet univers n’obéit pas aux lois de la physique : nul air n’y souffle, on s’y téléporte, c’est un monde radicalement étranger. Au-delà de la volonté de créer un univers visuel qui s’accorde avec l’extrême stylisation qu’imposaient les limitations techniques des jeux vidéo de l’époque, la radicalité graphique de Tron peut également se lire comme l’expression symbolique du caractère alors exotique de ces techniques numériques qui n’appartiennent pas alors encore au quotidien du grand public.

Tron, l’héritage (Joseph Kosinski), sorti aux États-Unis fin 2010 et en France début 2011, est la suite du premier film. Une trentaine d’années après l’action du premier épisode, le fils de Flynn entre à son tour dans la Grille, à la recherche de son père disparu 20 ans plus tôt. Au-delà d’une exploitation mercantile de la nostalgie d’une génération imprégnée des images du premier Tron, Tron, l’héritage propose une réinterprétation de l’esthétique du premier épisode qui révèle les bouleversements de nos conceptions du virtuel.

Une certaine parenté visuelle entre le nouveau Tron, et l’ancien établit une continuité superficielle entre les deux épisodes, mais les changements sont plus révélateurs que les similitudes. Il n’était sans doute pas possible de proposer au public de 2011 le graphisme tantôt épuré, tantôt lorgnant du côté des expériences psychédéliques du premier Tron. De même que les jeux vidéo, pour une bonne partie d’entre eux, sont à la recherche d’un réalisme toujours plus poussé, de même la Grille de Tron a pris de l’épaisseur et de la complexité, et tout ce qu’elle avait d’étrange et d’abstrait a pratiquement disparu, au point qu’elle ressemble désormais à un univers de science-fiction beaucoup plus conventionnel. Cette Grille nouvelle version n’est d’ailleurs plus rattachée que de manière extrêmement indirecte à l’univers du jeu vidéo. C’est ce que rappelait le slogan d’une des affiches (« ce n’est plus seulement un jeu », mais on aurait aussi pu dire : « on ne joue plus »). Il est assez significatif que la société qui, dans le premier épisode, commercialisait des jeux vidéo, se soit reconvertie dans les systèmes d’exploitation. L’univers numérique du second Tron n’est plus celui des jeux vidéo, mais ce cyberespace avec lequel nous cohabitons, qui imprègne le moindre recoin de nos villes et qui accompagne chaque instant de nos vies, cette infosphère (néologisme formé sur le modèle d’atmosphère ou de biosphère pour désigner la part informationnelle de notre environnement) qui, par l’entremise des techniques numériques, s’est si considérablement étendue.

Cette marginalisation du jeu vidéo est le reflet des évolutions techniques de ces 30 dernières années : il y a 30 ans, pour le grand public, une borne d’arcade était à peu près le seul appareil ressemblant vaguement à un ordinateur que l’on pouvait rencontrer. Aujourd’hui, même si le jeu vidéo est une industrie extrêmement importante (et un des moteurs du marché du PC haut de gamme), l’informatique est tellement omniprésente, tant dans l’espace domestique que dans celui du travail, que le jeu ne peut à lui seul la représenter. Il est significatif à cet égard que dans Tron, l’héritage même les séquences de jeu, en particulier celle du combat de disques, aient perdu une grande part de leur aspect ludique : elles sont filmées comme des jeux du cirque modernes, et se déroulent non pas dans l’espace abstrait du premier film, mais sur une sorte de ring futuriste situé au milieu d’un stade rempli d’une foule de spectateurs. Au-delà de cette marginalisation du jeu vidéo, la Grille du nouveau Tron est extrêmement différente de celle de l’ancien. Il s’agit cette fois d’une véritable ville, avec ses immeubles et ses rues, ses habitants, ses mendiants, ses boîtes de nuit, sa poussière, sa fumée, et même sa pluie. Ce monde est plus proche du nôtre au point que le personnage qui y entre par mégarde ne s’aperçoit pas immédiatement qu’il est passé de l’autre côté de l’écran. Autant la Grille du premier Tron était étrangère, autant celle du second, à bien des égards, est familière. Non seulement son aspect et les lois physiques qui la gouvernent sont proches de celles de notre monde, mais le film multiplie aussi les citations et les allusions visuelles à un certain nombre de classiques de la science-fiction, ce qui renforce encore ce sentiment de familiarité.

L’allusion la plus évidente est à 2001, l’Odyssée de l’espace (S. Kubrick, 1968), qui a manifestement fourni le modèle pour le décor de l’appartement de Flynn, mais on trouve aussi, de manière peut-être plus attendue, des clins d’œil à Matrix (A. et L. Wachowski, 1999), des allusions à Blade Runner (Ridley Scott, 1982), et à la Guerre des étoiles (George Lucas, 1977). Un ou deux emprunts auraient pu être fortuits, ou n’être que des clins d’œil aux amateurs de science-fiction, mais leur multiplication incite à y chercher un sens. Le monde virtuel n’a pas seulement pris l’apparence de notre monde familier, il est aussi une collection de tous les futurs que nous avons imaginés, ou, en d’autres termes, il devient l’incarnation même de la science-fiction. Cette équivalence implicite entre le numérique et la science-fiction doit probablement moins se lire comme une prophétie au sujet d’un avenir dominé par les machines (même si la majorité des films cités – 2001, L’Odyssée de l’espace, Matrix, Blade Runner – parlent de machines qui échappent à ceux qui les ont conçues) que comme une célébration des effets visuels numériques, justement inaugurés par le premier Tron, et qui sont devenus au fil des années la matière même dont est fait le cinéma de science-fiction.

La proximité entre le monde matériel et la Grille figure aussi allégoriquement l’hyper informatisation du monde contemporain, où la part informationnelle de notre environnement est en croissance constante. Le monde numérique, qui dans le premier Tron restait confiné à l’intérieur de la machine, déborde largement à présent de l’écran (cette expression est ici à double sens puisque le film est projeté en relief dans les salles). Le deuxième volet de Tron illustre d’ailleurs ce que William Gibson a appelé le « retournement du cyberespace » (dans son roman Code Source, à propos des techniques de géolocalisation ; voir Desbois, 2010) à travers le personnage de Quorra, un être informatique qui s’incarne dans le monde matériel à la fin du film (cette conclusion est assez similaire à celle du roman de William Gibson Idoru, où une chanteuse virtuelle s’incarne dans le monde matériel). L’espace du code, pour reprendre une expression de certains géographes (Graham, 2005 ; Kitchin et Dodge, 2005 et Crampton, 2011, notamment), n’est plus désormais un monde séparé du nôtre par la barrière de l’écran d’ordinateur. Cet espace est le nôtre, et sa géographie, en grande partie, reste à écrire.

BIBLIOGRAPHIE

CRAMPTON Jeremy, 2011, « Cartographic calculations of territory », Progress in human Geography, 35-1, pp. 92-103.
DESBOIS Henri, 2010, « Code Source de William Gibson et les imaginations géographiques à l’ère du GPS », Géographies et Cultures, 75, pp. 189-206.
DODGE Martin et KITCHIN Rob, 2005, « Code and the Transduction of Space », Annals of the Association of American Geographers, 95-1, pp. 162-180.
GRAHAM Stephen, 2005, « Software-sorted Geographies », Progress in human Geography, 29-5, pp. 1-19.