ARMELLE CHOPLIN

Maître de conférences en géographie,
Université Paris-Est
choplin@univ-paris-est.fr

 

Ce carnet de lecture porte sur le roman de Jean-Christophe Rufin intitulé Katiba, sorti en avril 2010 chez Flammarion. Le lecteur est plongé au cœur du Sahara, où il est invité à suivre les agissements d’un réseau de terroristes appartenant au groupe d’Al Qaïda au Maghreb (AQMI). RUFIN Jean-Christophe, 2010, Katiba, Paris : Flammarion.

Décembre 2007, Atar, Sahara, Mauritanie.

Les touristes descendent du charter. Tout de « Quechua vêtus », ils s’apprêtent à faire un trek, à cheminer dans le désert au côté des hommes bleus et à bivouaquer sous le ciel étoilé mauritanien. Akim et Dah, les guides, attendent sur le tarmac de l’aéroport. Une semaine durant, ils « joueront aux nomades », troqueront leurs 4×4 pour des chameaux, raconteront des devinettes, prépareront le thé à l’ombre des palmiers. Ils feront croire que ce Sahara est immuable, hors du temps, préservé des méfaits de la civilisation occidentale. Car, ce sont bien ces mythes que sont venus chercher les touristes. Un Sahara de sable et de vent que la merveilleuse plume de Théodore Monod a contribué à faire découvrir et figer. Dans le froid de la nuit, emmitouflés dans leurs duvets, ces mêmes touristes repenseront peut-être aux mots de Monod : « L’Afrique ne veut pas pour amants des délicats et des douillets : il y faut le mépris des biens terrestres et l’amour de la vie primitive et un grand dégoût de tout l’artificiel d’une civilisation trop compliquée ». La journée, alors que le soleil sera au zénith, dans l’effort de la marche, certains fredonneront les paroles d’une récente chanson d’Alain Souchon :

« Je pars avec Théodore dehors
Marcher dans le désert
Marcher dans les pierres
Marcher des journées entières
Marcher dans le désert
Dormir dehors
couché sur le sable d’or
Les satellites et les météores
Dormir dehors
il faut un minimum
une bible, un cœur d’or
un petit gobelet d’aluminium
il faut un minimum »

Décembre 2011, Nouakchott, Mauritanie

La compagnie de charter vient d’annoncer qu’elle ne desservira plus le Sahara mauritanien à cause de la « menace djiahdiste ». Les auberges ferment les unes après les autres. Akim et Dah ne jouent plus aux nomades, ni même aux guides. Ils viennent de rejoindre Nouakchott, la capitale, dans l’espoir de trouver un petit boulot pour nourrir leur famille. Le Sahara et ses hommes enturbannés font désormais peur. Le livre de référence n’est plus Méharées de Théodore Monod, mais Katiba de Jean-Christophe Rufin.

Le « roman » de Rufin prend pourtant place dans la même immensité désertique que les œuvres de Monod. Du sable, des oasis, des oueds, du vent, des campements. Le même espace mais plus le même territoire. Nous ne sommes plus dans le campement de nomades, ni même celui des trekkeurs. Rufin nous conduit dans un camp de combattants islamistes, qu’on appelle « katiba ». Au Sahara de Monod, il ajoute des membres d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), des armes, de la cocaïne.

L’héroïne de Katiba se prénomme Jasmine. Jeune veuve d’une trentaine d’années, elle travaille au Quai d’Orsay comme employée dans le service du protocole diplomatique. On apprend qu’elle a vécu en Mauritanie où son défunt mari était consul. On la retrouve justement quelques chapitres plus loin en Mauritanie, attendue par de jeunes médecins pour monter un projet humanitaire. Mais en lieu et place de projet humanitaire, on la découvre entretenir des liens bien ambigus avec ces jeunes médecins aux barbes fournies qui la conduisent au beau milieu du désert pour une étrange rencontre. Parallèlement à l’histoire de Jasmine, on voit évoluer Kader, ancien contrebandier qui, grâce à sa fine connaissance du désert, opère désormais dans le combat salafiste. A ces deux principaux personnages s’ajoute Dimitri, un médecin aux allures de G.I. Ce Canadien d’origine ukrainienne n’est autre qu’un agent secret dépêché en Mauritanie par une agence d’espionnage privée américaine. Tous les ingrédients sont là pour que le lecteur se laisse prendre par l’intrigue : rivalités entre branches djihadistes, liens politiques occultes, gadgets et haute technologie, CIA, meurtres. Sans oublier une histoire (d’amour ?) entre la mystérieuse Jasmine et Dimitri, l’agent secret un peu gauche.

L’histoire nous entraine des quartiers précaires de Nouakchott au Quai d’Orsay à Paris, du consulat de Nouadhibou au bureau d’une agence de renseignement à Bruxelles, de l’aéroclub de Dakar aux luxueux restaurants de Washington, des campements mobiles au Mali aux tours de Johannesburg. Ce thriller géopolitique démontre, pour ceux qui en douteraient encore, combien cette région saharo-sahélienne est bien entrée dans l’histoire, intensément connectée au reste du monde et touchée par des processus pour le moins globalisés. Il rend compte du brutal basculement qu’a connu cette région, désormais répertoriée dans les « zones grises » de la planète.

Si le récit est haletant, le lecteur peut par moment se sentir gêné. Outre le style d’écriture relativement simple, tellement dépouillé que ces 400 pages semblent avoir été rédigées un peu vite, c’est peut-être plus encore le statut ambigu de fiction qui dérange. L’histoire débute par une (bien triste) histoire vraie : l’assassinat des quatre Français survenu le soir de Noël 2007, devenus italiens dans le roman. Rufin répète dans sa postface que « ce livre est un roman, un pur ouvrage de fiction » et se défend qu’« un romancier ne peut ignorer ce qu’il doit au réel ». Que des faits réels alimentent l’imagination d’un romancier, rien de plus banal. Mais, la situation est bien différente si ce même romancier occupe alors le prestigieux et officiel poste d’Ambassadeur de France au Sénégal. Surfer sur la vague du terrorisme, s’inspirer des dossiers secrets auquel Son Excellence a directement accès pour en faire un best-seller, voilà qui est plus dérangeant. Dans cette « fiction », finement renseignée et qui en dit long sur la complexité du terrorisme, l’ambivalence est à chaque page. Certains noms sont à peine « camouflés » : le « héros » de Rufin se nomme Kader Bel Kader. Comment ne pas reconnaitre dans ce personnage Mokhtar Belmokhtar, l’émir du Sahara qui serait l’auteur présumé de l’enlèvement des deux jeunes français tués au Mali en janvier 2011 ? Abou Moussa, le rival de Kader dans le texte, ne serait autre que le nom romancé d’Abou Zayed, ancien contrebandier qui aurait enlevé Michel Germaneau et commandité l’enlèvement des cinq Français d’Areva au Niger en septembre 2010. Pour d’autres noms, Rufin ne s’est pas donné la peine de les changer : Abdelmalek Droukdel, chef suprême d’AQMI, reste Abdelmalek Droukdel dans le texte.

Le Sahara, mythes et réalités d’un désert convoité… Tel est le titre qu’a donné le chercheur Jean Bisson à son ouvrage de référence sur la zone en 2003 et qui reste on ne peut plus d’actualité. En moins de cinq ans, le regard porté sur cette région a bien changé. Au mythe du Sahara hors du temps et immuable des touristes, qui eux-mêmes reprenaient Monod, se substitue celui des islamistes de Rufin. Les nomades fascinants seraient devenus de méchants barbus. Cette vision est bien évidemment très simpliste et ne saurait être généralisée. C’est oublier que Akim et Dah, les anciens guides, vivent toujours sous le ciel étoilé mauritanien. Aujourd’hui économiquement marginalisés par la fin du tourisme, ils ne sont pas pour autant devenus djihadistes. Or, le texte de Rufin tend à généraliser ce Sahara des islamistes. En outre, il entretient par moment une vision toute « huntingtonienne » de civilisations nécessairement opposées. Les personnages sont en effet présentés comme tiraillés en permanence entre Orient et Occident.

In fine, on regrettera que le livre de Rufin ait désormais supplanté ceux de Monod au rang des best-sellers sur le Sahara. On aimerait en effet garder en mémoire les Méharées de Monod plutôt que les Katiba de Rufin.

Références
BISSON J., 2003, Le Sahara : mythes et réalités d’un désert convoité, Paris : L’Harmattan, 479 p. MONOD T., 1997, (1923), « Méharées », in Maxence au désert, Arles : Actes Sud, 1421 p.


 

Marianne MORANGE

Université Paris Diderot
Géographe et urbaniste, SEDET, EA 4534
marianne.morange@paris-diderot.fr

Amandine SPIRE

Université Paris Diderot
Géographe, SEDET, EA 4534
amandine.spire@paris-diderot.fr

 

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Ce carnet de lectures n’a pas pour point de départ la lecture d’un ouvrage mais un ensemble d’échanges ayant eu lieu lors d’une table ronde que nous avons organisée et animée en janvier 2012, à l’Université de Nanterre, à l’occasion du colloque international « La ville compétitive, à quel prix ? » (organisé par le CNFG et le programme JUGURTA). Cette table ronde a réuni quatre membres du programme scientifique JUGURTA (justice, gouvernance urbaine et territorialisation dans les villes du Sud, financé par l’ANR « Suds » et dirigé par Philippe Gervais-Lambony) : Alain Dubresson (Professeur, Université Paris Ouest-Nanterre la Défense), Karine Ginisty (ATER à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée et doctorante à Paris Ouest-Nanterre La Défense), Susan Parnell (Professeur à l’Université du Cap, UCT) et Jean-Fabien Steck (Maître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense). Laurent Faret, Professeur à l’Université Paris-Diderot et Directeur du SEDET, a joué le rôle de discutant externe au programme JUGURTA.

Pendant quatre ans (entre 2008 et 2012), le programme JUGURTA a donné la possibilité à une trentaine de chercheurs de travailler autour de questions de justice et d’injustice spatiale dans les villes du Sud. Cette table ronde a permis à ces géographes de confronter leurs démarches, leurs objets, leurs méthodes et leurs résultats et d’opérer un retour partiel sur leurs expériences individuelles de recherche et sur leur manière de mobiliser la notion de justice dans quatre villes africaines (Abidjan, Lomé, Le Cap, Maputo) affectées par des « problèmes de développement. Ils ont ainsi interrogé le rôle et le poids du Sud dans leurs manières d’aborder la notion de justice spatiale. L’objectif était d’interroger les conséquences et les attendus de leur participation à un programme sur la justice spatiale et les villes du Sud, en leur posant des questions communes : quand on traite de justice spatiale dans les villes du Sud, comment (et pourquoi) prendre en compte la spécificité de ces terrains ? Qu’est-ce qu’une approche par le Sud peut apporter aux débats sur la justice spatiale ? Quelles spécificités des enjeux de justice spatiale quand on parle du Sud ?

S’il ne portait pas directement sur la compétitivité urbaine et l’entrepreneuralisme urbain, JUGURTA a néanmoins progressivement poussé les chercheurs impliqués dans ce programme à se positionner sur la question de la tension entre justice sociale et efficience économique, entre développement et redistribution. Cette question se trouve en effet au cœur des enjeux politiques dans bien des villes et elle prend un tour particulier dans les villes du Sud du fait des impératifs développementaux auxquelles ces dernières sont confrontées. Or la tension entre impératifs de justice et de compétitivité économiques offre de nombreuses possibilités d’élaboration d’un questionnement critique pour la géographie urbaine qui scrute les métropoles du Sud au prisme de la justice, notamment en ce qu’elle engage à reformuler des enjeux développementaux. C’est à ce titre que nous rendons compte des échanges de cette table ronde dans ce numéro.
La diversité des positionnements individuels a finalement fait émerger deux débats majeurs que nous espérons restituer au plus près de la parole des intervenants.

Justice spatiale et objets de recherches « développementaux », quelle relecture ?

Les chercheurs participant au programme JUGURTA ont considéré que la notion de justice spatiale appliquée aux espaces urbains appelait à réinterroger en priorité des formes d’injustice concrètes et matérielles somme toute assez classiques et bien connues dans les études portant sur le développement : les déséquilibres économiques et de services entre territoires ainsi que les inégalités sociales à différentes échelles. Les questions relatives au développement économique local, aux déguerpissements et d’accès au foncier, ou encore à la place du commerce de rue ont par exemple fédéré des discussions en partant de plusieurs cas d’études. Ces questions ont ici été réinterrogées en termes de justice.

Travaillant sur la notion de métropolisation, A. Dubresson interroge les enjeux en terme de « bonne » gouvernance, d’efficacité gestionnaire ou de développement territorial compétitif. La construction de métropoles unifiées, au tournant des années 2000, dans le contexte post-apartheid, visait avant tout à promouvoir un modèle de gouvernance apte à enclencher des redistributions fiscales et économiques entre territoires riches et townships ou camps de squatters délaissés sous l’apartheid, et à surmonter la fragmentation gestionnaire construite par l’apartheid. À travers la notion de justice spatiale, des perspectives comparatives Nord-Sud s’esquissent ici sur les liens entre stratégies de croissance territoriales métropolitaines et recherche de voies développementales locales.

À partir du cas de Maputo et dans le cadre d’une recherche doctorale, K. Ginisty questionne la notion de justice spatiale au prisme de l’étude des services urbains (un objet parmi d’autres possibilités selon elle). À travers la question de l’eau potable, elle s’intéresse surtout à la manière dont les citadins s’approprient, construisent et mobilisent les catégories du juste et de l’injuste dans le contexte post-socialiste du Mozambique. K. Ginisty a choisi de se démarquer des approches classiques sur l’eau potable au Sud, centrées sur l’accessibilité, la fragmentation des réseaux et la gouvernance.

Pour J-F. Steck, les notions de justice spatiale et de développement s’informent mutuellement. Le questionnement sur la justice spatiale, venu dans un second temps pour lui, après des travaux sur l’informalité à Lomé et Abidjan, ancrés dans le champ bien balisé des études développementales, l’a conduit à questionner la légitimité et la place du commerce de rue dans la ville africaine, et donc les relations entre informalité et espace public, en inscrivant ses travaux directement dans le champ des études urbaines. La justice spatiale permet là un glissement de point de vue intéressant.

Les questions identitaires et culturelles ont en revanche été relativement peu abordées au sein de JUGURTA dans la mesure où les chercheurs engagés dans ce programme n’étaient pas des spécialistes de ces questions, ni des questions de genre par exemple, mais des spécialistes des études urbaines qui privilégient une approche politique et sociale, souvent fondée sur une perspective matérialiste. La dimension « raciale » ou « minoritaire » de l’injustice en Afrique du Sud ou au Nicaragua par exemple, ainsi que les questions identitaires ont donc une place dans l’analyse de certains chercheurs, mais elles ne sont pas mobilisées comme des catégories d’analyse structurantes de la notion de justice spatiale par les chercheurs qui se sont exprimés dans cette table ronde.

Ce constat ouvre un champ de recherche sur l’articulation entre ces approches théoriques et celles sur la subalternité ou le post-colonialisme, comme y invite le travail engagé collectivement sur les représentations de la justice, notamment dans l’ouvrage collectif issu de ce programme et actuellement en cours de publication. A. Dubresson a ainsi signalé la piste de « l’atomisation des récits du juste et de l’injuste », liée aux micro-classifications raciales héritées en Afrique du Sud.

De ce point de vue, Karine Ginisty a rappelé le caractère très troublant de ses résultats sur la faible mobilisation des catégories de justice et d’injustice par les citadins de Maputo, qui renvoient à la nécessité d’une contextualisation locale et interrogent les capacités citadines de mobilisations politiques. Elle constate que les discours sur le juste et l’injuste sont confisqués par les acteurs publics, qui construisent des référents pour penser la justice et l’injustice alors même que les injustices vécues par les citadins au quotidien sont tus. La notion de justice spatiale lui a surtout servi de boîte à outils pour déchiffrer des dynamiques de pouvoirs en questionnant le sens des discours publics sur le développement et en interrogeant l’aspect normatif et axiologique de la notion de justice spatiale. La justice permet alors de repolitiser les approches du développement, marquées selon elle par une forte dérive techniciste. Il s’agit donc, à travers cette notion, de s’interroger non pas sur l’accessibilité matérielle à l’eau mais sur l’expérience de l’espace, de la ville, les pratiques sociales et le rapport politique à l’espace.

Les trois chercheurs, quel que soit leur rapport à la notion de développement, se rencontrent autour de la nécessité de situer les points de vue et de dépasser le caractère normatif de la notion de justice spatiale. Pour J-F. Steck, à Lomé, rechercher l’expression du juste et de l’injuste pose problème : il craint de projeter sur ce terrain ses propres représentations du juste et de l’injuste. Comme à Maputo, il n’existerait pas d’espaces d’expression politique propices à la contestation, surtout au niveau local. L. Faret rappelle d’ailleurs l’importance de l’historicisation des processus de construction des injustices et des rapports de domination, mais aussi des catégories du juste et de l’injuste, conformément à l’approche des savoirs situés. Egalement sensible à la spécificité des rapports de domination au Sud, il rejoint K. Ginisty pour mettre l’accent sur les vertus repolitisantes de la notion de justice spatiale qui permet selon lui de poser la question des dynamiques d’acteurs, des rapports de pouvoirs, notamment entre l’Etat (qui reste un acteur majeur au Sud malgré des capacités institutionnelles et financières souvent plus faibles qu’au Nord) et des acteurs transnationaux qui agissent à distance (notamment les investisseurs). Ces questions lui semblent centrales sur les terrains latino-américains dont il est spécialiste, où la question des programmes d’ajustement structurel, du consensus de Washington, du mouvement justicialiste et de revendication de droits urbains sont au cœur des débats développementaux.

Une deuxième question a porté sur la spécificité des terrains nationaux pour penser la justice spatiale

Les intervenants ont en effet discuté de l’influence que certains Suds avaient pu avoir sur leur manière de penser la justice spatiale. Cette préoccupation était centrale pour la démarche comparative Sud-Sud qui fut celle du programme. Immédiatement, a surgi la question de la spécificité sud-africaine. Du fait des spécificités historiques, sociales et politiques de la trajectoire sud-africaine qu’a rappelées A. Dubresson (forte capacité de contrôle public, intensité du débat entre les gouvernements locaux et le monde académique sur l’espace, importance du thème de la réparation et de l’idéal de la transition démocratique …), la question de la justice semble particulièrement légitime et pertinente dans ce contexte, à la fois du point de vue des pouvoirs publics qui s’en revendiquent et du point de vue des citadins qui réclament des formes plus nettes de redistribution et une transformation urbaine rapide et radicale. En outre, l’Afrique du Sud a joué le rôle de passeur d’une certaine bibliographie anglo-américaine et de thématiques moins abordées au Sud (la participation démocratique, la néolibéralisation, les échelles de gouvernance et de gouvernement…). A. Dubresson, qui a travaillé la question du développement local au Cap, souligne cependant la banalisation de ces enjeux et de cette trajectoire sud-africaine, et partant, sa capacité à dialoguer avec d’autres expériences de formulation de projets politiques « inclusifs ». Il retient l’Afrique du Sud comme un laboratoire pour analyser la circulation de modèles internationaux comme les City Improvement Districts ou les City Development Strategies.

À travers le débat sur le rôle de l’Afrique du Sud en tant que modèle régional ou que pays atypique, s’est engagée une discussion sur le sens de la justice spatiale au Sud. Le débat sur la spécificité sud-africaine ne s’est donc pas substitué à un débat général sur la justice dans le Sud global. Il l’a au contraire enclenché. Susan Parnell a ainsi rappelé comment pour elle, chercheure fortement engagée dans la réflexion politique et académique sur la refondation d’une ville post-apartheid juste au Cap, et dans la recherche d’une voie post-néolibérale, la justice spatiale est une notion pertinente pour penser des villes plus justes dans le Sud global, même si son contenu programmatique reste à définir. Elle souligne cependant que, quelles que soient les vertus et le caractère stimulant de cette notion, certaines spécificités des villes du Sud global rendent la définition d’un agenda unique (entre le Nord et le Sud) difficile : notamment la forte croissance démographique, la relative faiblesse des gouvernements locaux et des structures de gouvernance. La question de savoir si l’Afrique du Sud constitue un contrepoint et une exception, ou un modèle pour penser la justice spatiale sur le reste du continent (il est certain qu’elle affiche de telles ambitions politiques), voire au Sud, serait donc secondaire. Ce qui compterait avant tout serait l’ouverture d’un champ de réflexion propre à la recherche appliquée qui permettrait de dépasser le comparatisme interétatique (l’Afrique du Sud versus les autres pays) pour monter en généralité et penser la justice spatiale dans le Sud global.

Enfin, incidemment, S. Parnell s’est demandé pourquoi les villes occupent une place centrale dans les débats sur la justice spatiale, et s’il ne serait pas pertinent de réfléchir aux présupposés de cette orientation urbaine des agendas politiques, notamment au Sud. Rejoignant en partie ces préoccupations qui nous ramènent à la dimension développementale de la notion de justice, L. Faret souligne que, pour lui, le renouveau de la pensée sur ce qu’il préfère appeler les « inégalités territoriales », réside surtout dans un enrichissement des études développementales par l’intégration des apports des études urbaines. Si la rapidité des transformations des territoires et des espaces au Sud lui semble un phénomène ancien et bien connu, travailler la notion de justice spatiale permettrait surtout, selon lui, de mettre l’accent sur les dimensions intra-urbaines de ces mécanismes et du développement en général.

Edité par Annick Dubied, David Gerber et Juliet J. Fall. Travaux de Sciences Sociales (TSS 218), Librairie Droz, 2012.

EMMANUEL GOUABAULT

Socio-anthropologue
enseignant-chercheur
HES-SO Genève
gouabault@bluewin.ch

 

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Cet ouvrage collectif a été publié suite à l’organisation de deux évènements internationaux, de septembre à décembre 2008, par les départements de sociologie et de géographie de l’Université de Genève ; d’une part un forum hebdomadaire intitulé « La frontière humain-animal. Un enjeu de société » ; d’autre part, une pré-conférence à la Minding Animal Conference qui concluait le forum précité. La participation d’une variété de chercheurs du champ des sciences humaines assura une réflexion pluridisciplinaire : sept sociologues, quatre géographes, deux spécialistes de littérature, une philosophe, un ethnologue, un historien et même un vétérinaire dont la fonction est plutôt là celle du juriste.

Concernant le contexte de création de cet ouvrage collectif, j’ajouterai que les évènements cités ci-avant s’inscrivent dans une dynamique de recherche novatrice en Suisse. En effet, sous l’impulsion de l’Office Vétérinaire Fédéral (OVF), les professeures de sociologie Claudine Burton-Jeangros et Annick Dubied ont obtenu un financement permettant d’engager une équipe de sociologues afin de mener une étude portant sur les médias suisses d’information sur trente années (Burton-Jeangros et al., 2009). Pour l’OVF, il s’agissait d’aboutir à une meilleure compréhension des relations humains-animaux dans un contexte où l’Office devait faire face à une nécessité de communiquer au public en situation de crise (vache folle, chiens mordeurs…). L’ouvrage collectif en question, issu indirectement de cette initiative, contribue au développement du champ des « études animales » par les sciences humaines francophones. Le volume se centre sur la thématique des « frontières de l’animal » et largement dans le sens de notre rapport de proximité (personnification des animaux) et/ou de distance (les animaux pensés en termes de risque), à des degrés variables, avec ces animaux. Le volume répond donc à la question de la (re)négociation de la frontière entre humains et animaux. Il pose aussi celle de la« bonne » distance, des dispositifs qui la soutiennent et des acteurs, humains et non-humains, qui participent à ces négociations. Ces questions sont adressées tant au niveau des représentations sociales que des pratiques, sachant qu’un des postulats de départ est le fait que « la définition de la frontière entre l’humain et l’animal est essentiellement culturelle » (p. 10).

Pour répondre à ces questions, l’ouvrage est divisé en trois parties. Tout d’abord une introduction conséquente composée de trois textes : le premier par les responsables de la publication qui la présentent dans son ensemble, rappelant que les études animales en sciences humaines en sont encore à leurs débuts et nécessitent une pluralité d’approches pour rendre compte de la complexité des relations humains-animaux. Le deuxième texte est signé Vinciane Despret dont l’approche originale de philosophe des sciences, et de l’éthologie en particulier, insiste sur « les expériences partagées », notion qui invite à prendre au sérieux le fait que les animaux participent activement à la construction du savoir qui est élaboré à leur sujet. La frontière humain/animal renvoie donc dans ce texte plutôt à la transgression de celle-ci ainsi qu’aux enjeux épistémologiques qui y sont liés. Le troisième texte de cette partie introductive est le premier de trois courts textes du vétérinaire Andreas Steiger. Celui-ci est consacré aux lois européennes et suisses sur la protection des animaux avec quelques dates-clés.

La première partie de l’ouvrage s’ouvre alors sur le thème des « représentations et mises en scène» de la frontière. On y retrouve Eric Baratay, historien, qui s’intéresse aux « mises en scène savantes de la frontière » (p. 49) à travers le développement du discours naturaliste moderne dès le XVIIe jusqu’au XXe siècle. Il va ensuite illustrer les évolutions de ce discours à travers « deux lieux de la vulgarisation scientifique : les zoos et les planches d’histoire naturelle » (p. 54). La lecture des zoos proposée passe par la déconstruction d’un discours colonial qui hiérarchise les humains eux-mêmes, des primitifs aux plus civilisés, jusqu’aux zoos actuels, reflets d’une société marquée par l’évolution du discours naturaliste et éthologique. Les planches des naturalistes du XIXe siècle seront à leur tour des lieux politiques où une frontière, malgré tout poreuse, sépare l’humain des animaux.

Sergio Dalla Bernardina, quant à lui, interroge la notion de frontière à travers une étude dynamique des taxinomies, offrant des exemples de classements, reclassements et déclassements à travers des récits de chasse, la littérature du militantisme antispéciste et les documentaires animaliers. Ainsi certains humains se retrouvent bestialisés lorsque certains animaux sont humanisés. L’auteur ne s’arrête pas à ces niveaux ontologiques puisqu’en s’interrogeant sur les Tamagotchi il fait émerger le niveau des choses et des processus de chosification. L’ethnologue incite ses collègues à être attentifs, en cette période de renégociation des statuts, aux « mobiles subjectifs » (p. 74) des classificateurs et aux conséquences possibles de ces remaniements pour ceux qui en sont la cible.

Le sociologue André Micoud s’intéresse à son tour à la question de l’articulation de catégories, mais cette fois dans le cadre d’un ordre symbolique chrétien occidental. Il recourt ainsi à deux couples de notions pour interroger la frontière élaborée entre « le vivant humain et le vivant non-humain » (p. 100) : « le couple corps et âme (qui oppose le sensible et l’intelligible) et le couple chair et parole (qui articule le vivant et la signification) » (idem). Ces couples lui permettent d’articuler une analyse entre distance et proximité à travers le texte de la Genèse, rappelant l’importance d’une ouverture transdisciplinaire vers la psychanalyse et la théologie, l’éthologie et la physiologie.

Les deux contributions suivantes sont celles de deux spécialistes de littérature. Anne Simon, la première, plus difficile à mettre en lien avec les autres contributions, montre comment, dans un corpus de romans francophones du XXe siècle, les animaux ne sont pas des allégories mais incarnent une véritable altérité irréductible que certains auteurs proposent d’explorer par le moyen de métamorphoses. Jennifer MacDonell, quant à elle, se focalise sur une analyse des correspondances de deux poétesses l’Angleterre victorienne, afin de rendre compte de leurs relations avec leur chien. Cette contribution met en évidence comment l’identification à un animal peut engendrer la remise en cause des frontières d’espèce et de genre, non loin des réflexions de S. Dalla Bernardina.

Vient ensuite le deuxième texte d’Andreas Steiger portant cette fois sur l’évolution de la protection des animaux de compagnie au sein de la législation suisse en particulier. Le texte de deux géographes, Jean Estébanez et Jean-François Staszak, conclut cette première partie en reprenant un objet interrogé par E. Baratay : les zoos. Ils sont ici présentés comme des lieux permettant d’expérimenter des relations aux animaux à travers un ensemble de dispositifs matériels et symboliques présentés dans une perspective chronologique. En conclusion de cette analyse, les auteurs s’interrogent sur les fondements de cette recherche de la rencontre avec un alter ego, évoquant la recherche du « sentiment océanique » de Romain Rolland (p. 168), forme de fusion avec quelque chose qui nous dépasse. Cette notion n’est pas sans rappeler la notion de « mimétisme » ou de « complexe de nirvâna » de Roger Caillois (1938 : 86-122) ou celle de « numineux » de Rudolph Otto (1917). Pour conclure cette première partie, le questionnement sur la rencontre de l’alter ego offre un écho inattendu aux contributions de S. Dalla Bernardina, qui s’intéresse aux mobiles subjectifs des acteurs, et d’A. Simon, qui observe, en littérature, des rencontres avec les « animots » considérés comme de véritables alter ego.

La seconde partie de l’ouvrage vise à s’interroger plus précisément sur les « résistances et la réflexivité » en relation à ces frontières entre humains et animaux. C’est à Juliet Fall, une autre géographe, qu’il revient d’ouvrir cette partie avec la thématique des espèces invasives. Celles-ci opèrent des transgressions de multiples frontières, tant géopolitiques qu’ontologiques. L’auteure attire l’attention des lecteurs sur les « compositions de systèmes d’acteurs hétéroclites » (p. 187) que génèrent ces animaux transgressifs ou « animaux-problèmes » (p. 179). S’intéressant à une thématique similaire, les sociologues Isabelle Mauz et Céline Granjou montrent comment l’invention de la notion de « biodiversité » conduit à une renégociation des frontières tant physiques que conceptuelles. Deux exemples sont donnés : la protection des loups et le cas d’une population de marmottes dans un parc national. Ceux-ci permettent aux auteurs de montrer la capacité des animaux à se jouer des dispositifs de contrôle que les humains entendent mettre en place.

Le sociologue Phil Macnaghten s’intéresse quant à lui aux représentations sociales concernant les « animaux génétiquement modifiés, les embryons chimériques humains-animaux et les xéno-transplantations » (p. 203). Il apparaît globalement une tendance à mobiliser une frontière humain/animal dans les discours comme frein à un progrès technique ressenti comme menaçant. Vient ensuite le dernier texte d’Andreas Steiger dans lequel il fait un bilan de l’expérimentation animale en Suisse. Puis les sociologues Annick Dubied et Claudine Burton-Jeangros questionnent elles aussi les représentations sociales à travers les déclinaisons médiatiques de la notion de frontière, qu’il s’agisse de frontières tracées entre « nous » et une « altérité menaçante », lors de crises médiatiques, ou de frontières atténuées avec les animaux personnifiés.

Pour finir, le géographe Steve Hinchliffe s’intéresse aux pratiques de protection de la nature développées en lien à des populations non-humaines urbaines. Cet article renoue avec le tout premier texte (introduction exceptée), celui de V. Despret, lorsqu’il invite à une prise en compte de « l’être avec » à travers le fait « d’être affecté par les animaux » (p. 247), situations qui ont été constatées précédemment, d’une certaine manière, comme dans le cas des espèces invasives.

À noter que l’ouvrage est doté d’un index original mêlant noms propres d’humains, noms d’espèces non-humaines et noms propres de non-humains comme Knut l’ours polaire ou encore Flipper le dauphin. Ces derniers sont dans cet index assez peu nombreux et reflètent cette tendance qui est de personnifier des animaux dont le rôle est celui de la « brave bête », au contraire d’autres animaux au rôle « d’altérité menaçante » (Gouabault et al., 2011).

Pour finir, le champ des études animales qui est en plein développement, surtout pour ce qui est de la sociologie et de la géographie humaine, peut se nourrir ici de pistes qui méritent d’être approfondies comme le rôle des affects dans les relations aux animaux, l’importance des dimensions spatiales et historiques, les enjeux sous-jacents à la dynamique des taxinomies, ou encore les figures animales médiatiques. Les textes présentés dans cet ouvrage offrent tous une réflexion stimulante et jouent tous le jeu de se focaliser sur cette notion centrale de frontière humains/animaux. Le pari de la pluridisciplinarité quant à lui est tenu mais se cantonne néanmoins au périmètre sciences humaines. De plus ces contributions dialoguent bien entre elles, pour la plupart ; le fait que les perspectives portent toutes sur des objets occidentaux y participe d’ailleurs certainement. Les spécialistes des études animales comme les non spécialistes devraient donc trouver dans cet ouvrage matière à penser et à construire.

Bibliographie

Burton-Jeangros C., Dubied A., Gouabault E., Gerber D., Darbellay K. et Gorin V. (2009), « Les représentations des animaux dans les médias suisses d’information, 1978-2007. De la « brave bête » à «l’altérité menaçante» », Rapport final, Genève, Département de Sociologie.
Caillois R. (1938), Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard.
Derrida J. (2006), L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée.
Gouabault E., Dubied A. et Burton-Jeangros C. (2011), « Genuine Zoocentrism or Dogged Anthropocentrism? On the Personification of Animal Figures in the News », Humanimalia, 3/1, 77-100, en ligne : http://www.depauw.edu/humanimalia/
Otto R. (1917 ; 1995), Le sacré, Paris, Payot.
Picard B. (2012), « David Gerber, Juliet J. Fall, Annick Dubied, Aux frontières de l’animal. Mises en scène et réflexivité », Lectures [En ligne], « Les comptes rendus », mis en ligne le 20 août 2012, consulté le 17 décembre 2012. URL : http://lectures.revues.org/8969

ESTELLE CONRAUX

Université de Cergy-Pontoise
Université de Stockholm
Géographie
estelle.conraux@gmail.com

 

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A l’heure où plus de 50% de la population mondiale est urbaine, et près de 60% des enfants vivent en ville, il est crucial d’inclure les enfants dans les débats sur la ville, à la fois en tant que groupe social et tant qu’individus. Tel est le message des coordinatrices de Children in the City, Pia Christensen et Margaret O’Brien. Cet ouvrage publié en anglais est déjà un peu ancien, mais il reste une référence classique dans la littérature anglophone sur la question.
Les auteurs sont majoritairement des sociologues et des psychologues de l’environnement, mais on trouve aussi une anthropologue et un géographe (Hugh Matthews). On peut questionner l’inégale qualité des contributions, mais cette transdisciplinarité est un atout, d’autant que le fil rouge de l’ouvrage est très géographique : la préface du sociologue Alan Prout et le chapitre introductif des coordinatrices rappellent que voir la vie urbaine du point de vue des enfants passe avant tout par une analyse de l’espace et des rapports aux lieux.

Une approche phénoménologique du lieu : la notion d’emplaced knowledge

Le chapitre 2, écrit par Pia Christensen, s’intéresse à la manière dont des enfants anglais et danois font l’expérience du lieu et construisent un sens du lieu, individuellement et collectivement. L’auteur distingue un spatial knowledge, plus théorique et conceptuel, d’un emplaced knowledge issu des cinq sens. Cette approche phénoménologique lie l’identité aux lieux, comme dans le travail de Kim Rasmussen et Søren Smidt (chapitre 6). Bien que moins convaincant, celui-ci relève un certain nombre de marqueurs extérieurs du quartier, auxquels s’identifient les enfants. Pia Christensen va toutefois plus loin en s’intéressant aux lieux d’une biographie. Chaque enfant construit son propre savoir individuel, mais les échanges – entre enfants ou intergénérationnels – permettent de donner sens collectivement au quartier et d’articuler spatial knowledge et emplaced knowledge. L’auteur émet d’ailleurs l’idée, sans la développer, que mieux comprendre comment les enfants articulent ces deux types de connaissance pourrait être utile dans d’autres cas, comme par exemple lorsque des aménageurs doivent s’adresser aux populations locales, et que celles-ci possèdent une autre expérience du terrain que la leur…

La rue comme espace liminal et lieu de « passage »

Cette question du sens donné au lieu est reprise par Hugh Matthews (chapitre 7). Ce géographe utilise la rue comme métaphore pour tous les espaces publics extérieurs. Parce qu’elle est moins contrôlée par les adultes, la rue est un espace liminal qui permet la transition entre les restrictions de l’enfance et l’indépendance des adultes. Il montre comment les pratiques ritualisées en font un lieu de « passage » où les adolescents anglais doivent gagner la place qu’ils comptent occuper, à la fois individuellement et collectivement. Des identités de groupe se dessinent, autour de la question du genre notamment, mais aussi de l’âge. Au total, cet espace de transition et d’hybridité est source de contestations et de conflits, mais aussi d’opportunités, que l’auteur met en valeur non seulement par une littérature empruntée à la géographie des enfants, mais aussi aux travaux sur la colonisation de Homi Bhabha, par exemple (1994).

Croiser espace et temps

Les chapitres 3, 4 et 5 apportent une autre perspective en insistant sur les liens entre espace et temps. En s’inspirant du concept de chronotope de Mikhaïl Bakhtine (1981), Gunilla Halldén (chapitre 3) analyse la production d’un foyer (home) grâce aux descriptions faites par des enfants de leur future maison. Le sentiment d’être chez soi vient de l’accumulation de pratiques quotidiennes visant à distinguer l’environnement extérieur du cocon familial, le pas de porte jouant à la fois le rôle de frontière physique et de frontière mentale.

Dans le chapitre 5, Helga Zeiher s’intéresse à la fragmentation temporelle et spatiale des journées quotidiennes des enfants, montrant comment ceux-ci négocient une marge de manœuvre malgré une institutionnalisation et une insularisation croissante de leurs activités.

Pour éclairer le débat actuel sur le retrait progressif des enfants des espaces publics (voir aussi les chapitres de Zeiher et de Matthews), Karen Fog Olwig (chapitre 4) propose une approche historique et une perspective interculturelle. Son étude sur les enfants caribéens au tournant du XIXème et du XXème siècle a une méthodologie originale, combinant archives et récits de vie. Elle aurait peut-être gagné à une confrontation avec la littérature contemporaine sur les pratiques transnationales de certains migrants, en Asie par exemple. Son mérite est de replacer certaines pratiques dans leur contexte socio-spatial : envoyer ses enfants travailler sur l’île voisine n’est pas qu’un moyen pour les parents de limiter le nombre d’enfants à élever, c’est surtout un moyen de (re)produire des réseaux sociaux cruciaux pour le commerce, par exemple. Ils sont accueillis non seulement pour la force de travail qu’ils représentent, mais aussi parce les courses qu’ils effectuent sont perçues comme inadaptées pour des femmes désirant éviter d’être vues dans les rues, ce qui nuirait à l’idéal social de respectabilité issu de l’ordre colonial. Tant qu’ils restent au cœur de ces réseaux sociaux, les enfants sont sur leur territoire, même en terrain inconnu. Les voir simplement comme des déplacés dont le travail est exploité à faible coût serait négliger la complexité de leur expérience et notamment un certain nombre d’opportunités (apprentissage de compétences, relations, emplois et parfois même héritage). L’auteur va donc à l’encontre d’un certain nombre de discours généralisateurs ou bien pensants sur l’enfance et invite à prendre en considération la manière dont chaque ville est construite en tant que lieu doté de caractéristiques sociales et culturelles spécifiques.

Pour une meilleure implication des enfants dans les aménagements urbains

Le chapitre 8, écrit par Louise Chawla et Karen Malone, participe lui aussi d’une tentative d’ouverture au-delà du contexte local européen. Leur étude financée par l’UNICEF est une reprise du projet de David Lynch « Growing up in cities ». Lancé dans les années 1970, celui-ci visait à impliquer les enfants de quartiers en pleine transformation dans le développement de leur cadre de vie en identifiant des critères d’action. Trente ans plus tard, il s’agit non seulement de voir si ces critères ont évolués dans ces mêmes quartiers, mais aussi d’élargir à d’autres sites. La variété des méthodologies et des terrains adoptés fait à la fois la force et la faiblesse du chapitre, qui laisse finalement peu de place tant au détail des projets qu’à une articulation théorique.

Ce dernier point est d’ailleurs peut-être la faiblesse la plus apparente de l’ouvrage. Les derniers chapitres (9, 10, 11), s’ils se confrontent à la question de l’adéquation entre politiques d’aménagements et souhaits des enfants, laissent aussi le lecteur sur sa faim. Le chapitre 9 de Margaret O’Brien montre que les enfants ne partagent pas forcément la vision de leurs parents sur leur quartier. Le chapitre 10, de Virginia Morrow, discute de la pertinence de la notion de capital social pour appréhender la vie quotidienne des enfants, comparant la théorie de Robert Putman, utilisée par les aménageurs anglo-saxons avec celle de Pierre Bourdieu, qui semblerait plus adaptée pour penser l’emplaced knowledge des enfants. Ces deux chapitres parlent donc en faveur d’une participation des enfants à l’élaboration des politiques d’aménagement, même si le chapitre 11 souligne les difficultés de mise en pratique. On peut par ailleurs se demander si la richesse empirique des récits de vie des premiers chapitres n’inviterait pas à aller plus loin que des objets d’aménagement « classiques », tels la sécurité et les parcs.

Au total, l’ouvrage fait réfléchir aux interactions entre la maison (home), le quartier (neighbourhood), la population locale (community) et la ville (city). Le lien théorique entre ces différentes facettes gagnerait toutefois à être approfondi, si possible accompagné d’une prise en compte de la diversité des enfants. Grâce à des exemples précis, on voit que les enfants peuvent offrir une perspective différente sur leur environnement local, notamment par une approche phénoménologique. Au-delà d’un public de chercheurs intéressés par le défi d’impliquer les enfants dans les processus d’aménagement urbain, cet ouvrage peut donc toucher un public plus large. Il invite les géographes, mais aussi tous ceux concernés par les politiques d’aménagement, à réfléchir à l’articulation de différentes territorialités, comprises ici comme rapport(s) au territoire.

Références
BAKHTIN M. (1981) The Dialogical Imagination : Four Essays by M.M. Bakhtin, Austin, University of Texas Press.
BHABHA H. K. (1994), The Location of Culture, Londres, Routledge.