Retour sur la dernière conférence internationale de géographie critique (Francfort et Berlin, 16-20 août 2011)

MARTINE DROZDZ

Université Lumière Lyon 2 / London School of Economics
UMR 5600 Environnement, ville, société
martinedrozdz@yahoo.fr

 

CECILE GINTRAC

Université Paris Ouest Nanterre La Défense
EA 375 – Laboratoire de géographie comparée des Suds et des Nords
(GECKO)
cecile.gintrac@gmail.com

 

SARAH MEKDJIAN

Maître de conférence à l’Université Pierre Mendès-France Grenoble 2
UMR PACTE
sarah.mekdjian@upmf-grenoble.fr

 

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La 6e conférence internationale de géographie critique s’est déroulée à Francfort du 16 au 20 août 2011. Pendant quatre jours, environ trois cents participants venus de nombreux pays se sont réunis pour débattre autour des « crises » (Causes, Dimensions, Réaction), thématique incontournable au moment même où la crise des dettes souveraines européennes s’intensifiait. Cette conférence fut la 6ème organisée depuis la création de cet évènement en 1997 à Vancouver, et la seconde à être organisée en Europe, et offrait un éventail varié des approches et des thématiques qui se retrouvent sous la bannière des géographies critiques. Avant de détailler les thèmes et les approches explorées pendant la conférence, nous nous proposons de revenir sur la genèse et le contexte de création de cet événement.

1. Aux origines du groupe international de géographie critique : un positionnement militant et contestataire.

La première conférence de géographie critique à la fin des années 1990 naît de l’impératif, pour les géographes anglophones, de répondre à un double contexte problématique : les agissements de la firme Shell au Nigeria, l’un des principaux mécènes de la conférence annuelle des géographes britanniques (RGS-IBG) et la crise économique qui touche l’Asie du Sud-Est et les pays émergents (Argentine, Russie, Brésil), événement qui met un frein (temporaire) à l’enthousiasme des chantres de la mondialisation néolibérale et permet l’expression de voix critiques.
Revenons sur le premier événement déclencheur. L’exécution de neuf activistes Ogoni dont l’écrivain Ken Saro-Wiwa par le régime militaire de Lagos en 1995, déclenche une vague de contestation chez les géographes anglophones, en particulier Britanniques, dont la réunion annuelle est sponsorisée par la firme Shell, soutien financier du régime militaire nigerian et possiblement directement impliqué dans ces crimes (Berg, 2009). Les universitaires britanniques (membre du Institute of British Geographers – IBG) mènent alors une campagne en faveur de l’interruption du mécénat de Shell de leur conférence annuelle. La motion est unanimement acceptée par les universitaires du IBG et massivement rejetée par les membres de la Royal Geographical Society (RGS). Face à cette situation, les géographes britanniques (fédérés autour du Critical Geography Forum Online modéré par Joe Painter) proposent de créer une conférence alternative à la réunion annuelle de la RGS-IBG. Ce forum devient un espace de discussion pour les géographes anglophones, qui proposent alors d’organiser à Vancouver la première Conférence Internationale de Géographie Critique.

Chronologie du groupe international de géographie critique

Source : D’après Berg, 2009

Cette première conférence est l’occasion de fédérer ou de faire se rencontrer différents mouvements de « géographie critique », émergeant dans des contextes universitaires variés depuis les années 1980 et qui désignent un large spectre d’approches et d’objets. Ces approches ont pour caractéristique commune la volonté de dénoncer et déconstruire les situations de domination, de révéler les relations spatiales inégalitaires, dans le but de transformer les structures qui les produisent (a broad coalition of left-progressive approaches to the study of Geography […] linked by a shared commitment to a broadly conceived emancipatory, progressive social change, and the use of a range of critical socio-geographic theories – Berg, 2009).

2. “A world to win !”
C’est ce slogan, résolument optimiste, qui introduit la déclaration d’intention du groupe international de géographie, déclinée en douze points. Il nous semble que cette déclaration s’articule autour de trois idées centrales, qui permettent de mieux appréhender les critères de définition de la géographie critique :
– la volonté d’analyser, pour mieux les dénoncer, la diversité des formes de domination : “capitalist exploitation; oppression on the basis of gender, race and sexual preference; imperialism, national chauvinism, environmental destruction” (Comité d’organisation de la conférence). Cette approche semble d’autant plus nécessaire que la géographie, en tant que discipline, est longtemps apparue comme un outil au service des puissants : “the discipline has long served colonial, imperial and nationalist ends by generating the ideological discourses that help to naturalize social inequality” (ibid.).
– l’affirmation d’un engagement auprès des mouvements sociaux : “we join with existing social movements outside the academy aimed at social change” (ibid.). Il s’agit de dépasser les frontières du monde académique pour intervenir dans l’espace public et soutenir certaines luttes.
– la nécessité de créer un réseau alternatif de recherche en géographie, dans un contexte de privatisation croissante des savoirs et de l’enseignement. “We are critical because we refuse the self-imposed isolation of much academic research, believing that social science belongs to the people and not the increasingly corporate universities”(ibid.).
Il s’agit donc d’une approche qui se veut alternative, tant par les savoirs produits que par les conditions d’exercice d’une recherche dont les effets ne doivent pas se limiter au monde académique.

3. Retour sur Francfort
L’analyse du déroulement de cette conférence nous permet de répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’une conférence de géographie critique ? En quoi celle-ci diffèret-elle des conférences classiques?
a) L’espace au prisme de la crise
La conférence était structurée autour de la notion de crise, et dix thèmes guidaient les interventions:
– la crise économique, financière et fiscale ;
– la crise urbaine ;
– la crise écologique ;
– les subjectivités en crise ?;
– les mouvements d’opposition ;
– la géopolitique, la biopolitique et les espaces critiques du politique ;
– les mobilités en crise ;
– l’université / la géographie en crise ;
– la question de la traduction ;
– l’Europe et « ses autres ».
En ce sens, le fil directeur de la crise avait pour ambition de rendre les savoirs produits véritablement opératoires (comment comprendre la crise et ses effets ? Quels moyens d’action permettent d’y répondre ? ).
Le premier thème a ainsi permis d’entendre plusieurs communications sur les manifestations, les causes et les conséquences de la crise du capitalisme financier depuis 2008 et celle des dettes souveraines européennes, avec quelques interventions sur les transformations neolibérales de l’Etat post-keynésien, ou de « l’Etat keynésien privatisé », comme le qualifie l’économiste autrichienne Brigitte Young.
La crise urbaine a occupé 24 sessions sur la centaine de panels proposés au total, et donné à voir une certaine diversité géographique (avec des études de cas situées au Canada, en Suède, Australie, Etats-Unis, Royaume Uni, Afrique du Sud, Slovaquie, Allemagne, Pays-Bas, Taiwan, Hong-Kong, Brésil, Chili, Colombie, Bengladesh, Palestine…) et thématique : les crises des crédits immobiliers et leurs géographies, la privatisation des services urbains – réseaux de distribution de l’eau, logements – et leurs conséquences sociales, les usages du concept de “neighborhood” dans les politiques des gestion de l’espace urbain, la marchandisation des espaces publics et dans ce cadre, le rôle joué par les TICes, et plus généralement, les pratiques d’exclusion des espaces publics, via l’analyse d’opérations immobilières ou la mise en place de politiques sécuritaires.
Le thème des luttes sociales était lui aussi majoritairement situé dans un contexte urbain, avec des positions qui examinaient les possibilités/horizons contestataires, voire révolutionnaires, les luttes locales contre l’urbanisme néo-libéral, mais aussi les modes d’organisation des groupes marginalisés (travailleur.se.s du sexe, sweatshops, vendeurs de rue). Deux sessions étaient centrées sur la production des biens communs urbains (urban commons).
La géographie rurale et l’environnement, particulièrement peu présents, partageaient une session commune, pour une quinzaine de présentations au total où se mêlaient crise alimentaire, changement climatique, dynamiques sociales des espaces ruraux et mobilisations environnementales.
Le thème “subjectivités en crise” proposait un ensemble de communications ayant pour point commun de s’interroger sur les processus d’identification liés au genre, aux mouvements queer, aux situations de handicap (par exemple les spatialités des personnes handicapées en Hongrie), etc. Le rôle de l’espace dans la construction mais aussi la marginalisation de ces “minorités”. Il comportait également deux sessions exclusivement urbaines, centrées sur le thème “droit à la ville”, exploré du point de vue de certains groupes (femmes, lesbiennes gay bi et trans). Le thème consacré à l’analyse des biopolitiques (forme d’exercice du pouvoir qui porte sur la gestion du vivant, des populations, et de leur corps) offrait une succession de sessions très cohérentes. Une présentation d’études de cas de biopolitiques contemporaines, dans des contextes géographiques variés (Afghanistan, Chine) était suivie par une analyse plus historique des biopolitiques réalisées au Japon. La session suivante donnaient à voir les résistances que des groupes locaux marginalisés ou menacés par ces politiques peuvent mettre en place (en Amérique latine) quand le dernier panel se concentrait spécifiquement sur la territorialisation des programmes biopolitiques contemporains. On notera qu’un dernier panel interrogeait les spatialités de l’Holocauste (Holocaust spatialities).
La condition des migrants internationaux, dans des contextes de durcissement des politiques publiques d’encadrement et de contrôle des flux migratoires était au coeur de la question des “mobilités en crise”. Plusieurs études de cas soulignaient la spécificité des contextes (mobilités forcées des Roms en Italie ou encore mobilités urbaines à travers l’analyse comparées des systèmes de transport de Bogota et Mexico). Les panels du thème “l’Europe et ses autres” complétaient ces questions en interrogeant les processus de renforcement des frontières extra-communautaires.
Les sessions centrées sur l’analyse de la crise de l’Université offraient un espace de dialogue et de partage d’expériences pour des enseignants et des chercheurs engagés dans des institutions dont le rôle et le fonctionnement ont été bouleversés par la diffusion de l’idéologie néolibérale. La plupart des panels cherchaient à pointer les effets de la privatisation de l’Université et la commodification du savoir. La précarisation de la force de travail universitaire et la marginalisation des femmes occupaient deux sessions. L’analyse des conditions de production des savoirs font partie d’une approche réflexive, constituant sans doute l’un des apports majeurs de la géographie critique. C’est également dans cette perspective que la question du rôle de traduction a été posée. L’hégémonie de l’anglais comme langue de production et de diffusion des savoirs a occupé une partie des discussions organisées de manière volontairement plurilingues par les participants (la communication de Claire Hancock sur la figure du traducteur était en partie bilingue, en français et en anglais). Un des enjeux fut de penser les modalités d’une circulation des savoirs, qui limiterait les effets de domination, de normalisation et de marginalisation des pensées en langues dites « étrangères ».
En somme, si l’on examine l’ensemble des communications sans prendre en compte le découpage en dix thématiques proposées, force est de constater que la géographie critique est le plus souvent une géographie urbaine : plus d’une centaine de communications partaient d’exemples urbains. C’est ce que confirme le nuage de mots réalisés à partir des titres des interventions.

Nuage de mots réalisé à partir des titres des interventions

Au-delà des objets privilégiés par la géographie critique, une méthodologie spécifique se dégage t-elle?

b) Pensées critiques, méthodes critiques ?
Si les thématiques employées permettaient de retrouver les objets chers aux géographes critiques et radicaux (genre, mouvements sociaux et mobilisation collectives, gentrification), on peut souligner que la question de la méthodologie a globalement été peu interrogée. La plupart des présentations correspondaient en fait à des études de cas, qui pouvaient donner lieu parfois à une déconstruction des discours dominants. C’est d’ailleurs ce que soulignait Peter Marcuse, figure des critical urban studies dans la session finale sur la ville, en soulignant la pression croissante au sein de l’Université pour produire des “faits”. La multiplication des études de cas, si pertinentes soient-elles, est susceptible d’empêcher les généralisations théoriques (« Too much empircal studies prevents critical thinking », Marcuse). La place prépondérante des études empiriques est-elle le signe d’un déficit de théorisation ou le résultat d’un choix délibéré de poser les bases d’un savoir ancré dans la pratique? Il semblerait que les participants considèrent davantage l’approche critique par le choix de leurs objets empiriques et les références à des auteurs reconnus dans ce champ (Henri Lefebvre, David Harvey, Michel Foucault, Neil Smith, Ecole de Francfort,) que par des innovations théoriques et méthodologiques.
Dans ce contexte, la question des échelles a, par exemple, finalement été peu interrogée. Il semblerait pourtant pertinent de s’en emparer davantage. A quelle échelle penser les formes de domination? A quelle échelle penser ou pratiquer les luttes?

Deux jours de voyage de terrain à Berlin concluaient la conférence, organisés par des universitaires allemands engagés dans divers mouvements sociaux urbains. Un choix d’une dizaine d’excursions a permis de prolonger les débats ouverts à Francfort et de recontrer des activistes berlinois, tels que des associations LGBT en lien avec l’immigration turque, des militants engagés dans la lutte contre la multiplication des caméras de surveillance ou encore des anciens squatteurs du quartier de Kreuzberg. C’est là un exemple paticulièrement original et appréciable d’un savoir partagé, en construction avec les acteurs de terrain. A Francfort, comme à Berlin, les débats ont fait émerger un ensemble des notions qui nous semblent particulièrement pertinentes pour comprendre les enjeux contemporains d’une géographie critique.

c) Eclairage de quelques concepts qui ont retenu notre attention
commodification / décommodification des biens urbains : plusieurs intervenants évoquaient la « décommodification » des biens urbains comme une régulation possible des effets les plus néfastes de la gentrification. Rappelons que le terme de commodification est un néologisme anglais traduit le plus souvent par “marchandisation”. Par opposition, la décommodification désigne le processus par lequel des populations, des espaces, des biens matériels ou immatériels peuvent sortir des logiques du marché.
Le contexte berlinois se prêtait particulièrement à une réflexion sur ce couple de notions. La ville donne à voir tout un éventail de possibilités de logement hors des lois du marché – coopératives, squats, logements sociaux. Ces alternatives sont menacées par des politiques urbaines liées à la crise fiscale, qui visent à les marchandiser. Ces réflexions rejoignaient les débats initiés à Francfort sur les politiques de régulation et de gestion des biens urbains collectifs (urban commons) soumis à la généralisation des logiques de privatisation. Plus généralement, c’est la question de la nature et des propriétés des biens produits en dehors du marché qui encadre ces réflexions, dans le prolongement des analyses récentes de l’économie politique.
– Le droit à la ville (Right to the city) : l’ombre d’Henri Lefebvre planait sans nul doute sur Francfort et Berlin pendant cette semaine. Quatre panels étaient consacrés au droit à la ville auxquels il faut ajouter les nombreuses présentations qui mentionnaient ce concept lefevbrien dans le titre. Le droit à la ville est devenu manifestement un outil de réflexion sur l’émancipation au même titre qu’un outil de mobilisation. Une session était ainsi consacrée aux pratiques politiques des géographes critiques au sein de Right to the City Alliance (“Political Practice of Critical geographers within the Right the the City Alliance”). Plusieurs participants de la conférence revendiquaient une activité au sein de ce mouvement qui s’est structuré à partir de 2007 depuis les États-Unis.
La conférence internationale de géographie critique de Francfort, comme les précédentes éditions, avait pour principal objectif d’offrir la possibilité d’un échange entre des géographes qui partagent la volonté de participer à la transformation du monde qu’ils décrivent. Le fait qu’il ne s’agisse pas d’un courant identifié comme tel, mais davantage d’un positionnement prenant des formes variées, rend cette “plateforme” nécessaire pour mettre en commun les savoirs produits. Cependant on peut noter que le format de la conférence n’est pas si différent des autres rencontres académiques, si ce n’est (et c’est assez rare pour le noter) la convivialité assumée et la jeunesse des participants.

Quinze ans après la première conférence, l’optimisme ne peut cependant qu’être mesuré et les critiques formulées par Neil Smith et Carole Desbiens (Smith and Desbiens, 1999) dans un article de référence, revenant sur les ambitions de ces rencontres, restent en grande partie valides :
– la surreprésentation de quelques pays européens et nord-américains, malgré les efforts de redistribution et de soutien financiers (sponsoring de la revue Antipode) en vue de favoriser la mobilité des chercheurs dont les ressources sont limitées ;
– la faiblesse des liens avec l’activisme extra-universitaire, alors qu’il s’agit d’un des fondements de de la Déclaration d’intention, malgré les efforts déployés lors du voyage de terrain à Berlin ;
– la question délicate de la traduction, mais plus généralement, celle de la domination de l’anglais, a été posée à juste titre. Dans ce cadre, le refus de certains universitaires anglophones de rendre accessible le contenu de leur présentation à un public non-anglophone était regrettable. Le comité d’organisation avait pourtant multiplié les appels à utiliser les diaporamas de manière à favoriser la visibilité et la compréhension des communications.
Dans un contexte de précarisation et de mise en concurrence croissantes des chercheurs, cet espace d’échanges véritablement convivial, organisé avec l’aide de la jeune génération de la géographie critique allemande, offre une bouffée d’air frais dans le monde de la géographie.

Liens
Site officiel du groupe international de géographie critique (en construction) : http://internationalcriticalgeography.org/
Liste de diffusion : www.jiscmail.ac.uk/ICGG
Revue ACME (An International E-Journal for Critical Geographies): http://www.acme-journal.org/ Right to the City Alliance : http://www.righttothecity.org/WhoWeAre.html

Bibliographie
Nous tenons à remercier les Professeur-es Lawrence Berg, Alex Demirovic, Heide Gerstenberger et Joe Painter pour leur aide dans la documentation de cet article.

Agrain P. (2009) “Liberté, justice, développement humain”, La richesse des réseaux, pp. 3-17 http://presses.univ-lyon2.fr/ATTACH/0000000811/OTHERTEXT/0000002190.pdf
Benkler Y. (2009) La richesse des réseaux: Marchés et libertés à l’heure du partage social, PUL, 2009, 603 p.
Berg L.D. (2009) “‘Critical Human Geography” in Encyclopedia of Human Geography International Critical Geography Group, “Statement of Purpose”, http://internationalcriticalgeography.org/statement-of-purpose/, consulté le 01 décembre 2011.
Marcuse P. (2011) “Urban Crisis. What follows?”, extrait du débat, 6e conférence de géographie critique, Francfort.
Painter J., (2003), ‘The International Critical Geography Group’ (texte de travail) publié par le Department of Geography, University of Durham, http://www.dur.ac.uk/j.m.painter/ICGG.htm
Smith N., Desbiens C. (1999) “The International Critical Geography Group: forbidden optimism?,” Environment and Planning D, 17, 4, p.p.379-382.

MARIANNE MORANGE

Géographe
Université Paris Diderot
Laboratoire SEDET EA4534
marianne.morange@univ-paris-diderot.fr

 

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Rendre compte d’un ouvrage collectif, quelle que soit la cohérence de son intention et de sa conception, est une tâche malaisée. C’est peut-être plus vrai encore quand il rassemble, comme c’est le cas ici, une douzaine d’interventions faites dans un séminaire par des chercheurs aux postures, parcours, objets, champs et méthodes aussi variés que le sont, au final, leurs contributions à cet ouvrage. Ce dernier comporte :

– Un essai de sociohistoire sur l’évolution des lectures du militantisme communiste depuis 1945, par B. Pudal.
– Trois chapitres sur les rapports entre recherche et militantisme par des chercheurs engagés auprès de mouvements sociaux en France (X. Dunezat), d’organisations de lutte pour l’indépendance kanak (A. Bensa), et par une féministe, militante syndicale et chercheure au CNRS (A-M Devreux).
– Deux textes sur les marges de manœuvre de chercheurs engagés dans une recherche appliquée (J. Baubérot, membre de la Commission Stasi sur la laïcité) ou par une commande privée (C. Guillaume et S. Pochic sur l’égalité professionnelle dans une grande entreprise privée).
– Un manifeste en faveur de l’engagement politique par le choix d’un objet d’étude politiquement transgressif – la grande bourgeoisie (M. et M. Pinçon-Charlot).
– Un essai d’auto-socio-analyse où S. Beaud explique le choix de son objet de recherche (classes populaires, milieu ouvrier) par ses « dispositions sociales ».
– Un groupe de textes sur l’engagement quasiment charnel du sociologue (qui se fait boxeur pour L. Wacquant, danseur pour P-E Sorignet, où « entre dans le cercle » des pratiques intimes des usagers de drogues illicites pour P. Bouhnik) et l’importance de l’expérience et de l’histoire personnelles du chercheur dans son appréhension de l’altérité (D. Bizeul).
Bien que l’exercice de compte-rendu ne permette pas de rendre justice à la richesse de ces expériences individuelles, souvent relatées dans un style narratif très plaisant, je m’y suis essayée car la démarche de D. Naudier et M. Simonet est emblématique de l’effort d’articulation entre engagement politique et démarche scientifique qui participe du renouveau des pensées critiques. En outre, cette démarche réflexive sur les pratiques de recherche, assez classique en sociologie, doit interpeller les géographes, traditionnellement moins familiers de ces questions.

Engagement et démarche scientifique

Le but de cet ouvrage est de « penser l’engagement », de « ne pas le laisser dans l’ombre du savant ». L’enjeu est double. Il s’agit :

– d’éviter l’écueil de l’impensée de l’engagement (qui consiste à faire comme s’il n’existait pas ou n’affectait pas la démarche de recherche) et de battre en brèche l’illusion de la neutralité axiologique en examinant « comment les sociologues font leur travail alors même qu’ils sont engagés » (p. 5). L’introduction pose bien ce problème en postulant la neutralité axiologique comme une norme en apparence apolitique qui s’est imposée à partir des années 1960 et a été utilisée comme une arme notamment contre l’approche marxiste des faits sociaux (reprenant les travaux d’I. Kalinowski, voir p. 17).

– de souligner la valeur heuristique de l’engagement, comme méthode d’analyse contrôlée et assumée. Au-delà de l’engagement militant, le terme prend alors d’autres sens : par exemple l’implication affective ou corporelle du chercheur dans le milieu qu’il étudie, son enchâssement (embededness) dans un contexte politique et social, ou encore sa redevabilité contractuelle envers un commanditaire privé. Tous les textes reposent ainsi sur l’impératif méthodologique de réflexivité, que leurs auteurs se revendiquent ou non d’une démarche militante.

Il ne s’agit donc pas ici d’un appel nostalgique à la résurrection de formes d’engagement (dé ?)passées, mais de revendiquer, par un jeu polysémique sur la notion d’engagement, le droit à la diversité des ‘pensées critiques’ et de poser la pluralité comme constitutive d’un engagement bien pensé en matière de recherche, qui inclut le militantisme sans s’y limiter. La structure de l’ouvrage reflète ce parti pris en déclinant au fil de ses trois parties trois figures de l’engagement : l’engagement militant (quand la recherche accompagne un idéal de transformation sociale et politique, dans la tradition de la radicalité), l’engagement dans le terrain et par l’objet ainsi que le poids des contraintes institutionnelles dans lesquelles se fait la recherche, et enfin, l’engagement personnel et charnel du chercheur dans le fait social qu’il étudie, en étant à la fois dedans et dehors. Les deux dernières parties, plus méthodologiques, se démarquent de la question de la démarche radicale et de la pensée critique, au cœur de la première.

Cette organisation très ingénieuse n’enlève rien à la possibilité, pour le lecteur, d’établir des liens entre ces trois dimensions de l’engagement. Dans les deux premières parties, la plupart des articles navigue entre défis de l’engagement militant et enjeux méthodologiques, en mettant inégalement l’accent sur le premier ou le second aspect. A l’interface entre engagement et recherche, chacun trouve, cultive et questionne un positionnement propre, qu’il s’agisse de :

Contribuer à la transformation sociale en faisant progresser notre compréhension du monde social
– Dans la lignée du féminisme matérialiste, A-M Devreux revendique la construction d’un « savoir militant » par un travail de longue haleine sur la condition des femmes-chercheures au CNRS, propre à favoriser l’avènement des « conditions de l’acceptation d’un fait social comme fait significatif ».
– M. et M. Pinçon- Charlot se revendiquent d’une sociologie engagée par le choix d’un objet transgressif pour « ne pas laisser les riches et les puissants à l’abri de l’investigation sociologique », condition selon eux d’une analyse de la genèse des inégalités et « constituer un corpus où le militant pourra trouver de l’aide (…) pour alimenter son combat ».

Dévoiler les présupposés politiques des analyses sociales en les contextualisant historiquement
– B. Pudal démontre ce que notre connaissance du militantisme communiste français doit aux évolutions politiques de la deuxième moitié du XXe siècle qui n’ont pas épargné la sociologie et il montre comment l’apparente objectivité du discours scientifique en la matière participe en réalité d’un construit historique et d’un rapport contextuel à ce militantisme (des « configurations historiques ») dont la lecture a évolué avec sa disqualification politique progressive.

Assumer la fertilisation croisée entre recherche et militantisme
– A. Bensa évoque l’impératif éthique (il est question de « sympathie » et de « fidélité » envers des « hôtes ») de prise de position en faveur de la cause kanak dans le contexte politique très violent des années 1980, mais aussi la manière dont son engagement politique l’a conduit à élargir sa perspective scientifique et ses questions de recherche, au-delà de ses questionnements premiers, classiques en ethnologie.

Penser et intégrer les limites et les difficultés de l’engagement
– X. Dunezat revient sur certains inconforts liés à sa position de chercheur militant dans des collectifs de « sans » (travail, papiers) dont il étudie le fonctionnement et les conflits internes ; il met l’accent sur la fluidité de ses positionnements et sur la difficulté de la restitution aux enquêtés, également camarades de lutte et eux-mêmes engagés dans leur propre travail d’auto-analyse ; partant, il questionne plus largement les difficultés de la praxis ;
– J. Baubérot évoque sa tentative infructueuse de résistance contre la dérive, au sein de la commission Stasi, vers une lecture réductrice de la question de la laïcité, progressivement ramenée par la construction d’une « conformité de groupe » et d’un consensus interindividuel plus qu’idéologique à la seule interdiction du « voile » et des signes religieux à l’école ;
– C. Guillaume et S. Pochic décrivent le jeu d’équilibrisme auquel elles se sont livrées, entre collaboration et intégrité scientifique et déontologique, en travaillant sur l’égalité professionnelle de genre dans une grande entreprise industrielle française et sur les « compromis relationnels réciproques » qu’elles ont dû négocier pour accéder à ce terrain de recherche et devenir, lors de leur restitution au commanditaire, les porte-parole des catégories défavorisées qu’elles étudiaient.
La troisième partie nous éloigne de l’engagement politique, quoique partiellement seulement, quand la boxe par exemple devient une pratique sportive mais reflète aussi le choix de déconstruire des catégories politiques, pour L. Wacquant.

Engagements au pluriel, engagements pluriels

Finalement, par cette ébauche d’inventaire des formes de l’engagement (qui ne prétend pas à l’exhaustivité), Delphine Naudier et Maud Simonet revendiquent la pluralité des pratiques et des postures comme principe structurant de l’engagement, pesé à l’aune de l’expérience individuelle du chercheur. Leur ouvrage se place d’emblée, dans son titre et dans son introduction, sous le signe de trois pluriels : des « engagements », « des sociologues », et des « pratiques de recherche ». Le pluriel est convoqué pour souligner la vitalité, la richesse, et l’absence d’unité de l’engagement. Les causes défendues sont aussi variées (féministe, postcoloniale, anti-capitaliste – soit, relevant toutes cependant d’un certain progressisme de gauche) que, plus important, la manière qu’a chacun de ces chercheurs de s’engager. D’ailleurs si une introduction générale présente très clairement l’intention de l’ouvrage, les coordinatrices ne nous proposent pas de conclusion. Ce parti pris permet de laisser les derniers mots aux auteurs dont elles nous disent qu’ils s’expriment ici à titre individuel. A chacun, en somme, d’identifier et de choisir ses lieux et modes d’engagements et de les articuler comme il/elle le peut (ou non) à son métier. Ce choix nous laisse libre d’imaginer nos propres cheminements et repose sur un refus de tout dogmatisme méthodologique, théorique ou idéologique, et du risque d’enlisement dans les ornières de telle ou telle école, trop bien balisée. Le but de cet ouvrage est de fait davantage méthodologique que programmatique ou politique. Il s’intéresse d’ailleurs « davantage aux pratiques de la recherche qu’à ses résultats » (p. 7).

Parce qu’il privilégie l’échelle individuelle et la sphère des pratiques personnelles, cet ouvrage ne propose donc pas d’éléments de refondation théorique d’une pensée unifiée de l’engagement en sciences sociales. Il postule que la diversité des pratiques individuelles fait leur force, et ne vise pas à contribuer à fonder une pensée critique cohérente, encore moins à codifier les règles de l’engagement du chercheur en sciences sociales. Si l’on ne peut qu’apprécier la grande tolérance théorique et méthodologique qui fonde ce point de vue, la capacité de transformation sociale de ces pensées non unifiées en demeure cependant indirecte. La diversité est en somme postulée comme bonne sans que cette prémisse ne soit jamais clairement explicitée, ni explorée en fond. En outre, l’ouvrage élude la question d’un sens collectif possible à ces engagements intellectuels individuels. La plupart des chercheurs qui s’expriment ici ne se situent pas par rapport à leur appartenance à un collectif de recherche militant (à quelques exceptions près), même quand ils participent par ailleurs, hors du monde académique, à des mouvements sociaux ou politiques. L’exercice relève donc du plaidoyer en faveur d’un militantisme académique individuel, voire d’une forme d’individualisme militant en matière de recherche. Ou tout du moins expose-t-il des trajectoires de ce type. De ce point de vue, si les temporalités dans lesquelles s’inscrivent ces recherches sont très variables (retour sur une expérience ponctuelle d’enquête ou sur une carrière : la manière dont se sont constamment réarticulées, au fil des années passées au CNRS une activité syndicale et une pensée théorique ; le cheminement vers l’activisme politique en faveur de la cause kanak au fil de plusieurs années d’observation participante ; les échanges au quotidien du militantisme ordinaire …), tous les auteurs adoptent une démarche rétrospective. Elle permet une forme de neutralisation et d’objectivisation des interactions entre recherche et expérience d’engagement. Mais la manière dont ces expériences peuvent informer l’action future reste floue ; l’engagement est conjugué au passé.

Sur les géographes et la géographie

Pluralité des engagements et unité de l’ancrage disciplinaire : il s’agit ici de sociologues engagés (ou d’une sociologie engagée quand elle est le fait d’un anthropologue et d’un politiste), pour qui le détour méthodologique et réflexif constitue un passage obligé et bien connu. En géographie en revanche, même sociale ou politique, cette étape fait rarement l’objet d’une restitution détaillée ou d’un exercice spécifique (parfois du fait de contraintes éditoriales). Souvent, les résultats de recherche prennent le pas sur les enjeux de méthodes, de postures et de pratiques. Les géographes questionnent certes de plus en plus leur rapport au « terrain », compris de manière dynamique comme un construit et le fruit d’une expérience personnelle subjective. Mais si de telles réflexions sont menées individuellement, il n’existe pas encore, à notre connaissance, d’ouvrage méthodologique équivalent à celui-ci. L’apparente neutralité d’une discipline qui s’est donné pour tâche l’étude de la dimension spatiale des phénomènes sociaux, voire la « découverte » des lois de l’espace, et qui, pour ce faire, mobilise des notions spatiales apparemment ‘objectives’ (centralité, territoire, mobilités, réseaux…), a favorisé un tournant apolitique depuis le déclin de la géographie marxiste. Les outils techniques de plus en plus mobilisés avec le succès de la géomatique, semblent parfois suffisants pour garantir la neutralité de la démarche et ce travail réflexif s’en trouve parfois éludé. Reste qu’il existe des géograph(i)es engagé(e)s auxquelles il revient sans doute d’approfondir cette auto-analyse systématique et de questionner plus avant leurs méthodes.

Géographie d’une nature réenchantée ?

ETIENNE GRESILLON

Université Paris-Diderot
Laboratoire LADYSS
etienne.gresillon@univ-paris-diderot.fr

BERTRAND SAJALOLI

Université d’Orléans
Laboratoire EA 1210 CEDETE
bertrand.sajaloli@univ-orleans.fr

 

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Le colloque « Sacrée nature, paysages du sacré » tenu à Orléans du 22 au 24 janvier 2009, fût l’occasion d’aborder les faits religieux et leurs incidences sur les représentations et la gestion des milieux naturels. Révélant les ressorts du sacré dans les perceptions de la nature et dans les paysages à différentes périodes (antiquité, médiévale, moderne et contemporaine), les chercheurs traquent, sur différents territoires (Europe, Amérique du nord et du sud, Afrique, Extrême-Orient, Moyen-Orient), les manifestations du sacré dans les pratiques et représentations, en abordant aussi bien les croyances polythéistes antiques (grecques, romaines et égyptiennes), animistes que les religions du Livre (judaïque, islamique, chrétiennes). Cosmopolite et pluri-temporel, les travaux dressent ainsi un tableau vivant et diversifié, sur le rapport entre religion et paysage qui ont nourri les deux ouvrages à paraître fin 2013 aux Presses Universitaires Panthéon Sorbonne sous la direction de B. Sajaloli et E. Grésillon : Le sacre de la nature et Par bois, monts et marais. De l’ici-bas à l’au-delà.

Dans ce carnet de lecture, il s’agit de présenter les soubassements théoriques du projet et de montrer la portée de ce travail pour l’analyse des paysages. L’objectif dans un premier temps est de montrer que nous assistons dans les sociétés occidentales à un enchantement ou un ré enchantement du monde (Gauchet, 1985 ; Moscovici, 2002) qui sacralise la nature et les paysages associés. Pour analyser le sacré, il s’agit selon Pierre Deffontaine (1966) que le géographe ne se contente pas de « noter les répercussions géographiques des faits de religion sur le paysage, car il réduirait ainsi le point de vue religieux à des éléments extérieurs et physionomiques, laissant délibérément de côté le domaine majeur de la vie intérieure » (Deffontaines, 1966, p. 1718). Nous désignerons par sacré la recherche ou la confrontation de l’homme avec une présence supra-humaine qui implique un rapport non-matériel à l’espace. Dans un deuxième temps, pour comprendre ce réinvestissement idéel sur la nature, nous présenterons la manière dont la géographie et les géographes ont intégré les relations entre les faits religieux et les espaces naturels. Et enfin, à partir des différents travaux présentés dans les deux ouvrages, nous esquisserons une synthèse sur les différents ressorts du sacré dans les paysages naturels.

Un sacre de la nature partagé ?
Les éco-guerriers de Fontainebleau et d’ailleurs, luttant contre une gestion perçue comme productiviste, invoquent dans leur Déclaration commune, « des droits sacrés et inaliénables de la terre et des espèces » « afin que tous les acteurs de la vie ne se laissent jamais opprimer ou avilir par la tyrannie, afin qu’ils conservent les bases de leur liberté et de leur pérennité » (Eco-guerrier, 2013). La nature est sacralisée, et son sacre légitime leur combat.

Dans un registre plus mesuré, les Journées des plantes, les fêtes dédiées à un légume (fête du potiron, de la courge, de la châtaigne…), à un arbre (fête du chêne, du hêtre, du sapin, de l’olivier), à un fruit (fête de la cerise, de la pomme, de la poire, de l’abricot…) attirent chaque année des centaines de milliers de visiteurs alors que les festivals des jardins, comme celui de Chaumont-sur Loire, connaissent un engouement grandissant. Domestiquée, idéalisée, la nature déplace les hommes pour des dévotions post-modernes. Sauvage, ou du moins faiblement influencée par l’homme, elle compose alors de « véritables sanctuaires » pour reprendre une expression fréquemment utilisée par les écologues. La nature est sacralisée, et son sacre justifie sa protection.

Sur un plan plus intime et personnel, et peut être en réponse aux crises du monde contemporain, le désir de « communier » avec la nature, celui plus diffus d’en faire encore partie, expliquent en partie la réussite de l’alimentation biologique, de la phytothérapie, des onguents et soins naturels et des pratiques de plus en plus répandues de loisirs verts. La nature sauvage ne doit donc pas être sauvée pour elle seule, mais aussi pour l’homme (de Miller, 2007 ; Terrasson, 2008) car c’est dans la mesure où les individus prennent conscience de leur intériorité qu’ils sont conduits à comprendre les richesses naturelles autour d’eux. Près de la nature, l’homo urbanicus recherche un équilibre perdu, une harmonie. Objet d’une quête spirituelle, la nature bienfaitrice, réparatrice, est dotée de pouvoirs supra-humains.

Ainsi, on assiste à un sacre de la nature qui, partagé par des acteurs sociopolitiques, doit créer du lien social comme par exemple dans les jardins partagés qui fleurissent dans les villes (Mairie de Marseille, 2013), à l’apparition d’une nouvelle foi, qui transcende tous les clivages culturels et politiques, d’une quête du moins, personnelle, collective, en réponse aux peurs du moment. En témoigne la floraison d’ouvrages destinés au grand public traquant dans les espèces floristiques ou faunistiques un symbole religieux (Bilimoff, 2006 ; Cocagnac, 2006 ; Dumas, 2000 ; Impelluso, 2004). Par l’emploi récurent d’images religieuses (déluge, paradis, apocalypse), la place du sacré dans les représentations sur la nature semble partagée. Pourtant, ce sacre de la nature n’en est pas moins ambigu, complexe voire instrumentalisé.

D’une part, il succède assez brutalement à une longue phase dans laquelle l’exploitation des ressources naturelles, la « maîtrise » de la nature par l’homme, alimentaient le paradigme du progrès. Ce sacre est donc récent, contemporain des crises -sociales, économiques, environnementales- dénoncées dans le rapport Brutland (Jollivet, 2001 ; Larrère, 1997 ; Ramade, 1999) et doit être lu à l’aune de l’avènement du développement durable (Dalage, 2008). Dès lors, il s’agit de l’inscrire dans l’histoire des rapports homme-nature (Beck, 2006 ; Robic, 1992), ce qui suscite une tension entre le sacré qui, par essence, dès lors que l’on est croyant, n’est pas un construit social et l’approche historique, attentive aux échelles de temps et d’espace, qui confronte évolutions des croyances et mutations des structures politiques, économiques, technologiques, culturelles et sociales. D’autre part, il accompagne la rationalisation de nos sociétés occidentales fondée sur les sciences et les techniques et organisée selon l’économie libérale, dans lesquelles, l’indice, le taux (CAC, Dow Jones, IDH, PIB…) étalonnent le monde. Le chiffre jouxte ainsi le goupillon. Mais cette rationalité conquérante, fidèle compagne de la mondialisation, n’est pas dénuée de spirituel, ou, n’est pas sans favoriser en réaction, son regain (Bourg, 2010). Il s’agit donc d’inscrire ce sacre de la nature dans une deuxième tension entre objectivité et subjectivité, entre science et spiritualité (Latour, 2002), particularisme culturel et modèle planétaire. Le recours à la science des paysages, notamment dans une approche post-moderne (Deleuze et Guattari, 1980), fournit une piste de remédiation scientifique. Les empreintes paysagères du sacré, d’autant plus masquées qu’elles marquent des milieux dits naturels, c’est-à-dire à la fois régis par seul le divin ou par des processus écologiques, agissent comme autant de signes de l’appropriation sociale du spirituel.

Enfin, s’il est très répandu, ce sacre est très loin d’être partagé, pensé et pratiqué de la même manière. Concept valise, englobant, il pose de véritables difficultés épistémologiques et théologiques à la fois aux laïcs qui dénoncent ou se gaussent d’un fétichisme vert et aux religieux qui se méfient d’un retour de l’animisme. Significatif est ainsi le débat sur le désenchantement ou le réenchantement de la nature (Gauchet, op. cit. ; Moscovici, op. cit.) qui reflète une troisième tension entre immanence et transcendance, entre sacré et sainteté, profane et religieux. Tension religieuse mais aussi politique dans la mesure où les Institutions (religieuses, laïques, nationales, internationales, gouvernementales ou non…) s’emparent du sacré pour cautionner leurs actions, étayer leur influence et leurs pouvoirs. D’où des accusations croisées de totalitarisme et de profanation, de récupération et d’instrumentalisation (Ferry, 1992 ; Deléage, 1993) sur fond de conflits quant aux choix à effectuer pour la gestion environnementale de notre planète (Latour, 1999 ; Brunel, Pitte, 2010). Le sacre de la nature appartient donc au politique (Raffestin, 1985) et n’échappe pas à des recompositions dont la déesse Gaïa, ou le Christ vert (Bastaire, 2009), constituent quelques figures de proue (Lovelock, 2006).

Le sacré et la géographie, un long interdit épistémologique
Le fait religieux a longtemps été négligé par les géographes : avant les années 1980, le seul ouvrage français de géographie traitant spécifiquement du thème, celui de Pierre Deffontaines a été publié en 1948. Les actes du Festival International de Géographie de Saint-Dié de 2002, dont le thème était « Religion et géographie », explicitent ce manque d’intérêt par le triomphe d’une géographie [humaine] d’inspiration rationaliste pour qui le religieux sentait quelque peu le soufre. Les géographes abandonnèrent donc le thème aux sociologues, aux historiens, aux anthropologues et aux civilisationnistes, quelques rares géographes s’associant à ces derniers dans les équipes du CNRS » (Actes du Festival de Saint-Dié, 2013). Ce à quoi s’ajoute aussi une posture sociale d’aménageur, de science appliquée, qui réfute donc l’indicible et s’appuie (se réfugie ?) sur la réalité du terrain, le regard davantage fixé au sol que vers les cieux.

L’intégration du sacré dans une pensée scientifique soulève de redoutables questions épistémologiques et personnelles que certains auteurs ont affrontées (Caillois, 1950 ; Castelli, 1974 ; Dardel, 1990 ; Girard, 1972 ; Otto, 2001 ; Piveteau, 1999 ; Racine, 1999). Les années 1980 et 1990 signent le renouveau de la géographie culturelle en France qui annonce un développement des études sur les faits religieux. Les numéros consacrés à ce thème par la revue Géographie et Cultures, dirigée par Paul Claval, illustrent bien cette renaissance : de 1992 à 2002, 16 des 40 premiers numéros de cette revue (soit au total une trentaine d’articles) évoquent ces questions (Claval, 1992 ; Pitte, 1992 ; Mercier, 1997). De même, la revue Hérodote, animée par Yves Lacoste, entre 1983 et 1998, aborde la question religieuse dans 12 numéros distincts sur les 90 publiés. Enfin, une vingtaine d’ouvrages et autant d’articles (issus d’autres revues de géographie que celles signalées supra) croisant identité religieuse et territoire paraissent dans ces deux mêmes décennies (Assayag et Tarabout, 1997 ; Bruneau, 1998 ; Racine, 2001 ; Rieucau J., 1998…). Mais dans tous les cas, les thèmes retenus sont soit directement liés à la localisation des religions, y compris à la grande échelle des territoires (Bertrand et Muller, 1999), soit ouvertement géopolitiques, notamment pour les Proche et Moyen Orient (Hérodote 1984 ; 1985), soit plus civilisationnels quand l’Asie ou l’Amérique latine prévalent. De même, cette géographie religieuse, souvent assortie d’atlas, décrit volontiers les lieux sacrés anthropisés (monastères, cimetières…), les migrations et les impacts socio-économiques liés aux pratiques religieuses comme les pèlerinages (Debarbieux, 1993 ; Dumortier, 2002 ; Dupront, 1996). Citons, l’ouvrage de Jean Bernard Racine qui, interrogeant sa propre foi au prisme de son engagement scientifique, dévoile la dimension spatiale de cette pratique sociale qu’est la foi des hommes (Racine, 1993).

Ainsi, la question du rapport entre le paysage et le sacré n’est-elle, du moins en Europe occidentale, guère abordée. Citons les travaux de Giuliana Andreotti qui, sortant de la stricte inscription des pratiques rituelles dans l’espace, amorce une réflexion sur les liens entre paysage et religion (Andreotti 1997). Etienne Grésillon dans sa thèse : Une géographie de l’au-delà ? Les jardins de religieux catholiques, des interfaces entre profane et sacré effectue un travail heuristique sur le lien entre spiritualités catholiques et paysages dans des jardins appartenant à des communautés religieuses en France (Grésillon E. 2009). Signalons également le numéro spécial de la revue Zones Humides Infos intitulé « Sacrées zones humides ! » qui propose en 14 brèves présentations rassemblées par B. Sajaloli (Sajaloli, 2006) quelques éléments de réflexion sur les liens entre croyances et aménagement des lieux d’eau ou encore les travaux portant sur la perception des zones humides dans la Bible et son influence sur l’aménagement de l’espace (Sajaloli, Grésillon, 2013). Ainsi, la géographie des phénomènes religieux, et plus généralement celle du sacré et du symbolique, est en plein essor. En atteste notamment, la participation d’une trentaine de géographes aux deux ouvrages mentionnés plus haut. Ce renouveau nourrit ainsi la démarche disciplinaire, la géographie, même physique, étant plus attentive aux influences des perceptions et des représentations sur les dynamiques de l’espace.

Une géographie des ressorts du sacré
Le sacré renvoie à un objet géographiquement situé et apparaît comme socialement produit : il associe une expérience individuelle ou collective à un objet géographique. L’association se construit autour d’une perception du monde partagée ou, personnelle. Cette expérience n’est pas donnée de l’extérieur (Dardel, 1990) «dans une perception interprétée par l’intellect, mais rencontrée dans une expérience primitive : réponse de la réalité géographique à une imagination créatrice qui, d’instinct, cherche quelque chose comme une substance terrestre ou qui, s’y heurtant, l’irréalise en symboles, en mouvements, en prolongements, en profondeur» (Dardel, op. cit.: 19-20).

À partir des travaux des chercheurs ayant participés au colloque, nous cherchons ici à repérer les circonstances géographiques, historiques ou eschatologiques à l’origine de la sacralisation d’un lieu de nature, en associant les paysages à l’expérience sacrale des individus. Il s’agit de montrer comment les paysages naturels participent à la sacralisation du monde. La beauté, la vie, la mort, l’immensité des paysages ainsi que récits mémoriels rattachés à un espace contribuent fortement aux sentiments sacrés. Selon nous, ils en constituent les ressorts tangibles.

La beauté d’un paysage ou d’un objet est le premier ressort du sacré. Elisée Reclus dans l’Histoire d’une montagne exprime le plaisir « de satisfaire complètement » son regard « à la vue de ce que neiges, rochers, forêts et pâturages » offraient « de beau » (Reclus, 2011 : 28). Il ajoute : « je planais à mi-hauteur, entre les deux zones de la terre et du ciel, et je me sentais libre sans être isolé » (Reclus, op. cit.). Cette beauté lui procure un « doux sentiment de paix » (Reclus, op. cit.) qui pénètre son cœur. Cette beauté transcendantale est un signe ou une empreinte d’un au-delà divinisé ou non qui semble être le grand ordonnanceur. Ce ressort du sacré s’associe plutôt à des paysages ouverts (montagne, mer) qu’à des paysages fermés (forêt) ou à des petits éléments paysagers (arbres, grotte).

Le deuxième détonateur du sacré se situe dans une rencontre avec le mystère de la vie. Echappant en grande partie au contrôle anthropique, la dynamique de la vie, libre, autonome, infiniment diverse, suscite un émerveillement qui renvoie à une intelligence, à un ordre supérieur qui prend une dimension supra-humaine. Ainsi, la nature offre de telles richesses, participe d’une telle complexité fonctionnelle, qu’elle révèle nécessairement une puissance supérieure (Grésillon, Arrif, 2012). Et ce, dans toutes ces dimensions écologiques : la végétation (arbre, forêt), la faune, les quatre éléments (eau, feu, terre, air). Les arbres, les forêts, les mares et les étangs procurent ainsi une expérience sacrée. La fertilité ainsi que le dynamisme de la nature aiguisent la sensibilité de certains individus qui voient dans les changements du paysage un signe ou une empreinte d’une entité supra-humaine. À cette vie féconde s’opposent les abysses de la mort, cette fin éternelle que rien ne réveille. La manifestation du sacré surgit du questionnement sur la vie après la mort. Le monde des morts, le cimetière, les montagnes, les marais, les grottes, les rivières peuvent être tour à tour des lieux dans lesquels la mort rode et éveille une incertitude sacrale (Pitte, 1992). Ce ressort du sacré se matérialise ainsi à la fois dans les paysages fermés (forêt sombre), mais également dans les paysages à risques (marais, mer, montagne).

L’immensité des paysages ou des formes paysagères est le quatrième détonateur du sacré. Face à des paysages grandioses, l’individu peut ressentir sa petitesse et l’étendue des choses. Cette puissance accordée à une puissance supra-humaine provoque des émotions qui mélangent la peur, l’effroi, le dépassement, la grandeur… L’homme dans un sentiment d’infériorité veut interagir avec cette force qui dépasse l’entendement. Les paysages majestueux (mers, montagnes et forêts) sont plus propices à l’expression de ce ressort du sacré (Grésillon, 2009).

Le sacré se rattache également aux récits mémoriels qui donnent corps à l’expérience divine. L’individu ou le groupe construisent autour d’un paysage une histoire évoquant un événement qui dépasse l’homme terrestre. Dès lors, la bible, la thora, le coran peuvent être vus comme autant de textes religieux qui racontent topologiquement l’expérience de dieu d’un groupe d’individu (Halbwachs, 2008). Ils explicitent les ressorts géographiques du sacré pour les personnes fréquentant Israël, la Palestine, l’Arabie Saoudite mais également pour les fidèles qui observent des paysages associés à ces textes. Les déserts, les oasis, les mers, les montagnes dévoilent tous une part des récits des religions du Livre et se trouvent ainsi être des paysages potentiellement sacralisables. Les paysages identitaires rattachés à un groupe avec des limites qualifiées (massif montagneux, forêt, mer) sont des territoires qui permettent le surgissement d’un sacré mémoriel.

En conclusion Daniel Vidal présentait le sacré comme un « concept-joker assez flottant, en même temps qu’impératif, pour ne pas se perdre dans la dissolution de la pensée même qu’il avait fécondée » (Vidal, D., 2006). Dans ces recherches, le sacré a été un support idoine pour qualifier les rapports entre les faits religieux et les paysages. La géographie, par le biais des paysages, apparaît donc réconciliée avec la religion.
Ces travaux fournissent in fine des clefs pour comprendre le poids du sacré dans la construction des paysages de nature. Il démontre à l’envi que l’idée d’un cosmos vidé du sacré s’avère réductrice. Sur tous les continents, des récits et des pratiques continuent d’entretenir une fascination pour une entité supranaturelle. Partout le sacré se réinvente et de nouveaux paysages naturels surgissent. La nature est un temple où de vivants piliers émettent des paroles… moins confuses peut être.

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LOUISE DORIGNON

ENS de Lyon
Trinity College (Université de Cambridge)
Géographie

louise.dorignon@ens-lyon.fr

 

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Comment les lieux deviennent-ils des espaces de l’entre-deux ? En analysant l’utilisation temporaire d’objets urbains, la pratique provisoire de voies de circulation, ou le recours éphémère, transitoire, voire fugitif à des lieux défendus de la ville, l’ouvrage Explore Everything : Place-Hacking the City renseigne la catégorie des espaces de l’entre-deux par une analyse pertinente de la pratique contemporaine de l’exploration urbaine.

« Explore Everything », le titre de l’ouvrage de Bradley Garrett, pourrait presque être la devise de ce groupe d’individus désignés comme explorateurs urbains (bien que la plupart refusent cette dénomination, comme toute autre affiliation) qui se retrouvent dans des métropoles mondiales afin de franchir les frontières interdites de la ville. Aussi les premières pages du récit constituent-elles une invitation à une vaste promenade pédestre, nocturne et à bout de souffle dans des espaces urbains aussi variés que Londres, Paris, Berlin, Detroit, Chicago, Las Vegas et Los Angeles. Le point commun entre ces villes que parcourent l’auteur et une communauté d’individus agiles et peu avares de leur sommeil est de renfermer des lieux et des espaces de circulation qui seraient secrets.

Ces espaces sont, pour la plupart des citadins, délaissés car inconnus ou invisibles, ignorés car d’accès restreint et limités par les frontières de la loi et/ou de la propriété privée, ou encore abandonnés après que la crise n’a rendu impossibles les activités qui s’y déroulaient auparavant. Pour les explorateurs urbains, dont l’auteur fait partie, la pratique de ces lieux ou de ces objets (il peut s’agir d’une grue) ouvre aussi une quête identitaire : l’expérience de ces franchissements urbains, qui sont autant de dépassements de soi, provoquerait leur épanouissement intérieur. L’auteur affirme en effet : « Urban explorers, much like computer hackers in virtual space, exploit fractures in the architecture of the city. Their goal is to find deeper meaning in the spaces we pass through every day.» (2013 : 6).

« Explore Everything », outre une invitation à « tout explorer », devient alors un manifeste politique pour une liberté de circulation absolue dans la ville. L’ouvrage relate avec une plume précise et haletante différentes expéditions urbaines et questionne par-là même la notion de limites dans la ville : en repoussant les frontières imposées par la légalité, la sécurité ou l’usage que l’on donne aux objets et aux lieux, l’auteur mène une réflexion sur la finitude des espaces urbains et leur possible inachèvement. Ces espaces constituent en effet autant de terrains d’aventures et de jeu, mais aussi de creusets dans lesquels les individus expriment leur droit à la ville.

Ces lieux, aussi bien centraux que périphériques, ne constituent des espaces de l’entre-deux qu’en tant qu’ils sont franchis par ce groupe d’explorateurs, puisque c’est la pratique même de leur exploration qui les fait exister entre d’autres catégories d’espaces ouverts à la circulation libre et autorisée des individus. Sans ces expéditions, ces lieux resteraient des blancs, des vides ; davantage des non-lieux que des espaces de transition. Pour Bradley Garrett, ce sont les pratiques sociales et spatiales de l’exploration (en anglais UE pour Urban Exploration) ou du place-hacking qui donnent corps à ces espaces, et qui les font exister ou survivre comme partie intégrante de nos villes.

En ouvrant son ouvrage par une citation de St Exupéry issue de Terres des Hommes (1949) –« Mais quelle étrange leçon de géographie je reçus là! » – et en se faisant le narrateur, Bradley Garrett endosse avec lucidité et franchise le costume de l’ethnographe acteur de ses recherches. Il plonge alors le lecteur dans le réseau serré de son récit, bien tissé par quatre années d’explorations urbaines qui le conduisent à la publication d’un ouvrage profondément humain. À la fin de son bref prologue, l’auteur affirme :

This is a story of friendships I forged over four years with a group that, despite severe consequences and repercussions, refused to let adventure, mystery and desire wither in a world rendered increasingly mundane by media saturation, gentrification, surveillance, the constrictions of civil liberties and health and safety laws “ (2013 : xiv)

Le premier chapitre (« The UE Scene ») présente alors in medias res la communauté de l’UE à travers le récit de l’ascension du Shard, alors encore en construction dans la City de Londres, avant d’exprimer les grandes lignes de la philosophie de l’UE, ses inspirations (entre autres Guy Debord et le refus des impératifs du capitalisme contemporain), ses codes et ses modes de fonctionnements. C’est véritablement à travers une architecture souterraine et réticulaire que nous conduit l’auteur. On comprend vite que le but de ces explorations ne se situe pas tant dans le résultat final que dans l’exploit lui-même : « The goal is more about the exploit itself. » (2013 :19).

Ces explorations, si elles peuvent être interprétées comme des coups d’actions quasi politiques, tendent aussi à la fascination pour les espaces vides, abandonnés, et flirtent avec une esthétisation des ruines qui n’est pas sans rappeler le ruin porn dénoncé par certains géographes comme occultant les causalités qui ont mené à l’abandon de ces espaces (Paddeu, 2013). Le deuxième chapitre de l’ouvrage (« The Ruins of History » ) peut en cela constituer une justification de ces explorations. La mémoire involontaire serait le principal mécanisme qui attirerait les explorateurs dans des lieux abandonnés : « by visiting places that have been recently abandoned, we encounter artefacts of abandonment that are familiar to us and invoke spectres of unexpected and involuntary memories » (2013 : 41). Par ailleurs, le livre foisonne de photographies en couleur qui montrent des perspectives de la ville à couper le souffle, et qui se veulent vertigineuses et poétiques. Il s’agit principalement de vues aériennes de la ville, présentant un skyline inédit dans un effort de se représenter soi-même les contours bien connus de la métropole londonienne, vegasienne ou los angélienne. Ces velléités frondeuses de créer sa propre perspective sur les gratte-ciels rejoignent les problématiques du skyline telles qu’elles ont été définies par Manuel Appert, « un enjeu de pouvoir et de construction identitaire en tant que modalité physique de territorialisations multiples passées, présentes et projetées » (2011: 7). Sur plus de la moitié de ces photos, les explorateurs urbains y sont mis en scène (de façon statique ou acrobatique), choix qui reflète peut-être la volonté de l’auteur de se prémunir contre les détracteurs du ruin porn.

La dimension humaine et sociale n’est jamais bien loin dans l’ouvrage de Bradley Garrett : au sein de son troisième chapitre ( « Capturing Transition »), l’auteur se livre à une réflexion sur les effets psychologiques de la destruction de bâtiments chez ceux qui y ont vécus, travaillés, grandis etc. Loin de l’idée selon laquelle les explorateurs sont les auteurs de vandalismes, Bradley Garrett suggère que ces derniers contribuent aux efforts des historiens en protégeant et en documentant des sites fragiles qui recèlent pourtant des objets intéressants. Les chapitres suivants (« The rise of an infiltration crew » et « Grails of the Underground » ) sont davantage thématiques, et proposent d’une part la description des interactions au quotidien entre les explorateurs, craners et autres night climbers et d’autre part le récit complet des aventures souterraines de ces explorateurs, dont la plupart se situent dans les réseaux de transports. À l’inverse, le sixième chapitre obéit à une logique régionale et se concentre sur les explorations aux États-Unis (« Hacking the New World » ) : c’est l’occasion pour Bradley Garrett de revenir sur la dispute concernant Detroit, et le désormais fameux Michigan Central Station qui s’y situe.

Ces explorations et les photos qui y sont prises, bien que secrètes, bénéficient d’une visibilité sur de nombreux blogs qui attire immanquablement les médias. Dans son dernier chapitre ( « Crowds and cuffs »), l’auteur revient sur le lien entre cette pratique et ses recherches en tant qu’ethnographe, ainsi que sur les raisons qui l’ont poussé à lever le voile sur l’exploration urbaine. Ses conversations avec les médias, son arrestation par la police britannique et son séjour en garde à vue pendant lequel l’épilogue du livre aurait été écrit sont relatés dans le détail.

Le livre de Bradley Garrett peut donc être lu comme une célébration et une protestation, « It is both a celebration and a protest » (2013 :6), une volonté de réaffirmer sa liberté en empruntant des chemins jusque-là interdits, un désir de braver les limites de la ville autant que ses propres limites pour parvenir à des points de vue jamais considérés. La dimension contestataire est visiblement présente dans l’ouvrage, qui ne prétend jamais se départir de l’engagement qui préfigure à ces explorations : il s’agit bien de revendiquer la récupération de tous les espaces urbains, de faire tomber la censure sur les lieux ou l’homme ne pourrait véritablement accéder. Bradley Garrett invoque pour satisfaire à la question des risques et de la responsabilité, le libre-arbitre :

I am not suggesting that one way of experiencing a place is superior to another. Indeed, many people would prefer to take a safe tour or sit in a climate-controlled viewing platform with a cocktail. But just as many people, I would venture to guess, would opt for adventure, given the choice, or would be happy to let others make that decision for themselves. Sadly, it is increasingly not a choice we are given. (…) The explorer reclaims rights to the city that are not on offer(2013 : 236).

Dans le même temps, cette appropriation pionnière s’accompagne d’un véritable plaisir, plaisir qui motive inlassablement ce groupe hétérogène et insaisissable que sont les explorateurs urbains : celui de d’accéder à une autre essence de la ville, et par cette reconquête spatiale, de faire sienne la ville dans sa totalité.

Comme les romans à choix multiples, l’ouvrage semble offrir deux lectures, chacune correspondant à une lecture plus ou moins politisée. En cela, Bradley Garrett propose, à l’image des explorations urbaines, une lecture à ciel ouvert et une lecture plus souterraine de son ouvrage. À première vue, Explore Everything peut en effet être lu comme un roman d’aventure, dévoilant au fil des pages les plaisirs et les dangers associés à l’exploration de villes dont les représentations frôlent celles de cités interdites. Toutefois Explore Everything, est marqué par la pensée radicale de son éditeur, Verso, et une fois considéré comme un manifeste politique et libertaire, invite à une prise de position. Le lecteur se doit alors d’interpréter le manichéisme sous-jacent du livre (la vendetta pour la liberté d’un groupe d’explorateurs urbains, élevés au statut de quasi-justiciers, contre l’État répressif et arbitraire) non comme une simplification naïve de la réalité, mais bien comme un parti-pris politiquement engagé de l’auteur.

Bibliographie

APPERT M. (2011), « Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres », Métropolitiques.
http://www.metropolitiques.eu/Politique-du-skyline-Shard-et-le.html
(Consulté le 25/04/2014)
PADDEU F. (2013), « Portfolio, Detroit, In the D », Urbanités.
http://www.revue-urbanites.fr/portfolio-in-the-d/ (Consulté le 25/04/2014)