JEAN ESTEBANEZ

Géographe,
UPEC, Lab’Urba
jean.estebanez@u-pec.fr

EMMANUEL GOUABAULT

Sociologue,
HESSO, Genève
gouabault@bluewin.ch

JERÔME MICHALON

Sociologue,
Université Jean Monnet,
Centre Max Weber, Saint-Etienne
jerome.michalon@gmail.com

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Si on accordera facilement que les animaux n’ont pas (encore ?) une position centrale en géographie, on remarquera cependant qu’ils n’ont jamais réellement été absents (par exemple Hartshorne, 1939 ; Newbigin, 1913 ; Prenant, 1933 ; Sorre, 1943 ; Veyret, 1951) et que le champ commence à être bien structuré et de plus en plus visible, que ce soit autour de groupes de recherche spécialisés (Animal Geography Research Network en Grande-Bretagne, Animal Geography Specialty Group aux Etats-Unis) et de figures de proue dont les travaux ont fait date (Wolch, Emel, 1998 ; Philo, Wilbert, 2000). Ce corpus contemporain, dont nous déclinons les références au fil du texte, ne s’intéresse pas aux animaux en tant que tels – et c’est ici la nouveauté, mais bien aux relations entre humains et animaux. Il ne s’agit pas d’une géographie des animaux – qui pourrait être une branche de la biologie des populations mais plutôt d’une géographie partagée, que nous appelons « humanimale ». Cette appellation pourra surprendre, mais elle vise surtout à inscrire la géographie dont il sera question ici dans une perspective relationniste. Si la géographie qui pense la dimension spatiale de la société est une géographie humaine, celle qui considère que la société ne s’arrête pas aux humains, mais intègre d’autres acteurs –tout spécialement des animaux –pourrait être une « géographie humanimale ». Cette perspective rapproche les travaux cités plus haut d’un ensemble plus vaste de recherches en sciences humaines, avec lesquels les connexions sont nombreuses, que ce soit du côté de la sociologie (Guillo, 2009 ; Latour, 1991 ; Mauz, 2005 ; Porcher, 2011 ; Sociétés, 2010), de la philosophie (Singer, 2009 [1975] ; Haraway, 2008) ou de l’anthropologie (Descola, 2005).

A l’instar de ces recherches, les textes qui composent ce numéro essaient de prendre la mesure de la construction spatiale de l’humanimalité en faisant l’hypothèse que l’enjeu de cette relation n’est pas tant dans la distinction ou la séparation, ni même dans le lien entre humains et animaux, mais dans le partage d’un temps et d’un espace commun.

Vivre ensemble

Dominique Lestel, dans l’entretien qu’il nous a accordé, souligne que ce qui se joue entre nous et les animaux relève non pas tant d’une relation que d’une vie en commun. Plutôt qu’une situation dans laquelle deux entités humaines et non humaines se rencontrent de façon ponctuelle, et préexistent à cette rencontre, elles émergeraient d’un temps et d’un espace commun, où elles s’influencent et se transforment mutuellement. Parler de communautés hybrides, c’est ainsi penser que l’humain n’existerait pas comme il est sans sa vie partagée avec les autres non-humains. Le partage ou la vie en commun se retrouvent chez Bastien Picard qui montre combien la position des soigneurs auprès des Jabirus – de grands oiseaux colorés dont ils s’occupent – dépend d’un temps et d’un espace partagé. Pour Christophe Baticle, la chasse est d’abord la pratique commune d’un territoire par les chasseurs, les chiens et les proies. Stéphanie Chanvallon, pour des animaux charismatiques comme les dauphins et les orques, ou Nathalie Blanc et Nicole Mathieu, pour les cafards, soulignent elles aussi l’importance de la coexistence, du vivre-ensemble ou du partage de l’espace, qu’il soit ou non désiré. Géographes, philosophe, sociologues et anthropologues, sous des modalités diverses, s’entendent donc pour considérer que c’est d’abord à travers un temps et un espace partagé – une co-extension pour reprendre la terminologie de D. Lestel – qu’existent les communautés humanimales.

Dans ce cadre, et sans que ce soit le cœur du numéro, D. Lestel ou encore N. Blanc soulignent que la vie en commun ne s’arrête pas aux animaux mais qu’il est par exemple possible de réfléchir au rôle des plantes ou des machines. Pour N. Blanc, les animaux, s’ils peuvent être analysés comme des sujets, doivent bien être compris dans un ensemble plus vaste avec lequel nous avons des continuités fortes, qu’on peut appeler « environnement » ou communautés hybrides, pour reprendre le terme de D. Lestel. Celui-ci signale ainsi, dans une pensée qui peut rappeler les travaux d’Augustin Berque (2000), que les limites entre le vivant et le non vivant, le corps et l’environnement, sont beaucoup moins nettes qu’on ne les pense habituellement. Lorsqu’un vers marin utilise des chenaux de sable pour filtrer l’eau dont il se sustente, créant un rein non organique, pourtant indispensable à sa survie, il rend manifeste les liens charnels et vitaux des êtres avec les lieux, le vivant débordant des limites de son corps. Au final, pour rendre compte de ce qui fait sens pour le vers marin, les relations et les réseaux qui le constituent et qu’ils constituent sont des entrées plus pertinentes que son corps indivisible.

Agentivité

Pour autant, cette ontologie extensioniste ne doit pas amener à négliger les capacités d’actions des êtres (humains et non-humains). Ne plus se fier à leurs limites habituelles pourrait en effet conduire à ne plus bien savoir d’où viendrait l’action, tellement distribuée qu’elle en serait diluée dans une forme de vie réticulaire et totalisante. A trop remettre en cause les limites ontologiques, c’est l’idée d’action même qui se trouve redéfinie, et souvent quelque peu occultée. C’est précisément l’écueil que les textes de ce numéro tentent d’éviter, en s’attachant à indexer l’action aux êtres, humains et non-humains. Il s’agit notamment de redistribuer équitablement les capacités d’actions entre eux. En effet, dans la vie en commun, le débordement des humains sur les non-humains et des non-humains sur les humains, modifie les positions réciproques des uns par rapport aux autres. Notre regard sur les animaux change, les animaux changent et nous-mêmes sommes transformés.

Les animaux ont pendant longtemps été considérés dans le cadre de pratiques et de représentations sociales comme des révélateurs symboliques ou comme des indicateurs statistiques. En géographie, on les pense comme des variables localisables et quantifiables, des indicateurs de biodiversité, des vecteurs de requalification des espaces (classements en zone de protection), des objets de conflits avant tout humains, des symboles du pouvoir ou des images de la société et de sa façon de penser. Sans qu’il ne soit jamais question d’eux, ni des relations qui les unissent aux humains, les animaux servent alors de miroirs dans lesquels la société se reflète.

L’agentivité (la capacité à prendre des décisions de manière autonome) est venue aux animaux, à la fois par des études anthropologiques et sociologiques déconstruisant les dichotomies qui servent à séparer le monde des humains et des animaux et proposant de nouvelles façons de penser les collectifs vivants (Descola, 2005 ; Latour, 1991 ; Haraway, 2008), ainsi que par des travaux en éthologie proposant une approche du terrain et des animaux radicalement nouvelle, en privilégiant le temps long et les méthodes classiquement réservées à l’ethnographie (Goodall, 1986). Enfin, hors des mondes académiques, la multiplication des animaux familiers et l’engouement autour de certains mammifères charismatiques, comme le dauphin, contribuent à modifier les relations entre humains et animaux. Si les grands singes sont les premiers à en bénéficier, Despret (2002) montre combien le spectre s’élargit avec certaines recherches qui donnent de plus en plus d’espace et de latitude aux animaux pour exprimer leurs potentialités : chiens, vaches, corbeaux voire moutons ne sont plus les mêmes aujourd’hui du fait des dispositifs scientifiques à travers lesquels ils ont été étudiés.

Leur agentivité commence à faire l’objet d’un large consensus dans la communauté scientifique: les animaux ont des intentions, occupent un rôle d’acteurs en situation. Dans une perspective sociologique, cette agentivité peut également être appréhendée sans prendre part sur sa réalité. Elle est alors un élément que les acteurs attribuent aux animaux. On peut par exemple observer ce qui est transformé pour des acteurs humains quand ils disent que l’animal a une intention, qu’il a des envies, qu’il fait des choix.

Jean Estebanez et Bastien Picard choisissent d’organiser leur analyse autour de ces questions, le premier pour montrer, au-delà des représentations, la capacité d’action d’une panthère au zoo et comment elle a pu l’amener par la pratique – en l’obligeant à changer de place – à transformer la façon dont il pouvait envisager l’exotisme. B. Picard analyse comment les jabirus du zoo de Barcelone, malgré leur situation de dépendance, ne sont pas passifs. Les soigneurs qui en ont la charge favorisent ainsi leurs initiatives, créant les conditions d’un véritable échange.

D’autres auteurs du dossier, sans centrer leur propos sur la question, prennent néanmoins position. L’article de Clotilde Luquiau sur la mise en tourisme de certains animaux, comme les éléphants à Bornéo, repose sur l’agentivité des animaux, notion essentielle pour comprendre ce qui attire les touristes et, en même temps, ce qui provoque des conflits avec certains villageois. Les éléphants ont ici une histoire et un rôle actif, au même titre que les humains. En observant la proposition qui leur est faite, de limiter leur territoire d’évolution à des zones qui ne sont pas cultivées, on constate qu’ils prennent position en décidant de la franchir, apprenant différentes techniques pour passer outre les clôtures électrifiées. De la même manière, Guillaume Marchand, dans son article sur les conflits entre humains et animaux sauvages, souligne que les techniques de protection du bétail en Amérique du Nord contre les loups, d’abord fondées sur l’expérience acquise en Europe, ont dû être réajustées, quand il est apparu que les loups nord-américains ne se comportaient absolument pas comme ceux installés en Europe. Dans la lignée des travaux de Van Schaik et al. (2003) avec des groupes d’orangs-outangs de Bornéo et de Sumatra ou de Heinrich (2000) avec les corbeaux, il apparait qu’il y a des cultures animales variables selon les lieux et, par-delà, des comportements individuels.

Si ces auteurs cherchent à montrer que les animaux se transforment pour et par eux-mêmes, Connie Johnston ne prend pas position sur leur agentivité. Plus précisément, elle analyse la façon dont le langage, à travers le vocabulaire disponible et les définitions, façonne notre image de ceux-ci – notamment leur proximité ou leur différence d’avec les humains –, et influe directement sur les pratiques qui engagent humains et animaux. Ce faisant, elle interroge la façon dont nous avons changé, et comment ce changement fait lui-même changer les animaux. Nos représentations sur les animaux suffiraient-elles à les transformer ?

Les dispositifs spatiaux de l’humanimalité

Où sont les animaux ? Où leur est-il permis d’aller ? Où sont-ils vécus comme une gêne voire une menace ? Où nous emmènent-ils ? Si l’espace ne crée pas les qualificatifs attribués aux animaux (ce lion est-il sauvage parce qu’il vient d’Afrique ? de la savane ?), l’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec eux (les chiens sont interdits au supermarché sauf s’il s’agit de guides d’aveugles). En étudiant les discours des habitants du Parc de la Vanoise, Isabelle Mauz (2005) a bien montré que, pour les humains, les animaux devaient avoir une place. Une « juste » place, qui pouvait certes évoluer, mais dont la définition devait être stabilisée à un moment ou à un autre pour que la cohabitation puisse se faire. Si les animaux doivent être à leur place, on s’imagine bien quels types de réactions ils suscitent quand ce n’est pas le cas. Dans ce cadre, les conflits entre humains et animaux seraient liés à la transgression de ces limites : que fait ce rat sur le quai du métro ? Cette blatte dans mon salon ? Ce loup dans mon alpage ? Le discours sur la séparation humain-animal associé à l’exclusion progressive d’une grande partie d’entre eux de la ville (Philo, Wilbert, 2000 ; Vialles, 1995) est ainsi largement développé.

On peut au contraire défendre l’idée que la mise à l’écart des animaux n’est pas ce qui caractérise le mieux la relation qui nous lie à eux puisqu’elle renvoie à la séparation et au détachement. Si, ce qui fait leur intérêt pour nous est bien leur statut d’Autres signifiants, c’est alors sans doute la continuité qui compte (Porcher, 2011). Cette continuité étant du domaine du sensible, elle tend à passer à travers une série de dispositifs spatiaux qui permettent de négocier une juste distance entre les acteurs (Espace et Société, 2002 ; Estebanez, 2011). Le zoo n’est pas fait pour séparer mais au contraire pour permettre une rencontre qui n’est possible, dans les mêmes conditions, nulle part ailleurs : c’est un instrument de médiatisation. De la même manière, les laisses et les muselières, les parcs, les friches urbaines transformées en corridors écologiques et aménagés d’observatoires sont autant de dispositifs qui nous permettent concrètement et symboliquement d’être en relation, à travers une négociation constante des usages et des normes. Cette relation peut aller jusqu’à la sexualité (zoophilie), dans laquelle la distance semble disparaître totalement, et qui reste ainsi une sorte de dernier tabou des relations anthropozoologiques (Brown et Rasmussen, 2010).

Cette question de la « juste place » des animaux est donc bien marquée par une profonde ambivalence, dans une négociation qui joue sur la séparation et la continuité (Arlucke et Sanders, 1996). Analyser des dispositifs spatiaux permet de rendre compte de la façon dont les relations sont rendues possibles et mises en œuvre.

La vie en commun est loin d’être toujours vécue positivement comme le rappelle N. Blanc à propos des cafards. Dans son article sur la phobie des chiens chez les enfants et de son traitement, Bénédicte de Villers souligne que le dispositif thérapeutique inventé est d’abord spatial. Le problème de la peur des chiens est celui d’un espace partagé menaçant, se traduisant par des techniques d’évitement et de positionnement du corps chez les enfants. L’auteur montre comment le traitement consiste à donner corps à l’espace et rendre palpable la distance en la peuplant d’objets ou en marchant pas à pas, en enfonçant les pieds dans le sol. Il s’agit ainsi simultanément de découper la distance et de créer des jonctions afin d’éviter la peur panique.

Une autre situation thérapeutique, dans laquelle les chiens ne sont pas le problème mais un élément du traitement, grâce à leur mobilité et leur disponibilité, est rapportée par Jérôme Michalon. Dans une maison de retraite médicalisée, Raya, une chienne d’assistance, fait le lien entre l’ici de l’institution, dont ne peuvent sortir les résidents, généralement atteints de déficiences cognitives et intellectuelles, et l’extérieur, à travers une présence qui rappelle le quotidien et la vie en dehors de la maison de retraite.

C’est également dans l’analyse de la micro-distance que Stéphanie Chanvallon montre notamment la lente construction d’un territoire partagé entre des cétacés et des passionnés, qui plongent régulièrement à leur rencontre dans une forme de quête dont le fondement est l’expérience de la rencontre. Elle explore les modalités de ces rencontres qui aboutissent dans un espace de liberté pour les deux espèces : « l’entre-deux animal ».

Clotilde Luquiau présente quant à elle la mise en scène d’éléphants, qui est au fondement de l’émergence du tourisme dans les villages de la Kinabatanga qu’elle étudie à Bornéo. S’il existe en principe une distinction entre lieux destinés aux rencontres et zones dévolues à d’autres fonctions, tous les acteurs s’ingénient à brouiller des limites, souvent pourtant marquées par des clôtures et des zonages. Le fait de vivre ensemble, dans un espace commun recompose ainsi de nouvelles alliances entre ONG, habitants, animaux et institutions locales. L’efficacité pratique des dispositifs mis en place pour organiser les relations entre humains et animaux dépend étroitement de la prise en compte ou non de l’agentivité animale et de sa capacité à prendre position, qu’il s’agisse de méthode d’observation ou de cartographie descriptive, comme les présente Guillaume Marchand, de système de contentions ou au contraire de rencontre.

En suivant le vocabulaire de Latour (1991), on peut avancer l’idée que ces dispositifs spatiaux obéissent à la double fonction de purification ontologique et catégorielle : par le biais d’agencements spatiaux spécifiques, les animaux sont rendus radicalement différents des humains. Tout autant, ces agencements produisent des hybrides et les font proliférer de telle façon qu’ils perturbent les grandes catégories par lesquelles le naturalisme fonctionne (Descola, 2005).

C’est en particulier ce point que développe Bastien Picard dans son analyse de la vie partagée des soigneurs et des jabirus. Le zoo est un dispositif spatial dont la fonction est de montrer, en les enfermant, des animaux qui deviennent fondamentalement différents, par ce fait même, des visiteurs : c’est un lieu qui ne fonctionne que dans une ontologie naturaliste ou analogiste. Pour autant, les pratiques des soigneurs, mais aussi des chercheurs eux-mêmes, comme le note Jean Estebanez dans son carnet de terrain, s’inscrivent dans une posture autre, dans laquelle les animaux ne sont pas définis par une intériorité différente de celle des humains et pour lesquels le dispositif de l’institution prend un sens clairement marqué par la circulation entre les catégories.

Enfin, si la focalisation sur les dispositifs spatiaux est cruciale, les articles présents dans ce numéro nous permettent d’envisager la mobilité partagée des animaux et des humains. Plus précisément, la question de savoir où nous emmènent les animaux apparaît de nombreuses fois. La recherche du contact direct, de l’expérience de l’agentivité animale, fait faire de longs voyages aux humains. Par exemple, la passion des cétacés (S. Chanvallon) créé des mobilités touristiques importantes qui elles-mêmes sont indexées sur les déplacements des animaux (les routes migratoires des mammifères marins). De la même façon, la volonté de voir des éléphants (C. Luquiau) amène à de grands déplacements de population humaine et animale, ponctuels ou durables. Une géographie de l’attraction interspécifique devient alors possible, qui prendrait comme point d’entrée la reconfiguration des territoires générée par cette envie (commune ?) de rencontre humanimale. Sa conséquence première serait de ne plus nécessairement considérer le partage des territoires humains et animaux sous l’angle unique du conflit ou de l’appropriation excluante. Peut-on encore dire que l’humain étend son territoire aux dépens de celui des animaux ? Ou alors a-t-on affaire à ce régime de co-extension entre humains et animaux dont nous parlions plus haut ?

Méthodologie

Bien que ce numéro des Carnets de Géographes ne soulève pas frontalement la question, il s’inscrit dans le tournant de la théorie plus-que-représentationnelle (pour une courte synthèse de ce vaste champ, voir Lorimer, 2005), qui vise à mettre l’accent sur les pratiques, la performance et le corps. Nous l’avons noté, la thématique « humains/animaux » a longtemps été explorée par le biais des représentations uniquement. Or, si l’on prend au sérieux la question de l’agentivité animale, selon les modalités que nous avons présentées, les représentations ne peuvent suffire et le recours à un travail de terrain fin, fondé sur une symétrie d’attention et de distribution de compétences, s’impose. On pourra lire ici quelques-unes des conséquences méthodologiques que cette posture centrée sur le terrain peut avoir lorsqu’il s’agit d’observer les pratiques humanimales.

Si seul le carnet de terrain de Jean Estebanez est orienté autour d’une question méthodologique – penser avec le corps – plusieurs textes mettent en avant le fait que la recherche humanimale ne peut pas se faire sur mais avec les animaux. Cette question qui renvoie à celle de l’engagement du chercheur avec ce qui l’intéresse est explicitement revendiquée par Bénédicte de Villiers, dont l’expérience comme fondatrice du centre de traitement des phobies canines des enfants est l’objet du texte qu’elle propose. De la même façon, Stéphanie Chanvallon souligne qu’aux récits de vie qu’elle analyse se juxtapose son vécu.

Cet engagement n’est pas seulement celui du chercheur : Christophe Baticle montre que la chasse oblige les participants, et lui-même qui les accompagne, à être plus « animal ». Ils essayent de penser comme les animaux qu’ils recherchent ou en tout cas de penser ce que peuvent être leurs pratiques. Les représentations ne suffisent pas à rendre compte de l’efficacité pratique de la chasse, qui passe par des sensations, des émotions et la connaissance d’un territoire commun. La chasse est ainsi présentée comme une intuition en acte qui institue un rapport charnel à la nature. Stéphanie Chanvallon, dans une démarche proche, montre qu’il s’agit de devenir plus animal, ici en l’occurrence orque, pour pouvoir les approcher. Cette démarche, que Bastien Picard qualifie d’anthropomorphisme expert, renvoie à la fois à une connaissance intime d’animaux bien précis mais également à une tentative de faire comme eux. Car il s’agit bien de pratiques corporelles avant tout, qui permettent de rendre compte de ce processus d’animalisation.

L’article de Connie Johnston pointe par ailleurs les limites méthodologiques des sciences, humaines ou non, lorsqu’il s’agit de décrire les animaux et notre rapport à eux. L’omniprésence du verbal pour parler de relations qui sont essentiellement corporelles est assez frappante et peut s’avérer problématique. Dans la mesure où les mots utilisés pour nommer les animaux, dire ce qui nous unit à eux, ont nécessairement une influence sur notre devenir commun, comment en témoigner sans étouffer les animaux dans des cadres et des propositions qui ne leur conviendraient pas ? Enchevêtrés que nous sommes dans le langage, C. Johnston nous invite à repenser nos modes de production de connaissance et leur mise en visibilité. L’image et le film, notamment utilisés dans les travaux de Jocelyne Porcher, sont sans doute des outils et des méthodologies qui posent de nouvelles questions, dans lesquelles les pratiques sont centrales.

A Jérôme Michalon se demandant si la géographie n’avait pas déjà connu un moment inaugural, au moins dans le champ francophone, d’une approche des relations humains/animal avec le numéro d’Espace et Société (2002), Nathalie Blanc répondait que si le numéro avait le mérite d’exister, les choses s’étaient un peu arrêtées là. Espérons que la lecture des textes rassemblés ici pourra les faire repartir.

Références bibliographiques

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JALONS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET ORIENTATIONS CONTEMPORAINES

FREDERIC DEJEAN

Institut d’Urbanisme
Université de Montréal
frederic.dejean@yahoo.fr

LUCINE ENDELSTEIN

LISST – CNRS
Université de Toulouse Le Mirail
Lucine.Endelstein@univ-tlse2.fr

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Les débats récurrents tournant autour de la laïcité et de la diversité religieuse de la société française ont été l’occasion de prendre conscience de leurs dimensions éminemment géographiques. En effet, qu’il s’agisse des prières de rue ou du port de signes religieux « ostensibles » dans l’espace public ou dans certaines institutions – en particulier dans les établissements publics d’enseignement – l’espace se trouvait au cœur des discussions, et c’est plus largement la question de la visibilité des faits religieux qui se posait. Malgré cette actualité, le thème de la religion demeure marginal dans le champ de la géographie universitaire française, les publications d’ouvrages et les dossiers en revue demeurent rares, et il n’existe pas de sous-branche appelée « géographie des religions » ou « géographie des faits religieux ».

Dans l’appel à contribution mis en ligne à l’automne 2012 trois axes principaux avaient été dégagés : le rôle des faits religieux dans l’aménagement et la morphologie de l’espace, les relations dialectiques entretenues entre le processus de mondialisation et les faits religieux, et les nouvelles spatialités des faits religieux et leurs enjeux sociaux dans les villes du Nord et du Sud. Ce faisant, il s’agissait de balayer l’ensemble des grands thèmes et enjeux posés par les dimensions spatiales des faits religieux contemporains en évitant l’écueil des approches strictement descriptives (Chamussy, 1992) qui, bien que nécessaires, ne constituent que le premier niveau de l’analyse.

Les nombreux textes reçus témoignent d’un intérêt nouveau pour les faits religieux de la part des géographes et du dialogue interdisciplinaire inhérent à cette thématique : ce numéro rassemble des contributions de géographes, sociologues, anthropologues et architectes. La diversité des objets de recherche, des terrains concernés et des méthodologies mobilisées témoigne de cette vitalité et des tendances actuelles. Les différents articles ici réunis portent sur un large éventail de religions (catholicisme, christianisme orthodoxe, islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme) et analysent leurs rapports à espace en privilégiant tous une approche empirique. Si la France est seule représentante des terrains du Nord dans ce dossier avec trois articles, les autres articles exposent des travaux réalisés en Inde, en Egypte et au Mexique. Tous mettent en exergue l’ouverture sur le monde des faits religieux qui, souvent, créent des points de contact entre les Nords et les Suds.

Avant de revenir sur les grandes lignes qui se dégagent de cet ensemble d’articles et de présenter succinctement les apports de chacun d’entre eux, nous commençons par esquisser une revue des travaux de recherche, en mettant en valeur l’apport des travaux de langue anglaise sur lesquels la recherche française pourra s’appuyer dans les années à venir.

Pour autant, les faits religieux ne sont pas absents sous la plume des géographes. Paul Claval, dès le deuxième numéro de la revue Géographie et cultures, soulignait que les géographes « ont longtemps abordé les faits religieux par la périphérie » (Claval, 1992 : 85) en les intégrant à une compréhension globale de la culture des espaces étudiés, et non en prenant la religion pour elle-même. Et quand la géographie s’attache à traiter du religieux, elle tombe trop facilement dans le piège de l’inventaire à la Prévert. Dans l’Encyclopédie de Géographie, Henri Chamussy formule une critique virulente: « on découpe l’espace en aires où l’on observe une religion dominante, on fait des cartes des religions, cultures et systèmes de croyances, on décrit les signes de visibilité de ces religions. Le commentaire ne peut guère dépasser le raisonnement génétique. On fait de l’histoire plutôt que de la géographie, en considérant la situation dépeinte comme l’état actuel et provisoire, résultat d’un enchaînement causal dans le temps » (Chamussy, 1992 : 881).

Dans le cadre de ce numéro, nous parlons d’approches spatiales des faits religieux et non d’approches géographiques. Ce choix permet de souligner que, non seulement la géographie – en tant que discipline universitaire organisée – n’a pas le monopole de la recherche dans ce domaine, mais que cette thématique implique un dialogue permanent entre les disciplines : géographie, sociologie, anthropologie, et que ce décloisonnement disciplinaire est fondamental pour produire des travaux de recherche novateurs et socialement pertinents.

Premières approches de la géographie des religions : décrire les impacts des religions dans le paysage

En France, inscription dans le paradigme vidalien

1948 constitue une date importante avec la publication de l’ouvrage pionnier de Pierre Deffontaines, Géographie des religions. Quelques années plus tard, Xavier de Planhol propose une analyse géographique de la religion musulmane (de Planhol, 1957). Les deux auteurs s’inscrivent largement dans le paradigme de la géographie classique de Vidal de la Blache. Ainsi, le plan de l’ouvrage de Deffontaines reprend scrupuleusement les découpages thématiques de la géographie de l’époque , même si l’introduction des idées du jésuite Teilhard de Chardin lui permet de renégocier l’héritage vidalien (Dejean, 2012).

Les orientations retenues sont alors doubles: une analyse des multiples influences du cadre physique sur la vie religieuse des sociétés et des relevés exhaustifs des transformations des paysages par les pratiques religieuses. Dans cette perspective, les travaux mettent l’accent sur les marqueurs ponctuels (lieux de culte, lieux saints ou sacrés, belvédères, etc.) et sur les règles ou les principes religieux à l’origine des transformations du milieu. Selon la première orientation, on s’intéresse aux résultats, tandis que dans la seconde, l’accent porte davantage sur les conditions sociales qui conduisent des communautés croyantes à transformer leur environnement. Les travaux réalisés en France jusque dans les années 1950 privilégient la mise en avant des structures durables dans l’espace et non les principes de changements et de mutations du paysage religieux. Paul Claval explique que « Les géographes sont alors axés sur les faits essentiels, ceux qui se marquent directement dans le paysage. Dans cette optique, la religion présente un intérêt lorsqu’elle organise la maison autour d’un autel domestique, pèse sur l’implantation de l’habitat et se signale par des lieux de culte, des chapelles, des oratoires, des églises » (1992 : 86). Cette attention aux paysages religieux et à leurs temporalités longues, empêche un auteur comme Deffontaines d’interroger la crise profonde que traverse le Christianisme européen, dont la traduction est autant spatiale que sociale. Cette omission est particulièrement évidente quand il traite des liens entre la ville et le religieux puisqu’il ne dit rien du processus de déchristianisation qui touche les villes industrielles et les innovations proposées par les grandes institutions religieuses.

La géographie des religions américaine dans le sillage de Carl Sauer

L’approche des faits religieux dans le cadre de la géographie américaine est largement redevable des apports théoriques de Carl Sauer qui, dans The Morphology of Landscape (1925), renouvelle en profondeur l’analyse paysagère. Il est tout particulièrement attentif à la dimension matérielle de la culture, notamment le paysage, appréhendé comme l’espace où se joue l’interaction fondamentale entre la nature et la culture. De ce fait, le paysage est la manifestation concrète de la culture qui l’a produit, et il peut être défini comme « un espace constitué d’une association de formes distinctes, à la fois matérielles et culturelles (Sauer, 1925 : 26) ». L’auteur précise que « la culture est l’agent, le milieu naturel le médium, et le paysage culturel le résultat (Sauer, 1925 : 46) ».

La géographie du fait religieux pratiquée aux Etats-Unis privilégie la dimension matérielle et met en valeur les structures inscrites dans le temps long des paysages. Prenant appui sur le principe selon lequel le géographe ne se préoccupe pas « de l’énergie, des habitudes, ou des croyances de l’Homme, mais des traces que ce dernier inscrit dans le paysage » (Sauer, 1925 : 46), la géographie des faits religieux est donc avant tout une géographie des manifestations matérielles des religions et de leurs conséquences dans l’aménagement de l’espace (Francaviglia, 1979 ; Zelinsky, 1961). Wilbur Zelinsky souligne que « among the phenomena forming or reflecting the areal differences in cultures with which they are so intimately concerned, few are as potent and sensitive as religion » (Zelinsky, 1961 : 139). Cette orientation ressort de l’ouvrage de synthèse de David E. Sopher (1967) qui inscrit son approche dans le sillage de la géographie culturelle sauerienne et dégage quatre angles principaux dans l’étude géographique de la religion : la signification de l’environnement pour l’évolution des systèmes religieux, les manières dont les institutions religieuses modifient leur environnement, les différentes manières par lesquelles les institutions religieuses occupent et organisent des portions de l’espace et enfin la distribution géographique des religions et les manières dont les systèmes religieux se diffusent et entrent en interaction (Sopher, 1967).

Le renouvellement des approches : entre géographie sociale et géographie culturelle

En France, émergence d’une géographie de la religiosité

À la suite des travaux novateurs de Deffontaines et de Planhol les chercheurs mettent à distance l’héritage vidalien dans leurs analyses. Deux facteurs principaux, affectant le champ de la recherche, expliquent ces transformations : la mise en place d’une véritable sociologie des religions françaises qui en appelle à une participation accrue des géographes et a pour principal effet de détourner la géographie de la seule analyse des structures matérielles durables pour s’intéresser davantage aux ruptures et aux nouvelles tendances, d’une part, et la sortie d’une conception de la géographie organisée autour du couple Nature/Société, d’autre part.

L’émergence en France d’une sociologie des religions a eu un impact considérable sur la géographie des religions, en particulier celle pratiquée dans le réseau des universités de l’Ouest (Le Mans, Caen, Angers) au travers le laboratoire ESO (Espaces et SOciétés). Le sociologue Gabriel Le Bras explicite en 1945 l’apport possible de la géographie : elle doit permettre de quantifier des phénomènes et d’en étudier les modes de répartition dans l’espace. Il explique que « La géographie, on le voit, serait ici l’intermédiaire entre statistique et sociologie : elle situerait dans l’espace, sur un terrain délimité, les chiffres que devra expliquer la sociologie, en tenant compte de la structure sociale et familiale favorisée par le sol, de la démographie, des contacts régionaux » (Le Bras, 1945 : 96).

La géographie des religions s’inscrit alors dans le champ de la géographie sociale. Des programmes de recherche, largement redevables des travaux de la sociologie pastorale et de la sociologie religieuse des années 1960 et 1970, se structurent peu à peu et trouvent un terreau particulièrement favorable dans le universités de l’Ouest. Comme le souligne Armand Frémont : « Un groupe de chercheurs universitaires, associés au CNRS, s’interroge sur la fin des paroisses. Ce n’est pas un hasard : ce sont des géographes de l’Université de l’Ouest, Angers, Caen, Le Mans, Nantes, Rennes ; ils travaillent et ils vivent dans ces pays de l’ouest de la France qui sont des terres de vieille catholicité, là où les paroisses se sont le plus longtemps identifiées aux communautés rurales, là où elles conservent encore les plus forts ancrages et où, par voie de conséquence, leur effacement progressif suscite les questions et les malaises les plus profonds (Frémont, 1997 : 8) ».

Les travaux de ces géographes comportent deux axes principaux qui composent une géographie de la religiosité, bien plus qu’une géographie des faits religieux: les pratiques individuelles et collectives, d’une part, et la pertinence du maillage paroissial, d’autre part. Jean-René Bertrand, un des principaux animateurs de cette géographie, appelait de ses vœux un renouvellement de l’approche géographique du fait religieux : « Il nous semble que le renouveau des études géographiques de la religion et de ses manifestations passe d’abord par un recentrage des travaux sur la religiosité des populations ou pour le moins sur les comportements religieux (…). Il nous paraît indispensable de mettre en chantier une géographie de la religiosité des populations » (Bertrand, 1997 : 215-216).

Alors que l’espace, qu’il s’agisse de ses dimensions matérielle ou idéelle, est quelque peu laissé de côté par cette géographie de la religiosité, la géographie culturelle propose précisément de replacer l’espace au cœur de ses analyses. Elle souhaite mettre en lumière les relations dialectiques entre l’espace et la société. Ses outils conceptuels et méthodologiques rappellent que les lieux et les espaces du religieux ne sont pas donnés, mais produits.

Les faits religieux, objets privilégiés des approches culturelles

Dans le champ de la géographie française, la géographie culturelle a joué un rôle important dans le travail de réorientation de la Géographie du fait religieux. La revue Géographie et Cultures, y a consacré plusieurs articles et dossiers (Claval, 1992). Les nouvelles options de recherche de la géographie culturelle française doivent beaucoup aux mutations de la géographie tropicaliste qui se nourrit largement des travaux de l’anthropologie culturelle. Joël Bonnemaison résume cette approche quand il affirme que la géographie culturelle « replace l’homme au centre de l’explication géographique : l’homme, ses croyances, ses passions, son vécu » (Bonnemaison, 2004 : 9). Le chemin parcouru depuis le programme de recherche de Deffontaines est considérable puisque ce dernier entendait réduire « le point de vue religieux à ses seuls éléments visibles et physionométriques, laissant délibérément de côté le domaine majeur de la vie intérieure » (Deffontaines, 1948 : 10).

Replacer l’homme au centre de l’explication géographique constitue un axe important de la géographie culturelle, notamment quand elle prend la forme d’une géographie des représentations (Dardel, 1957 ; Frémont, 1976), inspirée par la phénoménologie et par le tournant herméneutique des sciences sociales. Par exemple, Joël Bonnemaison ne s’intéresse pas à l’espace en soi, détaché de tout sujet, mais à la «représentation d’un espace, c’est à dire un paysage » (Bonnemaison, 2004 : 26). Cette attention aux représentations collectives et individuelles de l’espace émerge dans la notion de géosymbole, « la structure symbolique d’un milieu, d’un espace, ses significations (Bonnemaison, 2004 : 26), qui constitue une des trois dimensions de l’ « espace-paysage » identifiée par Bonnemaison. La géographie anglophone – notamment par le biais de la « humanistic geography » (Tuan, 1976) – présente un intérêt similaire pour les représentations et les valeurs de l’espace des croyants (Büttner, 1980 ; Cooper, 1992). Le programme de recherche de La « géographie humaniste » intègre l’étude du fait religieux dans la meure où il constitue un cadre de référence pour le croyant, cadre qui procure une structure stable dans la lecture du monde.

Dans le champ anglophone, la géographie culturelle offre une matrice de recherche déterminante dans la mise en place d’une véritable « geography of religions and belief systems ». Ainsi, le Companion to cultural geography (Duncan et al., 2004) comporte un chapitre consacré à la religion, des revues comme Social & Cultural Geography, Journal of Cultural Geography ou Cultural Geographies proposent régulièrement des dossiers et articles portant spécifiquement sur les faits religieux . Par ailleurs, les revues sont également des espaces de débats et de discussions où les auteurs échangent sur les évolutions des approches spatiales des faits religieux (Clark, 1991 ; Cooper, 1992 ; Kong, 1990, 2001 et 2010 ; Levine, 1986 ; Sopher, 1981 ; Wilson, 1993).

Thématiques contemporaines

Si les approches des faits religieux par les géographes peuvent être analysés à partir de méthodes et des paradigmes de la géographie, elles peuvent également être analysées à partir des terrains et des objets privilégiés par les travaux sociologiques et anthropologiques. Actuellement, un type d’espace et une thématique dominent les productions : les expressions des faits religieux dans les espaces urbains et leur globalisation ou transnationalisation. Ces deux thématiques se trouvent intimement liées puisque de nombreux travaux interrogent les impacts de la globalisation du religieux sur les recompositions des pratiques religieuses dans les villes, en particulier dans le contexte des villes du Nord. Rendre compte de thématiques et non pas seulement de méthodes permet d’insister sur le fait que ces approches spatiales portent la marque de l’interdisciplinarité et que les géographes ne sauraient réclamer l’exclusivité des approches par l’espace, au moment même où des chercheurs venus d’autres disciplines reconnaissent la richesse des approches spatiales des faits religieux (Hervieu-Léger 2002, Davie, 2012 ; Garbin, 2012). Pour ne prendre que l’exemple du judaïsme, plusieurs ouvrages récents sont pleinement consacrés à la lecture spatiale de l’expérience juive dans la multiplicité de ses déclinaisons (Brauch, Lipphardt et al., 2008 ; Azria 2013)

La ville, espace de prédilection des faits religieux

La ville est un espace paradoxal: si elle est le lieu par excellence du religieux (Racine, 1993), elle a également été décrite comme le tombeau de la religion, notamment par les premiers sociologues des religions français. On ne peut pas ne pas penser à cet extrait fameux de Gabriel Le Bras : « Je suis pour ma part convaincu que, sur cent ruraux s’établissant à Paris, il y en a à peu près 90 qui, au sortir de la gare Montparnasse cessent d’être des pratiquants » (Le Bras, 1956 : 480). Le renouvellement historiographique du fait religieux en ville (McLeod, 1995 et 2000 ; McLeod et Ustorf, 2003) a permis de considérablement nuancer cette hypothèse et a montré comment les villes européennes et nord-américaines constituaient des espaces de prédilection pour l’innovation religieuse. Si la ville industrielle a été indubitablement une scène de crise de la pratique religieuse, elle a également été un formidable terrain pour le renouvellement missionnaire (Encrevé, 1993 ; Winston, 1999) et pour un travail de recomposition des paysages religieux.

Si un tel travail de réévaluation a été effectué dans le cadre d’analyses historiques, il est encore actuel puisque de nombreux travaux s’attachent à montrer comment les villes contemporaines ne sont pas tant marquées par la disparition des faits religieux, mais davantage par des processus de recomposition (Bonneville, 2001 ; Racine et Walther, 2003). Dans la perspective d’une double analyse – celle des mutations des signes visibles des faits religieux et celle de l’inscription des pratiques des fidèles dans l’espace – les travaux s’intéressent alors à analyser et interroger les nouvelles tendances, les pratiques en émergence, plutôt que d’établir la longue liste des pratiques religieuses traditionnelles en voie de disparition. Dans le contexte des villes du Nord les travaux interrogent les dimensions spatiales du processus de sécularisation (Howe, 2009 ; Wilford, 2010) pour montrer comment ce dernier se caractérise par des formes d’adaptation à un contexte culturel en évolution rapide. Sur ce terrain, les travaux de l’écologie religieuse sont particulièrement riches (Ammerman, 1997 ; Cimino, 2011 ; Eiesland, 2000 ; Form et Dubrow, 2005). Les mutations des paysages religieux constituent le cœur des travaux qui se concentrent plus spécifiquement sur les villes du Sud. En France, une longue tradition africaniste – chez les géographes et chez les anthropologues – est à l’origine d’un nombre considérable de travaux (Fourchard et al, 2009 ; Otayek, 1999). Nombre d’entre eux insistent sur le rôle des groupes confessionnels dans des contextes de dysfonctionnements étatiques et de crises des sociétés urbaines, et sur l’émergence de véritables « marchés » des biens religieux en contexte urbain (Dorier-Apprill, 2001 et 2002 ; Fancello, 2009 ; Mary, 2009 ; Mayrargue, 2009).

Les approches spatiales des faits religieux concernent également les franges et les territoires urbains en émergence. Il s’agit pour les auteurs de montrer comment les banlieues et les grandes banlieues se caractérisent par des paysages et des comportements religieux spécifiques (Baker, 2005 ; Connell, 2005 ; Dejean, 2010 ; Chatelan 2012 ; Dwyer, Gilbert et Shah, 2012 ; Warf et Winsberg, 2010 ; Wilford, 2012). Loin d’être des territoires irréligieux, elles sont au contraire de véritables laboratoires dans lesquels les groupes religieux élaborent de nouveaux rapports à l’espace, autant dans leurs manières de se mettre en scène dans le paysage urbain que par les pratiques des fidèles et par les formes de négociations originales qu’ils élaborent avec les pouvoirs publics (Hackworth et Stein, 2011).

A l’heure de la globalisation : migrations et transnationalisation religieuse

Le thème de la globalisation suscite depuis une vingtaine d’années d’intenses débats et discussions auxquels les sciences sociales prennent activement part. Néanmoins, les thèmes économiques et commerciaux ont longtemps dominé, au point que certains auteurs regrettent que la composante religieuse ne soit arrivée que tardivement dans le champ de la recherche (Beckford, 2003 ; Csordas, 2007). Si « l’exportation des religions hors de leurs territoires d’ « origine », leur déterritorialisation, est un phénomène certes très ancien » (Bastian et al., 2001 : 9) – que l’on pense seulement à l’expansion de l’Église catholique ou de l’Islam – les travaux actuels reconnaissent des spécificités contemporaines, à savoir la rapidité de la diffusion, l’interconnexion des lieux et des territoires, et la circulation facilitée des individu.

Au sein du pléthorique corpus bibliographique consacré aux migrations depuis les années 1990, des travaux portant plus spécifiquement sur les liens entre religion et migration ont vu le jour et parmi eux, certains portent un intérêt particulier à l’espace. Ces travaux peuvent être classés selon différentes approches qui tendent à se chevaucher. Tout d’abord, certains travaux sont centrés sur la participation des migrants aux transformations des pays d’accueil, privilégiant les terrains urbains et l’analyse des nouveaux paysages de la diversité religieuse. En France depuis les années 2000, des travaux se sont penchés sur la pluralisation religieuse et les phénomènes de cohabitations engendrés par les migrations (Dorier-Apprill, 2001 ; Grémion, 2012). D’autres se sont intéressés aux fêtes religieuses et aux rituels urbains amenant à des « reconquêtes de la rue » et à des fabrications de « folkores métropolitains » (Raulin, 2008), ou mettant en scène la diversité des identités religieuses et politiques de migrants ainsi que leurs réseaux transnationaux (Salzbrunn, 2004).

La dimension spatiale du religieux fait également partie des réflexions menées au cours des vingt dernières années sur les diasporas et sur l’approche transnationale du fait migratoire, prédominante dans les travaux nord-américains sur les migrations. Dans les travaux sur les diasporas, le religieux est considéré comme l’un des vecteurs de recompositions identitaires, de maintien du lien social et d’une appartenance dans la dispersion spatiale (Cohen, 2008 ). Il est un pôle structurant de l’organisation et de la territorialité de certaines diasporas à travers leurs lieux de culte et leurs lieux de mémoire (Bruneau, 2004). Appliquées au champ religieux, les études transnationales mettent l’accent sur les échanges maintenus dans le temps long des individus qu’ils soient ou non en situation de migration ; sur les mobilités, les circulations multiples de fidèles, de messages, d’objets religieux qui peuvent entretenir des liens assidus avec les territoires d’origine. Les actions et les stratégies des individus, les nouvelles formes et les « hybridations » religieuses créées par ces circulations sont au cœur de ces analyses sur les pratiques religieuses transnationalisées (Van Der Veer, 2002 ; Levitt, 2003). Les pèlerinages paraissent emblématiques des mobilités transnationales religieuses contemporaines, entre permanence de pratiques traditionnelles et émergence de mobilités nouvelles liées aux mutations récentes des pratiques religieuses (Hervieu-Léger, 2001). Ils sont étudiés par une vaste littérature anthropologique (Eade et Sallnow, 2001), mais également par des géographes attentifs aux impacts régionaux, sociaux et urbains de ces mobilités religieuses (développements touristiques, échanges commerciaux, « mise à l’épreuve de l’espace public », nouveaux visages des pèlerins) (Bertrand, 2005 ; Madoeuf, 2010).

Les travaux sur la transnationalisation religieuse récemment développés en France ne versent pas dans la déterritorialisation généralisée et la dissolution des Etats-Nations : au contraire, ils affirment que ce processus contribue à re-territorialiser sous une forme nouvelle les phénomènes religieux. La dimension spatiale des faits religieux occupe une place importante dans cette approche qui souhaite « replacer le local au cœur du transnational et le transnational au cœur du local » (Argyriadis, Capone et al 2012). Ce positionnement théorique et méthodologique implique de réaliser des terrains « multi-situés » pour décrypter les processus de transnationalisation religieuse et la démultiplication de lieux mis en réseaux et dispersés à l’échelle planétaire. Ces approches cherchent à dépasser l’opposition entre religions de migrants et d’autochtones (les religions transnationales n’étant pas forcément liées à des flux migratoires) et à saisir les nouvelles configurations mondiales des religions qui proviennent de mobilités du Sud au Nord, mais aussi de Sud à Sud, en multipliant les lieux de référence des religions transnationales devenues polycentriques (Argyriadis, Capone et al.,2012 ; Bava et Capone, 2010 ).

Dans le dossier que nous présentons ici, on retrouve les thèmes de prédilection des approches contemporaines privilégiant les terrains urbains, et attentives aux résonnances mondiales de phénomènes religieux observés à l’échelle locale.

Le premier article, tout en apportant de riches données ethnographiques sur une aire géographique aux configurations sociales et religieuses particulièrement complexes, a pour ambition épistémologique de redonner au social la place qui devrait lui revenir dans la géographie des faits religieux.

A partir de ses recherches menées en Inde du Sud et plus particulièrement sur le cas de l’hindouisme en pays Tamoul, Pierre-Yves Trouillet défend l’intérêt et la légitimité d’une géographie sociale des faits religieux attentive à leurs dimensions socio-économiques. Alors que trop peu d’attention a été portée aux positions sociales dans l’analyse des faits religieux, l’auteur montre que ces derniers ne peuvent s’étudier indépendamment du social, grâce à trois exemples tirés de ses recherches. Tout d’abord, à l’échelle du village tamoul, Pierre-Yves Trouillet met en évidence les rapports sociaux et de domination d’une société où les distinctions entre castes s’expriment dans les espaces rituels. Prenant ensuite l’exemple du pèlerinage à la ville sainte de Palani, l’auteur décrit la ritualisation des relations de pouvoir par les castes dominantes qui utilisent la symbolique religieuse pour affirmer leur statut. Le dernier exemple concerne la mobilisation des espaces religieux dans des situations de lutte et de changement social à l’échelle régionale. Le culte de Murugan et ses lieux de pèlerinage ont ainsi été associés au cours du XXe siècle à la revendication territoriale Tamoule, elle-même en lien avec une lutte sociale et une compétition politique orientée contre les brahmanes.
L’auteur montre ainsi que les espaces religieux en pays tamoul intègrent des rapports sociaux changeants et complexes, et qu’en retour, des phénomènes sociaux tels de la distinction, la domination, l’exclusion et la compétition doivent être pleinement intégrés à l’analyse géographique des faits religieux.

L’article de Julie Picard porte sur les liens entre migrations, religion et transformations urbaines, en prenant pour cas d’étude les migrants Subsahariens chrétiens au Caire. Alors même que peu de travaux ont été consacrés au rôle du religieux dans les mobilités urbaines, l’auteur montre comment des ONG confessionnelles, des églises missionnaires et évangéliques sont capables de polariser des lieux d’ancrage et d’infléchir des itinéraires résidentiels dans la ville. Au-delà de l’offre religieuse à laquelle les migrants ont recours pour maintenir le lien avec le pays d’origine et donner du sens à leur condition précaire, ces ONG et ces églises proposent des services et des emplois dont l’attractivité contribue à fabriquer des centralités africaines chrétiennes. Mais comme le souligne Julie Picard, les migrants d’origine subsaharienne jouent un rôle actif dans les recompositions urbaines au Caire, et ne sont pas seulement dépendants des actions des institutions religieuses. En revitalisant ou en partageant des lieux de culte, en leur conférant un sens nouveau, ils sont pleinement acteurs des recompositions spatiales à l’œuvre. Revisitant les travaux de l’Ecole de Chicago à la lumière du religieux, Julie Picard considère que les lieux d’installation des migrants au Caire ne sont pas se simples lieux de succession de vagues migratoires sans contacts les unes avec les autres, mais au contraire des lieux de réinterprétation et d’ « hybridation » autour des référents religieux.

Hervé Vieillard-Baron montre comment les migrations provenant des Suds reconfigurent les paysages religieux urbains au Nord, à rebours des chemins d’expansion des grandes religions accompagnant celle des empires coloniaux. En prenant l’exemple de la communauté d’agglomération « Val de France », lieu emblématique d’accueil de nombreuses vagues migratoires en région parisienne, l’auteur décrit la démultiplication considérable des lieux de culte liée à l’arrivée successive de migrants de différentes origines géographiques et confessions religieuses. Au travail méticuleux de recension des lieux de culte, remarquable tant la tâche est ardue en raison du caractère dispersé et lacunaire des sources, s’ajoute une enquête directe sur le terrain qui permet de dénombrer et de comparer l’implantation simultanée de plusieurs groupes religieux. L’auteur souligne alors non seulement la variété des confessions qui transforment les territoires urbains, mais leur grande diversité interne en proposant une typologie de lieux de culte et d’usages de l’espace liés à la pratique religieuse. Cet article montre à quel point le pluralisme religieux vécu au quotidien et sa régulation locale reposent bien souvent sur des questions éminemment spatiales : agrandissement des locaux, construction de nouveaux lieux de culte, places de stationnement… Comme le constate l’auteur, en dépit des tensions que la présence de ces lieux confessionnels peut générer, la capacité de cohabitation et de négociation entre les différents acteurs semble prendre le dessus, faisant évoluer au quotidien le statut public des religions dans ces territoires urbains.

L’approche spatiale de régulation locale de la diversité religieuse est précisément développée dans l’article de Fouad Gartet et Rachid Id Yassine qui analyse les incidences multiples de la construction de lieux de culte dans les usages de l’espace urbain et dans les rapports sociaux. Leur « Sociographie des lieux de culte musulman de Perpignan » propose une typologie des mosquées en croisant dispositions architecturales des bâtiments, échelles d’attractivité et interactions entre les communautés religieuses et la société civile à travers les usages de ces lieux. Des lieux de culte insérés dans le tissu urbain préexistant et attirant des fidèles des proches alentours, à la mosquée de Perpignan construite en périphérie de la ville sur sa propre parcelle, en passant par les mosquées situées dans les zones de logement social et en cours d’agrandissement, on peut lire une formalisation spatiale des lieux de culte qui traduit différents degrés de reconnaissance de l’Islam dans la cité.
Au-delà du pluralisme religieux et national à l’intérieur même des mosquées, qui est en soi un apport de ce travail en mettant en lumière une diversité interne difficilement décelable pour le regard extérieur, cet article montre tout l’intérêt d’aborder une question épineuse, à savoir la construction et la fréquentation de mosquées en France, avec une approche spatiale. Alors que les prières de rue et les conflits autour de la circulation et des stationnements autour des mosquées soulèvent de vifs débats, cette approche permet de « dépassionner » le regard en considérant la mosquée comme un équipement inséré dans le tissu urbain, générateur de flux et d’usages de l’espace qui peuvent avoir des effets sur les rapports sociaux. Les auteurs plaident donc pour une meilleure attention portée à l’insertion du lieu de culte dans le fonctionnement de la ville au moment des négociations précédant sa construction (étude d’impact approfondie notamment en termes de besoins, de fréquentation, de circulation et de stationnement). Une meilleure insertion spatiale éviterait que des conflits ne se cristallisent autour des usages de l’espace, au risque de détériorer les rapports sociaux.

L’article de Venceslas Pnevmatikakis concerne également les enjeux portés par des lieux de culte en France, mais il s’agit cette fois de l’orthodoxie russe. En effet, la gestion et la propriété des lieux de culte génère des conflits internes au monde orthodoxe, mais qui dépassent largement le cadre national. L’auteur prend l’exemple de la cathédrale orthodoxe de Nice, très récemment rendue à la Fédération de Russie puis au patriarcat de Moscou, suite à l’échéance du bail emphytéotique datant de 1909 par lequel le tsar Nicolas avait cédé à la ville de Nice le terrain sur lequel elle était bâtie. Venceslas Pnevmatikakis montre que les rivalités autour de la propriété de ce lieu de culte révèlent des clivages entre les défenseurs de l’autonomie par rapport à Moscou et ceux d’une intégration à son patriarcat, dans un contexte où Moscou cherche à promouvoir un « monde russe » hors de Russie qu’il souhaite réunifié. L’article met en lumière les causes multiples de la fragmentation de la « diaspora orthodoxe » qui touchent à son organisation territoriale et juridictionnelle. Tout d’abord, l’organisation des Eglises sur une base ethnique et culturelle, en fonction des origines géographiques des fidèles, fait cohabiter plusieurs juridictions ecclésiastiques sur un même territoire. A ces critères nationaux, se rajoutent des conflits politiques et idéologiques qui contribuent eux aussi à un très fort morcellement des Eglises. Le rapport à la « mère-patrie » est au cœur de ces divergences, entre allégeance et refus des discours nationalistes. Dans ce contexte la juridiction, c’est-à-dire le territoire sur lequel chaque église exerce son autorité est devenue « vecteur, instrument et représentation de pouvoir ». La cathédrale de Nice fait donc l’objet de rivalités entre les Eglises orthodoxes patriarcales en Occident, tandis que des voix s’élèvent pour rassembler tous les orthodoxes de la région en une seule église locale, par-delà les différentes origines nationales des fidèles. Cette tension traduit une forme de chevauchement entre conflits géopolitiques et aspirations communautaires locales.
A travers cette géopolitique du lieu de culte orthodoxe, on voit que la religion est vecteur de liens avec l’ État-Nation à distance et dans la durée, et que le cadre national d’installation influe sur les changements et le devenir des religions réimplantées : ici, la justice française est intervenue dans cette affaire religieuse et géopolitique du monde russe.

S’il porte lui aussi sur une recherche ethnographique réalisée en France, l’article de Jérôme Gidoin décrypte l’émergence et les fonctions d’un lieu religieux en lien avec l’espace mondial : la pagode. En se focalisant sur ce lieu du bouddhisme vietnamien, et en particulier sur le culte des ancêtres récemment intégré dans ce lieu, l’auteur analyse la construction de liens transnationaux et la réinterprétation de l’identité vietnamienne en terre d’exil. Alors que dans le Centre et le Sud Vietnam d’avant 1975, le culte des ancêtres était réalisé dans l’espace domestique, cette pratique est aujourd’hui intégrée dans la pagode qui, fait nouveau, réunit culte bouddhique et culte des ancêtres. A travers ces rites, la pagode devient alors le symbole du lien avec les ancêtres et avec les ressortissants nationaux, c’est-à-dire un lieu à partir duquel se construit et se réinvente une « communauté vietnamienne transnationale » en terre d’exil.
Cette réactualisation de l’identité vietnamienne au moyen d’un culte intégré à un espace religieux montre, comme l’ont fait d’autres travaux récents, que les religions transnationales ne sont pas forcément opposées aux Etats-nations : ici, c’est bien l’identité vietnamienne qui est maintenue et transmise en de nombreux lieux religieux dispersés de par le monde.

Enfin dans la rubrique « Carnets de terrain », Marie-Hélène Chevrier expose la construction de son objet de recherche, située à la croisée d’une approche spatiale des faits religieux et de la géographie du tourisme. En nous faisant partager sa redécouverte d’un site qui lui est familier, Notre-Dame de Lourdes, puis ses premiers pas dans un lieu de pèlerinage inconnu, Notre-Dame de Guadalupe à Mexico, l’auteur expose les allers-retours entre sa réflexion théorique et méthodologique sur les frontières entre pèlerinage et tourisme. Celle-ci l’amène à formuler l’hypothèse que le fonctionnement du site, c’est-à-dire les pratiques de l’espace auxquelles sont incitées les visiteurs sur place, participe d’une reproduction quelque peu artificielle de l’opposition entre pèlerin et touriste. La poursuite de cette recherche pourra contribuer aux réflexions sur la globalisation des faits religieux, entre uniformisation des lieux et des pratiques dont l’auteur esquisse une description et rôle du contexte national dans le maintien de particularismes.

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Entretien réalisé par Karine Ginisty le 20 septembre 2010 à Paris

 

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K.G : Pourquoi l’idée d’une nouvelle revue à l’époque ?

J.L : La revue a été créée en plusieurs temps. Tout a commencé, avec Christian Grataloup, de notre mécontentement de la géographie telle qu’on la découvrait à l’Université.
En classe préparatoire, nous avions une vision un peu réfractée de la géographie. Nous attendions donc avec beaucoup d’espoir d’aller à l’université. A l’ENS de Cachan, nous allions suivre les cours de Paris-7 et nous avons été atterrés par ce qu’on nous enseignait. Deux options s’offraient alors à nous : arrêter la géographie – Il y avait d’autres disciplines que nous ne connaissions pas au lycée comme la sociologie, la science politique et, de son côté, Christian intéressé par la géographie physique, pensait alors à la géologie – ou « attaquer ferme ». Nous avons choisi la seconde solution. EspacesTemps est pour une bonne partie le résultat de cette déception et de cette détermination. Il faut aussi souligner la rencontre avec les historiens de la même section à l’ENS. On les a consultés sur l’idée d’une revue ; ils ont dit oui.
Le déséquilibre dynamique de la géographie a été l’élément décisif et il fut suivi d’un deuxième temps fondateur : la censure par l’ENS d’un article très critique, que j’avais écrit, portant sur le Dictionnaire de Pierre George. Je l’avais montré au directeur de la section, qui a estimé que George devait le lire avant qu’on puisse le publier ; pour critiquer quelqu’un, il fallait donc obtenir l’autorisation de la personne critiquée. George a répondu « si vous publiez ça, je vous fais un procès ». La direction de l’École a pris peur et nous a refusé le droit le publier l’article. Du coup, nous avons lancé un mouvement de protestation, dont l’issue a été un accord avec la direction : nous continuions à être soutenus indirectement par l’École, mais plus discrètement, en bénéficiant seulement des locaux et du secrétariat. Désormais, nous devions exister comme une association autonome, ce qui nous obligeait à avoir un véritable projet, que nous avons construit autour d’un manifeste. C’est à ce moment là que nous sommes arrivés à la conclusion que ce n’était pas seulement la géographie et l’histoire qui étaient concernées, mais l’ensemble des sciences sociales. Notre projet accordait une grande importance à la dimension épistémologique, à la théorie et à l’interdisciplinarité : trois points qui caractérisent encore la revue, aujourd’hui publiée sur le net.

K.G : L’évolution de la revue en format numérique correspond-il à une rupture par rapport à votre projet initial ?

J.L : Le passage au numérique a été une rupture vécue comme une continuité.
L’émergence du numérique a permis de faire ce que l’on ne pouvait pas faire avant : publier plus vite, être plus réactif par rapport à l’actualité – ce que nous avions essayé de faire avec des variantes de la version-papier qui s’appelaient « Le Journal » mais qui prenaient en fin de compte plus de temps à fabriquer que les numéros thématiques. L’émergence du numérique a aussi correspondu à un moment où l’équipe, qui avait été renouvelée plusieurs fois, était alors composée d’universitaires –tandis qu’au départ il n’y avait que des étudiants – et qui avaient donc moins de temps à consacrer à la revue. À cela, il fallait compter d’autres difficultés : au niveau financier nous ne pouvions nous permettre des parutions fréquentes et nous passions beaucoup de temps à nous mettre d’accord sur le contenu d’un numéro, ce qui allongeait le temps d’édition.
Quand un petit groupe a proposé une édition électronique, beaucoup n’ont pas été convaincus. Seuls deux ou trois membres du comité de rédaction pensaient, comme moi, qu’une revue électronique représentait l’avenir. Au début, je la voyais moi-même plutôt comme un complément utile, ce que pensent encore beaucoup de gens, mais je suis désormais convaincu que c’est définitivement terminé pour les revues-papier. En tous cas, compte tenu de la faible disponibilité du comité de rédaction, Il a fallu constituer un nouveau comité, qui a accueilli de jeunes chercheurs, renouant avec une psycho-sociologie de la rédaction proche de celle du début, avec un côté pionnier, militant et bénévole. Ce nouveau comité permettait aussi de sortir du duo histoire/géographie, qui était gênant. Si notre projet concernait l’ensemble des sciences sociales, la revue était restée, en fait, essentiellement centrée sur la géographie et l’histoire.
Au lancement, nous n’avions pas beaucoup de force, mais, en 2004, j’ai été nommé à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et j’ai réussi à obtenir un financement pour un secrétaire de rédaction, qui est en vérité un responsable éditorial. C’est une personne-clef qui assure la vie quotidienne de la revue, avec des propositions et une préparation très poussée des décisions. Pour la première fois, nous avions un salarié. Cela a changé notre vie et nous a permis de tirer parti de la possibilité d’une publication en continu et, en général, de bénéficier des avantages de l’Internet. Nous publions deux à trois articles par semaine, ce qui nous a permis de franchir des seuils en termes d’audience. Nous avons aujourd’hui 40.000 visiteurs différents par mois et plus de 200.000 lecteurs différents par an. Dans le domaine des publications en ligne de sciences sociales, nous sommes clairement dans le peloton de tête, et en fait pratiquement les seuls si on prend en compte la composante interdisciplinaire.
Avec le format électronique, nous pouvons dorénavant atteindre un niveau d’interdisciplinarité qui était inaccessible avec l’édition papier, caractérisée par des numéros thématiques souvent ancrés dans une discipline. Nous pouvons aussi hybrider beaucoup plus facilement différents horizons disciplinaires. Et puis, il y a aussi un côté cumulatif puisque les articles publiés depuis 2002 sont toujours là. L’avantage d’Internet c’est donc d’associer le stock et le flux avec une immédiateté parfaite. Nous avons donc plus de facilité à réaliser notre projet, qui est sensiblement le même qu’en 1975. Nous avons ajouté la notion d’interface, c’est-à-dire le dialogue avec les autres domaines de connaissance : philosophie, sciences de la nature, arts… Et nous préparons une nouvelle navigation et de nouveaux contenus bilingues anglais-français. On s’est ouvert à d’autres disciplines et aujourd’hui, on couvre le champ des sciences sociales qui parlent la même « langue », c’est-à-dire ce bloc qui comprend la géographie, l’histoire, l’anthropologie, la science politique et la sociologie.
Par exemple, concernant la thématique du tourisme, on se rend compte que sociologues, anthropologues, géographes ou politistes, même s’il peut exister des sensibilités et des méthodes légèrement différentes, se comprennent très bien. Il n y a pas de raison à l’entre-soi, rien ne justifie de ne pas discuter ensemble des grands concepts. Par contre, nous sommes encore au début du chemin pour les disciplines qui se considèrent comme autosuffisantes, telles que la linguistique, la psychologie, l’économie ou le droit. De temps en temps, nous faisons de petites avancées, mais les chercheurs de ces disciplines ne voient pas toujours l’intérêt de publier dans une revue de sciences sociales. Il reste donc du travail et notamment sur les marges. Il est clair qu’en sciences économiques ce n’est pas le mainstream qui va vouloir publier chez nous : ce seront des personnes conscientes des limites d’une discipline comme l’économie pour penser le social.

K.G : J’aimerai revenir sur votre désillusion de la géographie découverte à Paris-7. Sur quoi portait-elle ?

J.L : Christian Grataloup et moi, nous n’avions pas le même background ou stock d’idées. J’étais très imprégné de culture marxiste – sur laquelle je suis très critique aujourd’hui – et il y avait cette idée de l’importance d’une « méga-théorie », social theory en anglais, une théorie du social qui transcende les disciplines avec les grands concepts comme l’État, l’individu, la société qui sont sans cesse discutés par les sciences sociales. La géographie française de l’époque souffrait d’un fort enclavement linguistique et national et se situait dans un découpage épistémologique ad hoc, où elle se présentait comme la science des sciences tout en étant incompétente sur tout, prétendant fédérer sciences de la nature et sciences sociales, ce qui nous paraissait un projet intenable. Nous considérions que le rapport à la nature faisait partie du social et que la nature devait aussi être étudiée en tant qu’objet pour les sciences sociales. La géologie et la sociologie ne pouvaient pas échanger leurs concepts sans passer par un dialogue épistémologique et théorique compliqué. C’est toujours ce que je pense aujourd’hui.
Ce que je croyais savoir par mes lectures marxiennes était en total décalage avec ce que l’on nous enseignait : refus de la théorie et de l’interdisciplinarité, accompagné de prétentions épistémologiques que je trouvais délirantes. Christian est arrivé à une conclusion identique, en partant d’une critique du manque de rigueur scientifique, sans avoir d’arrière-plan marxiste. Nous nous sommes donc très bien retrouvés, même si nous avions des divergences sur le plan idéologique. Nous avions aussi en commun l’idée qu’il ne fallait pas réduire les débats théoriques et épistémologiques à des affrontements idéologiques. À ce moment-là j’étais militant politique, mais je me suis assez tôt détaché de Yves Lacoste que j’avais beaucoup admiré, avec d’autres, pour sa critique féroce de l’état de la géographie mais qui me paraissait mélanger des plans distincts. Il y eut une sorte de mai 1968 tardif pour les géographes dans les années 1970, avec des grèves étudiantes dans lesquelles les étudiants-géographes se posaient des questions sur le contenu de leur discipline. C’est à ce moment-là que Lacoste a amorcé son changement de paradigme, en disant que l’important ce n’était pas tant de se demander « qu’est-ce que la géographie ? » que de savoir à quoi elle servait. Cette approche avec un pilotage par l’interface sociale, disons par les usages, nous semblait dangereuse parce qu’elle évitait de se poser des questions sur la pratique et la production scientifique. Au fond pour Lacoste, il y avait un « savoir-faire géographique » et il n’y avait pas lieu de le remettre en question. Ce qui comptait, c’est à qui il pouvait servir. Nous avions au contraire l’idée qu’il fallait cultiver l’autonomie du travail scientifique. Si on veut être utile, ça ne peut pas être en plaquant des discours politiques sur la recherche mais en comprenant le fonctionnement de la société.

K.G : En vous écoutant, on comprend que votre projet renvoyait à des débats sur la géographie suivis par toute une génération. Etait-ce vraiment le cas ?

J.L : Il y avait deux générations au-dessus de nous : des gens nés vers 1930 comme Olivier Dollfus, Roger Brunet, Paul Claval, Yves Lacoste, etc., qui étaient, chacun à leur façon, dans une posture de rénovation. Puis, il y avait une seconde génération composée de gens qui avaient été recrutés très facilement parce qu’il y avait une pénurie à l’université après la massification de l’accès à l’université dans les années 1960. Ils étaient professeurs de lycée et puis, du jour au lendemain, ils avaient été appelés pour enseigner à la faculté en tant qu’assistant sans avoir de thèse et sans avoir orienté de travail vers la recherche. Ensuite, ces gens ont été un peu bloqués par un système mandarinal. Jeunes et plus ouverts, ils avaient une posture critique, portant sur le contenu et sur le système de pouvoir des vieux mandarins qui les utilisaient comme des esclaves. Cette deuxième génération comprend des personnes nées entre 1940 et 1945. On peut citer aussi des géographes comme François Durand-Dastès, plus âgé, qui est entré dans le système universitaire et qui a tardé à s’y installer. Il était un peu dissident, restant comme un « petit jeune » pendant longtemps.
Enfin, Il y avait aussi le groupe Dupont dans le Sud-Est de la France, qui a contribué avec les Suisses à ce climat d’ouverture critique – la Suisse romande était un foyer d’innovation assez tranquille parce qu’ouvert à des gens brillants comme Claude Raffestin, Jean Bernard Racine ou Antoine Bailly et ils ont organisé la première rencontre Géopoint, en 1976. Nous, nous étions beaucoup plus jeunes. Nous n’avions pas de poste à l’Université mais nous nous sommes retrouvés projetés dans ce milieu minoritaire assez actif. Nous avons vite été considérés comme des gens avec qui ont pouvaient discuter, même si on n’était pas toujours d’accord avec nous. Il y avait donc un milieu favorable mais avec une hostilité des grandes institutions au mouvement de rénovation théorique.


K.G : Comment ces géographes manifestaient leur désaccord ? Cela s’est-il fait sentir dans la production scientifique par des débats, etc. ?

J.L : Non, la plupart du temps c’était par le silence et par le refus de dialoguer. Puisqu’ils étaient au pouvoir, les « mandarins » ne jugeaient pas utile de dialoguer avec les contestataires. Ils agissaient aussi en faisant barrage : difficile d’être promu, d’être recruté. Il nous a quand même fallu plus de temps pour rentrer à l’université – il faut dire qu’il y avait plus beaucoup de postes – mais je ne peux pas dire que j’ai bénéficié d’une carrière accélérée. Il fallu faire ses preuves beaucoup plus que les autres, qui ont fait une thèse classique, standard, restant dans le sillage de leurs professeurs. Il y avait un peu un choix entre « rentrer dans le mainstream » et s’exposer à la médiocrité – je ne veux pas généraliser car certains ont fait de très bonnes choses – ou rester dans l’enseignement secondaire. J’ai passé l’agrégation en 1974 et j’ai eu un poste au CNRS en 1984 ; donc dix ans d’une « traversée du désert », relativement plaisante, car pendant tout ce temps, nous n’arrêtions pas de publier des articles et de participer à des colloques. Agrégés, nous disposions d’un peu de temps pour faire de la recherche et nous étions habités par l’idée que, tôt ou tard, nos démarches seraient reconnues.

K.G : Quel était alors la place de la « nouveauté » dans la construction de votre projet et de vos discours ?

J.L : On parlait de renouveau, de rénovation, avec l’idée que ce n’était pas seulement apporter des choses nouvelles dans un cadre inchangé.
Il y a eu plusieurs stratégies de la nouveauté. Si on prend l’opposition de Piaget entre assimilation et accommodation, on peut toujours dans un cadre stable rajouter des thèmes, par exemple « les femmes » ou « la religion » ou « l’Internet ». C’est l’approche assimilationniste qui peut produire de la nouveauté et qui fonctionne très bien dans la science standard. On produit bien de l’inédit mais facilement assimilable par l’institution. Heidegger était contre la nouveauté qui pour lui était une sorte de bavardage faussement novateur. Cela existe, particulièrement dans les sciences sociales car la société n’arrête pas de bouger. On peut assez facilement se consacrer à une sorte de chronique du présent, faire du journalisme amélioré.
Il existe une situation intermédiaire, qui, à mon sens, est la pire. Derrière l’émergence de la notion de genre il y a tout un débat de social theory, intéressant, mais si on est paresseux on va simplement reprendre des phrases toutes faites et les appliquer. C’est vrai dans toutes les disciplines, mais je pense qu’en géographie, il y a une tradition de la défensive consistant à penser que « nous, on ne peut pas produire de grands concepts de sciences sociales », obligeant à chercher les idées des autres pour les appliquer à des terrains géographiques.
Nous n’étions pas contre les innovations thématiques à condition qu’elles soient accompagnées de changements conceptuels. Nous pensions qu’une vraie innovation thématique remettait forcément en cause les cadres théoriques. Par exemple, le travail de Paul Claval sur la ville, à la fin des années 1960, a apporté quelque chose parce qu’il avait lu des économistes et des sociologues et en avait tiré une réflexion sur la ville comme un objet spatial spécifique. Il s’agissait de l’introduction d’un nouveau thème – la ville n’était pas complètement absente mais la géographie française s’intéressait plutôt au rural – mais tellement central que les modes de pensée en étaient forcément affectés. Parmi les objets nouveaux remettant en cause les cadres de pensée, il y a « le Monde ». Il était assez peu étudié, bizarrement. La « géographie générale » était censée étudier l’échelle mondiale, mais il n’y avait pas de concept de Monde derrière. Au fond, cela consistait à projeter des thèmes empiriquement délimités sur une mappemonde. Roger Brunet, dans le premier volume de la Géographie Universelle a confié à Olivier Dollfus une théorie générale du « monde ». C’était une nouveauté selon l’approche de l’accommodation : on s’aperçoit que des questions d’échelle, de métrique ne fonctionnent plus, la nouveauté bousculant tous les autres objets. Moi, c’est ça qui m’intéresse. Et c’était aussi cela le projet de la revue.

K.G : Comment voyez-vous l’évolution de votre revue rétrospectivement ? Pensez vous que vous vous êtes perdu en route ?

J.L : Il existe un fil du rasoir sur lequel évolue toute revue qui a un vrai projet et qui ne se cantonne pas seulement à déclarer « on est très sévère en peer review ». Il faut éviter de basculer d’un côté ou de l’autre de la ligne. Un des basculements est de devenir dogmatique et finalement un centre d’émission d’idées du groupe qui édite la revue : publier uniquement les articles du groupe, être très dur sur le respect de la ligne éditoriale, n’accepter aucune contradiction. On devient alors un « tract ». L’autre écueil inverse : être trop accueillant et publier un peu tout et n’importe quoi. Pour notre part, nous essayons de rester sur la ligne de crête, mais ce n’est pas forcément nous qui sommes les mieux placés pour dire si c’est réussi ou non. Nous ne cherchons pas à tout contrôler. On est content quand on reçoit des articles que l’on sait de qualité, même s’ils s’éloignent de notre ligne éditoriale, et puis inversement il y a des moments où on a envie d’utiliser cette revue comme une tribune parce qu’on y a un accès plus facile. Très bientôt (janvier 2011), nous allons opérer des changements significatifs avec une navigation bilingue à partir de novembre en français/anglais, et de nouvelles rubriques. Nous nous sommes aperçus qu’il y avait des choses qu’il était difficile à dire avec le mode d’exposition standard des articles scientifiques, c’est-à-dire synchronique, qui présente la matière comme étant disposée sur le même plan, avec tous les éléments cohérents entre eux. Il est nécessaire de chercher la cohérence de ses propos, mais le risque est alors de masquer le processus de construction des énoncés. Lors d’une controverse, quelqu’un m’avait reproché d’avoir dit que l’extrême-droite était plus forte dans le périurbain. J’ai eu un droit de réponse dans la revue en question. Je me suis demandé comment j’allais argumenter et j’ai choisi de me fonder sur le déroulement de ma réflexion, c’est-à-dire sur un récit. Assumer le caractère diachronique de la recherche, avec ses hypothèses, ses expérimentations, ses échecs, ses rebroussements peut permettre d’être plus convaincant qu’avec le dispositif habituel. On déploie une force argumentative d’un autre genre. L’idée de carnet pour moi, si c’est cela que ça veut dire, ce n’est pas seulement une annexe méthodologique ou subjectiviste, cela peut devenir un vrai genre argumentatif. C’est en tout cas l’hypothèse que nous formulons et nous allons créer la rubrique « Laboratoire » pour susciter des textes en ce sens.


K.G : Quel regard portez-vous sur la géographie pratiquée par les doctorants aujourd’hui ? Voyez-vous des continuités entre ce que vous avez amorcé en 1975 et aujourd’hui ?

J.L : En tant que personne, le fait que des idées, des concepts que j’ai proposé se retrouvent souvent dans les travaux de thèse, ça prouve qu’ils sont « passés » et qu’ils sont réellement utilisés, ce qui est plutôt réconfortant. Pourtant, l’usage en est parfois décoratif, se résumant à la référence à un vocabulaire. Michel Lussault et moi, nous avons fait un dictionnaire en essayant d’être rigoureux, mais l’usage de cette rigueur « clé-en-main » peut pousser à la paresse. En géographie, il reste encore beaucoup de gens qui n’ont pas d’intérêt pour la théorie. On peut alors observer des stratégies de doctorant qui consistent en un « shopping » conceptuel éclectique au sein de planètes intellectuelles totalement différentes, sans qu’un fil conducteur fédérateur ne vienne unifier la démarche. Finalement, on utilise la composition de son jury pour légitimer cette incohérence, qui peut être tactiquement efficace.
Dans le même temps, une certaine institutionnalisation a changé le monde des doctorants. Aujourd’hui, il est considéré comme tout à fait normal d’être financé, ce qui est une bonne chose. Le côté « artiste maudit » du doctorant s’est beaucoup éloigné et il y a un peu le risque inverse de conformisme. Le doctorant est quelqu’un qui a le projet d’avoir un poste et qui fait tout pour l’obtenir, au risque de compromis intellectuels parfois discutables envers ceux qui l’encadrent et le financent. Enfin, la réduction du temps des thèses a des bons côtés – car dans le mandarinat d’autrefois on restait une sorte d’esclave de son « maître » durant des années – mais expose à une scolarisation du doctorat. Les doctorants sont des étudiants jeunes qui n’ont pas encore eu le temps de se construire un système interprétatif à eux et qui du coup piquent ici ou là des choses qui semblent marcher. Il faut donc s’employer à garder au doctorat sa lenteur.

Karine Ginisty, Amandine Spire et Jeanne Vivet

 

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Hêgé On vient de découvrir un nouvel espace de publication en géographie !
Graphein Ah oui ? C’est incroyable. Comment ça s’appelle ?
Hêgé Les carnets de géographes !
Graphein Je ne connais pas. (Il sort une carte). Où ça se trouve ?
Hêgé Ce n’est pas encore sur la carte. C’est dans le cyber espace, un espace de recherche marginal que l’on n’arrive pas bien à localiser. D’ailleurs ils y travaillent déjà aux Carnets. Ils essaient la grande, la petite échelle, mais ça manque encore de visibilité.
Graphein Mais c’est quand même en géographie ?
Hêgé Oui, c’est aux marges. De nos frontières, on peut voir les autres disciplines.
Graphein Quoi ? C’est si près de la sociologie ou de l’anthropologie ?
Hêgé Elles ne sont jamais très loin en tout cas.
Graphein Mais leurs chercheurs ne viennent pas chez nous quand même ?
Hêgé Tu sais, les Carnets, c’est cosmopolite. On y promeut autant les géographes que les sociologues, les anthropologues, les historiens, etc. qui pensent l’espace.
Graphein Mais ce n’est pas tellement nouveau. Ça ressemble à l’interdisciplinarité !
Hêgé Non ce n’est pas exactement l’interdisciplinarité, car l’interdisciplinarité c’est là où se rencontrent les disciplines avec leurs questions et objets transversaux. Les Carnets demeurent géolocalisés. Ce sont des savoirs «situés » construits autour de l’idée que l’espace est une entrée pertinente pour comprendre les sociétés contemporaines. Tout le monde peut participer, les frontières sont ouvertes, c’est la libre circulation.
Graphein Mais si on ne sait même pas où c’est sur la carte ! Par où commencer ?
Hêgé Arrête avec ta carte. On croirait que tu parles d’une pièce d’«identité nationale ».
Graphein Bon, et si je ne parle pas de carte, de quoi je parle ?
Hêgé Des marges, de ce qui est encore peu visible en géographie.
Graphein Pourquoi faudrait-il qu’on se rende aux marges ? La géographie, c’est vaste. On y parle de tout et chaque jour apparaissent de nouveaux objets. On a déjà beaucoup à faire. Et puis, on risque de sortir de la géographie ! Tu imagines ?
Hêgé Aller aux marges, ce n’est pas forcément s’aventurer sur les terres des autres disciplines ou rendre compte des nouveaux chemins thématiques qui parcourent la géographie. Aller aux marges c’est surtout une démarche exploratoire ayant pour objectif la compréhension de nos savoirs en géographie.
Graphein D’accord, mais les autres revues n’explorent-elles pas déjà les marges géographiques ?
Hêgé Forcément, elles le font mais ce qui relève des marges se confond parmi ce que l’on connaît déjà et manque de visibilité. À vrai dire, le plus surprenant est que nous cachons sciemment les étapes de la production de nos recherches. C’est alors la création de marges.
Graphein Comme si les géographes cachaient leurs savoirs ! C’est ridicule comme idée!
Hêgé Pas du tout. Les savoirs ne sont pas tant la finalité de la recherche que la recherche elle-même. Les processus de construction de nos savoirs ne sont jamais mis en avant. Ils participent pourtant de la compréhension des réalités qui nous entourent, sans compter qu’ils mettent en évidence ce qui fonde la géographie, au jour le jour. La géographie ce n’est pas qu’une mise en relation de notions et de concepts pour lire le monde derrière de belles cartes !
Graphein Je suis d’accord, mais ce qui précède l’écriture ce sont les rencontres littéraires et scientifiques et surtout tout ce qui a trait au terrain : la relation que l’on entretient avec lui dans nos allers et retours successifs, les rencontres humaines et tous les bricolages afférents qui orientent notre regard et conditionnent la production de nos données.
Hêgé Et pourquoi pas n’en parlerait-on pas ?
Graphein Partir du comment de nos savoirs… L’idée devrait plaire au peuple de la thèse, ils ne parlent que de ça toute la journée.
Hêgé Entre autres ! Il existe diverses manières d’explorer nos processus de construction! C’est pourquoi sont apparus cinq carnets pour explorer les marges.
Graphein Bon, assez perdu de temps, tu m’expliqueras le reste en route. Je ne voudrais pas rater leur premier édito.

Les pages des Carnets de géographes sont désormais ouvertes !

« Le nombre de revues et journaux qui s’occupent, en France, de questions géographiques est considérable. La division, nous allions dire le démembrement de la science géographique en une multitude d’études spéciales, dont l’autonomie est souvent discutable, a d’abord contribué à multiplier les périodiques de toutes dimensions » affirmèrent, en 1892, les fondateurs des Annales de géographie lors de la sortie du premier numéro d’une revue qui traversera des générations de géographes…L’histoire des nouvelles revues de géographie serait-elle un éternel recommencement?

À la lecture de différents projets éditoriaux, la création d’une revue semble traduire l’insatisfaction d’une génération – pour le moins d’une partie de celle-ci – qui ne trouve plus dans les pages qui s’ouvrent devant elle les idées et les moyens de se construire. Pour autant, l’étendard de la nouveauté n’est pas à confondre avec le spectre de la fracture, entre une géographie d’un avant et celle d’un après, créatrice de distanciation intellectuelle entre ceux qui porteraient les évolutions disciplinaires dominantes et ceux qui s’en détourneraient. Une nouvelle revue expose avant tout le chantier intellectuel d’un groupe, renvoyant une image inachevée de nos savoirs, en perpétuelle reconstruction. La thèse du « recommencement » prend alors racine dans cette récurrente insatisfaction des manières de faire et de dire nos savoirs. Ancré dans son temps, chaque chantier éditorial est toutefois différent, cherchant à bâtir ce qui n’a pu être achevé ou commencé par les précédentes générations de géographes. Une revue représente une fenêtre sur la construction de nos savoirs. Pourquoi s’en priver ? Si les projets éditoriaux successifs mobilisaient la même insatisfaction et des chantiers similaires, cela signifierait que rien n’avancerait, sauf en tournant en rond… Laissons donc 1892 là où il est !

Le temps de la création des Carnets de géographes a été celui du dialogue entre plusieurs horizons géographiques, ceux d’une jeunesse hétéroclite, éparpillée pour leur doctorat aux quatre coins du monde, et des géographes confirmés, eux aussi de tous bords. Les échanges informels, marqués un temps par des regards dubitatifs, ont alimenté un riche débat sur la nouveauté et la marginalité en géographie et la pertinence d’un chantier éditorial à ce sujet. Fruits de ces discussions, l’acception de la nouveauté et de la marginalité s’inscrivent volontairement sans contenu géographique pré défini ou à définir. La nouveauté nous apparaît comme un mot dont la fonction est l’identification de démarches, de pratiques, de savoirs qui construisent la géographie en son temps. La nouveauté est alors autant une forme de dire les savoirs – une mise en visibilité – qu’un dit, que les auteurs auront soin de nous exposer, en constante évolution. Les contours de la nouveauté sont donc flous et évanescents parce que mouvants, renvoyant les savoirs géographiques aux différentes temporalités de leur construction. L’idée de marge est alors associée à la nouveauté, car elle a l’avantage de souligner le poids du temps dans la relation que les géographes entretiennent avec les notions, les auteurs, les échelles d’études, etc. À titre d’exemple, le retour des écrits d’Henri Lefebvre sur la scène géographique française interroge. Pourquoi ses écrits-ont-ils été marginalisés par les géographes de sa génération ? La relecture de son œuvre correspond-elle à l’étude de réalités géographiques « nouvelles » ? Quoi qu’il en soit, il convient de retenir que le couple nouveauté / marginalité des Carnets n’exprime pas un nouveau temps de la géographie mais une dialectique qui caractérise toute recherche. Pourquoi et comment innover dans la diffusion des connaissances géographiques ?

Au sein de l’équipe de la revue, l’ouverture des Carnets a suscité le désir de revenir sur la naissance d’autres revues et leurs relations à la nouveauté. Deux géographes, fondateurs de revue, ont accepté de nous accorder un entretien, nous offrant la possibilité de mettre en perspective la naissance de notre propre projet éditorial et d’initier une réflexion commune sur ce que serait la marginalité et la nouveauté en géographie.

Les revues EspacesTemps et Cybergéo entretiennent des rapports différents à la question de la nouveauté. Pour Jacques Lévy, sa profonde désillusion de la géographie pratiquée dans les années 1970 le porte à s’engager dans une réflexion critique, ouvrant en 1975 un chantier intellectuel sur les airs du renouveau, de la rénovation. « L’idée n’était pas d’apporter des choses nouvelles dans un cadre inchangé. Si on reprend l’opposition de Piaget entre assimilation et accommodation, on peut toujours dans un cadre stable rajouter des thèmes, par exemple « les femmes » ou « la religion » ou « l’Internet ». C’est l’approche assimilationniste [..] On produit bien de l’inédit mais facilement assimilable par l’institution ». Le problème étant alors que la nouveauté envisagée dans cette perspective rejoint « une sorte de bavardage faussement novateur. Ca existe, particulièrement dans les sciences sociales, car la société n’arrête pas de bouger [..] ».

Au-delà de ce renouveau factice, les innovations thématiques apparaissent dès lors qu’elles sont « accompagnées de changements conceptuels. On considérait qu’une véritable innovation thématique remettait forcément en cause les cadres théoriques. [..] Sur cette idée, il y a par exemple « le monde ». La géographie générale était censée étudier l’échelle mondiale, mais il n’y avait pas de concept de Monde derrière. C’était une nouveauté selon l’approche de l’accommodation : on s’aperçoit que des questions d’échelle, de métrique ne fonctionnent plus, la nouveauté bousculant tous les autres objets ».

Militant pour une géographie pensant par et pour l’ensemble des concepts et des objets qui transcendent l’ensemble des sciences sociales, EspacesTemps fait de la nouveauté un processus de transformation épistémologique et théorique, dont la portée s’inscrit volontairement par-delà la géographie. Le chantier de Cybergéo, à l’initiative de géographes spécialisés dans l’analyse spatiale et sensibles à d’autres courants de géographie, a d’emblée opté pour Internet comme outil de valorisation scientifique.

Denise Pumain, comme Jacques Lévy, considère que la nouveauté consiste d’abord en « un suivi de ce qui change dans le monde, qui s’apparente d’avantage à du journalisme qu’à une pratique scientifique. La portée de cette nouveauté est limitée, mais on ne peut la refuser, elle sert à tous » et de l’autre côté de véritables innovations « méthodologiques, conceptuelles, sous forme de nouveaux mots, courants, etc. », sans distinguer pour autant des géographes de la nouveauté. La nouveauté servirait à « la promotion d’une géographie, non pas portée par le sens aigu de la distinction qui voyage dans nos sociétés médiatisées, mais ressemblant à de petites briques que l’on ajouterait au mur de la connaissance, que ce soit en termes documentaire, méthodologique, théorique, etc ». La nouveauté peut être considérée à la fois comme une « géographie de la mise à jour », mais aussi comme de nouvelles approches, de nouveaux outils ou thèmes de recherche. «La nouveauté, c’est ce qui participe à l’accumulation du savoir dont nous avons besoin dans nos disciplines pour exister, pour nous donner le droit d’enseigner un savoir à nos étudiants ».

Pour Denise Pumain, la nouveauté apparaît alors au service d’une démarche de légitimation de la discipline, ouverte à tous grâce à « un support numérique, d’accès libre, indépendant de toute maison d’édition, gratuite et qui permettait de mettre en ligne des articles comme une revue classique, mais aussi tout un ensemble de documents destinés à rendre service aux chercheurs ». Une revue de géographie électronique représentait en 1996 un élément nouveau à une époque où le support papier dominait encore largement le paysage éditorial scientifique, permettant d’inventer de nouvelles formes et, comme le résume Jacques Levy, « d’associer le stock et le flux avec une immédiateté parfaite ».

Si Denise Pumain et Jacques Lévy donnent une place différente à la nouveauté, innover représente dans tous les cas un risque. La production scientifique n’est pas à partager en « bonne » ou «mauvaise » nouveauté. Innover, c’est le premier pas de la construction des savoirs !

Voici le premier numéro des Carnets de géographes qui fait le pari de promouvoir une écriture plus libre en termes de sujets et de tons. Cinq rubriques essaient de promouvoir de nouvelles problématiques de recherche, évoquent des problèmes de méthodes ou de terrain tout en participant à communiquer la diversité des préoccupations de jeunes et moins jeunes chercheurs.

Nous espérons que les Carnets parleront d’eux-mêmes dans le cyberespace, dans ce premier numéro Varia, tout comme dans les numéros thématiques à venir. La parole est aux auteurs !