CONSTRUIRE EN OBJET GEOGRAPHIQUE L’ENTRE-DEUX DU TRAVAIL ORDINAIRE : L’INSTRUCTION AU SOSIE COMME METHODE
JEAN-FRANCOIS THEMINES
Université de Caen Basse-Normandie
Laboratoire ESO Espaces et Sociétés UMR 6590
Géographie
jean-françois.themines@unicaen
ANNE-LAURE LE GUERN
Université de Caen Basse-Normandie
Laboratoire CERSE, EA 965
Sciences de l’éducation
anne-laure.leguern@unicaen.fr
Résumé .
L’article se propose d’explorer l’entre-deux spatial au travail. En s’appuyant sur une méthodologie spécifique de l’analyse du travail : l’instruction au sosie, il montre l’importance de la spatialité dans la focalisation des enjeux sur la visibilité et l’invisibilité du et au travail. Des analyses menées par et avec des professionnels et centrées sur le thème de la friche, conduisent à conclure à la nature relationnelle de l’entre-deux spatial au travail.
Abstract
This paper deals with an exploration. What should be in-between space at work? Based on a methodology of work analysis, the instruction to the double, it shows importance of space when focused on visibility or invisibility at work. Analyses by and with workers themselves and mainly on what could be considered like fallow lead to a conclusion: in-between space has a relational nature.
Introduction
Notre point de départ est le double paradoxe suivant. Le travail n’est pas construit en objet géographique, alors que sa dimension spatiale apparaît, sans être nettement thématisée cependant, chez les spécialistes du travail, qu’ils soient ergonomes, psychologues, ethnologues ou sociologues. Par ailleurs, cette position en creux de la discipline géographique est contemporaine d’évolutions du travail, dont une approche spatiale permettrait de lire les enjeux sociaux de domination comme de mobilisation des personnes : envahissement de la sphère domestique par la sphère du travail, gestion plurielle de la distance dans les relations au travail, insertion dans des chaînes hiérarchiques complexes, réponse sous responsabilité individuelle à des ordres spatialement ouverts, etc. Cette caractéristique qui consiste en un report sur le travailleur, de la responsabilité de gérer les distances dans la réalisation d’une tâche, vaut pour un grand nombre de métiers correspondant à des niveaux très divers de qualification : responsable d’approvisionnement, chauffeur-livreur (Cholez, 2008), agent de nettoyage (Aubenas, 2010).
A partir de ce constat, nous proposons une perspective géographique d’analyse du travail par les acteurs eux-mêmes. Pour cela, nous présentons une méthodologie qui accorde à ces derniers une place centrale : l’instruction au sosie, laquelle comprend un type particulier d’entretien et son analyse dont la phase finale est un commentaire écrit. Nous montrons que sa conduite en recherche clinique souligne, sans pour autant l’explorer systématiquement, la dimension spatiale du travail ordinaire. Par recherche clinique, nous entendons la clinique de l’activité, approche développée par Yves Clot, psychologue du travail, au Centre National des Arts et Métiers à Paris. Elle vise le développement du pouvoir d’agir des travailleurs sur leur milieu et sur eux-mêmes, qu’il s’agisse de techniciens de centrales nucléaires, de conducteurs de train, d’enseignants, d’infirmiers, d’aide-soignants. La comparaison des apports de l’instruction au sosie avec ceux d’autres méthodes utilisées en ethnologie ou en sociologie (observations, photographies, carnets, etc.), nous conduit à préciser ce en quoi consiste, d’un point de vue géographique, la dimension spatiale du travail. En géographie, ce « faire avec l’espace », qui met l’accent sur les relations de distance et de proximité entre les personnes et avec des objets, ne doit être en aucune manière restreint à des localisations « dans » l’espace. La dimension spatiale du travail recouvre l’ensemble des problèmes qui se posent aux acteurs, en termes de gestion des distances et des contacts, dans l’accomplissement de leur activité.
Comment, avec ce cadre géographique de référence, construire en objet, l’entre-deux dans les situations de travail ? La figure première de l’entre-deux au travail n’est pas spatiale : l’ergonomie nous a appris à la voir d’abord dans la différence et l’écart entre travail prescrit et travail réel. Néanmoins, cet écart premier par lequel se définit l’activité se décline ou s’exprime, entre autres, en problèmes spatiaux ordinaires, que la méthodologie de l’instruction au sosie permet de repérer. Nous illustrerons cette approche spatiale du travail au moyen de trois cas, en nous centrant sur une figure géographique classique de l’entre-deux, celle de la friche. Ce faisant, nous tentons aussi de déplacer l’entre-deux, en géographie, du statut de géotype, ici un géotype de friche (ou espace résiduel), vers celui de relation, soit un ensemble de rapports de proximité et de distance, constitutifs d’une activité que des acteurs analysent comme résiduelle.
L’entre-deux dans l’analyse du travail : de l’ergonomie à la géographie
Nous souhaitons dans un premier temps revenir sur la méthodologie de l’instruction au sosie, afin d’en montrer une dimension méconnue qui intéresse autant les analystes du travail que les géographes : sa spatialité.
L’instruction au sosie : une méthode pour analyser le travail. A l’origine, l’industrie automobile, la formation et la psychologie du travail
L’instruction au sosie est un dispositif d’analyse du travail réel élaboré par un psychologue du travail, Ivar Oddone, souhaitant « découvrir » ou « redécouvrir », comme il le dit lui-même, l’« expérience ouvrière » (Oddone et al., 1981 : 17) qu’ont constituée les ouvriers avec lesquels il travaille, dans l’industrie automobile de l’Italie du Nord des années 1970. Cette expérience existe dans l’action incorporée, dans leurs gestes, mais ces ouvriers ne savent pas l’énoncer verbalement. Le dispositif appelé instruction au sosie vise précisément à « récupérer » cette expérience ouvrière, pour la connaître et la transmettre. Il s’agit d’un dispositif à la fois de recherche mais également de formation. Ivar Oddone l’a inventé au sein d’un séminaire de formation des ouvriers, particulièrement des délégués syndicalistes, appelé « 150 heures ». Il était de première importance, pour lui, que le dispositif ait comme bénéficiaires ceux qui, d’une certaine façon, étaient dépossédés de leur expérience, par l’organisation taylorienne des industries automobiles pour lesquelles il travaillait en tant que psychologue.
L’instruction au sosie met deux personnes en scène : le professionnel et le chercheur ou le formateur. Elle consiste à demander à la personne qui va co-analyser son activité avec le chercheur ou le formateur, de donner des instructions (ordres et informations) à ce dernier, lequel est supposé ne pas connaître la nature du travail effectué. Selon Ivar Oddone, et après lui, ceux qui travaillent en clinique de l’activité, c’est en s’adressant à quelqu’un supposé être un double très ressemblant qu’il est possible de réaliser une description très précise de ce qui est réellement accompli. La description est obtenue par la fiction méthodologique d’avoir à instruire un sosie, d’où le nom du dispositif, et non un quelconque remplaçant. Oddone insiste en effet sur le fait que sa première investigation, par les histoires de vie, ne lui donnait accès qu’au résultat de l’expérience et non à sa fabrication, ce qui était pourtant l’objet de son intérêt, pour connaître comment l’expérience ouvrière se constitue. Il précise aussi qu’une consigne d’instruction à donner à un autre ouvrier ne donnait lieu qu’à une description des tâches idéales et non à celles des tâches réellement faites par les individus singuliers avec toutes les variantes qu’il cherche à connaître pour y voir les « astuces, les ficelles de métier ». Ainsi, pour un typographe :
Le degré d’humidité est une chose très importante dans le métier de typo, aussi une des astuces qu’on emploie pour que les feuilles se séparent facilement et que les ventouses de la machine les saisissent l’une après l’autre, c’est de bien déramer et de souffler un peu sur les feuilles. En fait, ce sont toujours ces astuces, ces ficelles du métier qui te donnent un véritable savoir-faire. C’est grâce à elles que tu résous les problèmes que te pose ta tâche. C’est grâce à ton intelligence et à ton expérience que tu découvres ces réponses nouvelles qui, à la limite, se révèlent être par la suite de véritables innovations techniques (Oddone et al., 1981 : 111).
Cet entretien est le plus souvent mené devant un groupe de pairs, des professionnels faisant le même métier. D’une durée d’une heure environ, il est suivi d’une discussion collective qui le prolonge. Tel qu’il est utilisé actuellement en clinique de l’activité, il est suivi d’un retour analytique du chercheur ou du formateur puis du commentaire écrit de la personne qui instruit son sosie. Dans le cas des premières instructions au sosie, c’est Ivar Oddone lui-même qui a écrit les analyses des entretiens pour les donner à lire à ceux qui avaient bien accepté d’instruire leur sosie.
Yves Clot qui a repris et diffusé l’instruction au sosie, en France ou ailleurs, utilise également une autre méthodologie qui vise elle aussi à « développer le pouvoir d’agir » (Clot et al., 2001) : les auto-confrontations simples et croisées. Cette méthodologie consiste pour le chercheur ou intervenant clinicien à filmer les personnes au travail puis à les confronter, d’abord individuellement puis, dans un second temps, collectivement, à la vidéo. Pour les personnes, les images sont support à explicitation. L’intervenant doit guider les confrontations pour mettre à jour les conflits internes au sujet et au groupe, ce qui est appelé dilemmes et controverses professionnelles.
L’une et l’autre de ces méthodologies sont parfois utilisées sur le même terrain, parfois utilisées exclusivement, l’instruction au sosie ne nécessitant pas d’aller in situ pour observer ou capturer des images du travail. Par rapport aux auto-confrontations, l’instruction au sosie est donc une méthodologie plus économique. Elle est aussi moins violente, mais elle est coûteuse psychiquement par l’effort et les élaborations qu’elle suppose. Le premier facteur d’élaboration concerne l’énonciation puisque l’instructeur parle de lui à la deuxième personne. Le deuxième est temporel : la consigne invite à parler au futur d’un passé assez récent. Toutefois, l’avantage majeur du dispositif de l’instruction au sosie est qu’il ne met pas le chercheur ou l’intervenant en position de surplomb : n’ayant pas observé, n’étant pas du même métier, il est supposé ne pas savoir. C’est cette ignorance, aux yeux d’Ivar Oddone, qui est la condition per quam du recueil de la parole des personnes concernant ce qu’il n’appelle pas encore le travail réel des personnes mais leur expérience. Le sosie élimine ainsi l’obstacle méthodologique qu’est le fait d’être considéré comme spécialiste, ce que l’observation in situ ne fait en revanche que renforcer :
Nous sommes convaincus que cet aspect des choses dépend en fait du modèle plus général de sujétion-dépendance du non-spécialiste face au spécialiste et que, si l’on n’élimine pas cet obstacle, il est toujours difficile pour le psychologue de recueillir des comportements réels (Oddone et al. 1981 : 56).
La situation d’observation peut être l’expérience d’une dépossession : la gêne que ressent Nicolas Hatzfeld (Hatzfeld, 2002) quand il y a des visiteurs à l’usine Peugeot de Sochaux dans laquelle il travaille à des fins de recherche sociologique le renvoie à la façon dont les ouvriers manifestent pour leur part une gêne semblable.
Le chercheur peut instrumenter son observation par la photographie (Latour, 1988 ; Datchary, 2011 ; Eckert, 2012) et être ainsi un « chapardeur d’images » (Eckert, 2012), il peut également se servir de photographies pour recueillir la parole des personnes (Desaleux et al., 2011). Il peut aussi demander aux enquêtés de faire eux-mêmes la collecte de données photographiques ou écrites dans des carnets : carnets de temps (Jarty, 2011) ou carnets de mobilité (Cailly, 2004). Cependant, le chercheur a bien une expertise propre et la recherche collaborative, la formation ou l’intervention permettent aux personnes de voir ce que sans elles, elles ne verraient pas aussi nettement ni consciemment. C’est bien pour cette raison que l’expérience a à être découverte, pour reprendre le mot d’Ivar Oddone : déjà-là, certes, mais non clairement consciente, elle échappe au savoir des personnes.
En ce sens, pour Ivar Oddone, comme pour Yves Clot, l’activité analytique est engagée : elle montre aux individus comment ils résistent à la domination. Pour survivre en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire en tant qu’êtres pensants, ils développent en effet un rapport à la tâche qui ne peut être séparé de leurs relations aux autres. Ces relations sont de trois ordres : les relations aux pairs, qui sont ceux qui connaissent le travail parce qu’ils accomplissent les mêmes tâches, les relations à la hiérarchie qui prescrit, les relations aux organisations collectives du travail. Ces catégories (rapport à la tâche, aux pairs, à la hiérarchie, aux organisations collectives) sont issues de la parole des ouvriers interrogés par Ivar Oddone.
Autrement dit, ils [les instructeurs/les prescripteurs] continuent de penser que le rapport à la tâche est ce qui constitue le moment essentiel de l’expérience. Les exécutants, au contraire, sont obligés, eux, pour sortir de leur situation de contrainte, d’élargir leur champ d’intérêts et d’observation. L’expérience a tôt fait de leur apprendre que le problème du rapport à la tâche ne peut se résoudre qu’en modifiant les rapports aux camarades de travail, aux organisations syndicales (et de parti) et à la hiérarchie (Oddone et al., 1981 : 25).
Ces catégories ne servent que dans un second temps, pour l’analyse a posteriori du discours d’abord recueilli par l’entretien au sosie.
La spatialité présente et pourtant non thématisée
Pour rendre visible le travail et l’expérience des personnes, la consigne de l’entretien demande d’instruire le sosie « afin que personne ne s’aperçoive de la substitution ». Le rôle du sosie est de guider, en demandant des verbalisations qui permettent de préciser les détails matériels. Il doit veiller à ce que la personne se centre sur la façon dont elle procède et non sur les raisons pour lesquelles elle le fait, raisons qui sont l’objet d’une analyse qui ne vient que dans un second temps.
Cette consigne, quelles que soient les formulations, est elle-même un prescrit qui, étrangement, méconnait le travail réel. Comment fait-on en effet, pour décrire son activité à quelqu’un supposé pouvoir être notre sosie ? Comment fait-on, quand on est celui qui mène l’entretien, à savoir le sosie qui questionne, pour poser des questions qui invitent à une description précise de ce qui est fait ? A notre connaissance, les travaux analytiques sur le sosie (Scheller, 2001 ; Clot, 2008), alors même qu’ils précisent cette méthode, ses conditions, ses visées et ses effets, ne prêtent pas réellement attention à la façon dont l’instructeur et le sosie s’y prennent pour conduire et mener cet entretien. Or, il semble que ce qui guide efficacement le sosie sont des considérations spatiales.
Quoique l’instruction au sosie ne soit pas destinée être publiée, certaines l’ont été. Une lecture cursive des relances utilisées par le sosie lors de l’entretien retranscrit montre d’emblée un guidage spatial. « Donc la clé, je la range où ? » demande ainsi Pascale Molinier à Sylvie Esman-Tuccella (Esman-Tuccella, 2002 : 45) dans une formation sur l’expérience du travail dans un emploi de service à domicile. Plus largement, la question de la visualisation pour guider l’entretien est patente mais elle n’est pas explicitée. Pourtant, il s’agit de se demander si l’on « voit » bien la situation pour pouvoir questionner pertinemment son instructeur. Cette dimension spatiale était présente dès les sosies réalisés par Ivar Oddone. Ainsi, Giani M., chargé d’instruire son sosie sur son travail dans les usines FIAT de Turin, mentionne la dimension spatiale des rangements, l’importance de l’ordonnancement des objets comme porteurs de savoir-faire tacites. Il comporte aussi des remarques importantes sur des corrélations établies entre les transmissions de savoirs dont certains ouvriers sont capables et leur fréquentation des espaces de pauses collectives :
La pause est importante pour apprendre et pour transmettre. J’ai remarqué que ceux qui travaillent pendant huit heures d’affilée, ceux qui ne quittent jamais leur établi sont aussi ceux qui ne transmettent jamais rien à personne (Oddone et al., 1981 : 111).
Gianni livre ainsi que l’important, ce n’est pas la pause, mais ce qui en est fait (Boutet, 2004 : 10). S’agit-il de rester accroché à son établi, seul, ou s’agit-il d’une occasion de déplacement pour se rapprocher d’un pair ? Les relations ne peuvent s’établir sans le franchissement de distances spatiales. En faisant ce constat, Gianni livre ici l’importance des déplacements pour l’élaboration de l’expérience ouvrière : sans déplacements dans l’usine, il n’y a pas de collectif par quoi l’expérience se constitue et par quoi l’ouvrier échappe à l’être taylorisé que l’organisation prescriptrice du travail veut instaurer. Le déplacement est une tactique d’insoumission et de survie.
L’entre-deux comme écart entre travail prescrit et travail réel
Dans les études sur le travail développées en psychologie, en ergonomie ou en sociologie, la figure première de l’entre-deux n’est pas spatiale, mais concerne la différence et l’écart entre travail prescrit et travail réel, ce qui reste encore désigné par Ivar Oddone par des termes contestés précisément par la suite, les « instructeurs » et les « exécutants ». Le travail prescrit désigne l’ensemble des discours produits par le chef d’entreprise, l’ingénieur, le chef de service, le spécialiste de la prévention, le juriste, etc., et convergeant vers celui qui doit produire ce que ces discours lui demandent de produire.
Si, pour l’organisation du travail (la structure prescriptive), la production est vue comme l’exécution de procédures et de consignes, les études sur le travail montrent au contraire l’épaisseur de l’expérience. Cette dernière relève d’une confrontation à ce qui résiste aux discours de prescription et se manifeste par une grande variabilité des situations. C’est ainsi que malgré l’emploi du terme « exécutants », Ivar Oddone veut montrer que les ouvriers, précisément, apprennent au travail, pourvu qu’ils puissent communiquer avec leurs pairs en s’échangeant des astuces et en élaborant leurs propres manières de faire. Ce n’est pas la prescription, en revanche, qui leur permet d’élaborer leur expérience.
Dans cette perspective, travailler, c’est toujours tenir, d’un côté, la prescription, le calcul, le concept, le discours en somme, et de l’autre, la résistance du monde. Si le discours sur le travail met en exergue ce qui est maîtrisé, l’intelligence du travail est, elle, focalisée sur ce secteur de l’expérience où le discours défaille, là où il ne s’agit plus de parler mais de faire. […] Les outils, l’environnement, l’objet travaillé, l’organisation elle-même, n’ont pas la stabilité que leur prête le discours sur l’organisation du travail. Le travail, c’est la mobilisation des hommes et des femmes face à ce qui n’est pas prévu par la prescription, face à ce qui n’est pas donné par l’organisation du travail (Davezies, 1993 : 36).
En somme, l’entre-deux constituerait, dans les études sur le travail, une clé d’analyse de toute activité de production, articulant notamment le visible à l’invisible. Le travail est ainsi peu visible pour le prescripteur. Lui donner de la visibilité est nécessaire pour l’opérateur, en particulier – mais pas seulement, pour ce qui concerne son emploi. Or, c’est dans l’entre-deux spatial pourtant ignoré des analyses issues de l’ergonomie, que se concentrent et se focalisent les enjeux de la visibilité et de l’invisibilité du et au travail.
Pour une perspective géographique d’analyse du travail : quelle spatialité de l’entre-deux ?
Il reste que la définition ergonomique de l’entre-deux n’est pas centrée sur la dimension spatiale du travail. Pour reconnaître cette dimension, il est nécessaire de s’appuyer sur la clarification de la notion d’espace à laquelle s’est livrée la géographie. Pour une grande partie de ses spécialistes, l’espace est de nature relative plutôt qu’absolue : l’espace dépend, dans sa nature et ses propriétés, des réalités sociales qui le structurent. Leurs rapports introduisent dans l’étendue, des variations pertinentes d’un point de vue géographique. Par ailleurs, il est conçu comme relationnel plutôt que comme positionnel. Les rapports entre réalités sociales ne se limitent pas à des positions (des localisations relatives) ; ils incluent leurs capacités d’action, lesquelles se traduisent par des mises en contact ou des mises à distance (Lévy et Lussault, 2003).
Cependant, la géographie n’a pas développé en France de spécialisation concernant le travail, malgré l’intérêt que ce dernier ne pouvait pas manquer d’avoir pour les géographes d’inspiration marxiste et la géographie sociale. Les auteurs se sont alors intéressés aux évolutions de l’organisation du travail comme facteur de développement urbain (George, 1964) et de structuration des espaces régionaux via des rapports sociaux de classe (Frémont, 1983 ; Frémont, Chevalier, Hérin et Renard, 1984) ou encore aux liens entre cette organisation et les problèmes de développement (Rochefort, 1961) et, plus tard, aux mobilités dans certaines professions (Veschambre, 1994 ; Vinclet, 2006). Rappelons que les approches géographiques non marxistes ont épousé, soit les thèses du fordisme en considérant les ouvriers comme de purs exécutants (Blanchard, 1934), soit le point de vue de chefs d’entreprise, acteurs rationnels qu’il est bon que la géographie instruise dans leur choix de localisation (Phlipponneau, 1960).
Malgré cette position en creux de la discipline, rien n’empêche de fonder une reconnaissance systématique de la dimension spatiale des situations de travail, sur la conception relative et relationnelle de l’espace en géographie. Elle est alors ce « faire avec l’espace » constitutif de l’activité, dans l’entre-deux premier qu’identifie l’ergonomie, entre travail prescrit et travail réel. Il ne s’agit pas seulement de positions, mais de places à trouver, à préserver, à conquérir ; de circulations, de rencontres, de contournements et d’évitements à maîtriser, à organiser dans la réalisation du travail. C’est en somme l’ensemble des problèmes qui se posent aux acteurs, en termes de gestion des distances et des contacts, dans l’accomplissement de leur activité. Ainsi défini, l’entre-deux du travail conduit à explorer des échelles spatiales parfois inhabituelles – par leur petitesse- pour les géographes, mais pertinentes pour les acteurs. Il permet aussi d’appréhender en termes de problèmes ou de tensions, une spatialité qui peut être, en ethnologie et en sociologie, quelquefois ramenée aux dispositifs matériels (Moulinié, 1993) ou effacée au profit d’un travail approfondi sur la temporalité (Hatzfeld, 2002). Cette lecture géographique du travail a été initiée par Jean-François Thémines dans le cadre d’une recherche à caractère ethnographique conduite dans des établissements scolaires sur le travail enseignant et ses difficultés (Lantheaume et Hélou, 2008).
Enfin, l’identification d’une spatialité de l’entre-deux au travail, en géographie, nous conduit à nous centrer, empiriquement, sur une des figures classiques de l’entre-deux dans cette discipline, qui est celle de la friche. Espace résiduel, la friche signale visuellement l’abandon, la mise à l’écart d’une fonction productive initiale, dans l’attente d’une possible réaffectation, sans être la jachère avec laquelle elle a parfois été volontairement confondue en France (Lévy et Lussault, 2003 : 381) et qui est façon de faire reposer une terre pour préserver ses capacités de production. Habituellement utilisée pour les espaces agricoles et industriels, la notion géographique de friche peut être questionnée à partir de l’analyse du travail. Les liens que cette notion entretient en géographie avec l’idée de production, justifient ce rapprochement. Mais l’entre-deux spatial est ici rapporté à l’activité de personnes au travail, et non pas à un territoire distinct et délimité où s’exprimerait et se visualiserait une substance spécifique d’entre-deux. Quel est cet entre-deux spatial au travail, que les acteurs élaborant une analyse de leur activité, par l’instruction au sosie, associent à une fonction, une tâche, une réalité sociale résiduelle ou en déshérence ?
La friche au travail : indices de fermeture possible, de vacuité, de relégation.
Notre corpus d’instructions au sosie (retranscriptions des entretiens et analyses en un commentaire) est produit, à l’aune d’une année universitaire, par des étudiantes qui ont une expérience professionnelle d’une quinzaine d’années, en reprise d’études dans un master de formation de formateurs au sein de module conduit par Anne-laure Le Guern, intitulé « Formalisation de l’expérience professionnelle ». Ce sont des figures minoritaires davantage que des représentantes d’un métier (les infirmières, les assistantes sociales, etc.). Leur travail est, plus que d’autres encore, soumis à l’invisibilité (informaticienne en structure de santé, formatrice de personnels de santé, assistante sociale libérale, etc.). Aucune n’est rendue sensible par sa formation initiale à la dimension spatiale des phénomènes sociaux. Les textes de commentaires, sur et à propos des entretiens au sosie, ne sont pas des textes de premier jet. Ils ont fait l’objet de plusieurs réécritures, s’étalant sur plusieurs mois, pour permettre l’élaboration réflexive de l’expérience. Le but est tout d’abord de permettre cette élaboration et de façon incidente de former les étudiantes à cette méthodologie pour qu’elles l’utilisent ensuite dans leurs propres métiers. Ces instructions au sosie sont réalisées dans un cadre universitaire à distance des lieux de travail. Les entretiens au sosie, les débriefings, les retours analytiques ont lieu pendant le module, dans les bâtiments de l’université. L’écriture du commentaire final se fait dans les lieux personnels des étudiant.e.s. (Le Guern, 12).
Un délaissement visible de tous
Valérie, formatrice cadre de santé en école de soins infirmiers, commente le délabrement des bâtiments dans lesquels elle travaille, en rend compte et énonce son positionnement :
Les locaux de l’institut sont très anciens et mal entretenus extérieurement. Ils appartiennent au centre hospitalier qui est juste à côté. L’Institut de formation occupe ces bâtiments comme locataire à titre gratuit. La rénovation du bâtiment, bien que nécessaire, n’est pas une priorité pour cet établissement de santé. C’est la région qui finance les budgets de la formation Infirmière, mais étant donné cet hébergement à titre gratuit, et puisque l’hôpital est propriétaire des lieux, il n’y a pas ou peu de raison pour que ça change. Lorsque je décris les locaux de l’Institut de formation, j’en ai un peu honte, ils ne représentent pas l’idée que je me fais d’un centre de formation (Instruction au sosie, commentaire).
On se situe bien là dans l’écart entre le prescrit, à savoir des politiques publiques de formation infirmière, et le réel, à savoir cette situation qu’elle perçoit comme un « abandon », qui lui fait honte.
La dimension spatiale de cet entre-deux se manifeste d’abord pour elle, par la visibilité publique de bâtiments dégradés :
D’un point de vue économique, si l’on projette une mise en concurrence des Instituts de formation sur le marché de l’offre de formation, les bâtiments détériorés de l’Institut de Formation peuvent devenir un handicap. Se mettre en valeur d’un point de vue commercial permet d’avoir des chances supplémentaires pour répondre à des appels d’offres, donne envie aux futurs étudiants d’y venir, et permet ainsi de gagner de précieux budgets. Les centres de formation publics, quels qu’ils soient, n’ont pas été habitués à ces nouvelles stratégies commerciales […]. D’un point de vue sociologique, si l’on considère que « l’établissement de formation est une organisation parmi d’autres », les bâtiments représentent donc la matérialisation de cette organisation. L’aspect extérieur des bâtiments donne une image de cette entreprise, une forme de publicité qui influence les représentations qu’on se fait de cette dernière. Des locaux dégradés créent une mauvaise image, ce qui influence la perception que les acteurs se font de leur travail et la perception que les autres se font d’eux, conduisant ainsi à la dévalorisation de leur identité professionnelle (ibid.).
Le centre de formation où Valérie travaille, manifeste pour elle les incohérences de la politique de formation des personnels de santé, dont les exigences se sont rehaussées avec « l’universitarisation » des formations, tandis qu’elle ne fournissait pas à tous les centres les moyens de les atteindre. La réalité est celle d’un squat institutionnel (le centre de formation est locataire à titre gracieux d’un bâtiment hospitalier), dont les murs délabrés sont perçus par Valérie, comme le signal d’une fermeture possible ainsi que d’une dévalorisation de ceux qui y travaillent.
Une autre forme d’entre-deux spatial résiduel est désignée par le problème spatial que Valérie met en exergue, à partir de la question du parking : celui d’ « avoir sa place ».
Le parking est important à l’IFSI (Institut de Formation en Soins Infirmiers), symboliquement c’est une manière d’avoir sa place. Les nouveaux cadres formateurs n’arrivent pas à avoir leur carte de parking, et doivent se garer beaucoup plus loin. Lorsque vous avez votre carte, l’accès à l’IFSI est facilité, permettant d’être plus rapidement (et facilement) à son poste de travail. C’est aussi, d’un autre point de vue, une forme de privilège : l’IFSI et l’hôpital sont en centre-ville, il y a donc peu de place pour se garer. Le parking dédié à l’hôpital ne propose pas suffisamment de place pour les agents des services, ces derniers sont donc régulièrement confrontés aux problèmes pour se garer. Ils nous envient donc ce confort quotidien. Il n’est pas non plus facile d’avoir une carte de parking de l’IFSI, le nombre de cartes émises est limité: il faut donc « ruser » pour en avoir une. Je me suis arrangée avec une ancienne qui allait partir à la retraite et fait en sorte de l’obtenir avant que quelqu’un d’autre ne le fasse. L’emplacement pour se garer sur le parking de l’IFSI n’est pas vraiment figé, mais je me place de façon à repartir facilement. Pourtant comme je le note dans l’entretien je suis une de celle qui part dans les dernières, et du coup les autres ne me gênent pas pour partir… alors c’est juste au cas où ? (ibid.).
La hiérarchie au travail commence et se termine chaque jour, non dans les locaux, mais dans un intérieur-extérieur typique d’une spatialité d’entre-deux. Le centre de formation étant dans l’incapacité de fournir les places de parking nécessaires, le fait de garer sa voiture comme n’importe quel citadin, à l’extérieur de l’hôpital, ne peut être vécu autrement que comme une forme de marginalisation ou de domination. L’entre-deux résiduel se manifeste ici par la dilution de l’espace du travail dans l’espace public urbain, pour certaines catégories de personnels (agents de service, nouveaux cadres de santé).
Délabrement visible des bâtiments dans lequel se trouve le centre de formation et lutte pour les places de parking dans l’hôpital constituent les problèmes spatiaux significatifs pour Valérie, de rapports sociaux de domination, dans un espace vécu comme résiduel. La structure hospitalière tolère le centre de formation, mais à des conditions telles qu’il est possible qu’il ferme. La pénurie de places de parking fabrique une hiérarchie entre personnels de plein-droit et travailleurs qui dès avant l’heure de la prise de poste sont renvoyés à la question de leur place dans le centre. A la différence d’autres méthodologies (observations, photographies), l’instruction au sosie, parce qu’elle est une analyse du travail par l’acteur lui-même, lui permet de comprendre les rapports de domination auxquels il peut lui-même participer, sans y souscrire, une fois qu’il en prend conscience.
L’expérience spatiale du vide
La friche au travail, c’est aussi celle de bureaux devenus trop vastes après un plan de licenciement.
« Avant même de commencer l’exercice [de l’instruction au sosie], je sentais qu’un épisode risquait de resurgir : le remaniement quasiment total de mon ancienne équipe de travail suite aux départs de la moitié des mes collègues (pour licenciement économique ou départs volontaires dans un contexte de crise) en 2008. En quelques semaines, sept salariés sur quatorze sont partis et il n’est plus resté que trois salariés sur mon site à H. J’ai vécu cet épisode traumatique pour l’équipe à distance car j’étais en arrêt maladie suite à ce contexte très difficile et à des pressions exercées par la hiérarchie pour me faire accepter un poste dont je ne voulais pas. Je n’ai donc pas vécu cet épisode avec mes collègues mais très à distance et dans une posture de repli sur moi. A mon retour, après trois mois d’absence, nous étions trois à rester par « chance » (le plan de licenciement ne nous avait pas concernés) ou par faute de perspectives, sans directeur, sans président. La sensation d’abandon a été importante et nous étions en grand manque de perspective sinon survivre au jour le jour. Les longues journées sans activité nous laissaient assommés dans des locaux de 300 mètres carré, vides. A ce sentiment d’abandon, s’ajoutaient également je pense celui de la culpabilité d’avoir pu garder mon emploi, une sorte de syndrome du survivant. » (Instruction au sosie, commentaire de Sophie, responsable de formation).
La friche ne se perçoit ici que de l’intérieur des bâtiments, pour les travailleurs restants. Un déménagement interne a eu lieu : des personnes sont parties et leurs bureaux restent inoccupés. L’expérience du vide se structure autour d’une double absence : celle de prescription de tâches et celle d’une surface de bureaux inutile mais non sans effets sur les sujets puisqu’elle leur signifie précisément la vacuité d’une présence en sursis.
Le commentaire comprend des informations qu’une observation par immersion n’aurait peut-être pas permis d’obtenir.
L’exercice m’a finalement beaucoup appris. Il m’a permis de constater que l’épisode professionnel vécu en 2008 me touche encore beaucoup alors que je le pensais « digéré ». Jamais abordé dans l’équipe actuelle, dont ce n’est pas l’histoire, ce moment professionnel a des conséquences sur mon activité : ma difficulté à accepter les nouveaux salariés comme de véritables collègues que je considère encore comme des intrus qui ont pris la place de mes « vrais » collègues (même ceux avec lesquels je m’entendais moins bien et que je ne regrette pas !). Le sentiment d’isolement que je ressens également qui se traduit par des repas pris seule dans mon bureau, des temps de pause non partagés, des informations non échangées, montre surtout mon isolement au niveau de la culture et des valeurs professionnelles (ibid.)
« Jamais abordé dans l’équipe actuelle » : il n’est pas certain en effet qu’un observateur extérieur ou participant puisse avoir accès à ce qui est ainsi tu et objet d’un sentiment diffus de culpabilité. L’observateur pourrait être berné ; le chercheur en immersion n’y aurait pas accès. Parce que perçu comme concurrent, il aurait été tenu à l’écart. Deux considérations peuvent expliquer le recueil d’informations effectué par l’instruction au sosie. D’une part, le dispositif permet un retour réflexif sur un entretien et s’inscrivant dans un temps long de formation ou d’intervention, il n’est pas lié à une rencontre ponctuelle. D’autre part, précisément quand il est réalisé dans un espace de formation, hors du lieu de travail, il protège la personne qui est moins exposée qu’in situ, puisqu’elle n’est pas dans le groupe constitué de ceux avec lesquels elle travaille au quotidien. Elle n’aura pas à rendre compte de sa parole. Elle n’a pas à s’en défendre non plus. Le sosie permet à Sophie de s’avouer à elle-même ses stratégies d’évitement.
Le sosie m’a donc donné l’opportunité de prendre conscience de cet isolement et d’analyser ma posture de retrait, voire de rejet, par rapport aux collègues comme un manque de confiance dans l’organisation globale de la structure qui place les salariés en rivalité les uns avec les autres (ibid.).
Dans l’analyse de Sophie, finalement, c’est l’ensemble de l’espace qui paraît être une friche, y compris le cœur de son bureau, qui contient les archives qu’elle a voulu garder mais qui ne vivent pas, puisqu’elles ne servent à personne et que personne, hormis elle, ne sait qu’elle se trouvent ici. Friche, aussi, la cuisine, utilisée comme en contrebande et avec des faux-semblants de convivialité : le café y est fait, pour tous, mais sans eux : chacun le boit dans son propre bureau, bien séparé des autres : « (…) vous faites le café pour vous, il est prêt si tout le monde en veut, la cafetière est pleine pour 10 tasses, après vous vous servez votre café et vous allez le boire dans votre bureau mais il n’y a rien d’autre du tout » (ibid.).
Friche également les salles de réunion puisque ne s’y passent que des faux-semblants de réunion : ces salles sont ainsi des espaces désertés de leur fonction de lieu, au sens géographique du terme, si le terme lieu signifie bien « là où quelque chose se trouve ou/et se passe » (Lévy & Lussault, 2003 : 555) et, pour préciser ce « se passe », là où quelqu’un se trouve et œuvre à « quelque chose » en ce lieu. Les salles de réunion montrent alors ce que Sophie appelle le « collectif fantôme » : un rassemblement de personnes qui ne croient pas à ce qu’elles font et désertent, tout en étant là.
Il ne suffit donc pas d’entasser des salariés dans une salle de réunion et de leur demander de prendre la parole chacun leur tour pour donner ses « dernières informations » pour créer un collectif de travail, d’où l’expression « collectif fantôme » car ce groupe qui a existé par le passé, n’existe plus aujourd’hui en tant que tel. L’histoire des anciens salariés et de la structure n’intéresse pas les nouveaux qui l’ignorent et la présence des collègues est vécue comme une contrainte (le travail de groupe est perçu comme une perte de temps). Même si aujourd’hui il y a une volonté affichée de créer ce collectif, celui-ci reste factice, ectoplasmique, vide de substance, car une fois la réunion terminée, chacun repart dans son petit bureau jusqu’à la prochaine fois. Le rôle du collectif de soutenir et d’accompagner les travailleurs n’est pas rempli. L’objectif de ces réunions dites d’équipe est bien de créer du consensus car elles ne servent qu’à échanger des informations, déjà connues de chacun la plupart du temps, et à colporter des rumeurs sur des structures concurrentes de la nôtre (ibid.).
Une encombrante obsolescence
A l’échelle du bureau, le côtoiement d’objets et de personnes peut faire indice d’espace résiduel. Virginie, informaticienne en structure hospitalière, travaille dans un bureau encombré d’objets obsolètes dont personne ne s’occupe et surtout dont personne ne se débarrasse.
Le service informatique est un service « ouvert » les murs sont des parois en verre, vous ne pouvez donc jamais vous soustraire aux regards des autres, il est assez mal considéré que vous fermiez tout de même la porte pour vous isoler un instant du brouhaha et des interactions verbales de tous les services de l’étage. Tout le monde entre et sort d’un bureau de 13 mètres carrés où vous travaillez à trois techniciens au milieu d’un capharnaüm d’écrans, de câbles, de claviers, de vieux PDA (Personal Digital Assistant ou assistant personnel ou ordinateur de poche) qui ne fonctionneront plus jamais, d’unités centrales, de boîtiers divers, de cartons aussi, au-dessus et en dessous de la paillasse qui vous sert de bureau. Tout le monde veut vous parler interrompant votre travail, vous tapez sur un clavier, donc vous êtes disponible pour écouter ce que l’on a à vous dire, il est presque impossible de faire comprendre que vous êtes en train de travailler et que votre cerveau est déjà occupé à réfléchir. Vous êtes de « bip » : vous devez être hyper disponible, vous devenez hyper dispersée (instruction au sosie, commentaire).
La prescription d’hyper-disponibilité est ambivalente : il faut être là où l’on a besoin de vous, mais invisible au sens où il n’y a de place de plein-droit que pour les personnels et les objets dédiés directement aux soins. L’organisation sait comment se débarrasser des déchets organiques que produit le fonctionnement des services de santé, mais pas des autres types de déchets, lesquels sont entassés par conséquent dans un local où travaillent, relégués ainsi avec les objets obsolètes, d’actifs informaticiens.
On retrouve avec le cas de ces informaticiens hospitaliers, la situation d’entre-deux spatial résiduel, qui caractérise le travail de catégories perçues comme subalternes dans des organisations d’une certaine taille. Enquêtant sur les lieux du travail de l’ex-Direction Départementale de l’Equipement du Rhône, sociologues et photographe découvrent ainsi que :
Quantité d’agents effectuent ainsi des tâches et des missions peu visibles du reste de l’organisation et en général peu reconnues d’une grande partie du personnel. C’est le cas du documentaliste que tout le monde connaît, mais que personne ne sait précisément localiser, des informaticiens qui « travaillent dans l’ombre » ou des standardistes qui répondent au téléphone toute la journée, recluses dans leur bureau de la rue Moncey » (Desaleux et al., 2011 : 10-11).
A la différence cependant de l’approche par instruction au sosie, cette remarquable enquête photosociologique sur les lieux du travail, laisse les personnes concernées aux prises avec leurs difficultés. Ainsi de cet agent disposant « Dans les sous-sols de l’immeuble de la rue Moncey, au fond d’un couloir mal éclairé […] d’un atelier parfaitement équipé pour effectuer quelques travaux ponctuels de menuiserie qu’il est le seul à pouvoir accomplir (manutention, rangement, nettoyage du parking, etc.) », tâches qu’il accomplit certainement de façon remarquable avec les moyens du bord : « Je suis devenu une sorte d’homme à tout faire. Mais un homme qui fait tout mal. Tout et mal, parce qu’on n’a pas les moyens. On fait de la bricole. On n’a pas l’argent. Et puis tout est devenu trop compliqué » (ibid. :10).
Par ailleurs, le « bip » que l’on rencontre aussi dans l’étude consacrée par Véronique Moulinié aux relations hiérarchiques dans une menuiserie industrielle (Mouliné, 1993), doit être, selon nous, considéré comme constitutif de cet entre-deux spatial résiduel. Si pour l’ethnologue, l’espace est d’abord une empreinte, à l’échelle de l’usine, des rapports de hiérarchie qu’elle cherche à pénétrer, elle place les objets (le vélo, le pied-à-coulisse et le bip ou talkie-walkie) du côté des moyens d’expression et de reconnaissance de rapports fins de hiérarchie dans les interactions au travail. Pour nous, le bip est aussi l’opérateur spatial d’une hiérarchie, qui dans le cas de Virginie et de ses collègues informaticiens, les place sous la dépendance des services « nobles ». Le bip est ce qui permet de les faire apparaître et disparaître aux yeux de ces services, tout en les cantonnant le reste du temps parmi des objets en attente d’une destruction ou d’un recyclage qui ne vient pas.
Conclusion
La friche est une figure spatiale de l’abandon non seulement dans l’habiter, mais aussi dans le travail. Avec le travail, la friche s’insinue jusqu’au cœur des agglomérations, s’étend aux espaces intérieurs, s’observe à des échelles quelquefois très petites, là où le corps de l’opérateur doit faire avec le vide et/ou le plein, la visibilité et/ou l’invisibilité, l’interaction permanente et/ou l’absence autour de soi, le fonctionnel et/ou l’obsolète, etc. Les objets, les surfaces (verticales ou horizontales), les bâtiments ont pour les personnes qui analysent leur travail, le statut d’actant en ce qu’ils se constituent en indices d’une fermeture probable, de la vacuité ou encore de la relégation. C’est en ce sens-là que l’entre-deux spatial est bien ici de nature relationnelle. Notre corpus d’instructions au sosie permet de faire émerger d’autres thèmes que celui des friches concernant l’entre-deux au travail : l’entremêlement par la spatialité, du travail avec l’urbain et le domestique ; le corps au travail, la sensorialité sollicitée, les procédures et les agencements établis entre le flou des prescriptions et le « commerce » avec les personnes, la confrontation aux locaux et aux dispositions d’équipements et d’objets ; la question de la place (Lussault, 2009). La notion de « place » doit être entendue ici comme la relation problématique entre un placement ou un non-placement prescrit par l’organisation du travail et les emplacements effectivement occupés, les agencements spatiaux effectivement mis en œuvre dans l’activité. Par ailleurs, ce corpus fait ressortir l’importance d’espaces ou de séquences spatiales qui ne sont pas conçus dans les métiers, comme l’espace majeur ou évident pour la réalisation de l’activité : l’arrivée au travail, les coins de pause, les déplacements dans l’entreprise, etc. Si l’on accepte l’idée d’un entre-deux qui ne soit pas que de nature « géotypique », mais bien aussi relationnelle, alors il apparaît que l’entre-deux ne concerne pas seulement des populations minoritaires à l’échelle de la société toute entière, mais un très grand nombre de personnes, confrontées à la complexité d’une imbrication des fonctions et des espaces.
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