Représenter et se représenter les espaces ouverts périphériques entre Santiago du Chili et Valparaiso. Le recours aux cartes mentales auprès d’enfants ruraux et urbains de la région centrale du Chili.

CECILE FALIES

UMR PRODIG
cecilefalies@gmail.com

Télécharger l'article

RÉSUMÉ
A partir du cas de Santiago du Chili – Valparaiso, ce carnet de terrain s’intéresse aux pratiques et aux représentations des enfants et des adolescents vivant dans les périphéries métropolitaines caractérisées par la présence de nombreux espaces ouverts dans un entre-deux, ni vraiment urbain, ni vraiment rural. Face aux limites des enquêtes semi-directives dans un contexte potentiellement conflictuel, un travail sur les cartes mentales est proposé et décrit comme expérience méthodologique pour aborder l’entre-deux.

Introduction

En 2010, dans le cadre de ma thèse portant sur les espaces ouverts et la métropolisation entre Santiago du Chili et Valparaíso, je me suis intéressée aux pratiques et aux représentations des enfants et adolescents vivant dans les périphéries métropolitaines caractérisées par la présence de nombreux espaces ouverts dans un entre-deux, ni vraiment urbain, ni vraiment rural (Velut, Faliès, 2008).

Devant la privatisation des terres publiques et des transports et la création d’ensembles résidentiels fermés et de centres commerciaux depuis la fin des années 1990, les espaces laissés libres de construction et accessibles à tous en périphérie de Santiago du Chili faisaient figure de reliquats au moment où je les étudiais en master 2 (Faliès, 2008). Pourtant, les espaces dits fermés, déjà largement étudiés (Capron, 2006 ; Sabatini, 2007), étaient encore ouverts il y a seulement 10 ans. Il s’agissait de friches agricoles, de terres libres (Couret, 2006), délaissées (Paris, 2000), de terres vacantes ou vides (Guerra Saldias, 2009). Mais ces espaces de faible densité aux usages peu intensifs présentaient un atout majeur grâce au développement des infrastructures de transport, surtout routières : leur situation de plus en plus « près » des centres urbains. Or, mes observations de terrain montrent que ces espaces amenés à disparaître devant le front urbain sont des espaces quotidiennement fréquentés par des populations encore peu prises en compte dans les études urbaines ou métropolitaines telles que les éleveurs ou les enfants (Ramadier, Depeau, 2010).
Pourtant « à l’heure où plus de 50% de la population mondiale est urbaine, et près de 60% des enfants vivent en ville, il est crucial d’inclure les enfants dans les débats sur la ville, à la fois en tant que groupe social et tant qu’individus », (Christensen et O’Brien citées par Lehman-Frisch et Vivet, 2011). De plus, mes entretiens semi-directifs dans la région métropolitaine de Santiago-Valparaiso avaient montré que dans 7 cas sur 10, c’est la naissance d’un enfant et la volonté de le voir grandir ailleurs qu’en centre-ville qui a motivé l’installation sur des espaces ouverts périphériques conformément à ce que d’autres travaux sur les espaces périurbains menés dans les pays du Nord ont démontré (Berger, 2004 ; Cavailhès, Goffette-Nagot, 2001). Pourquoi ne pas les intégrer alors dans les recherches sur les périphéries métropolitaines ?

Convaincue par deux ateliers que j’avais animés en France en collège et en lycée en 2006 et 2007 de l’intérêt d’un travail sur les cartes mentales pour aborder les usages de l’espace sous l’angle des représentations, je ne l’avais pas encore appliqué dans le cadre de mes recherches. Pourtant, les enquêtes semi-directives préalablement menées auprès d’adultes avaient montré leurs limites dès lors qu’il s’agissait de saisir leurs représentations et même parfois leurs pratiques de ces espaces, particulièrement dans un contexte conflictuel où le discours de chaque groupe est à analyser avec précaution et montre très souvent des incohérences ou des paradoxes. En effet, les pratiques illicites ont parfois un fort impact sur l’espace, qu’il s’agisse de la pratique de la chasse, du ramassage de terreau, du fait de couper des clôtures pour faire paître le bétail ou du départ d’incendies, mais elles ne sont pas avouées lors des entretiens. J’ai donc décidé de mettre en place cette méthodologie des cartes mentales en l’adaptant aux espaces et à leurs usages temporaires par les enfants.

Adapter la méthodologie des cartes mentales aux espaces ouverts

Lors de mon travail de terrain, une équipe du département de géographie physique de l’Université du Chili dirigée par le Professeur H. Romero avait mis en place en 2009 un observatoire des inégalités socio-environnementales à l’échelle de la métropole santiaguine. En lien avec une sociologue, M. Salgado, les collègues avaient développé en complément d’une étude climatologique sur la qualité de l’air à Santiago une méthodologie de dessins libres dans la commune de Penalolen auprès d’enfants de 5 à 12 ans. Ils avaient alors très clairement établi qu’à la question « dessine l’environnement de ton quartier » correspondaient une multitude de représentations très différentes les unes des autres en fonction de l’appartenance à telle ou telle école et donc à tel ou tel groupe social. Il existe en effet au Chili, et c’est l’un des points d’achoppement de la politique libérale menée en matière d’enseignement depuis les années 1970, un système scolaire à deux vitesses (Paredes, Pinto, 2009) opposant une éducation privée avec ou sans contrat très coûteuse mais de qualité à une éducation publique gratuite mais aux mauvais résultats et, qui plus est, stigmatisant les enfants qui y sont scolarisés. Dans l’étude menée, l’environnement était ainsi représenté avec des éléments mélioratifs (soleil, parfois même deux soleils, arbres, verdure, fleurs, animaux domestiques) ou péjoratifs (grisaille, asphalte, poubelles, défécation canine…), mais toujours assez proches de la réalité du quartier qu’habitaient les enfants.

La méthode proposée par les collègues chiliens m’a semblé pouvoir être améliorée notamment en raison des sous-entendus sur le terme d’ « environnement » et du caractère disparate du public visé (notamment pour les tranches d’âges et les niveaux scolaires), qui rendaient nécessaire le recours préalable à la projection d’un dessin animé explicatif de ce que les chercheurs entendaient par medio ambiente (environnement) et barrio (quartier). De plus, comme le point de vue zénithal n’était pas précisé dans la consigne et que les enfants les plus jeunes ont du mal à le représenter, de nombreux résultats étaient plus « esthétiques » que réellement spatialisés.

J’ai donc proposé à H. Salgado d’adapter la méthodologie existante selon mes objectifs de recherche dans les espaces ouverts des périphéries métropolitaines de Santiago-Valparaiso. L’objectif fut alors d’identifier les pratiques et les représentations des espaces laissés libres de construction d’une classe d’âge à la fois actrice de l’espace et en même temps amenée à être adulte dans quelques années. Il a aussi fallu adapter une méthodologie de cartes mentales à un contexte rural ou périurbain, c’est-à-dire à un contexte de faible densité avec moins de repères servant à se situer et à représenter, alors qu’il s’agissait plutôt d’une méthodologie utilisée dans le champ de la géographie urbaine depuis les travaux de K. Lynch (1969). Pour ce faire, on a considéré fondamentalement que le dessin était une « représentation métaphorique de toute l’aisance de son corps dans le monde » (Dolto, 1998 : 69). A ce titre, on envisage que l’aisance est de se sentir libre d’aller et de venir et au contraire, la contrainte, le fait de se sentir enfermé.

Le choix des écoles et des classes a également été restreint en fonction de l’âge des élèves (entre 11 et 13 ans) afin d’avoir un public plus autonome du point de vue de l’expression graphique mais surtout des pratiques de l’espace, car ils commencent à s’affranchir de la tutelle des parents pour se déplacer dans leurs activités quotidiennes ou hebdomadaires.

En effet, « la troisième enfance, de six à douze ans, permet la découverte du village ou du quartier avec quelques incursions encore vagues vers de plus vastes régions ; en même temps et surtout, le développement de la sociabilité autorise des rapports de groupe hors de la famille dans le cadre ou hors du cadre scolaire ; perdant ses traits d’égocentrisme, la vision du monde accède peu à peu à l’objectivité dans un espace euclidien », (Frémont, 1999 : 67, citant Piajet, 1947).
Enfin, je m’intéressais moins au contraste entre classes sociales qu’à celui qui peut exister entre les enfants « ruraux », c’est-à-dire vivant dans la zone rurale d’une commune de transition en train de s’urbaniser et principalement scolarisés dans le réseau public d’écoles rurales, et les enfants « néo-ruraux », fils d’urbains venus s’installer en périphérie, souvent scolarisés dans des écoles privées. En fonction de mes contacts sur place, nous avons donc choisi deux établissements dans le secteur de la zone humide de Batuco, l’école communale rurale de Santa Sara et l’école privée Amankay et deux établissements proches de la Cordillère de la Côte, l’école Waldorf de Limache et l’école communale rurale de Quebrada Alvarado dans la commune d’Olmué (Figure 1). Les deux collèges privés (Amankay et Waldorf) accordent a priori un intérêt tout particulier aux questions de pédagogie environnementale, le premier en ayant obtenu la certification de la CONAMA en 2007 en matière de bonnes pratiques au sein de l’établissement (tri des ordures, jardinage biologique dans la cour de l’école, sorties sur le terrain, concours-photo…) et le second pour des choix didactiques propres à la pédagogie Steiner-Waldorf.

Figure 1. Accessibilité à la route et aux centres urbains dans la région centrale du Chili et choix des écoles

Une méthode adaptée au mode d’expression habituel des enfants Les ateliers se sont déroulés en trois étapes :

– la préparation de la visite avec le directeur de l’école – sauf dans le cas du collège Waldorf, autogéré, donc ignorant par principe la notion même de directeur-, un terrain de reconnaissance autour de l’école ; – le temps de la réalisation lui-même avec 40 minutes pour les consignes, la distribution du matériel et la réalisation des cartes, – et 20 minutes d’entretiens en groupe avec les élèves avec la même série de questions ; – enfin l’étape de l’analyse qualitative (Figure 2).

L’énoncé de la question « Dibuja desde arriba los espacios abiertos que recorres más amenudo» ( Dessine depuis le haut les espaces ouverts que tu fréquentes le plus souvent ) donnait lieu à une explication seulement lorsque les élèves le demandaient. C’est arrivé une fois par un élève et nous avons donc traduit dans la phrase « espacio abierto » (espace ouvert) par « espacio al aire libre » (espace à l’air libre).
Nous disposions de crayons de couleur distribués uniquement lorsque les enfants avaient terminé de représenter au crayon-papier les structures élémentaires de l’espace telles que les routes, le bâti, les éléments de relief et ce afin d’éviter d’obtenir des dessins trop bigarrés et surtout sans vue zénithale.
Les groupes de parole consécutifs aux ateliers de cartes mentales avec les enfants ont été riches de confidences surtout dans le cas où l’institutrice n’était pas présente : nous avons appris que la zone humide de Batuco était réputée dangereuse et qu’il y avait déjà eu des morts retrouvés noyés ivres, que la pratique du braconnage était encore courante et que les enfants du collège Waldorf supposés pratiquer le sport dans la Cordillère de la Côte étaient très mal équipés : par exemple, leurs parents, malgré les principes d’éducation et leurs moyens économiques, ne leurs achètent pas de chaussures de randonnée.

Figure 2. Préparation, mise en œuvre et analyse des 94 cartes mentales

Dans la continuité des conclusions apportées par l’étude de la commune de Peñalolen, l’hypothèse formulée était que la ségrégation sociale révélée par d’autres indicateurs (taux de pauvreté, niveaux d’éducation, revenus des parents…) s’exprimait dans l’espace et était reflétée par les usages que les enfants en avaient. Je voulais également savoir si le mouvement de fermeture des espaces périphériques observé avec d’autres critères d’analyse se retrouvait dans les descriptions des enfants. D’un point de vue théorique ce qui m’a intéressé particulièrement ici est « l’espace de l’usager [qui] est vécu, non pas représenté (conçu). Par rapport à l’espace abstrait des compétences (architectes, urbanistes, planificateurs), l’espace des performances qu’accomplissent quotidiennement les usagers est un espace concret. Ce qui veut dire subjectif. Espace des « sujets » et non des calculs, espace de représentation, il a une origine : l’enfance avec ses épreuves, ses acquisitions et ses manques » (Lefebvre 1974, VI, 8, p. 418).

Une fois l’atelier terminé, nous nous sommes retrouvées immédiatement avec ma collègue sociologue pour procéder à l’analyse qualitative des dessins (26 du collège Amankay, 16 du Waldorf, 18 du Santa Sara et 34 de Quebrada Alvarado) : couleurs utilisées, espaces représentés ou non, taille des représentations, utilisation de l’espace de la feuille.
Nous les avons confrontés au fichier de classe comportant le lieu de résidence (rural ou urbain) des élèves.
Par la suite, nous avons procédé à la recension quantitative des éléments structurants dans un tableur et avons utilisé cette fois la variable genre (garçon ou fille) pour les classer car cela influençait une partie de leurs usages. En dépit d’une surreprésentation des garçons dans l’échantillon, la figure 2 montre que garçons et filles ne représentent pas exactement les mêmes éléments caractéristiques. C’est notamment le cas pour les chemins de terre et les sentiers largement surreprésentés chez les garçons et la faune (animaux) et la flore (arbres) largement surreprésentés chez les filles. Les filles représentent également plus le collège que les garçons. Peut-être ont-elles voulu respecter au mieux la consigne qui les incitait à représenter préférentiellement les espaces à l’air libre entre leur domicile et leur collège (afin que la question soit la moins discriminante possible entre ceux qui se déplacent le plus et ceux qui se déplacent le moins et afin de reconnaître les espaces en question en évitant les éventuels souvenirs de vacances). Peut-être ont-elles aussi moins le droit que les garçons de parcourir librement les espaces ouverts.

Des résultats qui font émerger deux ségrégations opposées au sein du même groupe : socio-spatiale et environnementale

Sur les 94 cartes mentales réalisées, les éléments structurants les plus représentés sont les routes asphaltés, différenciées en couleur ou en épaisseur, des chemins de terre et dans certains secteurs, la ligne de chemin de fer. Le moyen de locomotion utilisé pour se rendre à l’école influence beaucoup les représentations que les enfants ont de la mobilité et aussi leurs pratiques de l’espace.
Si leur âge (entre 11 et 13 ans) a été choisi pour permettre d’évaluer leur propre rapport à l’espace, puisqu’ils commencent alors à sortir seuls ou entre amis, le fait d’habiter loin de leur collège en l’absence de carte scolaire au Chili ou de venir en navette ou en automobile au collège ne permet pas de bien mémoriser le trajet ou alors seulement en ayant conscience de la hiérarchie des axes de communication ou de la plus ou moins bonne accessibilité aux espaces traversés.
Dans Le sens du mouvement (1997), le neuropsychologue A. Berthoz démontre que c’est la perception du corps en mouvement qui permet de se rappeler un parcours et non des repères ponctuels. Un des deux seuls élèves à avoir représenté strictement le trajet domicile-collège évoque sans le nommer la question de l’accessibilité des espaces laissés ouverts par l’urbanisation des espaces marginaux de la métropolisation (Figure 1). Sur son dessin, il consacre un élément de la légende, le premier, à représenter des grilles, un autre à représenter son trajet, et enfin un à représenter son collège. En moyenne, sur les quatre collèges, un élève sur trois représente des grilles, barrières, portails servant à délimiter la propriété privée.

Dans les moments de discussion qui suivaient les dessins et dans les deux écoles étudiées sur la commune de Lampa, l’école rurale Santa Sara et le collège privé Amankay, le secteur de Lo Fontecilla est évoqué car il avait été très représenté par les élèves. A la question « Qu’est-ce que la Fontecilla ? Où cela se trouve-t-il ? », les élèves ont répondu ce qui se trouve en italique sur la figure 2. Avec leurs cartes ou leurs mots les enfants évoquent le phénomène de fermeture des espaces de sociabilité qu’ils avaient habitude et plaisir à fréquenter.

Figure 3. Espaces ouverts et accessibilité au quotidien à Lampa (secteur Batuco) selon les élèves des collèges Amankay et Santa Sara

Or précisément Lo Fontecilla est le quartier qui se trouve à l’ouest du triangle de moindre accessibilité de la commune de Lampa dans le secteur de Batuco comme j’avais pu le repérer préalablement dans mon système d’information géographique. La figure 3 propose un zoom sur ce « triangle » de moindre accessibilité et représente les espaces à l’air libre les plus souvent représentés par les élèves (en rose sur la carte ; Céramicas se réfère à une entreprise de fabrication de tuiles, cerros au piémont de la Cordillère de la Côte, laguna à la zone humide de Batuco.) ainsi que les éléments structurants représentés ou non et ayant trait à l’accessibilité (altitude, routes en terre ou asphaltées, chemin de fer, péage pour se rendre à Santiago).
Les surfaces correspondent à l’occupation du sol en 2010 établie d’après la photo-interprétation d’une image satellite de la zone. J’y ai distingué les parcelles anciennement bâties et habitées surtout par des agriculteurs (en orange) des parcelles construites dans la décennie 2000 et habitées surtout par des néo-ruraux (en rouge) car elles n’ont pas les mêmes attributs ni les mêmes conséquences en termes d’accessibilité : les secondes possèdent presque toutes des piscines et des haies en limitant l’accès alors que les anciennes sont moins densément bâties et n’ont pas d’accès restreint. De plus, leur taille diffère puisque les plus anciennes ont été redivisées suite à la Réforme agraire initiée en 1962 afin d’assurer une parcelle à l’ensemble des membres de la famille alors que les nouvelles parcelles ne sont apparues que dans la décennie 2000 pour des urbains en quête d’espace pour eux et leurs enfants.

Cette figure dévoile bien ce qui attirait les élèves et leurs familles dans la zone de la Fontecilla : panorama sur la dépression centrale et la zone humide, tranquillité à l’écart des grands axes de communication, notamment de la Panaméricaine, et végétation endémique. Paradoxalement, ces espaces sont attractifs car ils se trouvent relativement éloignés des centres les plus denses, au moins en termes d’accessibilité. Mais dès lors qu’ils apparaissent et qu’ils commencent à être fréquentés, des intérêts privés émergent finissant par se les approprier généralement par l’achat et la parcellisation.

Figure 4. Mise en regard de quatre cartes mentales caractéristiques des représentations contrastées qu’ont les enfants des espaces ouverts

Les quatre cartes mises en perspective dans la figure 4 sont les plus représentatives de l’ensemble des 94 cartes mentales obtenues de même que des quotidiens différenciés des élèves. La carte a. représente un espace de parcours limité à la parcelle où vit l’élève. On y voit sa maison et sa piscine, les chemins d’accès depuis la route principale ainsi que les canaux d’irrigation. Il s’agit en effet, d’un fils de néo-ruraux installés dans un secteur rural et qui se rend en voiture au collège Waldorf. La carte b. à l’opposé représente l’intégralité des cerros (collines) et des virages du chemin que l’élève emprunte tous les jours pour se rendre à l’école. Il a une vision panoramique de l’espace qui lui sert également le dimanche lorsqu’il pratique la chasse avec son oncle éleveur. Tiare, sur la carte c., représente le centre-ville de Batuco structuré en damier comme la plupart des villes chiliennes. Comme une urbaine, l’espace ouvert qu’elle fréquente principalement est la plaza de armas, la place centrale des villes latino-américaines en damier. Quant à Javiera, fille d’agriculteurs, elle fréquente et représente majoritairement sur la carte d. la parcelle de luzerne que possède son père derrière la maison en y distinguant deux espèces d’arbres distinctes : les peupliers qui servent à délimiter les nouvelles parcelles construites et habitées et le saule central dans la parcelle au pied duquel elle aime se reposer avec ses animaux de compagnie.

Les enfants des écoles rurales ont des horizons, des usages et des connaissances plus vastes que les enfants urbains vivant dans les mêmes secteurs. En effet, ils représentent des espèces végétales plus diversifiées que les autres enfants en distinguant notamment le bosque nativo des espèces exogènes comme l’eucalyptus dont la plantation est guidée par l’urbanisation, et en ayant une connaissance plus étendue, à plus petite échelle, des espaces qu’ils parcourent à pied dans leurs activités quotidiennes –aller à l’école, jouer entre amis, aller chercher de l’herbe pour le bétail- ou exceptionnelles –pratique du braconnage, remue, etc.

Potreros et canchas : deux figures spatiales émergeant de l’entre-deux

De façon plus générale, les cartes mentales font émerger deux figures spatiales qui semblent caractéristiques de l’entre-deux : celle du potrero et de la cancha. Les potreros et peladeros sont évoqués à de nombreuses reprises dans les cartes alors qu’on ne les attendait pas a priori. Au sens strict, les potreros sont des paddocks qui servent à faire paître les chevaux entre deux courses ou même des espèces de terrain vague appelés peladeros, avec la même fonction d’origine mais sans plus aucune végétation. Ce sont les espaces à l’air libre les plus représentés comme terrains de jeu après le terrain de foot. En effet, les enfants y pratiquent le cerf-volant, un loisir national au Chili. Or, ces espaces agricoles quasiment abandonnés sont aussi très convoités par les promoteurs immobiliers en raison notamment de leur bonne situation sur des anciens chemins muletiers et donc aujourd’hui proches de voies d’accès potentiellement asphaltables. Les enfants qui ont participé à l’activité des cartes mentales se sont montrés particulièrement inquiets de la fermeture des espaces de loisirs que sont pour eux les potreros. En effet, outre ces espaces aux usages momentanément détournés, les enfants -et leurs parents avec eux- disposent de peu d’endroits publics – gratuits – pour pratiquer des loisirs ou même une simple sociabilité. Ces espaces sont comme des caisses de résonnance des injustices rencontrées dans la région. La co-présence sur ces espaces semble donc plus spatiale que temporelle. « Les espaces ouverts servent donc de passerelles : à un monde naturel et doté de sensorialité ; à un monde non commercialisé que tous les enfants peuvent explorer et dans lequel ils peuvent apprendre et jouer en toute sécurité ; à une ville bonne où chacun peut venir partager son expérience et son sens de la responsabilité. (…) C’est pour cette raison que les espaces ouverts publics sont valorisés », (Burgess, Harrison, Limb, 1988 : 471).

Figure 5. La cancha, terrain multisports avant l’heure à San Isidro, Quillota

Cliché : C. Faliès, 2010.

Au premier plan, on peut apercevoir un très léger marquage blanc à la craie sur le gazon du terrain. En effet, les dimensions d’un terrain de football et de rugby sont différentes. Au bout du terrain, on note la présence à la fois de cages de football et de poteaux de rugby permettant de pratiquer alternativement l’un ou l’autre sport collectif.

Même si le football féminin gagne du terrain au Chili comme dans d’autres pays latino-américains, on pensait au départ que les petites filles représentaient la cancha, le terrain de football, car elles se contentaient d’y accompagner leurs frères, leurs pères ou leurs oncles à l’occasion. Lors des questions qui ont suivi la réalisation des cartes et grâce à une réflexion plus poussée sur le terme de cancha, une autre interprétation est envisageable. D’abord, les filles nous ont dit qu’elles y pratiquaient le cerf-volant par exemple ou qu’elles y allaient « comme ça, c’est tout, pour passer le temps et pour discuter ensemble ». En fait, on associe toujours la cancha à la pratique du football – d’ailleurs la plupart des dessins de garçons représentent des cages à but et des démarcations sur le terrain- mais le mot connait d’autres acceptions. Il s’agit en effet d’un mot d’origine quechua commun à toutes les langues sud-américaines même au mapudungun.
Parmi ses multiples acceptions, cancha signifie un espace délimité mais vide, qui fut l’unité de composition architectonique de base dans l’architecture inca, comme une sorte d’équivalent rural de la place. Dans la cosmogonie mapuche, la cancha existe aussi pour démontrer que le vide est nécessaire à toute connexion. Une cancha est aujourd’hui un espace libre pour le jeu et la pratique des sports tant originels qu’importés ce qui explique l’existence de nombreuses expressions populaires au Chili comme « ser cancheros » : avoir de la personnalité et du charisme ou « tener cancha » : être le meilleur dans un domaine. Pour le paysagiste R. Perez de Arce, la cancha est même l’ « espace public rural par excellence » (Perez de Arce, 1996) ; quant à l’architecte B. Valdès il a représenté le Chili en 2012 à la Biennale d’architecture de Venise avec un pavillon intitulé : Cancha. La cancha est donc bien plus qu’un simple terrain de foot : c’est aussi un lieu de sociabilité que ce soit pour les enfants ou pour leurs parents. D’ailleurs, à l’occasion, d’autres sports comme le rugby peuvent s’y pratiquer.

Alors que les espaces de l’entre-deux sont souvent difficiles à définir et délicats à représenter puisqu’ils sont souvent sans limites précises et sont soumis à des dynamiques rapides d’évolution (Laboulais-Lesage, 2004), les deux figures spatiales du potrero d’une part et de la cancha d’autre part le sont aisément par les enfants. Ils sont à la fois des espaces perçus et vécus et pourraient devenir s’ils sont pris en compte comme des espaces publics ruraux, équivalents de la place dans l’espace urbain, des espaces conçus par les aménageurs dans le cadre de leurs plans pour garantir un accès ouvert à des lieux de sociabilité de qualité.

Conclusion
Finalement, ce protocole adapté m’a permis de mieux mettre en avant les pratiques et les représentations des enfants mais aussi parfois de leurs parents sur les espaces ouverts. Il m’a permis de valider une hypothèse – celle de la fermeture progressive vécue des espaces de l’entre-deux – mais également d’en affiner une autre : dans un contexte scolaire très inégalitaire où les populations les plus pauvres et les plus rurales inscrivent leurs enfants dans les écoles publiques les moins dotées, et où les populations urbaines plus aisées inscrivent leurs enfants dans des écoles privées payantes, on observe une ségrégation socio-spatiale opposée à la ségrégation environnementale.

De plus, cette méthodologie née du terrain et de la possibilité qu’il offre de travailler dans la pluridisciplinarité et l’adaptation permanente est réplicable à l’échelle métropolitaine et a suscité l’intérêt de communautés de chercheurs, notamment d’architectes, désireux de mieux comprendre les représentations et les pratiques de leur propre groupe. Ainsi le groupe d’architectes de la Pontificia Universidad Católica de Valparaíso a désiré qu’elle soit appliquée à 36 de ses membres au sein de leur propriété de 240 hectares mais aux limites floues et agitée de conflits de voisinage dans les dunes de Ritoque au nord de Valparaíso. Le jeu, au sens philosophique, inspirant beaucoup les membres de la corporation, ils se sont tous prêtés volontiers à l’activité malgré une réticence de ma part liée à leur profession qui les amène bien sûr à développer des qualités graphiques parfois reconnus internationalement. Les consignes ont été adaptées par une équipe formée aussi pour l’occasion d’une psychologue chilienne et d’une étudiante de l’Ecole du Paysage de Versailles.

Enfin, travailler sur les pratiques et représentations qu’ont les enfants des espaces ouverts révèle une hiérarchie sociale dans les pratiques des espaces ouverts et, à partir de là, dans les valeurs qui leurs sont assignées. Plus encore, cette hiérarchisation semble commencer dès le plus jeune âge. A ce sujet, l’analyse plus précise de la carte mentale présentée ci-dessous (Figure 6) est très révélatrice. Elle a été réalisée comme toutes les autres cartes mentales de Batuco le 9 septembre 2010 par Boris, un élève du collège Amankay. Comme nous l’avions inscrit dans notre protocole nous avons eu un entretien préliminaire avec la directrice pour qu’elle nous présente l’école, le profil des élèves et dans ce cas, la certification de la CONAMA pour bonnes pratiques environnementales. L’institutrice étant absente le jour de notre venue, la directrice nous a présenté la classe et nous a fait part tout de suite de problèmes éventuels avec l’un des élèves, Boris. Elle nous a confié qu’il était arrivé en cours d’année, que ses parents, des « arrieros », avaient absolument tenu à l’inscrire mais qu’il était en complet décalage avec les autres élèves. Ce terme est l’quivalent du terme huasos – ou gauchos – mais avec une connotation négative comme « ploucs » ou « péquenots ». Il ne fallait donc pas s’inquiéter s’il ne comprenait pas l’exercice ou s’il avait un comportement différent.

Figure 6. Carte mentale de Boris, 9 septembre 2010

Or, non seulement il s’est avéré que Boris comprenait l’exercice mais surtout c’est l’élève qui l’a le « mieux » réalisé si l’on se fie aux trois critères généralement utilisés pour analyser les cartes mentales : l’étendue approximative de l’espace pratiqué, la précision de la représentation et la variété des espaces représentés. En effet, il a représenté dix éléments légendés par un toponyme ou une couleur (un commerce de détail, une place, sa maison, un ancien poste d’aiguillage, une medialuna (Arènes de forme circulaire ou semi-circulaire où se pratique le rodeo, sport national chilien, surtout dans la région central), la ligne de chemin de fer, l’avenue principale de Batuco, un chemin de terre, les potreros, la zone humide et une île). On voit dans la précision de la limite de la zone humide ou du chemin de terre qu’il semble fréquenter ces espaces quotidiennement et à pied. Par ailleurs, le choix des espaces représentés semble indiquer effectivement son appartenance rurale (potrero, medialuna), son enracinement aussi (pour le poste d’aiguillage, il indique « là où on changeait la ligne ») de même que l’humilité de sa maison relativement plus petite que les autres et représentée avec la même intensité de brun que la medialuna, la place ou le chemin de terre, autant d’éléments qui paraissent intangibles. C’est surtout le seul élève qui indique une échelle juste sur la carte.

Même s’il est faux d’affirmer qu’il existerait des cartes mentales plus justes que d’autres – c’est d’ailleurs ce qu’il faut préciser aux exécutants afin de les affranchir du « stress » du mauvais dessin -, cette carte comporte tous les éléments qui peuvent nous intéresser sur les cartes mentales des espaces ouverts. Par ailleurs, le fait de réserver une place à part à cette carte mentale permet, d’un côté, de rétablir une justice au moins symbolique vis-à-vis de cet adolescent ouvertement discriminé par la directrice de l’école et certainement aussi par ses camarades et, de l’autre, d’illustrer la conclusion principale de notre travail sur les cartes mentales : les enfants « des champs » ont une représentation plus juste de leur environnement immédiat grâce à la pratique qu’ils ont des espaces ouverts. Cette justesse est à la fois absolue (topographique, scalaire, connaissance des espèces d’arbres, des trajectoires) et relative aux enfants « des villes » même lorsque ceux-ci reçoivent des enseignements spécifiques sur des thèmes environnementaux. Un accès quotidien, autonome et empirique aux espaces ouverts vaut souvent mieux qu’un long discours.

Bibliographie
BERGER M. (2004), Les périurbains de Paris. De la ville dense à la métropole éclatée, Paris, Editions du CNRS.
BERTHOZ A. (1997), Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob.
BURGESS J., HARRISON M., LIMB CM. (1988), “People, parks and the urban green: A study of popular meanings and values for open spaces in the city”, Urban Studies, vol. 25, pp. 455-473.
CAPRON G. (dir.) (2006), Quand la ville se ferme. Quartiers résidentiels sécurisés, Bréal, 288 p.
CAVAILHES, GOFFETTE-NAGOT, (2001), Logement et localisation résidentielle urbaine et rurale en France. Évolutions 1984-1996, Rapport au Commissariat Général du Plan, Dijon, Lyon, INRA et CNRS, 248 p.
COURET D. et allii (2006), Brasilia : Ville fermée, environnement ouvert, Collection IRD Latitude 23, 215 p.
DOLTO F. (1998), L’enfant dans la ville, Mercure de France, 96 p.
FALIES C. (2008), « Entre Valparaiso et Santiago du Chili : Espaces ouverts et métropolisation dans les pays du Sud », Mémoire de Master 2 sous la direction de J.-L. Chaléard et de S. VELUT, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
FREMONT A. (1999), La région, espace vécu, Paris, Flammarion, 288 p.
LEFEBVRE H. (2000), [1974], La production de l’espace, Paris, Anthropos, 485 p.
GUERRA SALDIAS (2009), Evaluación ambiental de la tierra vacante del área metropolitana del Gran Santiago y su relación con los grupos socioeconómicos de la población y el valor del suelo, Memoria para optar al título de Geógrafo, Universidad de Chile.
LABOULAIS-LESAGE I. (dir.) (2004), Combler les blancs de la carte, Modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.
LEHMAN-FRISCH S., VIVET J.,(dir.), (2011), « Géographie des enfants et des jeunes », Carnets de géographes n°3
/carnets_debats/debat_03_01_Lehman_Frisch_Vivet.php LEFEBVRE H.,(2000), [1974], La production de l’espace, Paris, Anthropos, 485 p.
LYNCH K, (1969), L’image de la cité, Paris, DUNOD, 222 p.
PAREDES, PINTO, (2009), “¿El fin de la educación pública en Chile?”, Estudios de Economía, vol.36, n°1, pp. 47-66.
PEREZ DE ARCE R. (1996), « Los márgenes posibles del valle del alto Aconcagua. El valor propositivo de la representación arquitectónica”, Arq34. n° 12, pp. 2-23.
PARIS R. (2000), « La valeur des délaissés », La forêt des délaissés, Catalogue de l’exposition à l’Institut Français d’Architecture, pp. 19-29.
PIAJET J. (1947), La représentation du monde chez l’enfant, Paris, PUF.
RAMADIER T. DEPEAU S., (2010), « Approche méthodologique (JRS) et développementale de la représentation de l’espace urbain quotidien de l’enfant », in DANIC, DAVID, DEPEAU (dir.), Enfants et jeunes dans les espaces du quotidien, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Géographie sociale, pp. 61-74.
SABATINI F. (2007), « Gated Communities and the Poor in Santiago, Chile: Functional and Symbolic Integration in a Context of Aggressive Capitalist Colonization of Lower-Class Areas”, Housing Policy Debate, vol 18, n°3, pp. 507-606
VALDES A. (2011), Minéralogie et géochimie du matériel particulaire respirable (PM 10 et PM2.5), présent dans l’air de Santiago, Chili. Contribution à sa caractérisation et à l’identification de ses sources, Thèse de Doctorat en Sciences de la Terre, Université de Toulouse III-Paul Sabatier, 267 p.
VELUT S., FALIES C. (2008), « Marges urbaines et marges rurales entre Santiago du Chili et Valparaíso », Autrepart n° 45, p. 207-219