PELERINAGE ET PRATIQUES SPATIALES A MEXICO ET A LOURDES

Entre familiarité et altérité

Marie-Hélène CHEVRIER

Elève de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon
Agrégée de géographie
marie-helene.chevrier@ens-lyon.fr

 

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S’il est un fait religieux qui a capté l’attention des géographes, c’est bien le pèlerinage. Dès 1948, Pierre Deffontaines y consacre un chapitre entier de son ouvrage Géographie et religions. Ce type de mobilité implique, si l’on s’en rapporte à la définition de Jean Chélini, « l’existence d’un lieu sacré ou considéré comme tel (…), une démarche spéciale pour s’y rendre, ce qui suppose la rupture d’avec son séjour habituel, une distance à franchir et une route à parcourir » et enfin, « un certain nombre de rites et d’actes religieux, individuels ou collectifs à accomplir avant, pendant, à l’arrivée et au retour de cette démarche » (Chélini et Branthomme, 2004 : 7). Ce sont bel et bien des pratiques spatiales spécifiques qui sont mises en œuvre par les pèlerins et qui, pour des géographes tels que ceux de l’équipe Mobilités, Itinéraires, Territoires (MIT), permettent de distinguer clairement les pèlerins des autres voyageurs et en particulier des touristes (Équipe MIT, 2002).
Ainsi, être pèlerin signifie parcourir un chemin jusqu’à un lieu sacré en accomplissant certains rites, de manière à revenir transformé, tandis qu’ « être touriste suppose de quitter son lieu de vie quotidien pour aller habiter temporairement d’autres lieux » (Knafou, 2003 : 931). Le concept clé qui est au cœur de cette définition du touriste est celui de la recréation (Équipe MIT, 2002) : rupture avec le quotidien et volonté d’acquérir un certain bien-être par la libération du corps et la quête d’altérité. L’opposé du pèlerinage, en somme, par lequel des pratiques spécifiques sont imposées au pèlerin qui ne cherche pas une régénération mais bien une transformation. Les pèlerins, donc, ne sont en aucun cas des touristes, affirme Rémy Knafou. Pourtant, lorsque des amis ou de la famille me racontent leur pèlerinage à Lourdes, ils parlent certes de la Grotte et du sanctuaire mais ils relatent aussi leurs excursions dans les Pyrénées, ou les temps passés, entre deux démarches rituelles, à la terrasse d’un café. Un mélange de pratiques qui ne m’a, de fait, jamais paru bien surprenant et m’a longtemps fait envisager le pèlerinage comme une forme de tourisme un peu particulière. Ce qui m’interrogeait davantage était le développement qui semblait impulsé par ces lieux de pèlerinage. Suite aux apparitions, des lieux méconnus tels que Lourdes ont soudainement fait florès. Ils avaient revêtu un caractère exceptionnel : quelque chose de divin, et donc de sacré, avait choisi ces lieux précis pour se manifester et parler aux hommes. Selon le terme créé par Mircea Eliade, on peut véritablement parler d’une « hiérophanie de l’espace », un processus par lequel Dieu se manifeste aux hommes, conférant ainsi un caractère sacré à l’espace. Pourtant ces lieux sacrés devenus des destinations attirant les foules ressemblent de plus en plus à des lieux touristiques plutôt qu’à des centres de pèlerinage.
Curieuse d’étudier ces espaces particuliers, mon choix s’est porté sur deux sanctuaires, chacun lieu d’apparitions mariales : celui de Notre-Dame de Guadalupe, à Mexico, le plus visité du monde (qui présentait aussi, avouons-le, l’avantage de se situer dans un pays que j’avais envie de découvrir) et celui de Notre-Dame de Lourdes, mondialement connu et qui m’était déjà familier.

Notre-Dame de Guadalupe et Notre-Dame de Lourdes : des lieux éminemment comparables…
Le 25 février 2010, j’atterris à l’aéroport Benito Juarez, à Mexico. Une famille mexicaine m’accueille et nous montons dans un taxi. Un détail ne manque pas d’attirer mon attention : le chauffeur arbore, accrochés à son rétroviseur, une image de la Vierge, que je reconnais comme étant celle de Guadalupe et un chapelet, ce qui au Mexique, je n’allais pas tarder à m’en apercevoir, est le minimum syndical en termes de signes religieux dans quelque endroit que ce soit.
Le lendemain, la famille qui m’accueille tient à m’accompagner au sanctuaire que je suis impatiente de voir de mes propres yeux après avoir passé plusieurs mois à l’étudier à partir d’images satellites, de plans et de cartes. Bien qu’avertie par cette étude préalable, la localisation du sanctuaire n’a pourtant pas manqué de me procurer un moment de surprise : il est parfaitement intégré au District Fédéral de Mexico, au même titre que n’importe quel édifice dédié au culte. On peut aller au sanctuaire comme on irait au parc. Rien à voir avec le sanctuaire de Lourdes, « perdu » au fin fond des Pyrénées et pour lequel il faut compter plusieurs heures de car ou de train ! Construit sur la colline du Tepeyac, il se situe, depuis 1931, sur le territoire de la Délégation Gustavo A. Madero, la plus septentrionale des délégations (équivalents mexicains des arrondissements) de la capitale, qui marque la frontière entre le District Fédéral et l’Etat de Mexico. Au cœur d’une ville où la concurrence pour l’espace est particulièrement forte, les quartiers d’habitation précaires allant jusqu’à coloniser les sommets des monts avoisinants, je suis frappée par la taille du lieu. Le sanctuaire est un espace préservé : lorsqu’on considère toute la surface comprise entre les grilles qui le délimitent, y compris le cimetière du Tepeyac, on atteint une superficie de 265 800 m². L’esplanade située devant la nouvelle basilique (Atrio de las Américas), mesure à elle seule 23 125 m² et les jardins occupent, eux, 15 000 m².
A peine franchies les grilles du sanctuaire, la famille s’empresse de m’emmener à l’arrière de la basilique où, prenant notre tour dans une file d’attente, nous empruntons le tapis roulant qui passe au pied de la tilma, l’image miraculeuse la Vierge. Mes amis mexicains, au passage, se signent trois fois de suite, récitant à mi-voix quelques prières. Arrivés au bout du tapis, suivant le sens de circulation, nous ressortons de la basilique pour aller faire le tour des lieux. Le premier moment de surprise passé, je ne tarde pas à retrouver mes marques. Finalement, peu de choses différencient les sanctuaires de Lourdes et de Mexico. Ce qui est justement frappant lorsqu’on compare deux sanctuaires rattachés à une même religion c’est leur « généricité ». J’entends ici par « lieu générique » un « lieu dont une part importante de ses caractères peut se rencontrer à plusieurs exemplaires » (Lévy, 2003 : 393). Dans la religion catholique, tous les édifices voués au culte sont construits sur le même modèle. Il en va de même pour l’organisation de l’espace des sanctuaires, avantage non négligeable à l’heure de la mondialisation : alors qu’il est de plus en plus facile d’organiser un pèlerinage à l’autre bout du monde, les visiteurs ne sont pas perdus car ils retrouvent des structures qu’ils connaissent. Le principal point commun de ces lieux est leur « promoteur » : l’Eglise. D’où cette « généricité » qui vise à rendre visible la réalité de la communauté des fidèles. Sur le terrain je peux constater, entre les deux sanctuaires, la récurrence de certains « types » d’espaces. Quelques-uns en constituent des points « essentiels » et y sont systématiquement présents. On compte parmi ceux-ci ce que j’appellerais le « cœur » du sanctuaire (la Grotte de Lourdes et la tilma de Guadalupe : aucun visiteur ne repart sans être allé à la Grotte ou passé devant la tilma). Autres espaces essentiels : l’église principale du sanctuaire et le Chemin de Croix. D’autres espaces sont davantage conçus comme des compléments et ne sont ainsi pas nécessairement présents si la superficie dévolue au sanctuaire n’est pas suffisante (autres églises, espaces verts, bâtiments annexes). Ce dispositif spatial se retrouve dans tous les grands sanctuaires du monde catholique.

Plans génériques de Lourdes et de Guadalupe
Cette récurrence entre des types d’espaces m’a conduite à passer d’un sentiment d’altérité (me retrouver dans un sanctuaire à l’autre bout du monde, au cœur d’une des plus grandes métropoles mondiales où afficher ouvertement ses croyances est un geste banal) à un sentiment de familiarité. On peut résumer l’idée de familiarité avec un lieu par le fait de savoir où aller lorsqu’on s’y trouve. Mathis Stock précise que cette notion est « sous-tendue par la pratique des lieux géographiques et le savoir géographique » (Stock, 2005). Ayant pratiqué auparavant des sanctuaires en France, je ne me suis pas sentie totalement dépaysée et perdue au sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe. La familiarité avec un lieu transcende les appartenances culturelles. On peut donc finalement être familier d’un lieu, y avoir ses marques, même si on le connaît très peu. La pratique des lieux de pèlerinage comme des lieux touristiques permet ainsi d’acquérir un « capital spatial » : le pèlerin à force de répétition, finit par connaître les différents rituels à effectuer dans un lieu de pèlerinage tandis que le touriste acquiert une certaine « méthode » dans la manière de parcourir l’espace touristique.

… mais où les pratiques spatiales divergent
De retour de cette première visite au sanctuaire, entre altérité et familiarité, une description lue dans un roman de Didier Van Cauwelaert ayant pour cadre le sanctuaire de Guadalupe me revient en mémoire. L’héroïne, Nathalie Krentz, une ophtalmologue athée, décrit ainsi sa première visite au sanctuaire : « Des barrières mobiles canalisent les files d’attente en les faisant sinuer façon Disneyland. Couverts d’un dessin sans légende, des poteaux indicateurs scindent la foule en deux catégories : bonhomme à genoux et appareil photo. Je me glisse dans la queue de la deuxième classe, où les touristes avancent au compte-goutte sur un plan incliné vers une entrée souterraine, pendant que les pèlerins patientent devant les portes à double battant gardées par des vigiles » (van Cauwelaert, 2001 : 34). Alors que les pèlerins (tels que la famille mexicaine qui m’accompagnait) sont véritablement familiers du lieu, les touristes sont quant à eux souvent surpris et ont besoin d’un guide pour parcourir l’espace. Cette citation, opposée au comportement de la famille mexicaine avec qui j’étais, met bien en évidence une réalité : la perception de l’espace n’est pas la même entre un pèlerin et un touriste, ce qui se traduit par une manière différente de parcourir le lieu. Pour le pèlerin, le sanctuaire est avant tout un lieu sacré où il va pouvoir se rapprocher de Dieu, obtenir une grâce particulière. La dimension patrimoniale du lieu ne vient qu’en seconde position. Pour le touriste au contraire, c’est la valeur historique, culturelle ou architecturale qui prime. Le fait que le lieu soit sacré ne vient qu’ensuite. Ce ne sont dès lors pas toujours les mêmes espaces du sanctuaire qui suscitent l’intérêt du pèlerin et du touriste. J’allais ainsi commencer à saisir ces lieux par ce qui est le plus ostensible : les pratiques spatiales des visiteurs, c’est-à-dire, suivant la définition de J.-F. Staszak « l’ensemble de comportements » des visiteurs « en relation avec l’espace » du sanctuaire qui constitue pour eux un contexte (Staszak, 2003 : 740).
Tourisme et pèlerinage se pratiquent tous les deux au sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe. Au cours de mes nombreuses visites et heures passées au sanctuaire, j’ai pu voir tour à tour de grands groupes de pèlerins avançant ensemble, portant des offrandes en chantant et priant et d’autres groupes, de taille moins importante, composé de touristes portant sacs à dos et appareils photos, écoutant ou lisant les explications d’un guide et s’arrêtant pour prendre une photo ou se faire prendre en photo devant un monument emblématique. Il y a donc, à Guadalupe, plusieurs manières de parcourir l’espace : soit le parcourir à la manière du pèlerin (où l’on se contente d’aller vénérer l’image de la Vierge), soit à celle du touriste (où l’on fait le circuit complet de découverte). Le recours à une aide pour parcourir l’espace est cependant beaucoup plus nécessaire et fréquent chez les touristes : ceux-ci choisissent la visite guidée où se munissent d’une notice explicative, suivant ainsi un parcours balisé spécialement pour eux. L’uniformité des pratiques touristiques à Guadalupe est d’ailleurs assez amusante à observer : quels que soient leur nationalité, leur guide ou l’agence par laquelle ils passent, les groupes de touristes arrivent le matin, tôt de préférence, font tous le tour du sanctuaire dans le même sens et au même rythme, photographiant les mêmes endroits. Les pèlerins ont eux, au sein du sanctuaire, des pratiques beaucoup plus libres : ils arrivent certes souvent en groupe mais, une fois à l’intérieur, chacun parcourt l’espace comme il l’entend et accomplit les rites qu’il souhaite dans l’ordre qu’il préfère. Les autorités doivent prendre acte des deux types de pratiques : sacrées et profanes. La signalétique mise en place au sein du sanctuaire est la même que dans tous les lieux touristiques : panneaux indiquant le sens de la visite, la possibilité ou non de photographier, de parler, de fumer… Il en va bien évidemment de même à Lourdes dont les abords du sanctuaire ont un aspect mercantile qui en vient même à rebuter certains pèlerins. Les hauts-lieux religieux ne peuvent pas faire l’économie d’une stratégie touristique et des infrastructures qui y sont liées. Ils fonctionnent exactement de la même manière que les hauts-lieux touristiques. La différence est qu’il y a, pour le touriste, plus de règles à respecter que dans un lieu touristique lambda. Fait intéressant que j’ai pu constater, au cours des mois passés au sanctuaire de Guadalupe, l’orthopraxie décrite dans le premier cas est presque exclusivement le fait de Mexicains. Cependant, cette description relève véritablement du domaine du cliché et même si j’ai pu effectivement observer ces types de distinctions, cela n’est pas toujours aussi marqué. Entre pèlerins et touristes, la différence n’est pas si grande et, une fois que le groupe de pèlerins a assisté à l’office et se disperse dans le sanctuaire, il devient difficile de les distinguer des touristes autrement que par leurs vêtements qui, quelquefois, portent en imprimés le motif de leur visite.
Bien vite, donc, le stade de la simple observation des pratiques spatiales a montré ses limites. J’ai alors cherché à les saisir autrement. Afin de passer de l’observation à la construction de nomenclatures, j’ai eu recours à l’enquête, sous la forme d’un questionnaire fermé distribué aux visiteurs, qu’ils remplissaient eux-mêmes et qui devait me permettre d’établir une grille de critères significatifs pour distinguer les différentes perceptions à l’œuvre dans l’espace sacré. Je disposais déjà de données statistiques fournies par l’INEGI (Institut National de la Statistique et de Géographie) ainsi que par les enquêtes réalisées mensuellement par le SECTUR (Secrétariat du Tourisme), qui m’avaient permis d’émettre au préalable quelques conjonctures mais n’étaient pas suffisantes pour tenir un discours précis sur le sanctuaire de Guadalupe en lui-même. Les enquêtes mensuelles du SECTUR m’ont servi de point de référence dans l’élaboration du questionnaire. Ces enquêtes donnant de bons résultats depuis 5 ans montraient que la forme et les questions étaient adaptées au contexte socioculturel local. J’ai donc choisi de procéder moi aussi à des enquêtes par questionnaire fermé, ce qui présentait l’avantage de pouvoir être réalisé rapidement, condition nécessaire pour que les visiteurs acceptent de participer. En revanche, contrairement à la démarche mise en œuvre par le SECTUR, j’ai proposé aux visiteurs nationaux et internationaux le même questionnaire. Un des objectifs étant de mettre en évidence d’éventuelles différences de perception et de pratique de l’espace, il m’a semblé que l’origine des visiteurs pouvait être un critère déterminant, notamment parce qu’il paraissait logique que les Mexicains soient plus familiers que les visiteurs étrangers avec ce lieu qui fait partie intégrante de l’histoire du Mexique. Il était donc nécessaire de poser exactement les mêmes questions à tous les visiteurs afin de pouvoir établir une comparaison. Au cours des deux mois et demi que j’ai passés sur place, j’ai ainsi pu interroger, en proposant mes enquêtes en espagnol, anglais et français, plus de deux cents personnes de dix-neuf nationalités différentes. A ma grande surprise, alors que je m’attendais à essuyer de nombreux refus, pensant que les pèlerins n’aimeraient pas être dérangés au milieu de leur visite où ne voudraient pas livrer leurs impressions, arguant du fait que leur foi relevait du domaine de l’intime, seules cinq personnes ont refusé de me répondre. La plupart se prêtaient volontiers au jeu, certains faisant même montre d’un enthousiasme surprenant.
A l’automne 2010, entamant mon travail comparatif avec les sanctuaires de Notre-Dame de Lourdes, je suis allée mener sur place la même enquête que celle réalisée à Mexico. Cette fois, ma démarche était une répétition et une transposition d’une première expérience de terrain et mon approche empirique était déjà informée par mes représentations et mes connaissances. Me voilà donc arrivée à Lourdes le mardi 5 octobre, après un voyage mouvementé en raison de retards. Déjà une première différence en termes d’accessibilité du lieu ! Alors que je pouvais aller très facilement au sanctuaire de Guadalupe, le voyage de Lyon à Lourdes m’a pris quasiment autant de temps que le vol Paris-Mexico ! Au terme de mes onze heures de trajet, je me sens vraiment comme un pèlerin qui touche au but ! A l’arrivée à la gare, je me retrouve au milieu d’un groupe de pèlerins venus du Nord de la France. C’est le début du pèlerinage du Rosaire : le plus important de l’année après celui du 15 août en termes de participants. Tout l’espace de la gare est méthodiquement investi et utilisé. Une équipe de bénévoles s’occupe des bagages, une autre du transport des malades jusqu’à l’hospitalité et le reste des pèlerins se dirige chacun vers son hôtel. A partir de ce moment, très peu sont ceux qui reviendront dans cette partie « haute » de la ville, se concentrant plutôt dans la « ville basse » qui rassemble, autour du sanctuaire, tous les hôtels et commerces d’objets religieux. A Lourdes, comme à Mexico, j’observe un va-et-vient continu dans l’espace du sanctuaire et dans les rues avoisinantes. Partout les visiteurs arborent croix, pulls où foulards marqués du nom de leur diocèse où de phrases d’évangile… dans la ville basse seulement. La frontière est nette : dans la ville haute, que les Lourdais considèrent comme la véritable ville, j’observe, comme dans n’importe quelle autre ville de France, très peu de signes religieux. Aucun pèlerin n’est venu « s’égarer jusqu’ici », il aurait été très vite identifiable. Cette marquante dichotomie de l’espace, étudiée notamment par Michel Chadefaud (1981), fait partie des caractéristiques que l’on retrouve dans nombre de villes touristiques où les espaces fréquentés par les habitants sont différents et séparés de ceux fréquentés par les visiteurs. A Lourdes, le religieux est visible dans l’espace public, mais uniquement dans la ville basse.
Voilà bien une différence avec Mexico où l’on ne cesse de croiser des passants arborant un chapelet, un T-shirt à l’effigie de la Vierge et où, dans les coins de rues, les autels dédiés à la Vierge ou à un saint, toujours agrémentés de fleurs fraiches, sont courants. Si, comme la France, le Mexique est une république laïque, la société mexicaine elle, n’est pas sécularisée : la religion est partout dans l’espace public et personne n’hésite à montrer sa foi. Le fait qu’un pays soit officiellement laïc ne suffit donc pas pour que la religion soit effacée dans l’espace public : tout dépend également du degré de sécularisation de la société. J’entends ici le processus de sécularisation au sens de Jean Baubérot comme une « perte de la pertinence sociale des univers religieux dans les sociétés modernes » (Baubérot, 2007 : 45). En France, au sanctuaire de Lourdes, l’hybridation entre pratique rituelle et pratique touristique de l’espace est forte parmi les visiteurs français. Lourdes est d’ailleurs un lieu où l’on se rend sur un temps de vacances. Au Mexique, lorsque je demandais à des visiteurs mexicains s’ils allaient visiter d’autres choses à Mexico durant leur pèlerinage, la plupart paraissaient surpris par la question. Certains étaient même choqués, estimant qu’ils auraient « trahi la Vierge » s’ils avaient mis à profit leur pèlerinage pour faire du tourisme.

Quelques pistes de recherche…
L’espace même des sanctuaires évolue de plus en plus en fonction du degré de sécularisation de la société. Au sein du sanctuaire de Lourdes, des bâtiments ont peu à peu été construits et ouverts en lien avec les pratiques rituelles du pèlerinage mais aussi avec d’autres activités : conférences, films sur Lourdes… Un module d’information propose des visites guidées du sanctuaire mais aussi de la ville basse. A Mexico, le musée du sanctuaire est encore le seul édifice et la seule proposition non directement liés au culte. Cependant, alors que la société devient peu à peu moins attachée à la religion, un tout nouvel édifice, la Plaza Mariana, sera bientôt achevé. Cet ensemble architectural est composé de quatre corps de bâtiments dédiés chacun à une fonction particulière : auditorium pour les conférences, salles de prière, marché d’objets religieux et musée interactif. L’hybridation des pratiques spatiales des visiteurs tend visiblement à mener à une hybridation de l’espace lui-même qui serait de plus en plus forte suivant que la société est plus ou moins sécularisée. Le nom lui-même de Plaza Mariana, est assez révélateur : au Mexique, les plazas sont les grands centres commerciaux construits sur le modèle des malls américains. Les sanctuaires me paraissent être un laboratoire privilégié pour observer et comprendre ce processus d’hybridation ainsi que les différents stades du processus de sécularisation à l’œuvre dans les sociétés.
Il apparaît néanmoins que, quel que soit le degré de sécularisation, lorsqu’on accomplit une démarche de pèlerinage vers un sanctuaire, ce n’est pas seulement dans une volonté de sortir des lieux du quotidien afin d’être régénéré, comme c’est le cas pour le touriste. Le but est davantage de revenir transformé et le sanctuaire est vu comme le lieu précis où va pouvoir s’opérer cette transformation. Il serait intéressant de se demander si l’opposition entre pèlerin et touriste ne serait finalement pas créée quelque peu artificiellement par les lieux eux-mêmes : le touriste est incité à emprunter tel ou tel itinéraire tandis que le pèlerin doit accomplir tel ou tel rite. Le visiteur se définit alors, de manière arbitraire, comme touriste ou comme pèlerin.
Le cas des sanctuaires pose enfin plus profondément la question de la valeur spatiale, notion dont Michel Lussault donne la définition suivante : pour lui, « elle est celle que les individus, les groupes et les organisations, dans un contexte historique donné, y projettent et y fixent, en raison même de l’état, dans la société donnée, des systèmes de définition et de qualification des valeurs sociales » (Lussault, 2003 : 973). Il est primordial de bien noter que la valeur existe « dans un contexte historique donné ». Cela signifie qu’elle n’est en aucun cas immuable. Mais les valeurs sont également attribuées « dans la société donnée », ce qui tendrait à faire de la valeur quelque chose de national. Pourtant, le tourisme comme la religion, lorsqu’ils investissent de valeurs un lieu, tendent à rendre ces valeurs universelles. Quelles que soient la culture et les opinions personnelles de chacun, tous reconnaissent que La Mecque, la Basilique Saint Pierre de Rome ou le Temple Sensoji de Tokyo sont autant d’espaces auxquels s’attache la valeur sacrée. Cela découle directement de la signification qu’ont ces lieux : ils manifestent l’appartenance religieuse d’une partie de la société. Cette valeur sacrée n’est cependant pas immuable, comme le prouvent les vestiges des temples grecs et romains anciens lieux sacrés qui ont désormais pris une valeur uniquement patrimoniale et culturelle. Au cœur du processus d’hybridation de l’espace qui, de sacré qu’il était, devient de plus en plus touristique, c’est bien un changement de la valeur accordée à l’espace qui est à envisager. Reste néanmoins à savoir jusqu’à quel point une telle hybridation est possible. Tant que la valeur sacrée demeure, il apparaît qu’il ne peut y avoir de subversion de l’espace. Mais il faudrait pouvoir théoriser la manière dont se produit le changement de la valeur accordée à l’espace, ce qui permettrait alors d’envisager les évolutions de lieux tels que les sanctuaires.

Bibliographie

BAUBÉROT J. (2007), Les laïcités dans le monde, Paris, Presses Universitaires de France, 127p.
CHADEFAUD M. (1981), Lourdes : un pèlerinage, une ville, Aix-en-Provence, Edisud, 123p.
CHÉLINI J. et BRANTHOMME H. (2004), Les pèlerinages dans le monde. À travers le temps et l’espace, Paris, Hachette, 134p.
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LUSSAULT M., (2003), « valeur spatiale », in LÉVY J. et LUSSAULT M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, pp. 973-974.
STASZAK J.-F., (2003), « Pratiques Spatiale » in LÉVY J. et LUSSAULT M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, pp. 740-741.
STOCK M., (2005), « Les sociétés à individus mobiles : vers un nouveau mode d’habiter ? », EspacesTemps.net, vol.6, n°4
VAN CAUWELAERT D. (2001), L’Apparition, Le Livre de Poche, 218p.