Enquête « géophotographique » aux marges des villes du golfe arabique… ou comment dépasser la critique

ROMAN STADNICKI

CEDEJ-Le Caire (MAEE/CNRS)
Géographie
stadnicki.r@gmail.com

 

Photographies de MANUEL BENCHETRIT

http://aberrances.blogspot.com/

 

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Les villes situées sur la rive arabe du Golfe Arabo-persique apparaissent comme un laboratoire pertinent d’analyse des formes d’inégalités socio-spatiales les plus prononcées. Y a-t-il un autre endroit que Dubaï où le rang social se lit sur les plaques d’immatriculation des voitures ? Moins celles-ci comportent de numéros, plus la proximité de son propriétaire avec le pouvoir est importante et plus ses infractions au code de la route sont tolérées. Le record de numéros (cinq) revient quant à lui aux étrangers non occidentaux…

On peut donc écrire sans trop s’avancer que les politiques en vigueur dans ces villes conduisent largement à exclure, isoler et contrôler une frange importante de leurs populations. Les chefs de file de l’anthropologie radicale anglo-saxonne, parmi lesquels Mike Davis et Daniel B. Monk, en ont d’ailleurs récemment fait leurs choux gras. Les villes du Golfe apparaissent en effet comme des figures centrales de leur pensée critique. La condamnation des inégalités sociales et de leur accroissement sous l’effet de ce que l’un et l’autre appellent le néo ou l’ultra-libéralisme est récurrente dans leurs écrits, tout comme le rejet des formes d’exploitation, particulièrement violentes et flagrantes dans l’espace géographique traité ici, des masses salariales immigrées par une poignée de riches profiteurs de la rente pétrolière. Sans parler des pratiques urbanistiques qui produiraient, d’après ces auteurs, des « paradis infernaux » hyper-réalistes et totalement fragmentés (Davis, 2008 ; Davis et Monk, 2008) .

Cette posture militante, aussi séduisante soit-elle, ne suffit pas à comprendre la complexité des dynamiques sociales des espaces urbains. Ce carnet de terrain tend à le démontrer, non pas en proposant de faire ici une métacritique, mais en apportant un contre-point à l’approche critique des villes du Golfe, qui sont parfois l’objet de fantasmes et de préjugés qui dissimulent les dynamiques qui leur sont propres (Dazi-Héni, 2006 ; Stadnicki, 2012). À partir d’une expérience personnelle de ces terrains, très peu investis par les chercheurs en sciences sociales, nous tenterons de montrer que les populations subissant diverses formes d’injustice avec lesquelles Davis, Monk (op. cit.), Cusset (2008) et d’autres se disent précisément être en empathie, ne sont pas toutes réduites à l’état de victimes de la « géographie de la domination », selon l’expression de D. Harvey (2008). Les populations auxquelles nous faisons allusion ici sont parfois immigrées depuis deux ou trois générations. Dans ces villes où les nationaux totalisent parfois moins de 10% de la population, l’urbanité est largement façonnée par l’action des immigrés dans l’espace, un espace qui doit évidemment être distingué de celui de l’urbain planifié et « marketé » par le pouvoir en place. Les enquêtes que nous y avons réalisées dans des conditions souvent difficiles nous ont en effet permis d’identifier des formes de résistance territorialisée révélant les capacités de ceux qui habitent l’envers du décor à agir, transformer et s’approprier les portions d’espace urbain, certes souvent résiduelles et interstitielles, qui leur sont attribuées ou qui sont laissées vacantes par les procédures officielles d’aménagement.

Cet article est construit à partir de données empiriques obtenues lors d’une mission coréalisée avec le photographe Manuel Benchetrit, au printemps 2011, une période cruciale pour le monde arabe en général. Il s’agissait pour nous d’investir, dans plusieurs villes de la péninsule arabique (Sanaa, Mascate, Sohar, Doha, Dubaï, Sharjah, Ajman), quelques espaces cumulant dans leur statut plusieurs indicateurs de marginalité sociale, économique et spatiale. L’objectif était de cerner les moyens dont disposent les populations pour s’extraire de cette marginalité multiforme. Les résultats de ces observations nous permettent de constater un phénomène d’impulsion des marges urbaines qui joue un rôle dans le renouvellement des rapports entre instituant et institué, entre dominants et dominés. Si cette enquête « géophotographique » ne permet pas à ce jour de généraliser les situations observées, eu égard au caractère exploratoire et comparatif de l’exercice et aux difficultés d’accès au terrain, elle souhaite donner un peu de visibilité aux pratiques des acteurs ordinaires des marges urbaines, très peu renseignées ailleurs. Nous verrons que ces dernières conduisent parfois à la renégociation des modes de hiérarchisation et de ségrégation qui ont habituellement cours dans ces villes tout en annonçant des changements sociétaux majeurs malheureusement parfois occultés par les approches critiques et militantes consacrées à l’urbain dans le Golfe arabo-persique.

Photographie 1 : File d’attente d’ouvriers de The Pearl (Doha)

Photographie 2 : Ouvriers de The Pearl (Doha) à la lutte pour une place dans le bus

Une marginalité urbaine multiforme… qui échappe parfois à la critique
La visibilité de la démesure des formes urbaines et de l’exploitation de la main d’œuvre asiatique ne doit pas occulter un certain nombre de problèmes sociaux moins évidents à cerner et qui touchent notamment les natifs des pays du Golfe (crise de l’État-Providence, qui couvrait jusqu’ici les besoins matériels des populations, perte des repères d’une partie de la jeunesse urbaine, exclusion de la nationalité de certaines populations bédouines, etc.).
Force est de constater sur le terrain une diversification des situations de précarité résidentielle et économique. En effet, il apparaît de plus en plus difficile, dans certains quartiers centraux et/ou périphériques de villes telles que Dubaï, Sharjah, Ajman ou Mascate, de déterminer, avant de pénétrer dans les cœurs d’îlots, voire au sein même des logements, quelle catégorie de population y est installée : travailleurs immigrés, nationaux fortement appauvris, exclus de la nationalité, etc. (Photos 3 & 4).

Photographie 3 : habitat individuel précaire à Satwa (Dubaï)

Photographie 4 : entrée d’un immeuble d’habitat collectif et populaire à Karama (Dubaï)

Cette précarité résidentielle plurielle renvoie au durcissement des politiques à l’égard de l’ensemble des populations les moins favorisées dans la région. Aux logiques habituelles d’invisibilisation des tissus informels (tracés de voies rapide, implantations de barres d’immeubles administratifs, etc.) succèdent aujourd’hui des opérations de destruction totale d’ensembles urbains jugés non conformes aux normes et visions libérales de l’aménagement urbain qui sont celles défendues par les pouvoirs en place. La situation de Doha, capitale du Qatar, est à ce titre, édifiante. La partie populaire du centre-ville, appelée Wadi Mushayrib, a été totalement détruite en quelques semaines au cours des mois de février-mars 2011. Construit puis occupé depuis les années 1960 par des commerçants, successivement égyptiens, soudanais puis indiens et pakistanais, ce quartier a longtemps constitué une centralité économique et sociale majeure dans la ville. En lieu et place de Wadi Mushayrib devrait être bientôt inauguré Dohaland, une réinterprétation de Central Business District à la mode durable et récréative, dont le nom résonne comme une ambition tendue vers un idéal de développement et de modernité.
Ce nouveau centre-ville s’inscrira dans la continuité de Sûq Waqif, pastiche de vieille ville arabo-islamique reconstituée sur l’emplacement des premières fondations de Doha. Si ce nouvel ensemble urbain central qui constitue un archétype de l’urbanisme néolibéral tel qu’il est expérimenté dans le Golfe fera à n’en pas douter l’objet de critiques véhémentes par les observateurs étrangers, il faut en attendant se demander ce qu’il advient des populations de Wadi Mushayrib, présentes dans le quartier parfois depuis deux générations ? Certaines ont été déplacées dans une opération nommée Barwa Village, du nom de son promoteur immobilier, qui semble les condamner à la ruine économique et à l’isolement social. Barwa Village est en effet destiné à accueillir une partie des marchands de Wadi Mushayrib dont la licence commerciale a été annulée, mais une partie seulement, eu égard à la cherté des loyers fixés conjointement par le promoteur et la Municipalité et à la rareté des clients dans cet ensemble construit à l’extrême sud-est de la ville, à 5 kilomètres des premières habitations de la ville (Photo 5). Un commerçant indien s’est confié : « Nous sommes déjà trois quincaillers dans la même rue et nous nous disputons cinq clients par jour. J’avais deux boutiques à Mushayrib, je n’en ai plus qu’une ici. Et j’ai dû utiliser en plus des économies stockées au pays (…). Je le regrette bien sûr ». Les quelques logements disponibles sont par ailleurs réservés aux « familles » (sic), ce qui exclut totalement les hommes seuls, constituant pourtant la majorité des masses commerçantes et ouvrières d’origine étrangère de ce programme de relocalisation.
La « solution » Barwa Village hante aujourd’hui l’ensemble des quartiers de commerces de détail construits dans les années 1960 à 1990, en marge des grands projets d’aménagements, par de petits investisseurs étrangers, néanmoins connectés aux réseaux du négoce international. Au cours d’enquêtes conduites dans certains de ces quartiers, plusieurs marchands, effrayés par l’air absorbé de deux Européens munis d’appareils photos et de carnets de terrain, nous ont posé la question suivante : « Etes-vous venu ici pour nous détruire ? » !
Il est aujourd’hui permis de se demander si, à l’instar de Wadi Mushayrib, d’autres quartiers de commerces populaires et étrangers, occupant d’ailleurs encore des positions géographiques centrales dans d’autres villes du Golfe (Ruwi à Mascate, Deira à Dubaï, etc.), sont aussi potentiellement menacés par des opérations similaires, eu égard à la rapidité et l’efficacité avec lesquelles circulent dans la région les principes et procédés d’aménagement urbain.
Les populations ont-elles la possibilité d’inverser la tendance ? L’essoufflement du modèle urbanistique actuel, sur fond de crise économique, les soulèvements populaires de ces dernières années et, surtout, les compétences et ressources que développent les habitants pourraient peut-être les y aider.

Photographie 5 : Barwa Village, Doha (Qatar)

Vers un nouvel ordre urbain dans le Golfe ?

L’urbanisme néolibéral et autoritaire en question
Il est possible de déceler, sur le terrain, des limites de plus en plus franches à l’imposition par le haut et par les capitaux privés des formes d’organisation urbaine, tout comme à la surenchère urbanistico-architecturale permanente, décriée par l’ensemble des approches critiques. La crise financière de 2008 a tout d’abord nettement fragilisé le « modèle Dubaï », pas franchement arrimé aux logiques actuelles du développement durable (Lavergne, 2009). Les dettes accumulées des principaux promoteurs Nakheel et Emaar, tout comme les menaces régulières d’implosion de la bulle immobilière, provoquent le retard, si ce n’est l’annulation pure et simple, d’environ un projet sur deux à Dubaï. Le nouvel aéroport Al-Maktoum ne devrait donc pas détrôner celui de New-York dans les prochaines années, comme l’émir l’avait pourtant annoncé. The Universe, réplique de The World, énième groupement d’îles artificielles, fruit de la conquête illimitée des espaces maritimes par l’urbanisation, ne verra sans doute jamais le jour. Quelle utilisation trouver par ailleurs à l’espace initialement consacré au projet Dubaïland, au sud de la ville, censé accueillir villes nouvelles, « mega-malls » et parcs d’attractions ? Les brèches dans la muraille gigantesque de panneaux jaunis par le sable et le vent présentant City of Arabia comme le moteur économique et urbain de Dubaïland permettent de voir qu’aucune pierre n’avait encore été posée en mars 2011 (Photo 6). Seuls les pavillons de Global Village, sorte d’exposition universelle permanente, accueillent encore, six mois sur douze, et non pas toute l’année comme cela devait être le cas, quelques rares visiteurs qui s’échouent en général sur un parking à la superficie spectaculaire (Photo 7). Dubaï semble avoir créé, à travers Global Village, la première marge urbaine « globale », qui apparaît comme un symptôme des dérives de l’urbain mondialisé.

Photographie 6 : Panneaux usés présentant le projet de ville nouvelle City of Arabia (Dubaï)

Ces derniers cas annoncent-ils pour autant une remise en question par les sociétés urbaines en présence des propositions officielles d’aménagement calquées sur les cités-loisirs américaines ? Le jugement d’un habitant de Sharjah, natif des Émirats Arabes Unis, se rendant tous les jours à Dubaï pour travailler dans une administration, est sans appel : « Le gouvernement ne sait faire que des buildings géants et des malls. Mais baisser le prix des loyers et aménager des routes pour ceux qui travaillent pour lui, il ne sait pas faire ! ». Il n’est pas le seul à pointer la grande difficulté et/ou le manque de volonté de la part des pouvoirs publics à répondre à la demande sociale en matière de logement. D’autres contestent encore plus directement les propositions concrètes qui leur sont faites. Il en est ainsi de Barwa Village (cf. Supra & Photo 5) : les quelques usagers critiquent l’inhospitalité et l’inaccessibilité de cet ensemble « régulier », « loin du monde », aux maisons « trop basses » et au parking « monstrueux ». La toponymie d’importation (Plazza, club, village… désignant respectivement le parking central, les fast-foods franchisés et le programme d’aménagement dans sa globalité) ne suffit pas à faire naître chez les déplacés de Barwa un sentiment d’attachement au lieu.

Photographie 7 : Gigantesque parking désert de Global Village (Dubaï)

Nombreux sont plus généralement les espaces aménagés par les grands acteurs publics et privés, à l’instar de Global Village, qui peinent à rencontrer un public et dont la durée de vie est par conséquent très limitée. La présence de nombreux souks « fantômes » en Oman en atteste. À Sohar, deuxième ville du Sultanat, en 1999, la Municipalité a cru bon de rassembler dans une même enceinte, appelée souk Al-Qalaa, les marchands de produits artisanaux traditionnels (encens, épices, osier, etc.) jusqu’alors disséminés dans la ville dans des échoppes idoines ou sur les marchés hebdomadaires. L’échec fut immédiat et retentissant. Malgré des facilités financières (baisse des loyers commerciaux notamment), pas plus de trois à quatre marchands désœuvrés ont accepté de s’installer dans ce souk, contre la vingtaine initialement programmée. La situation périphérique de ce marché a sans doute joué dans sa désaffection par les premiers concernés, mais moins que sa conception, en marge de toute forme de concertation populaire. Afin de ne pas perdre la face, la Municipalité de Sohar y a maintenu en place un gardien, notamment chargé d’entretenir les parterres de fleurs qui donnent effectivement l’impression d’un lieu vivant.
La multiplication de solutions spatiales éphémères, décidées par le haut sans concertation, et faiblement polarisantes incite la population à se diriger vers d’autres lieux, spontanés ceux-là, de centralité et de sociabilité . Ce phénomène, non propre aux villes du Golfe, mais exacerbé ici, permet de prendre conscience des ressources et de la valeur des lieux d’émanation populaire en général et des compétences des « petits acteurs » de l’économie urbaine pour organiser la vie quotidienne et ses territoires.

Le temps des révoltes sociales

La multiplication des révoltes sociales depuis le milieu des années 2000 apparaît comme un signe supplémentaire de l’épuisement du modèle d’urbanité façonné par les dirigeants du Golfe et, par là-même, comme les prémices d’une fragilisation de leur toute-puissance économique. S’il faut distinguer deux catégories de protestation, celles émanant des travailleurs étrangers et celles insufflées par les nationaux, l’amélioration des conditions de vie dans l’espace urbain est bien un motif commun de revendication.
D’une part, on assiste depuis 2004 à Dubaï à des mouvements de grève occasionnels contre les retards de paiement des salaires des ouvriers et pour l’amélioration de leurs conditions de travail, décriées par certaines ONG parce qu’allant à l’encontre du droit international. Ces grèves ont notamment affecté certains grands chantiers récents de la ville tels que l’extension de l’aéroport international ou la construction du plus haut gratte-ciel du monde, Burj Khalifa, où les 2500 ouvriers avaient cessé toute activité pendant plusieurs jours en 2006. Le modèle économique des pays du Golfe repose indéniablement sur cette main d’œuvre expatriée et bon marché. Ces mouvements sociaux le menacent donc dans sa globalité.

D’autre part, les soulèvements de la jeunesse survenus dans le cadre du « printemps arabe », au Yémen, à Bahreïn et, dans une moindre mesure, en Oman et en Arabie Saoudite, ont mis en lumière les difficultés d’accès au logement et aux services urbains dans la plupart des villes de la région. Cela prouve une fois encore que les déficiences de l’économie urbaine, dans la péninsule arabique comme en Tunisie et en Égypte, ont en partie motivé les révoltes sociales de 2011 (Verdeil, 2011 ; Pagès-El Karoui, Vignal, 2011). La colère, qui s’exprimait jusqu’alors très sporadiquement, à travers des tags projetés sur certains symboles de l’identité nationale, comme les tours à vent des Émirats Arabes Unis par exemple, ou encore par blogs et facebook interposés (contestations des pratiques corrompues ? en Arabie Saoudite, de l’absence de dispositif d’accompagnement social aux Émirats Arabes Unis, voire de la sempiternelle congestion du trafic à Dubaï), semble s’être organisée dans l’espace. Des manifestations ont eu lieu pendant plusieurs jours de suite à Mascate et à Sohar. En l’absence de véritable place publique et centrale, ces dernières se sont déroulées sur les gigantesques ronds-points qui marquent les entrées et sorties de villes. Pour la première fois dans l’histoire du Sultanat d’Oman, les revendications entendues lors de ces manifestations exprimaient un fort sentiment d’injustice sociale mais aussi spatiale. Parmi les manifestants, certains se sont plaints d’être issus de quartiers totalement négligés par les pouvoirs publics, tels que Majis à Sohar (Photo 8) ou Al-Seeb à Mascate, qui, à la périphérie de ces deux villes, présentent un certain nombre d’indices de marginalité urbaine (habitat non réglementaire, économie informelle, jeunes gens sans emploi, décrochement des axes principaux de circulation, etc.).

Les gouvernements des pays du Golfe pourront-ils encore longtemps ignorer les conditions de vie et les exigences des populations anciennement et nouvellement marginalisées, mises en lumière par les protestations sociales et les soulèvements populaires ? En attendant, elles s’efforcent de prendre place dans des villes qui ne leur en laissent pas, en fabriquant des territoires quotidiens à l’ombre des skylines, en développant des compétences citadines surprenantes.

Photographie 8 : Tags de révolte à Majis, quartier populaire et périphérique de Sohar (Oman)

Ressources territoriales et compétences citadines aux marges des villes du Golfe

Les observations que nous avons réalisées, aussi brèves et superficielles fussent-elles, nous ont permis de prendre la mesure des dynamiques endogènes de développement des quartiers populaires aujourd’hui délaissés par les pouvoirs publics. Al-Khuwaïr à Mascate et Falaj al-Qabaïl à Sohar par exemple, deux quartiers populaires péricentraux des deux villes les plus importantes du Sultanat d’Oman, interpellent à la fois par leur diversité fonctionnelle, leur cosmopolitisme et par la vitalité du processus de « mondialisation par le bas » (Tarrius, 2002) qui y a cours, autant d’indicateurs forts d’urbanité, de sources de liens sociaux. À Al-Khuwaïr, les Turcs et les Égyptiens sont très bien représentés, notamment au sein du secteur commercial, tandis que l’importation de biens de consommation (depuis l’Europe pour les produits alimentaires et depuis l’Inde pour les produits culturels par exemple, cf. Photo 9) séduit largement une clientèle nationale. À Falaj al-Qabaïl, mais aussi dans d’autres quartiers de villes omanaises, il n’est plus rare de rencontrer des gérants de commerce (dans l’informatique notamment) de nationalité indienne, qui ont su développer leur activité avec efficacité et avoir sous leur responsabilité du personnel omanais, féminin notamment. Ces quartiers marginalisés par les politiques d’aménagement forment ainsi un théâtre de recompositions socio-économiques majeures et, surtout, de reconsidération des hiérarchies sociales.

Photographie 9 : Programmation « bollywoodienne » dans un cinéma de Mascate (Oman)

Par ailleurs, la vitalité des activités marchandes informelles, malgré les menaces qui pèsent parfois sur elles (cf. Supra), peut se mesurer à l’aune de la persistance des souks, qui n’existent plus dans le Golfe que dans quelques quartiers populaires. À l’origine de la reconversion des périphéries de Sanaa au Yémen en nouveaux pôles de développement, les souks, bien que numériquement inférieurs dans les pays voisins du Yémen, recèlent tout autant un fort potentiel de centralité qu’ils constituent des espaces de sociabilité (Stadnicki, 2009). L’économie informelle débordant des souks et des zones industrielles joue également un rôle dans la dynamisation d’un certain nombre de quartiers et leur inscription dans des réseaux économiques internationaux. Le marché de l’automobile d’occasion qui s’est progressivement installé au cœur de la grande zone industrielle de Doha a acquis une notoriété dans tout le pays et draine une clientèle de toutes les nationalités présentes au Qatar, toutes catégories sociales confondues. Témoins du succès de ce marché du véhicule d’occasion informel et de son impact économique sur la zone industrielle (ouverture régulière de nouveaux garages et accessoiristes), les autorités ont toléré cette activité les jeudis et vendredis, tentant même de l’organiser, en partie, en construisant un hangar permettant aux acheteurs de se protéger du soleil.
Ces « centralités souterraines » constituent enfin des poches de sociabilités comportant leur lot de gargotes qui drainent des flux de piétons et d’automobiles très importants. Certains citadins font par exemple plus de cinquante kilomètres pour goûter aux brochettes de poisson d’Al-Seeb, à la périphérie de Mascate. Espaces de sociabilités et indices de cosmopolitisme également, les restaurants populaires proposent généralement et simultanément « chinese, indian, arab, pakistan & continental food » à la carte. Dans des agglomérations fortement policées et de plus en plus privatisées, ces lieux de rencontres, souvent adjacents au commerce de détail, apparaissent comme des espaces publics résistants. Invisibilisés la plupart du temps par des immeubles massifs et encerclés par des voies de circulation surdimensionnées, ils agissent comme un vecteur de citadinité, à condition de « savoir franchir » : l’épreuve spatiale majeure du 21ème siècle, selon M. Lussault (2009), qui se reflète dans les clichés présentés ci-dessous (Photos 10 & 11).

Photographie 10 : Franchissement « 1 » (Mascate, Oman)

Photographie 11 : Franchissement « 2 » (Sanaa, Yémen)

Conclusion
Peut-on aujourd’hui parler d’un réveil des marges urbaines dans le Golfe Arabique, d’une « impulsion des périphéries » (Lefebvre, 1974) laissant entrevoir de réels changements sociétaux et urbanistiques ? Le contexte économique, social et politique, conjuguant crise financière et soulèvements populaires, semble y être particulièrement favorable. Pour se rendre compte de cette impulsion, il faut aller à la rencontre des acteurs ordinaires des marges socio-spatiales et faire l’examen minutieux de leurs ressources territoriales ; ce qui revient à dépasser la critique faite régulièrement par les Occidentaux à un ordre urbain « sans lieu ni bornes », pour reprendre l’expression de M. Webber (1964) souvent utilisée. Une citadinité interstitielle et résistante émerge pourtant de ces espaces qui sont eux-mêmes le fait d’individus bien souvent privés du « droit à la ville », mais pour lesquels vivre en ville dans un pays du Golfe Arabique a bien un sens.
Laboratoire des formes urbaines typiques des sociétés néolibérales mais aussi des formes les plus poussées de ségrégation sociale, les grandes villes du Golfe Arabique sont peut-être en train de constituer un laboratoire de la résistance et du réveil des territoires les plus marginalisés. Cela signifierait qu’une nouvelle étape d’un processus d’urbanisation, qui a longtemps échappé aux observateurs étrangers tout en faisant l’objet de critiques radicales et de fantasmes et préjugés néo-orientalistes, est en train d’être franchie.
L’itinéraire géophotographique que nous proposons ici ne suffit pas à rendre compte, loin de là, de la complexité urbaine de cette région du monde. Mais au vu du très faible nombre de travaux de recherches en sciences sociales qui lui sont consacrés, au vu de la difficulté qu’il y a, en tant que chercheur étranger, à aller au contact des populations marginalisées, cette expérience constitue un premier point d’entrée sur ce terrain particulier, un « documentaire scientifique » qui espère ouvrir des pistes pour d’autres travaux.

 

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