DES ENFANTS ICONOGRAPHES DE L’ESPACE PUBLIC URBAIN : LA METHODE DU PARCOURS ICONOGRAPHIQUE
ANNE-LAURE LE GUERN
Université de Basse-Normandie / IUFM
EA 965 CERSE
Sciences de l’éducation
anne-laure.leguern@unicaen.fr
JEAN-FRANÇOIS THEMINES
Université de Basse-Normandie / IUFM
UMR 6590
Géographie
jean-françois.themines@unicaen
RÉSUMÉ
L’article présente une méthodologie qui vise à ce que des enfants repèrent, identifient et expriment par un dispositif iconographique, leur expérience d’un espace partiellement connu par les pratiques quotidiennes qu’ils en ont. Cette méthode du parcours iconographique est expérimentée en articulation avec le milieu scolaire. Elle permet à des enfants de 10 à 11 ans d’exprimer, selon des stratégies très différentes et inégalement élaborées, une représentation de l’espace public urbain.
Introduction
Le parcours iconographique est une méthodologie qui vise à ce que des enfants repèrent, identifient et expriment leur expérience d’un espace partiellement connu par les pratiques quotidiennes qu’ils en ont. Elle se caractérise par une production qui articule textes et images, production réalisée par des enfants en s’appuyant sur la ressource que constituent le groupe de pairs quand il s’agit de formaliser son expérience. Cette méthodologie est développée dans un cadre de réalisation scolaire alternant sortie « hors les murs » et travail du groupe d’enfants dans l’établissement scolaire. Elle résulte d’un travail collectif conduit dans un groupe de formation d’enseignants à/par la recherche en géographie. Il s’agit d’une invention méthodologique qui emprunte à des dispositifs de recherche non scolaires, dans un but d’innovation en milieu scolaire. L’innovation didactique est en quelque sorte servie par une méthodologie originale convenant à un public d’enfants âgés de 10 ou 11 ans et correspondant à une vision du monde scolaire qui n’est pas celle des situations scolaires normales. Les interactions entre élèves et la dimension collective de leur production y sont valorisées beaucoup plus qu’à l’ordinaire.
Le groupe de formation à/par la recherche est basé à l’université ; il ne s’agit pas d’une formation continue réalisée par l’employeur des enseignants. Les membres de ce groupe sont des professeurs volontaires en reprise d’études (master). Ils n’ont pas le statut de simple observé ou enquêté, mais de contributeurs à l’élaboration de la méthodologie, à sa mise en place et à sa validation. Le recueil de données est réalisé sous l’entière responsabilité de chaque enseignant avec sa classe. Les auteurs de l’article ne sont pas enseignants dans les classes qui ont donné lieu à la mise en place de cette méthodologie. L’un d’entre eux, géographe, est responsable scientifique du groupe de formation, l’autre conduit des recherches en sciences de l’éducation sur les apprentissages en situation de sorties scolaires.
L’articulation de la méthodologie du parcours iconographique avec le milieu scolaire est rendue possible en France par le dispositif institutionnel de la sortie scolaire. Les enfants y sont considérés, contrairement à l’ordinaire scolaire, comme des producteurs de savoir originaux et légitimes. Leur contribution s’adresse à des adultes enseignants et doit leur être accessible ; elle concerne ces espaces proches dont les adultes ont aussi une connaissance, mais dont il s’agit d’enregistrer l’expérience qu’en ont des enfants. L’expérimentation du parcours iconographique ne vise donc ni la connaissance d’un entre-soi enfantin, ni l’inculcation de savoirs scolaires préalablement définis, mais la saisie par les enfants d’un espace public proche de leurs lieux du quotidien. Le but scientifique de cette expérimentation est de cerner la capacité d’enfants âgés d’environ dix ans, à produire un discours sur cet espace public proche. C’est sa contribution à une géographie des enfants faite par eux, tout en n’étant pas spontanée, à l’école, et non à partir de pratiques privées ou de pratiques de loisirs (centres aérés, aires de jeu, etc.).
Trois enjeux méthodologiques sous-tendent l’expérimentation du parcours iconographique auprès d’enfants de 10 à 11 ans. Est-il possible d’éviter les effets d’imposition liés à la présence d’adultes, en particulier lorsqu’il s’agit d’enseignants et que la méthode est utilisée en articulation avec le milieu scolaire ? Des enfants de cet âge sont-ils capables d’une iconographie de l’espace public, au-delà de leurs espaces privés, domestiques ainsi que d’un entre-soi scolaire et non scolaire ? Quels indices le parcours iconographique livre-t-il des voies empruntées par les enfants pour spatialiser la vie sociale en ville ?
Après avoir proposé quelques repères historiques conduisant de la géographie scolaire des enfants à la géographie des enfants à l’école, nous présentons la méthodologie du parcours iconographique en la comparant à d’autres méthodes disponibles pour explorer la géographie des enfants. Nous livrons ensuite quelques résultats obtenus auprès d’une population d’enfants de 10 à 11 ans dans la petite ville française de Lisieux. Ces résultats consistent principalement en une typologie des stratégies iconographiques employées pour exprimer une expérience spatiale enfantine de la ville. Si l’espace public urbain semble à portée de la méthodologie employée, la diversité des stratégies et l’inégal niveau d’habileté qu’elles exigent n’est pas sans interroger sur les raisons d’une telle variété.
Repères historiques pour une géographie des enfants à l’école
L’histoire française des relations entre géographie et enfants à l’école est l’histoire d’une tension entre l’inculcation de repères qui a longtemps justifié l’institutionnalisation scolaire de la géographie et la prise en compte de l’enfance à travers la valorisation de l’attitude de curiosité qui la caractériserait, notamment dans la direction des milieux de vie.
Reproduire
En France, la Géographie des enfants a d’abord été un manuel de géographie rédigé par Nicolas Lenglet-Dufresnoy (1674-1755) pour que les enfants apprennent « la géographie » par demandes et par réponses encadrés en cela par des précepteurs. Lenglet-Dufresnoy est l’auteur d’une Méthode pour étudier la géographie ; où l’on donne une description exacte de l’univers, formée sur les observations de l’Académie Royale des Sciences et sur les auteurs originaux ; avec un Discours préliminaire sur l’étude de cette science et un catalogue des cartes, relations, voyages et descriptions nécessaires pour la géographie. Quatre éditions en sont données, en 1715-1718, 1736, 1742 et 1768. Elle est des ouvrages qui, pour les contemporains de Louis XV, représentent la géographie. Partie intégrante de la Méthode, sa Géographie abrégée par demandes et par réponses a aussi été éditée à part, sous le nom de Géographie des enfans ou méthode abrégée de la géographie, et traduite en Allemagne, en Italie, en Angleterre. Nulle trace de prise en compte à cette époque d’une spécificité de l’enfance. La méthode catéchistique (par demandes et réponses) envisage au contraire que les enfants s’approprient par la répétition, les énoncés abrégés d’une Méthode géographique destinée à des adultes éclairés. Si celle-ci est écrite de façon à ce que chaque lecteur y trouve de quoi alimenter un projet d’étude qui lui soit propre (tel « problème » géographique du temps, telle curiosité), les enfants sont cantonnés à une sorte d’alphabet des pays et des lieux. La grande affaire reste la mémorisation : le père Buffier publie ainsi une Géographie Universelle en vers artificiels en 1705.
Par contraste, la pratique de la classe-promenade, issue des courants d’éducation nouvelle ainsi que de l’institution scolaire (la classe-promenade est prévue dans les programmes et horaires de l’enseignement primaire de 1938) entend installer l’école dans la vie, créer une continuité entre « milieu local » observé et composition scolaire (le devoir de français, le problème d’arithmétique), développer la curiosité naturelle de l’enfant à partir de menus faits du quotidien. Cette innovation institutionnelle a suscité l’édition scolaire de cahiers de classe-promenade, qui tentent de concilier la référence à un modèle universitaire de saisie du monde, le croquis géographique, avec l’idée de constitution d’un livre du monde à soi.
« Tu y relèveras [dans ce cahier], après chaque classe-promenade, les observations heureuses de ta curiosité, tu y reproduiras les croquis, dessins, graphiques qui seront pour toi les vivants souvenirs de ton activité joyeuse. Ce petit cahier va devenir pour toi le livre le plus précieux, celui que tu composeras toi-même. Bonne chance, petit Ami » (Gossot et Brunot, v.1950).
L’enfant lu par ses dessins
L’école a ensuite intégré en France des apports de psychologie piagétienne ainsi que de géographie de la perception. Placés en situation de produire des dessins, des plans, des schémas ou des cartes, les enfants sont « lus » sous l’angle du développement de leurs capacités de structuration de l’espace. Deux approches distinctes se conjuguent souvent dans les pratiques décrites ; elles ont en commun de caractériser la spécificité des productions enfantines en fonction d’un modèle de connaissance adulte et scientifique à atteindre. « Je souscris volontiers au projet de cet ouvrage car j’y découvre -et cela est rassurant- que l’on peut conférer le statut d’apprentis-géographes à nos élèves du primaire, pour ne pas dire géographes tout court, en pratiquant la première démarche de notre discipline : la découverte et l’observation du terrain » écrit ainsi Jacques Martin, inspecteur général honoraire de l’Education nati
onale, en préface d’un ouvrage pédagogique consacré à la « classe paysage » (Considère, 1996). D’une part, les travaux de Piaget (Piaget et Inhelder, 1947) servent de référence pour organiser le travail scolaire en prenant en compte la construction de la notion d’espace chez l’enfant. Les élèves sont progressivement initiés à une lecture géohistorique du paysage qui emprunte à la géographie classique le modèle du croquis (Best, 1986, p.65). D’autre part, diverses approches de la perception de l’espace apparues dans la géographie française des années 1970 et 1980, ont amené dans ce travail scolaire au long cours, l’usage de cartes mentales. Combinées à la réalisation de maquettes, à la mise en relation de plans cadastraux ou de cartes topographiques et de photographies, les cartes mentales servent ici à suivre le processus qui amènerait les élèves vers « un savoir observer objectivement » (Considère et al., 1996, p.23).
D’un usage déjà ancien en recherche pour relever les représentations qu’ont les enfants des espaces qu’ils pratiquent au quotidien (Ladd, 1970), les cartes mentales posent cependant des problèmes d’inadéquation des performances graphiques des enfants pour la représentation précise des informations qu’ils ont en leur possession, lorsqu’il s’agit de représenter des espaces plus étendus. C’est la raison pour laquelle Thierry Ramadier et Sandrine Depeau cherchent à recueillir ce type de représentation avec un jeu de modélisation spatiale (le jeu de reconstruction spatiale) lequel ne présente pas ce biais (Ramadier et Depeau, 2010, p.64).
L’enfant ethnographe
L’école n’est pas une institution homogène dans ses prescriptions d’enseignement. En ce qui concerne l’espace, la tension n’a peut-être jamais été aussi forte entre l’inculcation de repères et la valorisation de l’expérience des élèves. Le Socle commun de connaissances et de compétences (Bulletin Officiel de l’Education Nationale, 11 juillet 2006) exige l’apprentissage de repères géographiques partagés concernant la France et l’Europe à l’école élémentaire et au collège, alors que dans le même temps, le texte officiel décrivant les « Sorties scolaires. Séjours scolaires courts et classes de découverte dans le premier degré » (Bulletin Officiel de l’Education Nationale, 13 janvier 2005) souligne l’intérêt de « l’approche sensorielle d’un milieu naturel, humain ou culturel nouveau, l’étonnement et le dépaysement qu’il provoque » au service d’un objectif premier de « développement de l’autonomie, de l’esprit d’initiative, de la responsabilité, de la socialisation ». Il ouvre la possibilité de pratiques d’élèves que l’on pourrait à partir de la description qui en est donnée, référer à l’ethnographie.
« La sortie scolaire est le moment fort de la collecte d’informations de toute nature, sous forme d’écrits (prises de notes, documents constitués récoltés sur place), d’images (photos, enregistrements vidéo, dessins et schémas), d’enregistrements sonores (interviews, environnement sonore naturel ou lié aux activités humaines, etc.) ou d’éléments matériels (végétaux, coquillages, insectes, etc.) […] Le retour est le moment de l’inventaire des récoltes individuelles et collectives, de leur tri et de leur exploitation sous des formes variées : exposition, film, présentation commentée lors de réunions, spectacles, etc. présentés aux parents et/ou aux autres classes de l’école. La constitution de dossiers individuels et collectifs est l’occasion de rédaction à partir des prises de notes ou d’enregistrements, d’élaboration d’organigrammes, de schémas explicatifs, etc. ». L’école actuelle poursuit ainsi une tradition qui de Jean-Jacques Rousseau interdisant les livres à Emile avant ses douze ans, aux activités d’éveil (1976-1985), conçoit l’élève comme un producteur de données capable d’interprétation. Le contexte scolaire au sein duquel nous avons expérimenté le parcours iconographique, s’inscrit dans cette perspective.
La méthodologie du parcours iconographique
Le parcours iconographique place les enfants en position de production d’une iconographie sur la ville dans laquelle ils habitent. L’iconographie n’est pas présentée aux enfants : ce n’est pas un parcours illustré. Ils n’ont pas au préalable entre les mains la représentation photographique de monuments ou de lieux qu’il faudrait ensuite agencer à sa guise. Le parcours iconographique s’articule à une pratique scolaire qui a partiellement lieu hors les murs et qui est orientée par la question de savoir comment l’espace de la ville est structuré. Le parcours iconographique a pour fonction de solliciter une réponse authentique d’enfants à cette question. L’enjeu du parcours iconographique est de mieux connaître les ressorts de l’expérience urbaine des enfants, en faisant de ceux-ci les auteurs des comptes-rendus de cette expérience. La méthodologie se rapproche et se distingue de méthodes existantes qui incluent elles aussi la pratique de parcours ou la demande de production et/ou de commentaire de photographies.
Parcours iconographique et parcours commenté
La méthodologie du parcours iconographique peut être rapprochée de la méthode du parcours commenté (Thibaud, 2001) de deux façons. Tout d’abord, toutes deux sollicitent de la part des personnes une activité de description et de compte-rendu de la réalité sociale « telle qu’elle se présente » à elles. Dans le parcours iconographique, le compte-rendu se fait en deux temps : à l’enregistrement photographique de traces du parcours in situ, succède un temps de titrage et de commentaire des photographies collectées. Le motif de la description est dans les deux cas l’espace public en ville, ce qui se manifeste comme pouvant faire l’objet d’une communauté de perception, d’un « percevoir ensemble ».
Le parcours iconographique se distingue du parcours commenté par cinq aspects. Dans le parcours commenté, l’effort descriptif demandé à la personne concerne la subjectivité : sa perception, la façon dont elle ressent, reçoit et exprime une ambiance visuelle, sonore ou olfactive. Dans le parcours iconographique, la description touche davantage aux objets que la personne perçoit, le milieu qu’elle pratique pendant son parcours. Par ailleurs, la description d’ambiance dans le cadre d’un parcours commenté est pertinente dans l’hypothèse où le milieu sensible interfère avec la perception des citadins pour mettre en forme celle-ci. L’hypothèse relative au milieu sensible s’agissant du parcours iconographique est celle d’une saisie multi sensorielle (le vu, l’entendu, le senti) par laquelle certaines propriétés sensibles du milieu structureraient la représentation des espaces pratiqués. Autre différence, le parcours commenté est réalisé individuellement : le chercheur veut apprécier à partir de la population enquêtée les effets de points de vue (culturels, sociaux) sur le milieu où s’effectuent les parcours. Le parcours iconographique est réalisé en groupe : il s’agit de créer les conditions d’une expérience collective, dont la prise de conscience et la formalisation se réalisera au vu des photographies après la sortie. Le parcours iconographique permet un trajet de quelques heures (deux au moins) dans un espace urbain quand le parcours commenté s’applique à un lieu (un musée, une gare) et dure une vingtaine de minutes. Enfin, dernière différence, le parcours iconographique requiert et confronte l’usage de deux langages, celui de l’image (photographique) et celui de l’écrit, tandis que le premier parcours commenté repose essentiellement sur l’usage de la langue orale.
Le parcours iconographique consiste donc en une demande de description d’un espace urbain obtenue par prélèvement photographique lors d’un parcours dans la ville, partage des vues ainsi prélevées dans le groupe qui a effectué le parcours, et enfin par sélection et commentaire de quelques photographies jugées significatives de l’espace parcouru. Une autre version du parcours iconographique consiste à faire succéder au parcours en ville, la production de « carnets de ville » dans lesquels les élèves présentent, ordonnent et commentent des éléments photographiques, dessinés et matériels (fragments d’objets récoltés) prélevés pendant le parcours.
Expérimentation spatiale, vision du monde et expérience urbaine
Le parcours iconographique doit être distingué d’une part de dispositifs scolaires qui visent l’étayage du processus de construction de l’espace chez l’enfant, d’autre part de recherches visant à appréhender la vision qu’ont les enfants de leur environnement quotidien. Sollicitée dans les trois cas, la photographie y a cependant des statuts différents. Ses contextes de production correspondent à trois façons d’envisager le rapport entre géographies des enfants et dimension spatiale.
Dans les dispositifs scolaires de construction de l’espace, la photographie est pertinente par la réflexion ultérieure qu’elle permet sur la représentation de l’espace. « L’ensemble des photos [faites par les enfants] donnera une image globale de l’espace pris en compte. Peu importe le sujet photographié, le plus souvent dicté par des objets (magasin, statue, immeuble), la découverte d’autres éléments sur leur propre photo (résultat de la largeur de l’angle de vue) donnera matière à réfléchir sur les prises de vue et sur ce qu’on voit réellement d’un espace observé » (Considère, 1996, p.46). La dimension spatiale est extraite et déconnectée de la vie sociale, pour devenir matière d’apprentissage scolaire. Pratique très guidée (les élèves sont sensibilisés à ce qu’est un « bon cadrage »), la photographie de chaque élève contribue à formuler un problème non spécifique à la classe, ni à l’environnement social : qu’est-ce que représenter l’espace ?
Dans une recherche qui vise à comprendre comment les enfants appréhendent leur univers, ce qui est important pour eux dans leur existence, la photographie est un moyen de « réduire l’effet d’imposition engendré par les questions du chercheur » (Danic et al., 2006, p.170). Les enfants se voient distribuer des appareils photographiques avec pour consigne de « photographier ce que vous avez envie, ce qui vous intéresse, à l’école et chez vous, en dehors, même si ce n’est pas beau, même si les adultes disent que ce n’est pas intéressant » (ibid., p.172). Les objets photographiés ainsi que les points de vue et les cadrages sont premiers dans cette approche de « façons de penser enfantines » (ibid., p.186). L’analyse procède par inférence à partir des photographies réalisées et par entretien avec leurs auteurs de façon à tester les hypothèses du chercheur. La dimension spatiale est un des axes d’analyse, comme peuvent l’être aussi le rapport avec les pairs, leur famille ou l’enfant lui-même. Elle est privilégiée dans l’expression du rapport avec les lieux du quotidien ou avec « la nature ». Ce n’est donc pas tant une géographie des enfants qui est faite qu’une description de leur univers individuel dont une des dimensions est sans doute l’espace des lieux du quotidien, de l’insertion de la nature dans ces lieux et de la présence aux autres.
Dans le parcours iconographique, les enfants réalisent librement des photographies : les adultes (deux participants de l’univers scolaire dont un professeur) encadrant le groupe d’enfants n’exercent pas de contrainte sur le rythme, l’angle de vue, le cadrage des photographies ainsi que les paysages, scènes ou objets photographiés. Leur rôle se borne à veiller à ce que le parcours soit effectué dans ses grandes lignes selon le projet préalablement défini en classe. La consigne est : « Tu prends des photographies qui représentent pour toi le quartier dans lequel nous nous promenons. Nous nous en servirons au retour pour représenter la ville et ses quartiers ». Le relevé photographique concerne par conséquent non l’univers ou l’environnement ambiant des enfants, avec leurs pairs, leurs familles et leurs objets familiers privés, mais l’espace qu’ils parcourent à l’échelle d’une petite ville dont une partie seulement leur est familière.
La photographie est alors un support qui permet des allers-retours entre individu et collectif autour de l’expression d’une expérience urbaine. De la série initiale de prises de vue effectuées pendant le parcours en ville, on passe à des choix iconographiques réalisés après qu’un temps de découverte et de discussion collectif ait été consacré au corpus de photographies visionné (environ vingt photographies prises par enfant). Ce temps de discussion est structuré par une demande de comparaison et de réaction à la vue des photographies prises pour chaque quartier traversé : « Est-ce que ces photographies représentent bien pour vous le quartier X ? ». Le sens donné par les enfants à l’espace public urbain est censé refléter aussi ce temps d’échange et de retour sur le parcours en ville. On peut dire que la méthode du parcours iconographique est conçue pour approcher une expérience, en tant qu’elle est « sue », discutée dans un collectif avant d’être réappropriée par les individus. D’autres méthodes comme celle de la promenade commentée tentent d’approcher ainsi l’expérience en suscitant l’échange et la discussion entre habitants et/ou étudiants dans les lieux même qui font l’objet d’une enquête sur les modes d’habiter (Grésillon, 2010 ; Le Guern et Thémines, 2011).
Parcours et analyse iconographique
La méthode du parcours iconographique privilégie l’iconographie comme support, langage et parcours. Comme support et produit, l’iconographie est « l’ensemble des représentations graphiques (non exclusivement textuelles), directement ou indirectement figuratives du monde » (Mendibil, 1997, p.7). Comme langage, l’iconographie consiste en l’articulation d’une expression verbale, plus ou moins longue (titre, légende, commentaire, autre genre textuel) et d’images figuratives isolées ou mises en série. Comme parcours, l’iconographie est associée à la géographie et plus largement aux pratiques qui du monde explorent et révèlent surtout sa dimension d’étendue. Toute image géographique représente un point de vue particulier sur un lieu ainsi soumis à l’orientation linéaire d’un regard fixé par une technique. Ce lieu représenté est mis en relation avec d’autres lieux grâce au parcours du photographe comme à l’usage du langage iconographique. Enfin, la composante verbale de ce langage permet d’exprimer dans le même temps une connaissance du monde à propos ou à partir du lieu représenté. Dans le cas d’étude qui suit, c’est la connaissance de la ville dans laquelle habitent les élèves qui est sollicitée et retravaillée grâce au parcours.
La production iconographique des élèves est fonction des consignes finales, celles par rapport auxquelles sont opérés la sélection et le commentaire des photographies réalisées pendant le parcours en ville. Chaque enfant doit choisir une photographie qui « raconte » quelque chose à propos de l’espace parcouru. La consigne de narration cherche à solliciter le commentaire. La méthode du parcours iconographique a été expérimentée avec des enfants scolarisés en sixième au Collège Laplace de Lisieux (France) en articulation avec le cours de géographie. Les trois items qui ont structuré la production iconographique sont les suivants : choisis une photographie qui raconte la vie des habitants du quartier de Hauteville (le quartier dans lequel se trouve le collège et le lieu de résidence des enfants) ; une photographie qui raconte la vie des habitants de Lisieux ; une photographie qui raconte quelque chose de surprenant sur la ville. Si les deux premiers items permettent aux enfants d’exprimer le rapport quartier-ville, le troisième a pour fonction de faire jouer une définition de la ville sans pour autant enfermer les enfants dans un exercice scolaire.
Outre que le langage iconographique est approprié à l’expression d’une connaissance du monde qui en privilégierait la dimension spatiale, il est communément associé à la géographie scolaire, en particulier à ses manuels (leurs nombreuses images de « paysages »). Il en résulte qu’il peut être facilement associé par les enfants à une entreprise scolaire, bien que celle-ci s’en démarque fondamentalement en leur proposant d’être des iconographes et non des consommateurs d’iconographie. Par ailleurs, cette iconographie de manuels a déjà fait l’objet d’analyses qui ont établi l’existence d’une norme scolaire, d’un formatage du regard construit dans les classes de géographie. Il est alors possible de qualifier l’iconographie géographique produite par des enfants en milieu scolaire, en en estimant les écarts par rapport à cette norme.
La demande de production iconographique exige en effet une analyse qui prenne en compte des critères spécifiques. Aussi avons-nous écarté l’analyse thématique de contenu appliquée aux images figuratives (Danic, 2006). Quatre caractéristiques sont analysées dans le corpus de photographies réalisées et commentées par les enfants. Deux concernent l’image : le cadrage et le point de vue, deux autres la relation texte-image (ou relation iconographique) : la relation du texte avec le signifié potentiel (concept) de l’image et la relation du texte avec le signifiant potentiel (perçu) de l’image. La norme scolaire consiste pour l’image en une posture construite comme étant celle du « bon témoin ». Le cadrage n’est ni objectivant (cherchant à isoler un objet et à le présenter de la manière la plus « complète » possible), ni subjectivant (exprimant de manière ostensible, suggestive, un point de vue sur l’objet), mais mixte. Le point de vue n’est ni proche (confinant à la scène au besoin théâtralisée), ni lointain (vertical ou franchement oblique), mais médian, associé à l’idée de panorama. Pour la relation texte-image, cette norme se caractérise par une dominante de dénotation, à savoir la désignation d’une chose en la nommant, sans adjonction d’une quelconque valeur (par exemple côte rocheuse pour une photographie d’un bord de mer) et d’encodage, à savoir l’interprétation des éléments d’une image en fonction d’un concept préétabli (périphérie de ville pour la photographie d’un centre commercial vu depuis son parking). Ces critères ont été mis en œuvre de façon fine sur l’iconographie éditoriale scolaire et universitaire en géographie (Mendibil, 1997).
Nous disposons ainsi de critères permettant d’une part, de caractériser la ville vue et discutée par les enfants et d’autre part, d’accéder à une géographie enfantine de la ville en milieu scolaire.
Une enfance spatiale à Lisieux ?
Quelques résultats d’exploitation de cette méthodologie sont présentés pour des enfants de 10 à 11 ans scolarisés dans le quartier de Hauteville à Lisieux. L’analyse porte ici sur les productions de vingt enfants ayant réalisé une iconographie photographique. De manière à faciliter la lecture, nous avons procédé à un lissage de l’orthographe et de la ponctuation utilisées par les élèves, pour les citations extraites de leurs productions. Néanmoins, le lecteur trouvera à la suite du texte des réalisations originales d’élèves faites sur ordinateur, sans aucune retouche. L’iconographie plastique de « carnets de ville » réalisée avec d’autres groupes ayant pris des formes différentes dont l’affiche, la maquette, le livre objet, le carnet de voyage, nécessite une analyse spécifique que nous ne développerons pas ici, laquelle demande d’intégrer les rapports entre dessins, volumes, photographies, objets rapportés et collés, textes. Le quartier de Hauteville est une ZUP créée en 1963 à cinq cents mètres au Sud-Est et en surplomb du centre-ville. Le quartier dispose d’une école, d’un collège (l’un des trois collèges publics de la ville), d’un stade, d’une annexe de la mairie et de deux centres commerciaux de proximité (le premier et le second centre) organisant les mobilités quotidiennes. Le parcours en ville a été composé par le professeur avec les élèves de manière à traverser le quartier en longeant les deux centres commerciaux, à rejoindre le centre ville, à l’explorer à partir d’une place et d’une rue piétonne, puis à rejoindre un espace préalablement déclaré inconnu par les enfants, autour d’une usine abandonnée (ancienne usine Wonder) près de la gare, avant de « remonter » sur le plateau de Hauteville. L’analyse du parcours iconographique réalisé à partir de ce parcours en ville fait ressortir quatre thèmes.
Approches, cheminements, coins et recoins
Les enfants photographient d’abord des agencements d’objets : portions d’immeubles, espaces verts, parkings, voitures, arbres. Le point de vue est celui d’un individu en position d’approche. Les deux centres commerciaux du quartier donnent matière à des images de ce type où les déambulations prévisibles empruntent les parkings, rencontrent les massifs de plantes et d’arbustes, tandis que les textes énumèrent les commerces et services disponibles. L’espace photographié pris à hauteur d’enfant accorde une place importante à l’avant-plan qui sera traversé, tandis que le texte énumérant les commerces valorise le but de la traversée. Contrairement à la norme des manuels scolaires, ils n’ont retenu aucune photographie d’objets de type immeuble ou ensemble d’immeubles, cadrés de telle manière que ceux-ci apparaîtraient comme leurs centres d’intérêt primordiaux. Les immeubles sont représentés soit avec des cadrages resserrés sur des « coins », des angles intérieurs, valorisant ainsi les échelles et les sensations de l’habiter (balcons, vues réciproques sur appartements, jeux d’ombre et de lumière), soit avec des cadrages un peu plus larges que l’immeuble, valorisant soit sa verticalité, soit son « horizontalité » ou plus précisément les environs de son emprise, dévoilant ainsi les itinéraires de déambulations possibles autour et entre (Figure 1, photographie n° 1 titrée : la photo d’un immeuble de Hauteville vers le deuxième centre qui montre où vivent les habitants ; Figure 3, photographie n° 1 titrée : mon espace vécu). Hors du quartier, les cheminements intriguent et attirent surtout autour d’un quartier « pas comme les autres », pour lequel n’existe qu’un seul accès. Il est alors décrit ou plutôt évoqué comme un labyrinthe (Figure 1, photographie n°3 titrée : la photo d’un endroit de Lisieux. Cet endroit ressemble à un labyrinthe). Dans ou hors du quartier, le parcours iconographique semble mettre en avant non les grands linéaments fonctionnels de l’espace aménagé, mais les cheminements à l’échelle d’un lieu d’usage, les vues à l’échelle de l’habiter, les circonvolutions possibles ou imaginées.
Lumière, objets, silences : des événements
Les articulations iconographiques valorisent des événements, ce que l’on pourrait définir comme la rencontre pendant le parcours entre un dispositif (un aménagement) plus ou moins rare, une certaine densité sociale déjà connue et/ou constatée et une perception qui se détache et ressort sur un continuum de sensations. Deux événements inverses dans leur contenu structurent le parcours iconographique final : la saisie de la Place François Mitterrand au centre de la ville à partir des sapins de Noël dans la lumière du soleil en milieu de matinée (Figure 3, photographie n° 2 titrée : le centre de Lisieux) ; celle d’un ensemble de maisons comme en retrait du monde bien qu’au centre de la ville (Figure 1, photographie n° 3 titrée : la photo d’un endroit de Lisieux. Cet endroit ressemble à un labyrinthe).
Les deux événements soutiennent la sélection d’un grand nombre de photographies proches ou identiques : les deux tiers de celles devant permettre de raconter ce qu’est la ville pour les vues de la place centrale (les autres étant concentrées sur la cathédrale cependant assortie de sapins de Noël ainsi que sur la « rue piétonne ») ; un peu moins d’un tiers de celles permettant de raconter quelque chose de surprenant, pour les maisons du quartier du Bouloir. Par ailleurs, le cadrage valorise la dimension sensorielle de la saisie, en particulier la lumière arrivant sur la place depuis le coin gauche de la photographie et donnant aux sapins et aux autres décorations une connotation de fête. Le texte relaie quelquefois l’expression sensorielle, mais valorise plutôt la rencontre et, une fois, la notion d’événement : « là où tout le monde se rassemble pour des événements […] » (Figure 3, photographie n° 2 titrée : le centre de Lisieux). Le lieu en retrait du monde est surtout circonscrit par le texte qui fait valoir le silence, l’immobilité et les composants « naturels » : « ce qui est surprenant c’est que la rue est toute petite et étroite. C’est très silencieux ; il n’y a pas de voiture. En arrière-plan, on voit une barrière et quelques végétaux » (Figure 2, photographie n° 3 titrée : rue du Bouloir [en ville]). En dehors de leur quartier d’habitation, dont la représentation est plus composite et partagée, les parcours iconographiques d’enfants tendent à se structurer autour d’événements, dont les contenus inverses (la densité, le silence) viennent ici jouer avec la notion de ville, en réponse à la demande de description.
L’espace public
En relation avec les images, les textes des iconographies expriment la préoccupation des enfants pour l’espace public. C’était le but recherché par le dispositif en concordance avec la situation scolaire de production. Mais la description n’est pas cantonnée aux formes, ni aux fonctions. Elle procède par rapprochement avec la sociabilité scolaire, périscolaire et habitante de l’auteur : « Derrière cet immeuble il se trouve une école primaire où j’étais avant avec tous mes copains. C’est là où tout le monde va », « les gens du collège de Hauteville viennent faire du sport ou s’amuser au stade en sortant du collège… tous les jours quand ils le veulent pour passer du bon temps. Ou les gens peuvent se donner rendez-vous quand ils le veulent » (parcours iconographique de Bastien). Plus souvent, elle décrit une vie urbaine sans distinguer des catégories de population : « Cette photographie raconte le deuxième centre de Hauteville ou tout le monde se retrouve » (parcours iconographique de Théo) ; « Cette place est importante car elle est vivante : ceux qui y habitent peuvent faire tout ce qu’ils veulent sans se déplacer très loin » (parcours iconographique de Malorie). La catégorie des personnes âgées apparaît souvent pour qualifier l’espace public vide et immobile du quartier du Bouloir. Ces nombreux énoncés d’apparence banale mais relativement divers, mériteraient que des entretiens ultérieurs démêlent dans ce constat, ce qui relève d’un fait expérimenté par l’habitude (et depuis quand selon eux), d’une conquête relativement récente de l’espace public ou encore d’une promesse de découverte de la vie sociale.
Quelques stratégies d’expression d’une expérience urbaine enfantine.
Sur des populations d’environ vingt personnes à chaque fois, il n’est pas opportun de vouloir distinguer des profils d’enfants ou des types d’expérience urbaine enfantine dont seraient censés témoigner les parcours iconographiques. En revanche, il est permis de caractériser des stratégies iconographiques assez différentes. Quatre peuvent retenir l’attention.
La stratégie dite de « l’habiter » consiste à prêter par le texte des attentions et des sentiments aux habitants du quartier comme de la ville (Figure 1). L’espace privé des personnes (logement) est articulé à l’espace public. « Les habitants de Hauteville vivent comme ils veulent dans des appartements ou des maisons qui se trouvent dans des quartiers où ils ont leurs habitudes. Cette photo montre que les habitants vivent correctement dans leurs appartements. Et aussi devant les immeubles […] » (commentaire de la photographie n°1 titrée : la photo d’un immeuble de Hauteville, vers le deuxième centre, qui montre où vivent les habitants). En écho, le cadrage de la vue choisie pour le quartier découpe un coin d’immeuble dont le texte indique que les arbres, voitures et parking qui le jouxtent ont leur importance pour définir la qualité de la vie des habitants. Les enfants sont mentionnés parmi la population habitante à travers la présence de jeux dans une rue piétonne jugée représentative de la ville. Enfin, le cadrage et le point de vue sur le surprenant « labyrinthe » invite aussi à une relation d’intimité : en décalant l’axe de prise de vue de celui de l’entrée dans le quartier du Bouloir, l’auteur de la photographie semble inviter son spectateur à se pencher sur la droite pour… imaginer ce qu’il ne voit pas encore. On est alors loin de la norme iconographique des manuels scolaires, laquelle centre les objets jugés dignes d’intérêt dans la représentation photographique et les présente sans demande de participation au spectateur : les objets à voir doivent sembler s’y offrir au regard. Les trois photographies commentées se répondent ainsi sur le thème de l’articulation du regardé et du regardant, du privé et du public, du visible et du masqué.
La stratégie dite de spatialisation (Figure 2) privilégie la remise en espace (trois dimensions) d’une série d’images (deux dimensions). Pour cela, le texte énonce une partie de ce qui peut être vu dans l’image (dénotation) et complète la description d’une approche par plans. Dans le cas où le quartier est connu de l’auteur (première photographie), les mentions de lieux en arrière-plan correspondent à un espace masqué : « derrière lui [le stade] il y a le collège, la cantine et des arbres » (commentaire de la photographie n° 1 titrée : le stade). Lorsqu’il s’agit de quartiers mal ou pas connus, l’auteur décrit ce qu’il voit en arrière-plan de la photographie : « sur la photo, il y a le centre ville, des voitures, des immeubles, des personnes et en arrière-plan, on voit des arbres » (commentaire de la photographie n° 2 titrée : le centre ville). L’ensemble des commentaires fait la part belle à « la nature » : arbres, brins d’herbe au pied des murs qui encadrent la ruelle du Bouloir. Ce régime de commentaire suppose un choix assez homogène de photographies : elles sont ainsi toutes construites comme si elles plaçaient le spectateur « face aux choses » : la rangée d’arbres au bord du stade, la rangée d’immeubles entre arrière-plan boisé et avant-plan de rue, le revêtement de la ruelle et le portail au fond. L’élève s’est affranchi de la norme scolaire, laquelle promeut la vue médiane (ni rapprochée, ni panoramique) pour donner à voir et analyser des arrangements d’objets géographiques d’échelle moyenne, ce qu’il est convenu d’appeler paysage en géographie scolaire.
La stratégie de focalisation sur l’activité ludique consiste à lire les espaces urbains à partir des équipements et des pratiques de jeu (Figure 3). Des quatre stratégies, elle est la plus proche du monde de l’enfance et de ce fait, éloignée de la norme scolaire, laquelle n’envisage pas que des différences d’âge, de genre ou de parcours biographique se manifestent dans le regard porté sur l’espace. Les cadrages sont représentatifs de la très grande majorité des réalisations photographiques, même si ensuite peu d’élèves se sont centrés sur la seule activité ludique dans leur commentaire. La focalisation sur les équipements permanents de jeux comme sur les animations temporaires (sur la place centrale) repousse les immeubles en périphérie d’image : ils sont coupés, décentrés, en partie masqués par les installations. Les textes confirment cette centration : les jeux représentent l’espace partagé par les enfants de Hauteville ; les animations de Noël sont au centre de ce qui est présenté comme : « là où il y a plein d’activités et là où tout le monde se rassemble pour des événements comme Noël ou le Nouvel An ou encore Halloween » (photographie n°2 titrée : le centre de Lisieux) ; enfin le quartier « où il n’y a rien à faire » est sauvé par « les jeux tout cassés » (photographie n° 3 : espace non pratiqué).
La stratégie de lecture graphique de l’espace exploite quelques photographies d’écrits urbains (Fraenkel, 2007) pour en faire des indications non plus de direction et de repérage dans l’espace urbain des pratiques, mais des indications de lecture de l’espace urbain représenté par l’auteur (Figure 4 : parcours iconographique de Flora). Les cadrages sont resserrés sur ces écrits : nulle trace de paysage ou même de scène ; la norme scolaire est donc là aussi déjouée. La matérialité du signe et de son support est la qualité qui semble recherchée dans la sélection photographique. Le rapport installé entre usages prévus de ces écrits (des panneaux indicateurs, des enseignes publicitaires) et usages iconographiques est travaillé ; il ne fonctionne pas de façon automatique. Si la première photographie est jugée pertinente, c’est parce qu’elle représente grâce à la liste de commerces fournie par les panneaux, « la vie des habitants ». La troisième met en scène un interlocuteur fictif qui serait l’habitant de Lisieux : « si l’on montre cette photo [qui comporte une vieille enseigne publicitaire] aux habitants de la ville ils ne la reconnaîtront sûrement pas sauf les habitants de ce quartier » (photographie n° 3 titrée : rue du Bouloir). Cette mise en scène contribue à installer l’expérience urbaine dans le registre des écrits adressés. Ici, l’adresse est double : elle clive la population entre ceux qui partagent le référent auquel la photographie renvoie explicitement comme un monde partagé, et un auditoire universel constitué de ceux qui n’ont pas cette expérience et ne peuvent donc lire la photographie de la même façon.
Conclusion
La méthodologie du parcours iconographique permet l’expression d’une expérience spatiale au sens où les contenus ne renvoient pas seulement à des cheminements ou à des repères isolés, mais à un rapport à l’espace (Ramadier et Depeau, 2010, p.69). Il s’agit aussi d’une expérience urbaine au sens où c’est bien l’espace public qui est l’objet du discours, d’une mise en ordre par laquelle du nouveau, inconnu des enfants est intégré à du déjà connu, à partir de repères qui ne relèvent ni du privé, ni du domestique. L’objectif scolaire de la sortie était celui-ci et la méthodologie du parcours iconographique a été mise au service de cet objectif. Mais il faut noter la très grande distance à laquelle les productions iconographiques des enfants tiennent la norme iconographique de la géographie scolaire, calée quant à elle sur les notions de paysage et de modèle morphologique. Par ailleurs, la diversité même des stratégies iconographiques d’enfants montre que l’effet d’imposition adulte et scolaire semble avoir peu joué.
Quatre stratégies typiques ont été repérées. La stratégie de l’habiter privilégie l’articulation entre privé et public et anime les habitants d’intentions. La stratégie de spatialisation tente de donner trois dimensions à la représentation de l’espace public en articulant les objets photographiés à leurs arrière-plans et les images aux espaces d’usage qu’elles masquent. L’activité ludique s’impose comme une grille de lecture de l’espace urbain attendue des enfants, mais c’est bien la ville qui est vue depuis les jeux et les événements qu’elle propose. Enfin, la stratégie de lecture graphique consiste à s’appuyer sur des écrits urbains photographiés pour adresser à son tour des indications de lecture propre de l’espace public. Ces façons de faire montrent que la méthode du parcours iconographique est accessible aux enfants de 10-11 ans. Déjouant les problèmes d’inadéquation de performances graphiques (cartes mentales) des élèves à la représentation d’espaces qu’ils connaissent, cette méthode bénéficie de l’usage très répandu de la photographie numérique (appareil photographique, téléphone portable), de son stockage, de son envoi, de son partage et de sa retouche. Par ailleurs, les élèves sont capables à cet âge de choix de cadrage, de point de vue, voire de mise en scène, qu’ils expérimentent ensuite de façon fine pour des images d’eux-mêmes. Enfin, le format court de l’écrit dans le parcours iconographique autorise une grande diversité d’expression sans pour autant nécessiter une maîtrise des genres de l’écrit que l’école codifie progressivement au collège.
Par rapport à d’autres démarches existant en milieu scolaire, la méthodologie du parcours iconographique met l’accent sur l’analyse de pratiques et non seulement de représentations (maquettes, plans, schémas, cartes) dans la construction d’une géographie des enfants. Elle souligne l’importance des démarches collectives à côté d’exercices réflexifs individuels (reprise de textes ou de croquis réalisés par soi). Elle montre aussi les variations possibles dans l’articulation entre perçu et connu suivant le degré de familiarité avec les quartiers constitutifs d’un espace public à investir. La variété des habiletés ainsi mises en œuvre, leur inégal niveau de complexité invite à explorer plus loin le rapport entre langages, spatialisation et expression d’une appropriation de l’espace public chez les enfants. De ce point de vue, des entretiens postérieurs aux réalisations iconographiques permettraient d’explorer leur intentionnalité d’« enfants spatiaux ». Enfin, cette appropriation (être chez soi dans l’espace public) paraissant bien être en France et ailleurs (Manning et al., 2010) l’un des enjeux forts d’une politique de l’enfance, le parcours iconographique se propose comme une des façons d’explorer la géographie des enfants et non pas une géographie du moi ou des seules expériences de l’intime, fût-il partagé.
Remerciements
Qu’Eric Ratzel, professeur d’histoire-géographie au collège Laplace de Hauteville à Lisieux, sous la férule duquel les parcours iconographiques analysés ici ont été réalisés, soit vivement remercié.
Figure 1 : Le parcours iconographique de Coraline
Figure 2 : Le parcours iconographique de Marie
Figure 3 : Le parcours iconographique de Marie
Figure 4 : Le parcours iconographique de Flora
Bibliographie
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