Pérégrinations d’un terrain sans territoire

BORIS BEAUDE

Géographe, chercheur au sein du laboratoire Chôros
École Polytechnique Fédérale de Lausanne
boris.beaude@epfl.ch

 

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Comment faire du terrain lorsqu’il n’y a pas de territoire? Cette simple question m’a accompagné tout au long de ma thèse (Beaude, 2008). Ce n’est qu’à son terme que j’ai acquis la quasi-certitude que la question posait davantage de problèmes que la démarche. Il m’aura fallu près de dix ans.
Dès 1997, cette question est apparue sous une autre forme alors que je réalisais mon mémoire de D.E.A (Diplôme d’études approfondies) sur la dimension spatiale du cyberespace (Beaude, 1998). Est-ce bien de la géographie m’a-t-on répété à plusieurs reprises? J’en avais l’intime conviction, mais, par ses représentants, la géographie me soufflait que cela n’était peut-être pas le cas. Il existait manifestement une étroite relation entre le terrain et la preuve, entre le terrain et la légitimité (Calbérac, 2010), mais aussi entre le terrain et le territoire. La racine commune entre ces deux termes est finalement apparue comme une épreuve à laquelle j’allais être confronté pendant plusieurs années, m’imposant une profonde immersion dans les arcanes épistémologiques d’une discipline passionnante.

Du territoire à l’espace

Plus encore que d’autres sciences sociales, la géographie fut profondément renouvelée au cours du XXe siècle. Elle est passée d’une description raisonnée du territoire à la compréhension de la dimension spatiale de l’action avec une souplesse surprenante, qui ne se fit pas sans quelques fractures éparses, quelques douleurs aussi, mais sans rompre, au moins jusqu’à présent. Ce passage du territoire à l’espace, mais aussi de la description à la compréhension, pose néanmoins quelques problèmes, dès lors que l’on aspire à la compréhension du monde contemporain.

En à peine un siècle, la géographie est devenue tout à fait familière de l’importance de l’immatériel, ressource inépuisable de l’action, faite de représentations, de symboles, de compétences, d’émotions et plus généralement de tout ce qui motive les actes individuels, mais aussi collectifs. Par ailleurs, la géographie a pris la mesure de l’importance des réseaux, qui se sont imposés à toutes les échelles de notre existence, ajoutant aux cours d’eau et aux vallées des voies artificielles de plus en plus nombreuses qui, au moins depuis les Romains, créent des liens privilégiés sans cesse plus nombreux entre des lieux, réagençant perpétuellement notre monde. Pourtant, malgré ces deux avancées majeures, la géographie n’a investi que très marginalement une composante croissante de notre environnement qui se situe précisément à l’intersection de l’immatériel et des réseaux : la télécommunication. Cette omission ne témoigne pas tant d’une absence de perspective et d’anticipation, mais plutôt d’un attachement à une conception de l’espace trop matérialiste. Cette « posture » place pourtant la géographie en situation de ne pas compter parmi les disciplines qui rendent intelligibles l’une des dynamiques contemporaines les plus vives. En particulier, la géographie s’interdit l’étude d’un des espaces les plus intenses et les plus habités du monde contemporain en s’obstinant à ne pas considérer les liens invisibles que des millions d’individus tissent chaque jour un peu plus. Ce manquement est d’autant plus regrettable, que l’espace y occupe une place essentielle, en dépit de son apparent affranchissement. C’est en effet d’un espace créé de toutes pièces dont il s’agit. À défaut d’être virtuel, Internet est en effet totalement artificiel, ce qui souligne sa puissance heuristique comme expression d’une multitude de virtualités qui y trouvent l’occasion d’être actualisées. Pratiquer Internet comme « terrain », c’est au moins avoir la conscience de cela !

Terrain

L’évolution de mon rapport au « terrain » est finalement parfaitement révélatrice de l’itinéraire intellectuel parcouru lors de mon travail de thèse. Parti des espaces dits « virtuels », mon « terrain » initial portait sur les cybercafés, espaces susceptibles d’apporter une légitimité géographique, conformément au paradigme territorial en vigueur (Eveno, 2004). Insatisfait de cet artifice, j’ai finalement décidé de partir d’une pratique afin de valoriser structurellement la dimension spatiale d’Internet dans le cadre d’une problématique sociétale qui articulait un changement de métrique (du topographique au topologique) à une pratique : l’accès aux ressources musicales. Une telle approche permettait d’identifier clairement la dimension spatiale des incidences culturelles, économiques et politiques du piratage d’œuvres immatérielles. Cette recherche révéla finalement un enjeu plus important : c’était la problématique du lieu, comme espace du contact, qui était engagée. La rencontre de l’espace et de la technique se retrouvait ainsi dans le lieu, espace élémentaire de l’interaction sociale. Or, le lieu se présentait comme la parfaite synthèse de la dimension spatiale de l’action, en cela qu’elle a précisément « lieu », toujours. La démonstration de la réalité d’Internet, comme technique, mais aussi comme espace, ainsi que la mise en perspective de ses lieux singuliers, sembla nettement plus représentative de l’aboutissement de cette recherche, se traduisant par la considération que le « terrain » que je cherchais était Internet lui-même. Plus précisément, je compris intimement que j’avais fait de la géographie telle que suggérée par Denis Retaillé, lorsqu’il dit que « faire de la géographie, c’est chercher le lieu de la société et non pas définir la société par le lieu donné » (Retaillé, 1996 : 95). Il ne fut donc pas question de « terrain », figure imposée du paradigme territorial de la science géographique, mais bien d’espace. Un espace que je pratique depuis plus de quinze ans, un espace tellement vaste, que j’ai décidé, au terme de la démonstration de sa réalité, de le décrire en quelques-uns de ses lieux singuliers. Des lieux réticulaires, par opposition aux lieux territoriaux, des lieux contemporains, parmi lesquels Google, Wikipédia, Meetic, eBay, Amazon, Expedia, LeMonde.fr, Bittorent, MySpace ou Facebook. Autant de lieux qui répondent à des problématiques spatiales fortes et clairement identifiables. Autant de lieux qui informent sur « la manière dont la société règle ses distances » (Retaillé, 1996). La formalisation adoptée répond donc à un double souci, celui de la transmission et celui de la compréhension, avec l’impératif de respecter la tension entre pertinence, cohérence et accessibilité du propos (Lévy, 1999 : 32).

J’ai donc appliqué cette approche de façon plus ou moins approfondie à différents lieux pour montrer la diversité des problématiques, en insistant essentiellement sur la réalité de ces espaces : le simple fait qu’ils soient là ! À la différence du territoire, les espaces d’Internet ne se déploient pas sur une étendue qui leur préexiste. Leur existence est en soi une réalité sociale ! Finalement cette démarche était très « terrain », comme certaines pratiques qui consistent à se poser et regarder ce qu’il se passe, attentivement. Je me suis demandé quels sont les espaces les plus fréquentés et de quoi sont-ils l’espace ? À travers cette démarche, les types de substances qui se prêtent très bien aux propriétés d’Internet se dégagèrent plus distinctement.

Circonscriptions

Je n’ai pas traité directement de la spatialité de grandes avancées telles que l’open source (Apache, PHP, Linux, etc.), celle-ci étant limitée à des individus particulièrement expérimentés. C’est pourquoi j’ai privilégié des lieux plus lisibles, tels que Wikipédia (qui hérite néanmoins des avancées initiales de l’open source). À partir du moment où la friction de la distance devient négligeable, des compétences limitées et dispersées territorialement peuvent converger et produire un même objet d’une complexité remarquable. Il m’importait de montrer que Wikipédia était certes une encyclopédie, mais aussi l’espace de sa production. Par ailleurs, la diversité des sujets traités et la façon dont sa coproduction y est organisée (en supposant en particulier que chacun peut être compétent dans un domaine) sont en fait très liées à l’idéologie qui fut aux fondements d’Internet.
Une telle idéologie ne pouvait pas se développer aussi clairement sans la spatialité correspondante, qui nécessitait des propriétés spécifiques dont n’est pas pourvu le territoire. Voilà, brièvement, comment j’ai appréhendé le terrain : j’ai cherché à comprendre de quoi les plus éminents sites internet était le lieu, en les fréquentant assidûment, en les observant, jusqu’à en trouver la substance. Je reconnais que cette démarche est particulièrement adaptée à des espaces émergents, lorsqu’il importe surtout d’en identifier l’étendue des possibles et de ne pas se perdre dans des détails souvent peu éclairants. Aussi, j’ai évité le plus possible les méthodes qui reposent sur des statistiques ou des entretiens, la dynamique de cet espace ne s’y prêtant pas du tout. Facebook ou Twitter, par exemple, ont connu sur cette période des croissances annuelles pouvant atteindre près de 500%. D’autres, tels que Second Life ou MySpace ont perdu considérablement de leur superbe après avoir été pourtant largement encensés. Conscient de la fragilité des espaces singuliers constitutifs d’Internet, je me suis surtout attaché à en comprendre les grands traits. Mon principal objectif était de dire qu’il y avait bien de l’espace « ici », qu’il s’y passait quelque chose. C’était déjà beaucoup.

Les autres approches d’Internet, dès lors qu’elles se focalisent sur le paradigme territorial qui domine largement la discipline, présentent également un intérêt. Ces problématiques et les terrains correspondants sont tout à fait légitimes et soulignent souvent des enjeux de premier ordre. Le fait que la géographie se concentre sur les politiques locales de déploiement des infrastructures, sur leur inégale couverture de l’étendue terrestre ou sur la « fracture numérique » questionne en revanche les raisons de ne pas s’intéresser à d’autres problématiques dont les enjeux ne sont pas moindres. L’évolution récente des recherches, vers le renouvellement de la cartographie (Google Map, Google Earth, OpenStreetMap, et les mashups correspondants) ou les spatialités hybrides (géolocalisation, RFID…), présente quelques signes encourageants, mais continue de ne pas considérer pleinement les spatialités qui n’impliquent pas directement du territoire.

À présent, la géographie ne doit pas s’interdire de prendre au sérieux la spatialité d’Internet et des espaces correspondants, même lorsqu’ils n’impliquent pas directement du territoire. Surtout, lors de l’étude de spatialités hybrides, la géographie ne doit pas considérer que l’espace émerge lorsque l’on montre que des logiques de proximité territoriale restent déterminantes ou que les États-nations ne sont pas dissous par la réticularité d’Internet. Meetic ou iTunes ont certes des déclinaisons locales et nationales pour des questions fonctionnelles et juridiques, mais il n’en demeure pas moins que la spatialité interne à ces espaces doit être pleinement considérée. Lorsque le territoire se fait moins contraignant, c’est un autre espace qui émerge, qui est lui aussi fait d’agencements, de distances, de limites, de centralités, de densités et de diversités. Comprendre la rencontre par internet ne revient pas à dire que, finalement, les individus rencontrent des personnes résidant la même ville, mais plutôt d’identifier les modalités de l’interaction qui font que des individus préfèrent cette spatialité plutôt qu’une autre pour rencontrer des individus qui se situent dans la même ville. Cela pose fondamentalement la question de la substance d’un espace et des problématiques correspondantes. Qu’est-ce qu’un espace qui ne mobilise pas pleinement le corps ? Qu’est-ce qu’un espace dont l’agencement n’est pas matériel ? Quelles traces laissons-nous sur Internet ? Répondre à ces questions suppose de « faire du terrain » sur Internet, mais surtout de prendre cette expression comme un héritage dont la signification se limite à la pratique d’un espace que l’on souhaite rendre intelligible (Berque, 2011). En sus de l’explorer, voilà un espace qu’il est temps d’habiter !

Bibliographie

BEAUDE B., 2008, «Eléments pour une géographie des lieux réticulaires. Avoir lieu aujourd’hui», thèse de troisième cycle, Université Paris I – Panthéon Sorbonne.
BEAUDE B., 1998, «Éléments pour une géographie du cyberespace», mémoire de DEA, Université Paris VII – Denis Diderot.
BEAUDE B., 2008, «Internet, un lieu du Monde», in L’invention du Monde, dir. Jacques Lévy, Paris, Presses de Sciences Po, pp. 111-131.
CALBERAC Y., 2010, « Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté imaginaire disciplinaire au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXe siècle», thèse de troisième cycle, Université Lyon Lumière – Lyon 2.
EVENO E., 2004, Le paradigme territorial de la société de l’information. Netcom (1-2), pp. 89-134.
RETAILLE D., 1996, La vérité des cartes. Le débat (92), pp. 87-98.
LEVY J., 1999, Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde. Paris: Belin.
BERQUE A., 2011, « Fieldwork and hermeneutics in the case of Japan ». Cultural Geographies 18 (1), pp. 119-124.