Le terrain des géographes est-il un terrain géographique ?
Le terrain d’un épistémologue
YANN CALBERAC
Université Paris-Sorbonne (IUFM de Paris), UMR 5600 « Environnement, ville, société »
« Avant l’œuvre, œuvre d’art, œuvre d’écriture, œuvre de parole, il n’y a pas d’artiste, ni d’écrivain, ni de sujets parlant, puisque c’est la production qui produit le producteur, le faisant naître ou apparaître en le prouvant. »
Maurice Blanchot, Après coup .
Cet article s’inscrit dans un renouveau des approches historique et épistémologique de la géographie française qui fait du terrain – entendu à la fois comme la pratique empirique de collecte des données mais aussi les espaces étudiés par les géographes – son entrée privilégiée. Ce regain d’intérêt pour cette instance centrale dans la production des savoirs géographiques mais finalement peu questionnée par ceux qui la pratiquent rompt avec les approches historiques menées jusqu’à présent qui en font, à l’image des travaux qui portent sur l’œuvre de Vidal de La Blache, une étape dans la construction de la discipline et de son objet (par exemple : Robic, 1996). En dépit du projet politique et éthique d’Yves Lacoste qui, dans la lancée de son pamphlet La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Lacoste, 1976), vise à refonder la relation d’enquête (Hérodote, 1977 et 1978), cette instance n’est pas davantage interrogée par les géographes français, à la différence des spécialistes des autres sciences sociales qui ont à cœur d’instruire le procès de cette pratique qu’elles ont en partage. Il faut attendre les années 2000 et les travaux pionniers d’Anne Volvey (Volvey, 2000, 2003 et 2004) pour que cette thématique rencontre une légitimité dans les débats contemporains marqués par les évolutions récentes de la discipline comme le tournant spatial (Cusset, 2003 ; Lévy, 1999) ou les avancées des géographies anglophones (Staszak, 2001). Dans le même temps, la communauté s’est largement saisie de cet objet qu’elle envisage selon des questionnements qui encouragent l’interrogation réflexive. Durant les dernières années, on a assisté à une effervescence de manifestations scientifiques sur cette question : des colloques, des journées d’étude, des publications, café géographique, une émission de radio, jusqu’à la revue qui accueille cette contribution et qui consacre une rubrique au terrain… ont permis aux géographes de s’approprier ces questionnements, et, ce faisant, d’interroger à la fois la place du terrain dans la construction des savoirs disciplinaires ainsi que dans l’imaginaire disciplinaire. L’approche du terrain a été renouvelée en conséquence : au-delà de la polysémie du terrain (l’espace, la méthode et l’échelle), c’est sa spatialité – c’est-à-dire la capacité de cette pratique à construire des formes spatiales – qui est désormais mise en avant (Volvey, 2003).
C’est dans ce contexte que j’ai mené mes recherches en histoire et en épistémologie de la géographie (Calbérac, 2010) : en mettant l’accent sur le terrain envisagé comme une pratique, elles visent à dépasser l’opposition entre les deux postures antithétiques – le géographe « de terrain » et le géographe « de cabinet » – qui ont durablement structuré les représentations du métier de géographe. Elles proposent également une définition du terrain qui, en en faisant un espace à part entière (et donc redevable à ce titre d’une approche géographique), permet de dépasser la dialectique habituelle de la méthode ou de l’objet. Elles permettent aussi de dépasser l’opposition entre les discours de ceux qui font du terrain et qui se saisissent de leurs pratiques pour interroger le terrain dans une démarche réflexive (par exemple : Blanc-Pamard, 1991 ; Sanjuan, 2008), et de ceux qui l’étudient sans en faire.
Le but de cet article est donc double. D’une part, il entend montrer qu’une démarche épistémologique sur le terrain peut donner lieu à des pratiques de terrain. D’autre part, il vise à proposer une nouvelle définition du terrain, nourrie des avancées récentes de la discipline. Pour être mené à bien, ce projet – nourri, comme cette rubrique l’exige, de mes propres pratiques de terrain – nécessite d’opérer un glissement : il me faut dépasser mon expérience forcément limitée du terrain (au sens où ma pratique n’est pas celle d’un géographe de terrain estampillé comme tel par la communauté) et en faire une « expérience-limite » au sens que lui donne Maurice Blanchot dans L’entretien infini (Blanchot, 1969), c’est-à-dire une expérience dont l’impossibilité même est la condition sine qua non de sa réalisation. C’est justement parce que je n’ai pas un terrain qui se donne d’emblée comme tel que je peux l’étudier dans toute sa dimension problématique.
Une expérience limitée
L’affaire est entendue : je n’ai pas un terrain entendu au sens canonique de la discipline, c’est-à-dire un fragment d’espace que j’étudie et à travers lequel je pourrais guider des étudiants. Pour autant, je n’en fais pas moins beaucoup de terrain (entendu ici comme une pratique). Je reprends donc à mon profit les gestes constitutifs de l’identité disciplinaire (Calbérac, 2009) afin de réunir une grande variété de matériaux sur lesquels fonder empiriquement mes analyses. Si certains sont des textes (de différentes natures : ouvrages, comptes rendus publiés, article de revues…) qu’il me suffit de consulter en bibliothèque (donc dans le cabinet), d’autres doivent être collectés in situ, c’est-à-dire là où ils se trouvent. Ainsi ai-je mené une vaste enquête pour recueillir dans toute la France et en Suisse près d’une centaine d’entretiens avec des géographes de toutes les générations et de tous les champs de la discipline. J’ai également accompagné sur le terrain deux doctorantes afin d’observer et de filmer leurs pratiques scientifiques dans le but de réaliser un court-métrage documentaire. Cette pratique répétée du terrain fait-elle pour autant de moi un géographe de terrain ? Rien n’est moins sûr dans la mesure où cette pratique ne s’attache pas à un lieu bien identifié et circonscrit dont la connaissance objective serait le but de ma recherche. Mon terrain – si j’en ai un – doit donc être dissocié des lieux où je mène mes enquêtes : sa nature est autre. Mais je n’en suis pas moins un géographe qui fait du terrain : les pratiques que je mets en œuvre se déploient dans l’espace et se caractérisent donc par leur dimension spatiale. Ces formes spatiales que je tisse produisent à leur tour des espaces, qui sont, à proprement parler, mon terrain entendu comme l’espace d’une pratique (Volvey, 2003). De même, les géographes que j’interroge produisent des espaces lorsqu’ils font du terrain, et ce sont ces espaces qu’ils construisent en cherchant qui constituent mon terrain au sens premier du terme, c’est-à-dire l’espace que j’étudie et sur lequel je déploie l’outillage conceptuel et méthodologique de ma discipline.
Le problème qui m’occupe est donc double. D’une part, mon terrain n’est en aucun cas réductible à la somme des espaces étudiés par chacun des géographes que j’ai interrogés : je m’intéresse en effet au terrain de toute la communauté disciplinaire, passée et présente. D’autre part, aller sur les lieux qu’étudient les géographes ne me permet pas pour autant de comprendre mon terrain. L’espace que j’étudie – mon terrain, au sens canonique de la discipline – est donc entièrement forgé par les pratiques collectives des géographes ; s’il n’a aucune matérialité topographique et s’il n’est pas tangible, il n’en existe pas moins, et suffisamment pour être étudié comme n’importe quel autre espace.
Mon expérience de terrain est donc limitée dans la mesure où elle est privée d’une dimension importante du travail d’enquête, le parcours et l’observation, que la tradition disciplinaire a très largement valorisés. Mais j’ai bel et bien un terrain même si je ne peux le fréquenter. Ce manque fait surgir l’objet dans toute sa singularité. Il invite en effet à dissocier l’espace étudié de l’espace produit par la recherche : c’est cette intangibilité qui permet de faire advenir cet espace construit et inaccessible mais qui existe bien. C’est ainsi que l’on peut parler d’« expérience-limite » pour qualifier cette démarche : c’est l’impossibilité même d’avoir un terrain spatialement délimité qui fonde la spécificité de l’espace que j’étudie et que je m’approprie, mais dont la nature est singulière. Au-delà, cette « expérience-limite » est constitutive de l’espace que j’étudie, dans la mesure où mes pratiques participent directement à le construire : j’étudie en effet l’espace forgé par les pratiques de terrain d’une communauté avec laquelle je partage ces pratiques scientifiques.
Qu’est-ce qui fait espace dans le terrain ?
Comment des pratiques peuvent-elles créer de l’espace ? Quand je cherche, je rassemble des éléments hétérogènes et je les construits en corpus (des entretiens, des comptes rendus de thèse ou d’excursion…), je rassemble (par des lectures ou des échanges) des réflexions qui servent à étayer les hypothèses qui me paraissent pertinentes pour instruire ma démarche. Ces diverses pratiques commencent à faire terrain dès lors qu’elles sont spécifiquement agencées afin de mettre au jour le fonctionnement de l’espace qui m’intéresse. Je construis donc un dispositif intellectuel qui me permet d’appréhender un espace en même temps qu’il le fait advenir. Mes pratiques de recherches tissent un filet qui relie ces matériaux accumulés afin d’attraper cet espace. C’est le but (comprendre ce terrain) qui légitime la démarche. Le fait de ne pas avoir de terrain tangible n’y change rien ; bien au contraire : cela permet justement de souligner à quel point l’espace construit par les pratiques est différent de l’espace étudié par ces pratiques. Faire du terrain consiste ainsi à déployer des pratiques spécifiques de telle sorte que cette construction soit opératoire pour éclairer le fonctionnement de l’espace retenu.
La théorie de l’acteur réseau empruntée à Bruno Latour permet d’expliciter ce qui survient quand un géographe fait du terrain (Akrich et al. 2006 ; Latour, 1997 et 2006). Ce dernier déploie des pratiques spécifiques choisies en fonction des hypothèses et des méthodologies retenues, mais d’autre part il cherche aussi à les combiner de telle sorte qu’elles soient pertinentes pour comprendre le fonctionnement d’un espace bien défini. Ce réseau allongé ainsi formé par de multiples chaînes de traduction est ce qui réunit les lieux parcourus, les pratiques déployées, les données collectées et les ressources mobilisées et leur donne une cohérence effective pour atteindre le but heuristique fixé. Ce réseau ainsi tissé englobe l’espace étudié tout en le dépassant : l’espace n’est qu’un élément parmi d’autres de ce réseau, dans la mesure où l’observation ne saurait se substituer aux lectures, aux entretiens, aux archives, aux statistiques, etc. qui sont autant de composantes de ce réseau. Cet agencement complexe, tissé par les pratiques du chercheur, a ainsi vocation à proposer une connaissance de l’espace étudié, même si cet espace n’occupe pas le cœur de ce réseau. Voire : à chaque nœud de ce réseau, l’espace étudié change de nature. Ainsi mes entretiens me permettent d’envisager les pratiques individuelles des chercheurs, ou le rôle qu’a joué le terrain dans leur stratégie de carrière, alors que les comptes rendus d’excursion me permettent de comprendre l’apprentissage des gestes du métier. Pourtant, tous ces éléments, intriqués et rendus opératoires par leur mise en réseau, me permettent de proposer une interprétation globale de l’espace qui m’occupe, à savoir l’espace forgé par les pratiques de terrain de l’ensemble de la communauté. Ce réseau n’est donc pas réductible à la somme de ses parties ; c’est le réseau dans son ensemble qui est organisé de manière à produire de la signification ; les éléments pris indépendamment les uns des autres ne peuvent avoir aucune signification globale.
L’espace construit par les géographes – celui qui précisément me tient lieu de terrain à moi – s’apparente à un réseau, tissé de l’entrelacs de pratiques effectuées par des opérateurs (les géographes) dont l’action se déploie dans l’espace. Ces pratiques sont donc spatiales et mettent en jeu la spatialité de la société dans laquelle elles se déploient (Lussault, 2007, 2009 et 2010). Ce que se réseau produit, c’est de l’espace. Cela implique toutefois au préalable – comme nous y invite notamment Michel Lussault – à abandonner l’idée que l’espace est un donné mais au contraire à le considérer comme ce qui est construit par des pratiques spatiales.
Dès lors, le terrain n’apparaît plus seulement comme une pratique ou un espace, c’est à la fois une pratique et un espace, ou plutôt une pratique qui crée de l’espace. Le terrain est donc ce qui fait tenir ensemble : c’est l’instance qui permet de donner de la cohérence et une finalité à un assemblage composite de données, de médiations, de lectures, d’observations diverses et de concepts forgés. Le terrain permet de réunir ces éléments irréductibles les uns par rapport aux autres et de les placer sur le même plan. Toutes les tâches du géographe font dès lors terrain, dans la mesure où elles consistent à relier des données les unes aux autres : la frontière se brouille entre le travail sur le terrain et le travail dans le cabinet.
Au-delà, cette expérience-limite ne traduit en effet pas un refus du terrain, mais au contraire une nouvelle modalité de la volonté d’appréhension du réel. Alors qu’habituellement la saisie d’un terrain est première et conditionne l’accès au réel, cette démarche met au contraire l’accent sur la dimension constructiviste à l’œuvre : c’est la volonté d’appréhender un réel qui produit – par les pratiques spécifiquement mises en œuvre – un espace que j’appelle terrain et qui constitue l’objet de mes recherches. C’est bel et bien le géographe qui construit le terrain en fonction des questions qu’il se pose et des méthodes qu’il met en œuvre.
Remerciements
Pour écrire cet article, j’ai bénéficié de l’aide de plusieurs personnes que je remercie : Isabelle Lefort, Anne Volvey et Myriam Houssay-Holzschuch m’ont prodigué de nombreux conseils, et les évaluateurs anonymes ont formulé des remarques constructives qui m’ont permis d’approfondir mon propos tout en le clarifiant. Cet article a en outre bénéficié d’une aide de l’Agence Nationale de la Recherche portant la référence ANR-09-BLAN-0351-01 (programme Médiagéo).
Bibliographie
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BLANC-PAMARD, C. (dir.) (1991). Histoires de géographes. Paris : Editions du CNRS. 120 p.
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CALBERAC, Y. (2010). Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXe siècle. Thèse de doctorat en géographie dirigée par le Professeur Isabelle Lefort (Université Lumière Lyon 2). 2 volumes (392 p et 400 p) et un film Ce qui fait terrain – Fragments de recherches (52 minutes). Le volume principal est disponible en ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00551481/fr/
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