LALIBELA, UNE PETITE VILLE D’ETHIOPIE AMARREE AU MONDE

Analyse des recompositions spatiales, sociales et politiques dans une petite ville patrimoniale, sacrée et touristique

 

MARIE BRIDONNEAU

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Cette thèse consiste en une étude localisée, c’est-à-dire en la « monographie multiscalaire » d’une petite ville patrimoniale, renfermant un site d’églises rupestres inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1978. Lalibela est ici appréhendée au-delà de ses seules dimensions locales, c’est-à-dire à la fois dans son intégration à l’espace éthiopien, mais aussi dans la perspective de son ouverture et de son articulation à des acteurs, pratiques et modèles internationaux. Le patrimoine est envisagé comme le point de départ d’une réflexion sur les recompositions spatiales, sociales et politiques d’une petite ville que ses églises contribuent à amarrer intensément à l’espace mondial. La réflexion s’articule autour des relations entre patrimoine, développement, ville et pouvoir. Elle ambitionne de contribuer à la connaissance d’espaces aujourd’hui pris dans des mouvements accélérés de mondialisation, que révèlent les processus de patrimonialisation et de mise en tourisme.

Quatre dimensions de cette thèse peuvent être dégagées :

L’analyse d’une petite ville patrimoniale, touristique et sacrée à travers ses temporalités et ses inscriptions scalaires

Suite à l’analyse de temps particuliers de pèlerinages, de célébrations culturelles et religieuses, ou encore de consultations publiques et missions d’expertise, j’ai mis en évidence l’existence, à Lalibela, d’une triangulation d’acteurs formée par la société locale, les agents de l’État, et les acteurs de l’internationalisation. Ces derniers, qu’ils soient touristes, experts internationaux en patrimoine ou « passeurs » de l’internationalisation (guides locaux par exemple) impulsent une ouverture de l’espace local au monde. À chacune de ces catégories d’acteurs correspondent des relations diverses, voire contradictoires, au patrimoine que recouvrent les églises de Lalibela. Pour les habitants, qu’ils soient de simples fidèles ou clercs, elles sont un patrimoine sacré : les églises sont touchées, embrassées en tant qu’objets sacrés. Dans cette logique, l’histoire religieuse explique qu’elles ont été creusées à l’initiative du Roi-Saint Lalibela afin d’accueillir les fidèles du royaume en pèlerinage dans une « seconde Jérusalem ». Pour l’État, ce patrimoine est un « haut lieu » de la nation. Elles symbolisent la richesse culturelle de l’Éthiopie et l’inscription du récit national dans le temps long. Enfin, pour les acteurs internationaux, Lalibela renferme un de ces « sites du patrimoine mondial [qui] appartiennent à tous les peuples du monde sans tenir compte du territoire sur lequel ils sont situés ». Ces contradictions patrimoniales donnent lieu à des conflits d’usage entre les différents groupes d’acteurs.

Le « resettlement », un programme de déplacement forcé qui révèle l’instrumentalisation des questions de patrimoine et de développement

Le « resettlement » aujourd’hui en cours à Lalibela correspond au déplacement contraint de quelques milliers d’habitants établis à proximité des églises et à leur réinstallation en périphérie de l’espace urbain. Au nom de la conservation patrimoniale, de la valorisation économique du site et du développement urbain, acteurs publics éthiopiens et acteurs internationaux (Banque mondiale, Unesco) se conjuguent pour légitimer puis organiser la destruction des quartiers environnant les églises. Ce processus révèle comment les notions de patrimoine et de développement peuvent être instrumentalisées par différents acteurs à des fins de gestion et d’aménagement du territoire. L’impératif patrimonial est mobilisé pour construire certains paysages et en détruire d’autres, mettre en lumière certaines dimensions d’un espace (ici, les églises et l’architecture vernaculaire « traditionnelle ») et en cacher d’autres (ici, la pauvreté du bâti, des habitants).

– Les phénomènes d’internationalisation pour mettre à jour les impacts des mises en patrimoine et en tourisme de l’espace

L’internationalisation de Lalibela, c’est-à-dire son insertion dans l’espace mondial, est facilitée par la présence d’acteurs internationaux liés à la mise en œuvre de politiques patrimoniales ou au tourisme. Elle s’incarne dans des paysages élaborés avec le souci de renforcer l’attractivité touristique : paysages hôteliers hybrides, associant modernité dans les matériaux et savoir-faire locaux dans les formes architecturales. Paysages et formes urbaines révèlent alors la pénétration de valeurs globalisées au cœur des espaces : le souci concomitant du confort et de l’exotisme, du typique et de l’artéfact culturel localisé. Dans ce contexte, certains habitants créent un nouveau rapport au monde et tirent profit de la possibilité d’interaction avec l’étranger qu’offre l’activité touristique. On assiste alors à l’émergence d’une élite économique et sociale locale, profitant de la valorisation touristique du patrimoine. De manière plus spécifique, les « relations de parrainage » qui se nouent entre touristes et habitants révèlent comment le développement d’une petite ville peut être liée à des rencontres individuelles et donc à une articulation directe entre les espaces local et international, tant les « sponsors » dont bénéficient de nombreux jeunes gens ont contribué à l’inflation hôtelière ou encore à la multiplication des véhicules motorisés à Lalibela. L’analyse rend finalement compte d’un phénomène de « glocalisation ». Lalibela est une petite ville directement transformée par la mondialisation.

– Une analyse de l’espace politique éthiopien au cœur d’un haut lieu symbolique et historique de l’Éthiopie

Parallèlement à la progression de l’internationalisation, l’espace politique éthiopien se maintient et anime les dynamiques locales. Les pouvoirs de l’État et de l’Église sont davantage renforcés qu’affaiblis par les recompositions sociales et spatiales identifiées au niveau local. Le pouvoir de l’État se reproduit à travers l’opération de resettlement, malgré l’intervention des bailleurs de fond internationaux. En effet, le resettlement est un avatar d’une pratique de gestion territoriale étatique éthiopienne, qui traverse les régimes depuis la seconde moitié du XXe siècle. De même, la réussite financière de la nouvelle classe d’entrepreneurs ne remet pas en cause, pour le moment, l’ordre politique existant. Au contraire, ce dernier s’appuie sur l’Église orthodoxe d’Éthiopie et plus précisément sur l’administration ecclésiastique locale qui s’avère être le principal bénéficiaire de la rente touristico-patrimoniale à Lalibela.


Fiche informative

Discipline

Géographie

Directeurs

Philippe Gervais-Lambony (Université Paris Ouest Nanterre) et Sabine Planel (IRD)

Université

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Membres du jury de thèse, soutenue le 31 janvier 2013

– Bernard CALAS, Professeur, Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3 (rapporteur)
– Alain DUBRESSON, Professeur émérite, Université Paris Ouest Nanterre (président du jury)
– Philippe GERVAIS-LAMBONY, Professeur, Université Paris Ouest Nanterre (directeur)
– Alula PANKHURST, Associate Professor, University of Oxford (examinateur)
– Sabine PLANEL, Chargée de recherche, IRD (co-directrice)
– Vincent VESCHAMBRE, Professeur, École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon (rapporteur)

Situation professionnelle actuelle

ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre

Contact de l’auteur

bridonneaumarie@yahoo.fr