L’OCCIDENT D’ÉLISÉE RECLUS: L’invention de l’Europe dans la Nouvelle géographie universelle (1876-1894)

FEDERICO FERRETTI

Télécharger l'article

Le géographe Élisée Reclus (1830-1905) a connu, depuis les années 1970, plusieurs redécouvertes et vagues d’intérêt. Il a été considéré une sorte de père spirituel pour la Radical Geography anglo-saxonne ainsi que pour la géopolitique de la revue française Hérodote. Cependant, à l’occasion des colloques organisés à Montpellier, Lyon et Milan pour le centenaire de Reclus, la communauté scientifique a reconnu la nécessité d’approfondir la connaissance de ses textes et de ses archives, pour pouvoir en donner une lecture non idéologique, appuyée sur un dépouillement systématique des sources. Ma thèse vise à contribuer à cette démarche, en s’encadrant dans les travaux des membres du laboratoire de rattachement, notamment l’équipe EHGO (Épistémologie et Histoire de la Géographie) de l’UMR 8504 Géographie-cités.

La première étape de ce travail a été la lecture systématique des 19 volumes de la Nouvelle Géographie Universelle (dorénavant NGU), l’ouvrage majeur, en même temps que le moins étudié, du « géographe anarchiste ». Pour aborder ce monumental corpus, on s’est tout d’abord interrogé sur sa représentation des concepts d’Europe et d’Occident dans le contexte de la mondialisation caractérisant le dernier quart du 19e siècle, où l’on observe à la fois le point culminant des empires coloniaux et le premier redimensionnement de l’Europe dans les dynamiques globales.

Cette démarche a entrainé deux questionnements préliminaires. Le premier concerne la définition de l’idée d’une géographie universelle d’après Reclus, dans le contexte historique et culturel de son époque. Le deuxième consiste à s’interroger sur la représentativité réelle de cet ouvrage, que le groupe d’Hérodote jugeait moins intéressant que d’autres travaux reclusiens, comme L’Homme et la Terre, en affirmant que dans la NGU, l’auteur, pour ne pas mécontenter son éditeur Hachette, censurait les discours les plus politisés.

Sur le premier point, l’analyse des textes où Reclus aborde des problèmes de théorie géographique démontre qu’il ne se limite pas à l’assomption du modèle de Carl Ritter : il est aussi l’un des protagonistes de la redécouverte, partagée par plusieurs géographes européens du 19e siècle, d’auteurs anciens tels que Strabon. Ce géographe de l’antiquité est considéré alors comme la référence méthodologique d’une géographie qui s’occupe de l’humanité plutôt que de mathématiques ou de géométrie, et dont l’ambition est l’étude de tout l’écoumène, c’est-à-dire le monde habité. Strabon est présenté aussi comme le maître d’une géographie critique, qui trie ses sources et découpe les régions d’après des critères naturels et ethniques, indépendamment des limites établies par les princes.

Sur le deuxième point, l’exceptionnalité d’un ouvrage géographique écrit pendant plus de vingt ans d’exil a favorisé l’étude de sa fabrique : la distance entre Reclus et ses éditeurs et collaborateurs a contraint tous ces acteurs à maintenir une correspondance très régulière, qui nous a permis de reconstruire le travail quotidien du géographe et de son équipe. Pour cela nous avons travaillé sur plus d’une vingtaine de fonds archivistiques, dont les plus importants sont déposés à Paris, Caen, Londres, Amsterdam, Bruxelles, Genève, Lausanne, Neuchâtel et Moscou. Ces archives démontrent que la NGU, bien que signée par un seul auteur, est effectivement un travail d’équipe, bâti grâce à une fabrique très performante : elles contredisent le mythe romantique, encore très répandu, de Reclus auteur isolé et maudit, en dévoilant sa méthode très systématique et son insertion dans l’édition grand-public et dans les principales sociétés scientifiques européennes. En outre, on ne trouve aucune trace de censure éditoriale dans ces correspondances de travail.

Dans le projet de la NGU un groupe de militants et exilés politiques était impliqués, qui partageaient avec Reclus (exilé en Suisse après sa participation à la Commune de Paris) le travail géographique en même temps que la construction de l’Internationale antiautoritaire, dont ils étaient tous membres ou sympathisants : Gustave Lefrançais, Michail Dragomanov, Charles Perron, Pëtr Kropotkin, Léon Metchnikoff pour ne citer que les plus connus. Les sources démontrent que l’affirmation de l’absence de discours politiques dans la NGU est un anachronisme : elle ne s’avère qu’en lisant ces ouvrage avec les yeux d’aujourd’hui. Les débats de l’époque nous montrent que la presse anarchiste, dans les années 1870, salue cet ouvrage comme un véritable progrès dans le sens de la construction d’une science laïque, évolutionniste, rationnelle et utile pour l’éducation populaire à laquelle ces groupes donnent une grande importance.

Dans le texte de la NGU, on trouve ensuite le premier redimensionnement de l’Europe et de son pouvoir dans les dynamiques globales, ainsi que la relativisation historique des concepts d’Orient et d’Occident. Ces deux derniers mots sont appréhendés par Reclus comme conventionnels et relatifs : pour lui, l’Amérique ne correspond pas à l’Occident, car elle est l’Orient des Chinois. C’est-à-dire qu’il regarde le monde comme un globe et non comme une carte. C’est seulement dans une carte que chaque point est incontestablement à l’est ou à l’ouest d’un autre.

L’analyse du texte de la NGU démontre que si Reclus est très lié aux valeurs européennes des Lumières (qu’il traduit dans son socialisme anarchiste), il est aussi le premier géographe qui explicite des critiques des crimes coloniaux et qui essaye de renverser le regard, en se plaçant, dès que possible, du point de vue de l’Autre, qu’il n’aborde jamais d’après une idée de supériorité, mais de façon empathique. Cette posture constitue une originalité de la géographie reclusienne face à plusieurs produits de la science européenne de l’époque, aujourd’hui abordés par les Postcolonial studies.

Dans la vision de Reclus, l’Europe reste un modèle et un laboratoire pour les luttes sociales et pour ce qu’il appelle la libération des peuples. D’après les révolutionnaires de cette époque, la question sociale est encore liée à la libération nationale, notamment dans l’Europe de l’Est et dans les Balkans. C’est pour cela qu’une géographie qui critique ladite « absurdité géographique » des frontières étatiques et administratives existantes alors en Europe, afin de représenter une future fédération européenne, assume une valeur politique évidente à son époque, et est également importante pour les débats contemporains.


Fiche informative

Discipline

Géographie

Directeurs

Marie-Claire Robic; Franco Farinelli

Université

Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Membres du jury de thèse, soutenue le 14 février 2011

Marie-Vic Ozouf-Marignier, Présidente, Directrice d’études à l’Ehess
Franco Farinelli, Rapporteur, Professeur de Géographie à l’Université de Bologne
Teresa Isenburg, Rapporteur Professeur de Géographie à l’Université de Milan
Marie-Claire Robic, Directeur de recherches au CNRS

Situation professionnelle actuelle

Chargé des Archives Départementales de la Province de Reggio Emilia (Italie).

Contact de l’auteur

federico.ferretti6@unibo.it