SLOW, BUT FAST

Le discours de la slow life au cœur d’Ōsaka, l’éloge de la lenteur au service d’une stratégie d’attractivité métropolitaine ?

 

Sophie BUHNIK

CRIA, UMR 8504 Géographie-cités – Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne
Géographie – Aménagement du territoire
sophie.buhnik@gmail.com

 

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RÉSUMÉ DE L’ARTICLE
De récentes recherches en sciences sociales portent un regard critique sur les mouvements slow life, qui prônent une décélération des modes de vie urbains (Deléage, 2014) : des stratégies de marketing territorial détournent facilement leurs bonnes intentions, produisant in fine une ville fragmentée. Le texte suivant s’intéresse aux articulations paradoxales qui lient d’une part, des aspirations à la décélération qu’exprime la population japonaise, en fort vieillissement et à la recherche de modes de vie recentralisés, et d’autre part, des stratégies de réhabilitation sélective des métropoles nippones par ses acteurs institutionnels. Il l’illustre par une étude des jeux d’acteurs et d’échelles qui influencent la répartition, la disposition et les usages des cafés organiques situés à Ōsaka et notamment à Namba, haut lieu de consumérisme urbain.

Abstract :
Recent studies in social sciences have been critical towards slow life movements in their various forms (Deléage, 2014): urban marketing strategies can easily divert their reappraisal of a decelerated lifestyle – and the range of good practices it entails – from their original intention, so that they may be conducive to making a more fragmented city. This paper aims at deciphering the processes by which an ageing society’s aspirations for a decelerated lifestyle, within compact and densely inhabited neighbourhoods, mingle with publically led urban renewal policies designed to enhance the attractiveness of Japan’s metropolitan areas. Our approach relies on a study of the politics of scale behind the spatial distribution, layout and uses of food chains in Ōsaka, especially in Namba, a highly touristic place.

INTRODUCTION
Les recherches en sciences sociales portent aujourd’hui un regard critique sur les ambivalences du mouvement slow life (Deléage, 2014) qui prône une décélération des modes de vie urbains. Sa diffusion planétaire est le fruit de la mobilisation de réseaux associatifs soucieux de mener une vie urbaine plus respectueuse des temporalités du vivant. Mais si la recherche d’une eurythmie urbaine est sous-tendue à l’origine par des revendications de justice environnementale et sociale, elle s’est révélée soluble dans des stratégies de marketing territorial qui récupèrent des aspects ciblés de sa philosophie, et produisent in fine une ville socialement et spatialement plus divisée.

En effet, dans un contexte où la globalisation fait basculer les facteurs de développement des territoires vers la captation et l’accumulation de flux, la capacité d’un territoire à attirer des populations à hauts revenus représente à la fois la condition et le résultat de sa compétitivité (Miot, 2012). Or, les chartes des mouvements slow distinguent des entités spatiales dont les caractéristiques matérielles (cachet du bâti, trames viaires étroites favorables aux déplacements pédestres) correspondent aussi aux styles de vie recherchés par des classes urbaines aisées ; un label slow confirme l’attractivité résidentielle ou touristique du territoire qui en bénéficie. A ce titre, l’investissement d’un territoire par des enseignes proposant, sous le terme food, une nourriture organique de qualité constitue un marqueur privilégié de la progression des processus de gentrification (Goodman, 2012). De nombreux militants s’insurgent contre cette instrumentalisation en rappelant que tout ou partie d’une ville est slow à la condition qu’elle favorise la convivialité. Malgré cela, la référence à des modes de vie lents sert désormais régulièrement de caution à la réhabilitation sélective de quartiers anciens, dans les pays du nord et du sud. Les discours slow sont-ils pour autant devenus un outil standard au service de stratégies uniformes de requalification des espaces urbains ?

En réponse à cette question, cet article s’intéresse à la glocalisation du mouvement slow life dans les métropoles japonaises. Il fait l’hypothèse que la complexité des recompositions socio-spatiales que connaissent aujourd’hui ces métropoles, ainsi que les enjeux de gouvernance résultant de ce que Suzuki (2014) nomme l’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais, se lisent dans l’imbrication des processus de production et de réception des lieux estampillés slow. La ville d’Ōsaka au cœur de la région du Kansai en donne une illustration révélatrice. Les agences de communication affiliées à sa mairie valorisent l’ouverture de restaurants cuisinant des spécialités à base de produits locaux et biologiques. La promotion de la food s’inscrit dans la continuité de politiques de régénération culturelle mises en œuvre dès les années 1980 pour réaffirmer l’identité d’Ōsaka, dans un esprit souvent qualifié de revanchiste (Haraguchi, 2011).

L’objectif de ce travail est de montrer comment l’utilisation de slogans slow ajoute une conception distinctive à l’imaginaire que certains acteurs publics et privés de l’aménagement des grandes villes japonaises entendent convoquer, dans le cadre de leurs politiques d’attractivité. Au cœur d’Ōsaka, l’insertion ponctuelle de lieux dédiés à un mode de vie lent au sein de quartiers de gare rénovés ne remet pas en cause le consumérisme qui s’y déploie. Elle renvoie plutôt à l’idée d’enchaînement maîtrisé de rapports lents ou rapides à l’espace urbain, grâce à des infrastructures qui mettent en scène le savoir-faire des ingénieurs japonais. L’article suppose ainsi que la référence au slow vise à diffuser une image de la vie à Ōsaka qui résout les défis multiscalaires auxquels ses acteurs sont confrontés : adapter les tissus urbains aux besoins de citadins âgés, réduire les dépenses en énergie et améliorer la traçabilité des aliments suite à la catastrophe de Fukushima (échelle macro), maintenir la compétitivité d’Ōsaka et résister à la force polarisante de Tōkyō (méso), corriger une réputation de ville peu agréable à vivre (micro).

L’analyse repose sur l’exploitation de deux types de sources. Elle s’appuie d’abord sur un travail de synthèse bibliographique de recherches qui se sont intéressées d’une part aux mouvements slow life au Japon, d’autre part aux mutations des parcours résidentiels des Japonais, dans le contexte d’un renversement de leur gouvernance à la fin de la Décennie perdue (1991-2002). Il permet de comprendre l’intérêt d’acteurs institutionnels et privés à s’emparer d’une rhétorique de la lenteur. La lecture de ce corpus est associée au traitement d’un matériau empirique concentré sur le relevé de la localisation des magasins appartenant à la chaîne de cafés et restaurants organiques Solviva, dont la devise est « slow, but fast ». Ce relevé est mis en miroir avec la cartographie des périmètres de rénovation urbaine et des magasins affichant leur appartenance au mouvement food d’une part, celle des populations à bas revenus d’autre part. Ce travail est complété par les données recueillies lors de sessions d’observation de la clientèle passée dans un des magasins de cette chaîne, à Namba, entre le 8 et le 17 octobre 2012 : notes, photos, entretiens avec 28 clients.

L’article rappelle d’abord pourquoi les mouvements slow ont pris de l’importance au Japon et accompagnent aujourd’hui les mutations des trajectoires résidentielles des Japonais. Ensuite, il montre comment l’intégration discursive du terme slow life (et de champs lexicaux associés) aux politiques de redéveloppement des territoires japonais varie en fonction des échelles de gouvernance et des acteurs impliqués. Enfin, un zoom sur la disposition et la distribution des cafés Solviva éclaire les particularités de la recomposition socio-spatiale des tissus urbains d’Ōsaka, en points chauds de régénération urbaine et points froids de déclin (Hirayama, 2009).

Les mouvements slow au Japon, entre rejet et retour à la ville dense

Le Japon, source d’inspiration pour les mouvements slow à l’échelle mondiale
Le Japon et sa société occupent une place paradoxale dans les éloges de la lenteur (Honoré, 2005) : ils servent de contre-exemple des maladies causées par la souffrance au travail ou par des rythmes urbains qui accablent les corps (entassement dans les trains aux heures de pointe). Mais les citadins japonais y sont aussi loués pour leur capacité à se réserver des moments à soi au milieu de journées longues, entre autres grâce à des formes urbaines qui invitent à se retirer temporairement d’ambiances survoltées, comme les temples bouddhiques que l’on découvre au détour d’une rue bardée de néons.

Le Japon n’est pas le pays de naissance du mouvement slow life, qui prend corps en Italie en 1986. Mais autour du journaliste Carlo Petrini qui fonde le réseau food, les premiers militants font du Japon une source d’inspiration (Kadokami, 2004). Dès les années 1960, les scandales écologiques et sanitaires liés au miracle économique japonais et à l’industrialisation de ses littoraux suscitent la formation de « mouvements d’habitants » (jūmin undō ) réclamant des modes de vie attentifs aux temporalités du vivant. Dans la région du Kansai où se situent Ōsaka, Kyōto et Kōbe, les membres des jūmin undō adhèrent pour la plupart à des coopératives autogérées, les teikei. Ces coopératives, qui mettent en contact direct des citadins et des agriculteurs utilisant des méthodes de culture traditionnelles, ont servi de modèle à l’agriculture en circuit court en Europe (Kadokami, 2004).

C’est aussi à partir des années 1960, en réaction contre les impacts paysagers d’un manque de régulation des usages des sols et d’une faible autonomie municipale en matière de planification, que beaucoup de citadins s’engagent dans des associations pour un urbanisme participatif, machizukuri : soit une démarche d’intervention sur l’urbain entreprise par des groupes de voisins ou des organisations non lucratives afin d’améliorer la qualité de vie à l’échelle de leur quartier (Eguchi et Brosseau, 2014). Les motivations des participants au machizukuri sont semblables à celles qui animent les teikei : renouer avec l’environnement proche, refuser la société « sans liens » (muen shakai) qu’entraîne une quête effrénée du profit. Ainsi, les réactions contre les excès de la croissance économique ont fait émerger des initiatives originales, populaires avant d’être subsumées sous l’expression slow life, apparue au Japon dans les années 1998-1999 (Kadokami, 2004).

Les facteurs du renouveau des actions pour la lenteur au tournant des années 2000
Après l’éclatement en 1990 de la bulle foncière et boursière, le Japon entre dans une période durable de faible croissance économique. Les fondations du modèle d’économie politique d’après-guerre sont remises en cause par de multiples facteurs qui entraînent, par corollaire, un déclin et un renouveau idéologique des actions de promotion des valeurs morales associées à la lenteur plutôt qu’à la vitesse.

Dans son analyse du capitalisme japonais en transition, Lechevalier (2010) montre que dès les années 1980, des mesures de déréglementation du marché de l’emploi ont abouti à une re-segmentation de celui-ci (entre contrats permanents et contrats de courte durée). Cela fragilise les piliers d’un compromis social à base compagnie-iste (carrière de long terme du salarié en entreprise) et familial de type male breadwinner : c’est-à-dire un ménage dont le budget repose sur le travail de l’homme, tandis que la carrière des femmes suit le cycle d’éducation des enfants (taux d’emploi fort jusqu’au mariage, quasi nul à la naissance du premier enfant, reprise d’un travail à temps partiel après que les enfants ont grandi). A partir de 1990, la perte de valeur des actifs fonciers, immobiliers et financiers transforme les emprunts contractés avant la Bulle en créances douteuses qui s’accumulent sur les ménages et les entreprises. La faillite d’organismes de crédits immobiliers, de banques d’affaires et de nombreuses PME fait émerger de nouvelles formes de pauvreté. Les cohortes nées après 1970 ont des difficultés à trouver un travail stable. Le taux de nuptialité des jeunes générations, moins nombreuses que leurs aînées, est aussi plus bas et influence négativement leur taux de fécondité. La faiblesse des taux de natalité accélère le vieillissement de la population japonaise, dont l’espérance de vie est la plus élevée du monde. Depuis 2008, les taux annuels de mortalité, pourtant très bas, sont supérieurs aux taux annuels de natalité. En 2014, l’Institut national de recherche sur la population et la sécurité sociale estime que moins de 13 % de la population a entre 13 et 15 ans, alors que la part des plus de 65 ans excède les 25 % et augmentera considérablement dans les agglomérations qui ont attiré les cohortes nées entre 1940 et 1960.

Cette conjugaison de facteurs a d’abord contribué au déclin relatif des teikei. Selon Hatano (2008), le renforcement des critères de classification de l’agriculture biologique a réduit le nombre de fermiers certifiés à un moment où celui des bénévoles baisse aussi, faute de trouver des individus (femmes inactives, étudiants, retraités aisés) pouvant consacrer du temps à la tenue des stands ou à la livraison des paniers de produits aux adhérents. Ce déclin est toutefois compensé par la multiplication des ONG qui, grâce à la loi de 1998 sur les organisations non lucratives, ont des règles de fonctionnement à la fois claires et souples, et reprennent des activités de vente en circuit court dans le cadre d’une mission plus générale d’amélioration du bien-être social.

Les ONG qui introduisent la notion de slow life gagnent en popularité auprès des ménages qui s’écartent, par choix ou par contrainte, des trajectoires suivies par les cohortes nées entre 1940 et 1970 : université puis entrée en entreprise, mariage, accès à la classe moyenne et à ses attributs matériels, dont l’acquisition d’un pavillon en banlieue et d’une voiture (Scoccimarro, 2010). Les premiers concernés sont les jeunes précaires : ils se distancient d’une éthique professionnelle prônant de renoncer au temps libre pour leur entreprise. Les femmes actives qui veulent conserver leur emploi après le mariage et concilier leur travail avec une vie familiale épanouie ont des mobilités contraintes par le besoin d’un rapprochement entre domicile, lieu de travail et de garde des enfants : l’enjeu d’une gestion chrono-spatiale moins éprouvante de leur journée les sensibilise aux discours slow . Les personnes manquant de soutien familial trouvent de l’aide auprès des ONG et s’informent ainsi sur l’existence de modes de vie alternatifs au Japon. S’y agrègent les personnes âgées aux pensions et au patrimoine faibles, qui vivent sur des territoires exigeant un haut niveau de mobilité automobile pour atteindre des commerces et services éloignés ou en diminution (dans les zones en décroissance démographique), alors que leurs aptitudes physiques et cognitives au déplacement s’amenuisent.

Les spatialités du slow , entre ruralité et urbain dense

Les acteurs associatifs qui utilisent l’expression slow life (en japonais, surō raifu) pour définir leurs objectifs se répartissent en deux catégories.

La première regroupe des mouvements radicaux comme le Sloth Club : leur devise « Slow is beautiful » vient du titre de l’ouvrage publié en 1999 par l’anthropologue Oiwa Keibo. Les « sloths » entretiennent des relations amicales avec des activistes étrangers comme Helena Norberg-Hodge et ont un impressionnant rayon d’action : ils créent des cafés et des magasins de nourriture locale et organique, mènent des pèlerinages pour la plantation d’arbres, administrent une Slow Business School, disposent de leur monnaie alternative, tandis que leurs campagnes de coupure volontaire d’électricité ont gagné des fidèles depuis la catastrophe de Fukushima.

Les mouvements qui appartiennent à la seconde catégorie luttent contre la montée des disparités individuelles et territoriales de revenus en créant des solidarités avec des individus ou des collectivités isolés. Les bénévoles acceptent pour cela de modifier un aspect ou un moment de leur journée, mais ils ne repensent pas forcément en totalité leur mode de consommation de l’espace et du temps. Par exemple, food Japan, rattaché au réseau fondé par Carlo Petrini, s’attache à revitaliser des régions rurales oubliées en aidant les fermes spécialisées dans des méthodes ancestrales de culture. En échange d’une souscription annuelle, les adhérents (environ 2 000 en 2010) sont invités à se réunir autour d’un repas à intervalles réguliers, pour des sommes modiques. food Japan a construit une « arche du goût » grâce à 40 antennes situées dans tout l’archipel. Dans un autre registre, slow life est le nom donné à un réseau d’ONG basé dans plusieurs villes voisines d’Ōsaka : son but est d’aider les seniors qui les appellent à accéder à des services de soin, ou de faciliter leur entrée dans des maisons de repos où ils peuvent vivre « à leur rythme », « doucement » (yukkuri).

De ce fait et au-delà des quelques milliers d’adhérents officiels des associations comme food Japan, l’influence d’une philosophie de la lenteur sur la modification des rapports des Japonais à leur territoire est difficile à quantifier. On constate que les aspirations résidentielles diffèrent en fonction du degré d’adhésion aux règles de vie slow. Ainsi, Scoccimarro (2010) note les nombreux cas de Japonais de 20-35 ans qui quittent une vie insatisfaisante en zone urbaine, partent cultiver des rizières ou fabriquer des vêtements en fibres naturelles dans des villages désertés… puis découvrent qu’on ne s’improvise pas agriculteur. Par contraste, les ménages de petite taille à la recherche de formes urbaines adaptées au ralentissement ou au raccourcissement de leurs mobilités quotidiennes alimentent aujourd’hui un puissant « retour au centre » (toshin kaiki) des mobilités résidentielles. Ces mobilités s’effectuent en général au détriment des espaces périurbains jugés monotones, obsolescents, difficiles à parcourir. Elles bénéficient en revanche aux centres des grandes villes, notamment à Tōkyō, où l’on observe un boom de l’offre de logements en condominium sur des friches laissées par la bulle. Ces recompositions paysagères et fonctionnelles sont concomitantes d’une réhabilitation des trames viaires étroites typiques des anciennes villes impériales ou villes-château de l’ère Edō (1603-1868). Les guides publiés par des partisans de la slow life dans le Kansai mettent en avant les proximités sociales permises par les ruelles (rōji), tandis que les rues commerçantes couvertes des quartiers de plaisir (sakariba) qui entourent les grandes gares d’Ōsaka sont investies par des chaînes internationales.

La décélération au service de politiques d’attractivité territoriale : jeux d’acteurs et d’échelles

La popularité des discours slow auprès des citadins japonais n’a pas échappé aux acteurs institutionnels. Ceux-ci vont diversement interpréter et intégrer des pratiques de lenteur à leurs programmes de développement territorial, en fonction de leur échelle d’action, de leur position géographique et dans un contexte démographique qui rend cruciale l’attractivité résidentielle ou touristique.

Au niveau des administrations centrales d’abord, le Ministère de l’Agriculture finance depuis le milieu des années 2000 la campagne « Food Action Nippon ». Celle-ci encourage les partenariats directs entre des entreprises du secteur agroalimentaire et des agriculteurs japonais dans un objectif triple : réduire l’occurrence des maladies cardio-vasculaires chez les moins de 40 ans, qui mangent beaucoup plus de plats préparés achetés en convenience store que leurs aînés (Assmann, 2010) ; augmenter l’autosuffisance alimentaire du Japon et limiter les importations d’aliments chinois après des scandales de contamination; défendre la production domestique auprès des résidents et des étrangers.

Au niveau des collectivités locales, une quinzaine de municipalités (sur un total de 1 822 en 2007) se sont déclarées slow cities, dans le sillage d’un décret de 2008 pour la promotion de l’éco-tourisme au Japon (Murayama et Parker, 2012). Il s’agit de communes périphériques en fort vieillissement qui proposent entre autres à des couples de jeunes citadins d’habiter gratuitement des fermes vacantes à condition qu’ils en cultivent le sol ; pour leurs acteurs, l’adjectif slow appliqué à toutes les dimensions de l’existence est la clé d’un retour à une vie wabisabi. Le programme de Kakegawa, une municipalité de 114 000 habitants située à plus de 100 kilomètres au sud-ouest de Tōkyō, montre que la patrimonialisation sert de socle à une critique de la domination économique mais aussi éducative exercée par la capitale (Figure 1). Par ailleurs, le programme des smart communities initié par l’État en 2010 a conduit de nombreuses municipalités à convoquer le champ lexical de la lenteur via la réalisation de quartiers compacts et économes en énergie, en partenariat public-privé : ville paisible, infrastructures adaptées aux personnes à mobilité réduite, possibilité de consommer localement. Mais cet instrument d’action publique ne remet pas en cause une relation consumériste des citadins au territoire : il l’optimise grâce à la diffusion d’appareils innovants ou bien il incite à faire des gestes (éteindre des appareils) sans atteindre au confort des résidents (Granier, 2015).

Figure 1. Le programme « Slow city » de la ville de Kakegawa, traduit en anglais par la fondation Japan for sustainability.
Source : fondation Japan for sustainability, http://www.japanfs.org/en/news/archives/news_id025168.html, consulté le 3 août 2015.

Politiques de renaissance urbaine et rhétorique de la décélération
A l’échelle des aires métropolitaines, la référence à des pratiques de lenteur s’insère par touches dans un type d’urbanisme de projet qui a transformé les lignes d’horizon des quartiers centraux. L’instrumentation du slow s’inscrit là dans un processus d’inversion des paradigmes de gouvernance des villes nippones (Aveline, 2014 ; Hirayama, 2009), en rupture avec plusieurs décennies d’expansion périurbaine soutenue par la demande en terrains.

A la fin des années 1990, les gouvernements libéraux-démocrates d’Obuchi Keizō et Mori Yoshirō ont pris acte du déclassement mondial des villes japonaises. Outre les effets ravageurs du retournement des marchés fonciers (le prix moyen des sols en 2003 ne représente plus que 20 % de son niveau de 1990), c’est durant cette période que la Japan National Railways (1987) est privatisée, laissant de vastes parcelles en friches dans les grandes villes. Dans un rapport de 1999, le Conseil Économique Stratégique admet que le déclin attendu de la population japonaise rend caduques les logiques de répartition d’infrastructures en région, et donne la priorité à la redynamisation du marché immobilier des centres métropolitains. La requalification du cœur de Tōkyō est décrite comme le levier de la revitalisation de l’économie japonaise (Tsukamoto, 2012). Afin de l’actionner, le gouvernement de Koizumi Jun.ichirō (2001-2006) instaure le Quartier général de la Renaissance urbaine rattaché au Cabinet du Premier ministre, qui rédige puis met en application les dispositions de la Loi Spéciale sur la Renaissance urbaine (RU) du 1er juin 2002. Entre 2002 et 2005, ce QG délimite 64 « périmètres spéciaux » d’un total de 6 567 hectares, dont 2 514 ha concentrés dans les quartiers d’affaires de Tōkyō et 1 100 ha environ dans Ōsaka (Hirayama, 2009). A l’intérieur de ces périmètres, des entreprises sont autorisées à proposer des plans de redéveloppement, jusqu’ici prérogative des collectivités locales. Ces dernières ont six mois pour approuver les plans ou justifier en détail les motifs de leur refus. Les plans acceptés sont ensuite soumis au MLIT, dont l’approbation ouvre des droits à des mesures dérogatoires (assouplissement des coefficients d’occupation des sols, taux d’intérêt préférentiels, etc.). Hirayama (2009) remarque que les dispositions de cette loi lient la validation des projets à la fourniture d’aménités autour des immeubles conçus.

La Loi sur la RU s’impose donc comme le pivot d’une restructuration sélective de l’intervention étatique vers des politiques de l’offre, qui pousse les villes japonaises engagées dans une compétition mondiale à se poser en « trendsetting cities » (Béal, 2014). Elle a renouvelé les coalitions de croissance entre État, sociétés immobilières et acteurs ferroviaires, qui s’entendent pour produire des projets marquants à l’intérieur des périmètres de renaissance urbaine, afin de capter des flux touristiques et compenser le déclin du nombre de passagers empruntant chaque jour les lignes de banlieue. L’exécutif n’est pas revenu sur ces réformes de l’ère Koizumi ; le Parti démocrate (2009-2012) réclamant que l’État aille « du béton vers les hommes » ; ni l’actuel gouvernement d’Abe Shinzō, pourtant d’une faction opposée à celle de Koizumi au sein du Parti libéral : son programme de relance a validé de nouveaux périmètres défiscalisés à Ōsaka et attend beaucoup des projets pharaoniques destinés à accueillir les Jeux Olympiques de 2020 à Tōkyō.

Le slogan slow permet d’articuler ces logiques d’attractivité urbaine à des enjeux de défense du soft power japonais. Le Japon ne pouvant plus rivaliser avec la Chine sur de purs critères économétriques, ses villes doivent démontrer leur capacité à faire du ralentissement économique et démographique un atout. Dans les plaquettes des agences de tourisme, le « Japon cool » véhicule le champ lexical de la lenteur : il évoque des produits et des services au soin artisanal, des rues calmes et sûres mais « branchées », un taux de pollution atmosphérique et sonore plus bas que dans le reste de l’Asie. En outre, l’éloge d’un rapport mature au temps flatte un imaginaire orientaliste qui assimile bouddhisme zen, plénitude et maîtrise de soi : il conforte les investisseurs étrangers dans la vision d’un Japon à la pointe de la modernité mais fidèle à ses traditions. Son savoir-faire technologique garantit au voyageur la possibilité de coordonner quand il le veut rapidité (des déplacements en train, par exemple) et lenteur (du moment que l’on veut apprécier). L’articulation des valeurs positives associées à la vitesse et à la lenteur, récurrente dans les brochures touristiques, structure aussi les méthodes de promotion des grands projets : leurs maîtres d’ouvrage insistent sur la conciliation d’une technologie d’avant-garde (fast) et d’un savoir-faire vernaculaire (slow). Cette mise en scène atteint son paroxysme dans l’immense Sky Tree à Tōkyō, située sur des friches ferroviaires que l’opérateur Tōbu cherchait à recycler après l’arrêt de ses activités de fret (Languillon, 2014). Selon ses concepteurs, sa structure anti-sismique s’inspire des pagodes à cinq étages. Les rappels patrimoniaux ostensibles n’empêchent pas une standardisation de ces projets, tous dotés d’un gratte-ciel avec observatoire, d’un complexe de loisir avec boutiques, salles d’expositions, planétariums ou cinémas. Il faut toutefois souligner que l’appropriation du champ lexical de la lenteur, et plus généralement de la notion de développement durable par ce type de projets, tient compte des souvenirs négatifs laissés par la période de la Bulle, associée à la mise en chantier frénétique de tours parfois détruites au bout de quelques mois. L’insistance sur la qualité des matériaux employés, le rappel au tissu de la ville ordinaire, signalent aussi un changement des paradigmes de valorisation de ces projets, conçus pour durer davantage.

La mode food à Ōsaka, avatar d’une politique de régénération identitaire
La loi sur la RU ne consacre pas tant le désengagement de l’État que son activisme en faveur de la région capitale. De fait, son vote en 2002 accompagne des réformes de décentralisation réduisant les mécanismes d’attribution de travaux publics en région, qui étaient entachés de corruption mais maintenaient une certaine cohésion territoriale. La contradiction entre une politique de mise en concurrence des collectivités locales et un soutien explicite à la capitale est pour Tsukamoto (2012) un ferment de déstabilisation qui a facilité l’arrivée au pouvoir de partis autonomistes. L’agglomération d’Ōsaka a ainsi vu le Parti pour la Restauration de Hashimoto Tōru remporter en 2008 le département puis en 2011 la mairie d’Ōsaka. L’inflexion néolibérale ancienne des politiques menées dans cette ville en a été renforcée.

Les géographes japonais radicaux (Mizuuchi, 2000 ; Haraguchi, 2011) estiment en effet que dès l’Exposition universelle de 1970, une partie des élites politiques et économiques d’Ōsaka s’est tournée vers une stratégie de redéveloppement axée sur la tertiarisation de l’emploi et l’événementiel. La captation par Tōkyō des sièges d’entreprises nées à Ōsaka devient alors visible ; elle précède la délocalisation des unités de fabrication vers l’Asie à cause du renchérissement du yen (en 1985). Ōsaka souffre aussi de sa réputation de ville polluée, dotée de peu de verdure, divisée entre des quartiers nord cossus et des quartiers prolétaires où se trouvent d’anciens hameaux de burakumin (sous-castes). Il devient vital de changer l’image d’Ōsaka afin qu’elle regagne son identité par rapport à un État étouffant (Ruble, 2001).

L’ex-directeur de l’Exposition universelle Taichi Sakaiya crée en 1982 « l’Association pour l’entrée d’Ōsaka dans le 21e siècle » afin promouvoir une politique d’image sensible à ses spécificités. La municipalité édite en 1985 son Plan d’aménités : il prévoit de restaurer les zones incluant les berges des rivières et les parcs de la ville. Ensuite, le plan de base pour la formation du paysage d’Ōsaka préconise un design de haute qualité pour les édifices publics, parcs et rues arborées (Marmignon, 2010). La concentration de ces plans sur les quartiers commerciaux historiques va de pair avec les campagnes de communication célébrant son statut de capitale japonaise de la gastronomie. Au XVIIIe siècle, Ōsaka devint en effet le lieu d’évaluation de l’ensemble des produits agricoles circulant au Japon, grâce à la création du premier marché à terme du monde (Ruble, 2001). Une politique culturelle axée sur la gastronomie rappelle le passé négociant d’Ōsaka plutôt que celui de « capitale de la fumée » des usines. Par les plaisirs gustatifs, l’enjeu est enfin de garder plus longtemps, autour des quartiers de gares, les flux de touristes en route pour Kyōto à partir de l’aéroport du Kansai (baie d’Ōsaka). Mais ces options culturalistes génèrent des conflits virulents avec les partis de gauche et les associations de défense d’un minimum civil pour les habitants précaires, dont le nombre augmente sous la Décennie perdue. Ces conflits se sont cristallisés autour d’évènements tels que l’Exposition internationale des jardins de 1990, car ils se sont accompagnés de mesures d’éviction des tentes des sans-abri (Haraguchi, 2011).

A partir de 2002, la loi sur la RU fait augmenter le nombre des opérations de rénovation dans Ōsaka, tout en atténuant leur originalité, en raison de leur ressemblance avec les projets inaugurés dans Tōkyō. La délimitation des périmètres de RU (Figure 2) indique une continuité dans les politiques d’image. Ils se situent sur les fronts d’eau ou englobent les quartiers d’affaires : Umeda et la station JR Ōsaka au nord, Namba, mais aussi le quartier autour de la gare de l’opérateur Kintetsu à Tennōji, au sud-est de Namba. Kintetsu y a inauguré en grande pompe en 2014, la tour Abeno-Harukas, seconde du Japon après la Sky Tree. L’actuel maire d’Ōsaka a cité quant à lui les théories de Richard Florida sur les classes créatives durant ses campagnes électorales par l’intermédiaire de son conseiller Taichi Sakaiya, qui a rejoint en 2013 le cabinet d’Abe Shinzō. C’est dans ce contexte que l’Osaka Brand Center met l’accent sur l’ouverture de restaurants slow dans la ville : ces enseignes démontrent le potentiel de modernisation d’une gastronomie ancestrale par et pour les classes créatives ciblées par les grands projets urbains.

Figure 2. Réseau ferroviaire et périmètres de renaissance urbaine à Ōsaka


Source : S. Buhnik, 2014

Les recompositions d’Ōsaka à la lumière de la géographie de la food

Comment s’articulent la récupération de l’idéal slow par des politiques urbaines de l’offre et les aspirations des habitants d’Ōsaka en termes de qualité de vie ? Une analyse plus fine de la distribution et des usages des lieux de restauration slow en souligne la complexité.

Une offre de nourriture locale concentrée dans les hauts lieux de consumérisme d’Ōsaka A partir du blog tenu par l’antenne du réseau food Japan à Ōsaka et l’annuaire des adresses recommandées par les membres du réseau, il apparaît que la géographie de la food duplique un redéveloppement de la ville en points chauds de rénovation en croissance démographique, et points froids non rénovés, en déclin. Ces recompositions reproduisent à leur tour les divisions héritées de l’industrialisation d’Ōsaka. Le bureau de l’association food est lui-même situé à Kita-ku, un de ses quartiers les plus aisés. La majorité des enseignes (42 recommandées) se situe soit au nord de la ville, soit dans un périmètre de rénovation urbaine et de ce fait, à l’intérieur des complexes construits au-dessus ou à côté des bâtiments de gare (Figure 3). Cependant, une dizaine de magasins de produits locaux a ouvert après mars 2011 – la région du Kansai étant plus éloignée des régions contaminées par l’accident survenu à la centrale de Fukushima – et se sont installées dans des quartiers limitrophes des périmètres de RU.

Figure 3. L’emplacement des enseignes de vente ou de consommation de nourriture biologique recensés par l’association food Japan à Ōsaka

Source : S. Buhnik, 2015

Chaque projet érigé sur un périmètre de RU contient au moins un lieu de food, en plus des restaurants qui vendent des mets typiques de Kyōto (séquence de plats raffinés) et d’Ōsaka (omelettes fourrées, brochettes de légumes). Du fast-food au sushi de luxe, les gammes de prix pratiquées à Namba city, Abeno Harukas ou Grand Front Ōsaka à Umeda oscillent entre 900 yen (6-7 euros) et plus 5000 yen (38 euros) pour un menu de midi. Les chaînes low-cost comme Yoshinoya sont rares. Un examen d’ensemble des zones de restauration de ces grands projets fait craindre une saturation. Chacun des opérateurs ferroviaires privés d’Ōsaka (JR West, Hankyū, Hanshin, Nankai, Kintetsu) s’étant lancé dans la rénovation de ses activités commerciales autour de sa gare terminale, la Banque de développement du Japon prévoyait dès 2005 un risque de formation de friches commerciales, faute d’une demande suffisante de la part d’une population en déclin. Le dessin des périmètres de RU dans Ōsaka évite en revanche les zones mal famées de la ville. C’est le cas de la station de Shin-Imamiya au sud de Namba et à l’ouest de Tennōji-Abeno : cette gare jouxte Kamagasaki, le plus grand yoseba du Japon – et par extension, sa zone la plus pauvre (Figure 4). La gare de Shin-Imamiya est voisine d’un bâtiment où des intermédiaires d’entreprises de construction recrutent à la journée les hommes de plus en plus âgés qui y vivent en quasi-autarcie. Le déclin des industries textiles, manufacturières et de la construction navale qui a touché Ōsaka et Kōbe à partir des années 1980 a réduit les offres de contrats journaliers et accentué la précarité de ces travailleurs. Ils trouvent alors refuge dans le parc de Tennōji, non loin du quartier de prostitution de Tobita et près du Luna Park décrépit du Shin Sekai, datant des années 1930. Très mal indiquée sur les cartes, la zone de Kamagasaki-Tobita-Shin Sekai et ses hôtels très bon marché n’attirent pas moins les backpackers (routards) à la recherche d’un walk on the wild Japanese side.

Figure 4. Le nombre de ménages au revenu annuel supérieur à 10 millions de yen (73 000 euros environ) par quartier à Ōsaka. . En 2013, le revenu annuel médian au Japon s’élève à 4,32 millions de yen (31 000 euros environ).

Source : S. Buhnik, 2015

Une cabane de thé organique dans Namba city
Parmi les lieux se réclamant de la mouvance food à Ōsaka, les restaurants et cafés Solviva forment un cas intéressant. D’une part, la devise « Slow but fast » au frontispice des menus (Figure 4) résume – involontairement – les contradictions internes à la récupération d’une idéologie opposée aux excès de la croissance par des politiques urbaines entrepreneuriales ; d’autre part, il ne s’agit pas d’une enseigne isolée mais d’une chaîne de quatre magasins répartis à Ōsaka et à Suita (banlieue nord de la première). Le premier magasin, ouvert à Umeda en 2006, possède une baie vitrée donnant sur la « prairie » suspendue aménagée au 9e étage de Grand Front Ōsaka.

Figure 5. Un menu du slow café et sa devise, « Slow but fast » sous le nom Solviva

Cliché : S.Buhnik, 2012

La seconde enseigne, intitulée yūki saryō (littéralement, « cabane de thé organique ») est nichée à la sortie d’une dalle surélevée de Namba city, un complexe mêlant un mall de 29 000 m², une tour de bureaux de 149 mètres (Figure 6), un Swissotel, un cinéma et des jardins en terrasses accessibles depuis les rues environnantes. Inauguré en 2003, ce complexe a été édifié sur une emprise de la compagnie ferroviaire Nankai ; il remplace un stade de baseball démoli en 1998. Les quais de la gare terminale de la Nankai sont connectés à Namba city par des escalators et des corridors aménagés orientant les flux de passagers vers le complexe.

Figure 6. A l’intérieur de Namba city

Cliché : S. Buhnik, 2012

La devanture porte le nom de café, que la langue japonaise réserve à des établissements au mobilier calqué sur le modèle français ou italien (Figures 7 et 8) : des tables, des chaises, un comptoir où les clients passent commande, des menus du jour écrits à la main sur ardoise, des baies vitrées, un store banne et une terrasse abritée par des parasols. Le café se distingue des tavernes à l’architecture japonaise mais aussi des coffee shops comme Starbucks ou Excelsior. L’emplacement du café est pensé pour que le client oublie sa situation dans Ōsaka et les motifs utilitaires de sa mobilité. « L’appareillage de l’ici vers [un] ailleurs » (Berque, 2000) franco-italien est complété par le paysage aux essences méditerranéennes et japonaises que le café permet d’admirer depuis ses baies, sans empêcher les clients de dévier de leur trajectoire. La plupart des restaurants situés dans la galleria du mall – mot italien figurant sur les guides – proposent une vue de cet univers végétalisé et il est même possible de participer à la mise en culture de légumes et de fruits sur des lanières de terre voisines du café.

Figures 7 et 8. Le slow café de la chaîne Solviva à Namba, intérieur et extérieur


Clichés : S. Buhnik, 2012

L’originalité de ce cadre conçu par le cabinet de l’architecte californien Jon Jerde a assuré le succès de Namba city : c’est un « instant-hit » dans la ville « folle de shopping » qu’est Ōsaka, selon le magazine de design freshome. Grâce à Namba city, la compagnie Nankai s’est rétablie : ses recettes d’exploitation avaient chuté de 12 % entre 1995 et 2002. En se substituant à un stade dont les parois fermaient les perspectives, Namba city témoigne aussi de la plasticité du bâti des quartiers de gare au Japon. Selon le site du cabinet Jerde, la Nankai et l’Obayashi Corporation (assistante à maîtrise d’œuvre) ont présenté un cahier des charges demandant de créer une « expérience naturelle » appelée à « redéfinir l’identité d’Ōsaka ». Il fallait que le complexe comporte d’importantes surfaces végétalisées, où la population pourrait se réfugier en cas de séisme. Selon Jerde, il en résulte un green transit-oriented development, où performance économique et écologie se fondent en un objectif unique.

Une clientèle représentative des citadins « retournés » au centre

Un regard sur les vendeurs et les usagers de la chaîne Solviva invite pourtant à nuancer l’idée selon laquelle ce café n’est qu’un prétexte justifiant un entrepreneurialisme urbain.

D’abord, les objectifs du directeur de la chaîne Solviva peuvent être décrits comme une alliance d’opportunisme et de croyance sincère dans les vertus de la lenteur en ville. Takeuchi Kōtoku explique sur son site qu’il a déposé sa marque en 2000 après avoir quitté la firme agroalimentaire qui l’employait. La rencontre avec un producteur de jambon en Estrémadure crée un déclic ; avec l’appui d’un prêt bonifié accordé par Food Action Nippon, il ouvre à Umeda un restaurant qui accommode des légumes séchés du Kansai à du jambon ibérique. C’est le souhait de se tourner vers une clientèle modeste qui l’incite à ouvrir un slow café alliant les bienfaits de l’agriculture biologique à l’efficacité du fast-food et ses prix « raisonnables ». Les menus du café vont de 700-800 à 1300 yen, soit 5,50 à 10 euros, pour du curry ou du jambon, du riz, une salade et une soupe.

D’après sa fréquentation du 8 au 17 octobre 2012, la clientèle du café était représentative, par son âge, son statut familial et d’emploi, des habitants japonais aux parcours de vie recentrés : huit étudiants, six jeunes actifs (quatre femmes, deux hommes), six jeunes retraités de 62 à 69 ans, deux couples mariés (dont l’un avec un enfant en bas âge gardé ce jour-là par ses grands-parents) et quatre touristes ont accepté un entretien, sur l’autorisation du tenancier du café (un étudiant en fin d’études qui n’est pas entré dans une grande entreprise au terme de son premier cycle universitaire). Les entretiens ont duré entre une demi-heure et deux heures.

L’argument des prix est celui qui a le plus séduit quatre retraité(e)s ainsi que quatre femmes actives auxquelles nous avons parlé dans l’après-midi du 12 octobre. Dans deux cas, l’un des deux interlocuteurs habitait près de Namba et retrouvait pour faire du shopping son ami(e) habitant une banlieue proche, il/elle ayant emménagé depuis peu dans le centre d’Ōsaka. Pour un couple à la retraite, ce café procède d’un arrangement : manger des légumes et du riz goûteux sans payer cher car ils n’ont plus les moyens « comme avant » d’aller dans un grand restaurant. Les qualités nutritives ont aussi influencé le choix de deux femmes actives qui voulaient manger un peu avant de rentrer chez elles, plus au nord de Namba. Enfin, un couple de touristes italiens de passage dans la ville avant un séjour plus long à Kōbe, est entré dans le café en suivant les conseils d’un guide, car ils étaient à la recherche de cuisine végétarienne locale à moindre prix. Les étudiants, nombreux dans la journée du samedi 13 octobre, sont venus goûter à des produits originaux (le jambon ibérique ou les gâteaux aux carottes). C’est aussi l’argument sanitaire (traçabilité des produits, originaires de régions éloignées de Fukushima) qui a prévalu : treize résidents en ont fait leur premier motif de fréquentation, avant de citer la combinaison d’aspects pratiques (la connectivité ferroviaire) et culinaires. L’accès à une expérience distinctive par le lieu, la référence à un sens d’entre-soi représentaient par comparaison un motif mineur de visite, et qui intervenait de manière oblique, par rapport à la pratique d’achat de nourriture biologique : une femme active par exemple connaissait la chaîne pour avoir participé à une soirée pour célibataires dans le restaurant d’Umeda.

Plusieurs clients ont adopté un recul critique par rapport au concept du café et à sa localisation : dans la soirée du 13, un étudiant japonais et son camarade américain en échange à l’université de Kyōto, se sont arrêtés à ce café avant de rejoindre une opération de distribution gratuite de nourriture et de couvertures aux sans-abri de Kamagasaki. L’étudiant japonais, qui connaissait le club des sloths, doutait de l’authenticité de Solviva mais pouvait grâce à lui éviter de consommer dans des enseignes moins respectueuses « de l’environnement et des hommes ». Pour l’étudiant américain toutefois, un endroit aussi calme dans une ville aussi animée était une des raisons de son « amour » pour Ōsaka, qu’il trouvait chaleureuse et surprenante. Enfin, un couple de retraités venu le 13 octobre a regretté que ce genre de café existe dans un lieu plein de jeunes « aux jambes agiles » plutôt qu’à proximité de leur logement dans une banlieue au sud-est d’Ōsaka. Ils envisageaient de quitter leur pavillon pour un logement en centre-ville.

Conclusion

En définitive, l’implantation de dispositifs spatiaux dédiés à des pratiques de lenteur dans Ōsaka n’est pas neutre et moins standardisée que ce que la récupération de cette rhétorique dans le cadre de projets de réhabilitation sélective de la ville ne le laisse penser.

Tout d’abord, l’entrecroisement des intérêts d’acteurs institutionnels, privés et associatifs opérant à des échelles et en fonction d’intérêts très différents met en relief l’attention plus grande que les acteurs locaux d’Ōsaka prêtent à la nourriture produite et consommée localement, parmi l’ensemble des dimensions de la vie en milieu urbain que les militants japonais de la slow life remettent en question. Dans un second temps, le sens de crise qui imprègne les discours des acteurs locaux d’Ōsaka et le creusement de l’écart séparant la « métropole seconde » de la capitale influencent les modalités d’appropriation des discours slow et le rôle qu’ils doivent jouer dans le cadre des stratégies locales d’attractivité urbaine. Ces stratégies reproduisent des inégalités socio-spatiales datant de l’industrialisation d’Ōsaka, et la géographie des lieux de food suit assez fidèlement leur tracé. Cependant, les grands projets urbains qui instrumentalisent la philosophie slow à Ōsaka posent des objectifs de gentrification qui ne se retrouvent pas dans la composition des usagers du café slow observé. Celui-ci est fréquenté par des visiteurs japonais dont les caractéristiques socio-démographiques sont celles des petits ménages regagnant les centres des villes nippones. Mais ces classes touchées par la crise de la Décennie perdue reviennent au centre parce que celui-ci leur est à nouveau accessible, tant d’un point de vue matériel que financier. Les clients de la chaîne Solviva de passage à Namba révèlent ainsi par leurs pratiques les singularités de la réurbanisation des métropoles japonaises, qui s’écarte des processus d’embourgeoisement observés dans les centres rénovés des métropoles occidentales.

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