MONTAGNES FRONTALIERES DES INNOVATIONS A LA MARGE
L’exemple des Alpes occidentales
Lauranne JACOB
Université de Grenoble-Alpes et Université de Genève
Labex ITEM
PACTE – CERDHAP
Département de géographie et environnement de l’UNIGE
laurannejacob@hotmail.fr
RÉSUMÉ
Les montagnes frontalières peuvent être considérées à double titre comme des espaces d’entre-deux ; d’abord par leur localisation géographique à la limite de deux territoires nationaux, ensuite par leurs caractéristiques rurales et spécifiques. Cette situation d’entre-deux, plutôt qu’un handicap, se révèle être davantage un atout. En effet, les populations confrontées à des contraintes inédites et très particulières, n’ont d’autre alternative que d’innover avec les spécificités de leur territoire et les outils et moyens offerts par les politiques nationales et européennes. La discontinuité légale que représente la frontière est renforcée en montagne par l’obstacle que représente le relief. Cette situation inédite a des conséquences spécifiques et implique une attention particulière lorsqu’on étudie les coopérations transfrontalières qui se développent sur ces territoires. Cet article étudie la place de ces espaces d’entre-deux dans l’Europe de la cohésion.
ABSTRACT
Mountain borders can be considered as « in-between spaces» for two reasons: at first, because they are localised on a border of two national territories and secondly because they have rural and specific characteristics. This « in-betweenness » is finally more an asset than a disability. Indeed, populations faced with new and highly specific constraints don’t have other alternatives than to innovate with the strengths of their territory and the tools and resources offered by national and European policies. The border is a legal discontinuity, which is strengthened by the mountain barrier. This new situation has specific consequences and involves special attention when considering mountain cross-border cooperation. This paper examines the role of “in-between spaces” in the Europe’s cohesion.
INTRODUCTION
Les marges peuvent être considérées comme des espaces d’entre-deux du fait de leurs caractéristiques hybrides. Souvent envisagées uniquement dans un rapport centre-périphérie, leur étude se révèle biaisée et ne livre pas tout son potentiel. A la fois témoins des transformations issues du centre, ce sont aussi et surtout des lieux de dépassement, de transgression et d’innovation où l’altérité est le concept fondamental pour comprendre les liens qui se tissent au jour le jour dans un cadre plus ou moins formel et formalisé.
Nous proposons de traiter le cas des montagnes frontalières, que nous considérons à la fois comme des barrières et des carrefours. Ces deux notions, couramment utilisées pour décrire les montagnes du monde, se révèlent renforcées par la présence de frontières étatiques. L’objectif de cet article est de démontrer que les montagnes frontalières, bien qu’en situation de marginalité spatiale, tirent partie de leurs spécificités et sont en mesure d’innover.
Notre propos se concentrera sur les coopérations transfrontalières montagnardes alpines, plus spécifiquement celles situées sur les frontières franco-italienne et franco-italo-suisse. Nous illustrerons notre réflexion par des exemples tirés de recherches en cours sur les coopérations transfrontalières alpines, plus précisément avec le cas de l’Espace Mont-Blanc : coopération transfrontalière tri-nationale autour du massif du Mont-Blanc (France, Italie, Suisse) et celui de la coopération transfrontalière entre deux Parcs : le Parco Naturale delle Alpi-Marittime (en Italie) et le Parc National du Mercantour (en France). Ces recherches sont menées selon une approche pluridisciplinaire principalement géographique et juridique, mais faisant aussi appel à la sociologie et l’anthropologie.
Après avoir démontré comment la montagne et la frontière produisent de « l’entre-deux », nous mobiliserons les concepts de « liminalité » ou « liminarité » et « d’hybridation » pour les étudier. Enfin nous décrirons les modalités d’innovation des coopérations transfrontalières en matière de gouvernance, à travers l’appropriation d’outils juridiques nouveaux issus de l’Union Européenne.
Frontières montagnardes, marges ou confins dans l’Europe de la cohésion territoriale et de la compétitivité…
Les espaces de coopération transfrontalière de montagne sont à double titre des territoires marginaux. Tout d’abord, ils sont localisés géographiquement aux confins des territoires nationaux et se trouvent, par leurs spécificités morphologiques et climatiques, isolés par rapports aux centres urbains. Etymologiquement, le mot « marge » renvoie au bord, à une extrémité, la frontière extrême limite de la souveraineté étatique, tandis que le terme « confins » renvoie à une limite qui existe par rapport à une discontinuité (Prost, 2004). Ces deux termes s’appliquent parfaitement à notre objet ; néanmoins le vocable de marge nous paraissant ouvrir davantage de perspectives, nous le privilégierons donc. Ils peuvent aussi être qualifiés d’espaces d’entre-deux. En effet, le territoire qui se dessine progressivement autour de la frontière, selon un long processus de recomposition territoriale, présente des caractéristiques propres liées à la confrontation de deux systèmes juridiques, normatifs parfois très différents comme c’est le cas avec la France, Etat fortement centralisé et ses voisins suisse et italien dont les régions et cantons bénéficient d’une plus grande autonomie.
Défonctionnalisation de la frontière et entre-deux
« Les frontières sont des entraves artificielles au développement et leur suppression constitue, de même que la promotion de liaisons transnationales et interrégionales, un objectif de longue date de la politique de cohésion. » Cette citation est tirée du cinquième rapport de la Commission européenne sur la cohésion intitulé « Promouvoir la compétitivité et la convergence » . Nous ne pouvons que nous étonner de la formulation maladroite de la Commission. S’il est tout à fait exact que les frontières sont des limites politiques artificielles plus ou moins durables, dire qu’elles sont des entraves au développement c’est faire fi du levier de développement économique qu’elles représentent dans les zones transfrontalières. Obstacles, les frontières le sont indéniablement ; toutefois le mot « entrave » nous paraît malencontreux, tout comme l’objectif de suppression des frontières de la politique de cohésion. La suppression des frontières ne peut-être le fait d’une politique de cohésion, car elle ébranlerait la souveraineté territoriale de tous les Etats frontaliers dont le territoire ne serait plus borné par des frontières. Or ce critère est incontournable pour définir ce qu’est un Etat. Plutôt que de parler de suppression des frontières, il nous paraît plus juste de remplacer cette formulation par le concept de « défonctionnalisation » des frontières. Claude Raffestin attribue à la frontière trois fonctions principales : légale, fiscale et de contrôle. Nous pensons que le degré d’intensité de ces trois fonctions est variable au cours du temps et influe directement sur la porosité de la frontière, autrement dit sur sa capacité à faire limite. La catégorie générale « limite » englobe la notion de frontière. Cette défonctionnalisation est directement responsable de l’effacement des frontières et a des conséquences directes sur le processus de territorialisation autour de la frontière. Dans le contexte actuel d’européanisation, les fonctions fiscale et de contrôle sont fortement dévaluées, en particulier la seconde pour ce qui est des frontières internes à l’Union européenne, tandis que la fonction normative tend à rester constante au cours du temps du fait du maintien de la souveraineté des Etats membres de l’Union. Ainsi, l’intensité de la limite est donc sérieusement affaiblie, les relations transfrontalières se développent d’autant plus facilement que les frontières sont ouvertes et que les contrôles douaniers sont restreints en application des Accords de Schengen sur la libre circulation des personnes, des biens et des services. La présence d’une frontière ouverte induit aussi une différenciation, encore nommée « effet-frontière » qui fait émerger de nouveaux rapports au territoire (Amilhat-Szary et Fourny, 2006). Les populations frontalières jouent sur les différentiels qui se créent et tirent profit des avantages comparatifs plus ou moins fluctuants dans le temps, principalement en matière de fiscalité. Claude Raffestin (Raffestin, 1974) décrit aussi la frontière comme provoquant un effet de disjonction entre deux espaces sociaux ayant des effets positifs et négatifs dans l’espace géographique autour de la frontière, c’est en ce sens que l’on peut parler d’espace d’entre-deux. En montagne, la fermeture ou inversement l’ouverture de la frontière a des conséquences sur l’effet barrière de la montagne, celui-ci s’en trouve grandement renforcé en cas de fermeture (Sacareau, 2003). Progressivement un espace d’entre-deux se forme autour de la frontière. Ainsi, ce territoire d’entre-deux emprunte des caractéristiques aux deux espaces séparés par la frontière. Les habitants des régions frontalières parlent plusieurs langues, utilisent plusieurs monnaies, adaptent leurs habitudes en fonction des avantages de chaque territoire.
Cet « effet frontière » n’est que potentiel, le territoire en fonction de ses spécificités ne se trouve pas toujours en mesure d’exploiter ces différentiels. De ce fait, on note un écart important entre les régions métropolitaines telles que Genève et les coopérations transfrontalières alpines étudiées. Par exemple, les flux de frontaliers sont moindres par rapport à ceux constatés dans les régions métropolitaines transfrontalières comme à Genève pour rester dans les Alpes. De plus, la population résidant dans les périmètres de coopération est très faible, autour de 100 000 habitants pour l’Espace Mont-Blanc. Concrètement, peu de réels flux de travailleurs d’un pays à l’autre peuvent être observés, quantifiés et analysés du fait du manque de données transfrontalières, notamment statistiques. Les régions frontalières montagnardes sont souvent dépourvues d’observatoires comme il en existe sur de nombreuses frontières. En revanche, les échanges commerciaux sont importants et facilement quantifiables, cependant le commerce international s’est développé indépendamment des relations de coopérations transfrontalières. Il est donc compliqué de décrire précisément les habitudes de vie des populations résidant dans un périmètre restreint autour de la frontière. L’Espace Mont-Blanc, coopération transfrontalière autour du massif du Mont-Blanc entre la France, l’Italie et la Suisse, s’est doté depuis 2013 d’un observatoire, comprenant des indicateurs qui fonctionnent sur la base du modèle DPSIR (Forces – Pressions – Etat – Impacts – Réponses) ainsi que d’un géonavigateur. Il existe en revanche, des programmes tels que Alpinspace (Espace Alpin) ou encore la Database Diamont qui fournissent de très nombreux éléments statistiques sur l’Arc Alpin (dans le périmètre de la Convention Alpine), mais ils ne prennent pas en considération le franchissement des frontières.
La configuration du relief et l’enclavement consécutif contraignent le développement des centres dynamiques, susceptibles d’attirer des frontaliers. L’effet barrière de la montagne est encore fortement présent. Certes, le caractère montagnard, rural de ces espaces transfrontaliers est un facteur explicatif évident à cette absence de flux de frontaliers significatif, mais il n’est pas le seul car la marge est avant tout la conséquence d’une relation particulière que les hommes entretiennent avec un lieu. Ainsi le fait que la montagne ait longtemps été considérée dans de nombreux Etats européens comme une marge parce qu’elle était éloignée, peu rentable économiquement, est un élément fondamental à prendre en considération et à contrebalancer avec des cas comme la Suisse et l’Autriche où la montagne n’est pas perçue comme un handicap à compenser à tout prix puisqu’elle représente la quasi-totalité du territoire du pays. Dans ces « Etats montagnards », la vision de la montagne y est différente et la logique de solidarité montagne/piémont, ou ville/montagne a fait son chemin et semble trouver un écho du côté des institutions européennes en particulier au Comité des Régions (Debarbieux et Rudaz, 2010). Dès l’origine du processus de coopération institutionnelle, une vingtaine d’années seulement pour les coopérations montagnardes, ces thématiques sont principalement orientées autour de l’environnement, de l’agriculture de montagne et des questions culturelles (Fourny et Crivelli, 2003) mais on note depuis ces dernières années une tendance au développement de projets dans les domaines socio-économiques (développement économique, touristique, emploi, formation…) sous l’impulsion des programmes européens de coopération transfrontalière (INTERREG) et surtout durant ces quatre dernières années de la politique européenne de cohésion territoriale.
Sortir de la marginalité dans un contexte d’entre-deux
L’Union Européenne offre aux territoires périphériques et spécifiques une opportunité d’intégration par la prise en considération de leurs spécificités. Elle a développé depuis sa création une politique régionale et mis en œuvre depuis 1988 une politique de cohésion. Initialement, la vocation de la politique régionale était de préparer l’élargissement de l’Union à de nouveaux membres. Aujourd’hui, elle se met au service de la politique d’innovation. Cette dernière est avant tout une politique d’investissement, dont l’objectif est de soutenir la création d’emplois, la compétitivité et la croissance économique, l’amélioration de la qualité de vie et le développement durable. La politique de cohésion n’a pas vocation à contrebalancer les effets potentiellement négatifs des politiques de compétitivité et de concentration sur les territoires d’excellence. En revanche, elle doit permettre à chaque région de développer sa créativité en mettant en avant ses spécificités territoriales. Elle a aussi pour objectif d’encourager la liberté d’entreprendre au niveau régional en allant dans le sens du renforcement de la démocratie participative locale. En effet, la mise en place d’une gouvernance locale adaptée est un bon moyen de faire remonter des idées originales provenant directement du territoire, assurant aussi une meilleure cohérence globale sur le territoire.
La politique de cohésion territoriale, dernière née des politiques de cohésion, a pour objectif de favoriser un développement plus équilibré en réduisant les disparités existantes et en évitant les déséquilibres territoriaux. L’article 174 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, tel que modifié par le traité de Lisbonne, accorde une attention particulière « aux zones rurales, aux zones où s’opère une transition industrielle et aux régions qui souffrent de handicaps naturels ou démographiques graves et permanents telles que les régions les plus septentrionales à très faible densité de population et les régions insulaires, transfrontalières et de montagne ». Ainsi nos territoires d’entre-deux montagnards et transfrontaliers sont doublement concernés par ces politiques.
Enfin, le cinquième rapport de la Commission européenne sur la cohésion de 2010 précédemment cité place l’innovation au cœur de la politique de cohésion et rappelle qu’elle est le moteur principal du développement régional. Il met aussi en avant la capacité des institutions à organiser, développer, promouvoir les innovations sur leur territoire. Au premier abord, il est loisible de s’interroger sur la compatibilité entre les deux concepts de compétitivité territoriale et de cohésion. La volonté de l’Union n’est bien évidemment pas de mettre ses territoires en compétition mais bel et bien de renforcer sa compétitivité globale à l’échelle communautaire par un processus de territorialisation de la compétitivité. Dans cette optique, comment s’inscrit « l’innovation d’entre-deux » dans ce contexte de compétitivité ?
Montagne et frontière sont très souvent perçues comme une barrière qui sépare, différencie les populations de part et d’autre. Le relief ajoute de la séparation par la distance sans pour autant différencier. Les concepts de limilalité/liminarité et d’hybridité permettent d’expliquer et de dépasser cette barrière et d’aller vers la notion de carrefour, qui, elle, rassemble et rapproche.
La montagne frontalière : espace liminaire et lieu d’hybridité
La frontière comme limite fonde la notion d’entre-deux, la montagne frontalière peut aussi être appréhendée sous le prisme de la liminalité ou liminarité.
L’apport de l’anthropologie à l’étude des espaces d’entre-deux
La liminalité ou liminarité est un concept utilisé pour étudier les situations d’entre-deux auxquelles les individus peuvent être confrontés au cours de leur vie. Ce concept anthropologique inventé par Arnold Van Gennep (Van Gennep, 1909) au début du XXe siècle et repris par Victor W. Turner (Turner, 1969) pour décrire les rites de passage, dépasse la notion de limite. Il sous-tend une transformation, un dépassement de la norme. Il englobe la notion d’entre-deux, à la fois spatial et temporel. C’est pourquoi ce concept nous semble particulièrement intéressant pour aborder à la fois la thématique de la frontière et celle de la montagne. La marginalité spatiale telle que nous l’avons décrite est une forme d’entre-deux, donc de liminalité. La dimension temporelle est fondamentale pour notre étude et est étudiée par la liminalité. L’état de liminalité n’a normalement pas vocation à durer mais la notion peut aussi être utilisée pour décrire une condition durable comme la situation de handicap ou encore la situation d’exclusion des personnes sans domicile fixe, qui ne sortent de leur condition qu’au moment de leur mort pour les premières ou de leur réinsertion dans la société pour les secondes ou de leur disparition. En géographie, la liminalité caractérise une étendue de passage et de transition, on peut citer par exemple les objets géographiques tels que les confins, les lisières, les friches, les espaces périurbains… « L’espace liminal est celui où se gère la relation et où se fixe le statut social de celle-ci. La liminalité permet de ce fait de saisir cette dynamique entre la forme spatiale de la frontière et la fonction frontalière de l’espace » (Fourny, 2014).
Les territoires de montagne se trouvent confrontés à de nouveaux enjeux, notamment liés au changement climatique qui impactent directement leur économie lorsqu’elle repose en grande partie sur l’or blanc. Les territoires supports de stations de ski doivent innover en matière d’offre touristique ; diversifier leurs activités afin de proposer un plus large panel mieux réparties au cours de l’année. D’autres territoires sont confrontés à l’installation massive de nouveaux habitants, induisant de nouvelles questions car ces nouveaux résidents présentent des caractéristiques spécifiques très différentes des « habitants traditionnels ». Ils résident dans des communes de montagne mais n’y travaillent souvent pas. Une adaptation du territoire est aussi nécessaire pour répondre à ces pratiques. Comme nous l’avons dit précédemment, ces territoires doivent aussi trouver leur place dans une Europe de la cohésion qui promeut la compétitivité et fait de l’innovation le moteur du développement.
La géographie et l’anthropologie se révèlent complémentaires dans leur approche d’un même espace vécu, approprié. Montagne et frontière, en tant que limite sont des points de rencontre avec l’altérité. L’anthropologie apporte sa contribution dans l’explication du processus géographique de recomposition territoriale à l’œuvre autour de la frontière, en interrogeant ce rapport particulier à l’altérité mais aussi à la norme en prenant en considération la temporalité. Ce concept permet aussi d’étudier la frontière dans son rapport entre l’espace et la norme. La norme s’exprime sur l’espace, qui est lui-même le lieu de construction des relations. Dans le cas de la coopération transfrontalière Alpi-Marittime Mercantour, la présence de la frontière est encore très marquée, notamment parce qu’elle délimite des territoires étatiques marqués par une identité nationale forte allant jusqu’à une confrontation identitaire (Bergamaschi, 2012). L’identité culturelle et la langue constituent une autre différence majeure. Du coté de l’Espace Mont-blanc, l’usage de la langue française issue du franco-provençal est revendiqué dans la Vallée D’Aoste et est reconnue comme langue officielle dans le Valais. Cependant, la population ne semble pas avoir conscience de vivre dans un territoire commun transfrontalier. L’espace frontalier d’entre-deux constitue une opportunité pour tisser des liens, c’est le lieu où se créent les opportunités. Celles-ci concernent différents domaines : économiques, culturels, environnementaux. La rencontre de l’altérité est certainement plus flagrante dans les relations qui se lient autour des projets culturels, avec comme objectif sous-jacent le maintien des traditions locales, mais aussi l’échange et le partage des spécificités. Ainsi, les combats de vaches ont repris de l’ampleur avec le soutien de l’Espace Mont-Blanc aux éleveurs, qui organisent des combats transfrontaliers et décernent, depuis 2010, le titre de Reine de l’Espace Mont-Blanc.
Les frontières ont longtemps séparé les populations qui vivaient de part et d’autre, mais leur ouverture a renforcé les contacts qui existaient historiquement. Les premières politiques de cohésion se sont d’ailleurs appuyées sur la culture commune des populations alpines. Les différences profondément ancrées tendent à s’harmoniser du fait des échanges, les uns apprenant des autres, avant de mettre en commun et d’expérimenter ensemble. C’est en cela, que les espaces autour des frontières sont par excellence des lieux d’entre-deux, où l’hybridation se fait presque naturellement. Elle peut être encouragée par des échanges institutionnels, mais à l’origine elle est spontanée. Des solutions innovantes sont éprouvées localement et peuvent être exportées, à condition d’être relayées par les acteurs et les institutions territoriales.
Montagne et hybridité
La montagne présente intrinsèquement des caractéristiques hybrides, qui renforcent la qualification d’entre-deux que nous posons sur la montagne frontalière.
On a souvent en tête l’image d’une montagne rurale éloignée des centres urbains, ce qui n’est pas totalement vrai. Si les villages et hameaux prédominent, ils côtoient les villes, petites et moyennes, dont les préoccupations urbaines sont similaires aux métropoles périalpines. Les préoccupations des communes rurales et urbaines ne sont pas opposées mais se complètent, car il y a une véritable interdépendance entre elles. Il existe aussi une montagne qui emprunte des éléments au rural et à l’urbain, avec des enjeux économiques à la fois agricoles et touristiques. C’est le cas, par exemple, des vallées qui possèdent des stations de sport d’hiver, urbanisées et très fréquentées une partie de l’année. Ces lieux hybrides doivent composer avec des infrastructures surdimensionnées, des flux de populations saisonnières, une économie de plus en plus diversifiée, et une saison morte où la collectivité doit être en mesure de maintenir des services pour les résidents permanents.
La confrontation entre ces « deux mondes » n’est sans doute pas aussi présente que dans le cas du périurbain, tiers-espace hybride par excellence (Vanier, 2000), mais on note une complémentarité voire une dépendance entre le monde agro-pastoral et l’industrie du tourisme qui se développe dans certaines vallées de montagne. Le maintien d’une agriculture de montagne, notamment de l’agro-sylvo-pastoralisme, est une nécessité pour conserver un paysage ouvert qui fait la réputation des vallées alpines, permettant aussi d’entretenir les pentes et de réduire le risque d’avalanche. Trouver un équilibre entre l’urbanisation, le développement d’activités économiques consommatrices d’espace et le maintien d’une activité agricole traditionnelle est très délicat et impose parfois aux deux parties de s’adapter et de proposer des solutions nouvelles.
Enfin, la montagne occupe un rôle stratégique par rapport aux centres métropolitains de piémont, qui se manifeste par un rapport de dépendance dans différents domaines comme l’énergie, la production agricole ou encore les aménités. La CIPRA a démontré, dans son troisième rapport de 2007, le lien de dépendance énergétique des centres urbains situés autour des Alpes par rapport aux vallées productrices d’hydroélectricité. Les vallées de montagne, en particulier celles localisées à proximité des villes, participent à l’équilibre des centres, dans la mesure où on observe des migrations pendulaires de travailleurs ou encore des flux réguliers notamment pour les loisirs le week-end. En outre, la montagne occupe un rôle stratégique en tant que système d’alerte précoce dans le contexte actuel de changement climatique , les variations de température étant plus marquées.
Les villes intra-alpines retrouvent toute leur importance et développent des réseaux entre elles mais aussi avec les villes périalpines. Ce rapport de dépendance des métropoles par rapport aux Alpes, associé à la localisation centrale des Alpes au sein de l’Europe, en fait un véritable carrefour. Ceci nous incite à dire que le rapport centre-périphérie classique devrait être rediscuté, envisagé d’une nouvelle manière. Dans une perspective plus globale d’inversion du rapport centre-périphérie, les Alpes deviendraient le centre de l’Europe, et les villes autour constitueraient la périphérie. Les Alpes constituent déjà un centre important, c’est depuis ce centre que l’Union Européenne s’est élargie à l’Est et c’est aussi par ce carrefour que transitent les biens et marchandises à travers l’Europe. Le but n’est pas d’ignorer les villes périalpines ou de contester leur effet polarisant. Au contraire, il s’agit de mettre en avant les relations villes-montagnes depuis la montagne. A défaut de se défaire de l’approche traditionnelle centre-périphérie, l’Union européenne a opté pour une approche fonctionnelle, multiscalaire des territoires.
Le Schéma de Développement de l’Espace Communautaire (SDEC), adopté en 1999 dans le cadre de la politique régionale européenne, est un document d’orientation de la politique territoriale et spatiale de l’Union. Il encourage le polycentrisme à toutes les échelles d’intervention : mondiale et continentale, nationale et transnationale, régionale et locale. Dans le cadre des coopérations transfrontalières montagnardes, le développement de relations avec les métropoles régionales est indispensable à l’échelle des coopérations interrégionales pour développer des stratégies territoriales communes. A l’échelle des coopérations locales, le polycentrisme se manifeste par le développement de relations étroites entre les vallées montagnardes et les villes de piémont, elles-mêmes connectées aux métropoles régionales. Ces relations ont pour but de créer de véritables solidarités vallées montagnardes/villes de piémont. Solidarité ne signifie pas dépendance, mais plutôt mettre l’accent sur les complémentarités.
Dans un contexte frontalier, le ou les centres urbains les plus proches en distance ou en temps de parcours ne correspondent pas toujours aux centres régionaux de l’Etat de résidence. Si pour le commerce cela ne pose pas de problème majeur, en revanche lorsqu’il s’agit des services administratifs ou de santé, les choses se compliquent. Se faire soigner dans un Etat voisin complique le remboursement.
Les Alpes, carrefour de l’Europe
Les Alpes sont aussi un carrefour de l’Europe, qu’il faut traverser par des cols historiques ou des tunnels, se situant très souvent sur des frontières (tunnels du Mont-Blanc et Fréjus entre France et Italie, col du Grand Saint-Bernard entre Italie et Suisse). Ce massif a joué un rôle central dans la construction européenne et notamment son extension à l’Est. Le transport est un facteur majeur pour la cohésion et le développement économique et est l’objet d’enjeux et de tensions importantes.
Si la montagne perçue comme une barrière aux relations sociales et commerciales subsiste encore dans l’esprit de certaines personnes, en particulier des non montagnards, comme une limite aussi forte que la frontière, elle a été avant tout un élément rassembleur des populations alpines, un lien culturel fort qui a permis de dépasser la diversité linguistique. Gian Paolo Torricelli a montré comment au XVIIIe siècle, l’édification « de routes à col » a été un moyen pour les Etats d’affirmer leur puissance territoriale et de maîtriser leurs frontières, avec pour conséquence le déclin des petites villes alpines. Pourtant les cols, plus que des frontières sont, depuis le Moyen-Age, des traits d’union entre deux vallées parfois de nationalité différente. Si la mobilité en montagne est contrainte, les populations alpines ont toujours circulé et vaincu l’isolement lié à l’enclavement des vallées. Les Alpes sont de par leur situation centrale en Europe, un carrefour et ne constituent pas un obstacle, à peine un ralentissement (Torricelli, 2002). Elles sont le lien entre les métropoles, les axes de communication les traversant jouant un rôle fondamental pour le développement à la fois des Alpes mais aussi des régions périalpines. Soulignons les efforts des Etats Alpins pour améliorer la circulation et la traversée des Alpes, par la construction, la rénovation d’infrastructures d’envergure (tunnels routiers ou ferroviaires, autoroutes), ce qui contribue à l’attractivité de ces régions. Le développement des moyens de communication associé à la circulation des modèles et représentations contribue à modifier profondément les territorialités frontalières mais aussi les territorialités à l’échelle des Alpes. Les villes moyennes alpines sont de plus en plus reliées entre elles et reliées avec les villes de piémont et même au sein d’un système de villes européennes (Perlik, 1999). Elles développent des réseaux interconnectés dépassant les frontières nationales. Ces interconnexions permettent de repenser les relations transfrontalières. La fermeture du tunnel du Mont-Blanc suite au dramatique incendie de 1999 pendant trois ans a eu comme impact direct le report des flux sur le tunnel du Fréjus et de nombreux impacts indirects sur l’économie locale des deux vallées frontalières. La fermeture progressive de l’hôpital de Chamonix, d’abord la maternité, puis le bloc opératoire et enfin les urgences en dehors des saisons touristiques d’été et d’hiver est le fruit d’une politique de rationalisation française qui n’a pas pris en compte les interconnexions possibles et les possibilités d’accords avec la vallée d’Aoste. Dans le domaine de la santé toujours, une réflexion est en cours avec les autorités italiennes, en particulier la ville de Turin, pour maintenir le service de réanimation de l’hôpital de Briançon, fondamental en zone de montagne.
La montagne frontalière : laboratoire d’innovation à la marge
Certains auteurs mettent en avant le fait qu’il serait plus facile d’innover à la marge, car elles seraient porteuses d’une moindre charge symbolique et politique. Cependant il ne faut pas surestimer leurs capacités à inventer ou créer de nouveaux modèles spatiaux (Antheaume et Giraut, 2002). Cette affirmation est vraie mais à nuancer pour les montagnes, qui sont dotées d’une symbolique forte dans l’esprit des populations, notamment urbaines : « la montagne jardin ou encore terrain de jeux ». De plus, les élus de la montagne ont un poids assez considérable à l’échelle nationale, en particulier en France.
En second argument, la marge serait un élément fort d’identification territoriale positive susceptible de faire émerger l’innovation. En effet, la capacité d’innover des communautés alpines, et plus généralement des communautés de montagne, tient à leur inclusion dans un système de contraintes et de potentiels. L’adaptation aux conditions particulières (climat, pente, isolement lié à l’enclavement) a été la première source d’innovation. Aujourd’hui encore, c’est l’évolution des conditions environnementales mais aussi économiques qui contraignent les populations à trouver de nouvelles solutions pour répondre à leurs besoins et aux nouvelles problématiques.
Autre argument, c’est dans les situations bloquées, inédites, ou spécifiques, que le besoin d’innovation serait le plus fort. La confrontation voire la contradiction de plusieurs logiques : celle d’en haut issue des instances européennes (procédure top down) et celle du bas (procédure bottom-up) issue de l’échelon local peut conduire à des processus innovants, notamment en matière de gouvernance et d’action publique.
Pour finir, le terme « innovation » ne signifie pas nouveauté, ou invention. L’invention n’est qu’une potentialité alors que l’innovation consiste en l’implantation effective et durable d’une invention dans un milieu social (Alter, 2013). La nouveauté peut être d’ordre organisationnelle, le processus d’innovation correspond à l’appropriation et à la diffusion de cette nouveauté dans le milieu social. Il peut s’agir aussi de réinvention, de bricolage entre du « vieux » et du « neuf », d’un assemblage complexe entre des procédures et processus communs et d’autres nouveaux inventés localement ou reçus par diffusion depuis le centre. On reste donc dans le champ de l’entre-deux. Dans notre cas, l’invention est un outil juridique de l’Union Européenne (GECT), proposant un modèle de gouvernance. Les coopérations transfrontalières montagnardes s’en emparent progressivement comme l’ont fait précédemment les grandes régions transfrontalières, de la même façon qu’elles se sont appropriées les différents outils européens (programmes Interreg).
Montagne : de la marginalité à la reconnaissance européenne
Pendant plusieurs décennies, la montagne a été le support d’une marginalité politique, qui tend aujourd’hui à être effacée par des politiques volontaristes, nationales et européennes. Cependant, si la volonté de désenclaver et surtout de dynamiser ces territoires est bien présente, le modèle d’action ne semble pas toujours approprié, ce qui impose ou permet, selon le point de vue, d’innover dans la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques.
Dans le même temps, les politiques sectorielles ont fait l’objet d’adaptation aux spécificités des régions de montagne ou à celles des régions frontalières. Mais depuis le Traité de Lisbonne signé en 2007, on note un net changement au moins dans les textes, issu d’une volonté d’améliorer l’efficacité des politiques en assurant une meilleure coordination entre elles et, surtout, en menant des politiques transversales incluant la politique de cohésion territoriale. La transversalité est fondamentale, en particulier dans ces territoires périphériques éloignés des centres, où chaque intervention par le biais d’une politique dédiée impacte un autre domaine. Prenons un exemple concret, celui de la mise en place d’une action en matière de service à la personne. Il faut pour cela recruter du personnel qualifié, cela concerne donc le domaine de l’emploi, mais aussi celui de la formation. Ces questions sont importantes car les centres de formation se trouvent rarement en montagne, obligeant les acteurs à créer et entretenir des partenariats avec les centres urbains de proximité mais aussi les villes alpines disposant d’universités et de centres de formation professionnelle. Ces personnes vont devoir circuler pour se rendre sur les lieux de formation, ce qui implique de prévoir un réseau de transport multimodal. Cela interroge aussi le domaine des TIC (Technologies de l’information et de la communication) qui vont permettre une formation à distance, à condition de développer des réseaux suffisamment performants. L’innovation résulte ici du traitement global d’une problématique, par la mise en œuvre de solutions transversales.
Innovations transfrontalières et outils juridiques
Les programmes européens INTERREG créés en 1990, notamment pour promouvoir la cohésion et le développement des espaces frontaliers sont rapidement devenus l’outil incontournable de financement des projets transfrontaliers.
Ces dernières années, le Parlement et le Comité des Régions encouragent très fortement les coopérations locales et territoriales à s’institutionnaliser, en utilisant leur outil juridique phare, à savoir le Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT), en en faisant pour la prochaine programmation européenne 2014-2020, l’autorité de gestion des fonds européens. Ceci représente un pas important de la part de l’Union, qui souhaite voir les actions transfrontalières se pérenniser au delà du cycle de vie des projets. L’objectif second est d’éviter la logique de guichet qui prédominait jusqu’alors et qui contribuait à encourager les financements dits d’opportunité. Le GECT issu du règlement européen No 1082/2006 du 5 juillet 2006, a fait l’objet d’un projet de règlement modificatif le 6 octobre 2011 de la part de la Commission européenne, le but étant de promouvoir son utilisation et d’assouplir les conditions de création.
Comme tout outil juridique, le GECT implique la mise en place d’une gouvernance multi-niveaux qui garantie l’implication des différents échelons territoriaux (du local au national en passant par le niveau régional). Ce cadre, en apparence relativement souple, se révèle pour des territoires peu institutionnalisés compliqué à mettre en œuvre. En effet, la gestion quotidienne n’est que très peu formalisée et est très modulable par rapport au cadre imposé par le règlement européen. Cette gouvernance locale doit aussi permettre d’inclure les représentants de la société civile afin d’alimenter le processus d’innovation par le biais de la démocratie participative.
L’Union Européenne définit une politique, impulse un mouvement, propose des outils et finance la mise en œuvre des politiques sur les territoires, à charge pour ces derniers, de s’adapter pour répondre aux orientations européennes. Ce processus d’appropriation de la nouveauté va conduire à une innovation si l’appropriation par les acteurs est positive, dans le cas contraire la nouveauté sera considérée comme un échec (Alter 2013). La réception de la nouveauté n’est pas uniforme selon les milieux et peut être plus ou moins longue et se faire selon des modalités différentes.
L’outil GECT a été rapidement approprié par les coopérations métropolitaines, ou les coopérations eurorégionales ou macrorégionales, mais plus difficilement à l’échelon local. Dans les Pyrénées, deux GECT se sont créés : le premier, en 2010 le GECT Hôpital de Cerdagne dont la vocation est de garantir une offre de soins transfrontalière sur un vaste périmètre (53 communes) ; le second en 2011 GECT « Espace Pourtalet » a comme mission principale l’amélioration de l’entretien de la voie transpyrénéenne qui traverse le col du Pourtalet à 1795 mètres d’altitude. Dans les Alpes occidentales, le premier GECT a vu le jour le 6 juin 2013, il s’agit aussi du premier parc européen, qui unit après 26 ans de jumelage le Parc national du Mercantour (France) et le Parco Naturale delle Alpi Marittime (Italie). Le nombre de GECT créés en montagne est faible. Nous pouvons avancer comme premier élément d’explication, que le GECT n’a pas été conçu uniquement, comme son nom l’indique, pour les coopérations transfrontalières, mais pour les coopérations territoriales, ce qui change clairement la donne. En effet, la nature des coopérations territoriales n’est pas exactement la même, tout comme l’échelle de coopération. Les enjeux ne sont pas identiques au niveau local et au niveau régional, c’est pourquoi l’analyse multiscalaire est fondamentale pour répondre aux questions suivantes : la délimitation d’un espace de coopération sous-jacente au processus d’institutionnalisation ne contribue-t-elle pas à le faire sortir de sa position marginale ? Ne repousse-t-on pas les marges à la périphérie du territoire de coopération ?
Délimiter précisément un périmètre de coopération revient à fixer de façon plus ou moins définitive le territoire d’une coopération transfrontalière, car toute modification, en particulier des membres (commune ou regroupement de communes), implique de reprendre à zéro le processus de création du GECT. En France, pour l’instant aucune commune n’est membre d’un GECT, ce sont les Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI) qui adhèrent. L’action d’un GECT peut s’étendre sur le territoire d’une commune non membre, mais cela peut poser à terme des problèmes de représentation et de gouvernance, car les communes non membres ne sont pas représentées dans les instances de gouvernance. Cette rigidité ne correspond pas vraiment à la réalité matérielle des coopérations montagnardes qui sont mouvantes. Les communes participent au gré de leurs intérêts, leur implication peut donc être fluctuante. De plus, le périmètre de coopération devrait refléter un territoire de coopération sur lequel s’inscrit un projet. Or le projet de territoire n’est pas toujours très clairement défini, les grandes orientations autour d’un axe central, souvent le développement durable, sont présentes mais les relations avec les acteurs restent à développer.
La critique principale que nous pouvons faire à la politique de cohésion territoriale de l’Union concerne son modèle. En effet, elle a été construite sur le modèle dominant des métropoles mais se veut applicable à toutes les régions et en particulier aux régions les plus défavorisées, qui ne sont pas pour la majorité des métropoles. Cela ne veut pour autant pas dire que ces espaces ne peuvent pas s’approprier les outils tels que le GECT. Ils doivent simplement s’adapter en trouvant des « solutions innovantes » c’est-à-dire acceptées politiquement et socialement, ce qui requiert du temps. L’adaptation semble plus simple et moins coûteuse en temps lorsque les coopérations transfrontalières ou régionales sont déjà avancées dans leur processus d’institutionnalisation car des habitudes de collaboration sont déjà en place. Les acteurs des territoires se connaissent et collaborent déjà, les chargés de missions ont une certaine expérience des programmes opérationnels. En revanche, le coût d’entrée pour les communes qui ne font pas partie de la coopération institutionnelle est nettement plus élevé, la solution pour elles étant de se raccrocher au processus en devenant membre d’une coopération transfrontalière voisine en cours d’institutionnalisation.
Ces coopérations transfrontalières montagnardes européennes (et alpines pour les cas étudiés) sont caractérisées par une gouvernance multi-niveaux comme les coopérations transfrontalières de type métropolitaines mais on note un fort degré d’informel, c’est-à-dire que la coopération est davantage basée sur des relations interpersonnelles de type informel que sur des relations institutionnelles. L’informel a très largement progressé au cours des cinq dernières années, notamment avec la réalisation de Plans Intégrés Transfrontaliers (PIT) . Concrètement les grands rendez-vous transfrontaliers (par exemple Conférence Transfrontalière Mont-Blanc) ont été remplacés par des réunions plus régulières entre les différents acteurs du transfrontalier et par des contacts informels (mail, téléphone, visioconférence). En outre, de nouvelles formes d’action collective émergent, prennent de l’ampleur et peuvent s’inscrire dans la durée lorsqu’elles sont relayées par les acteurs institutionnels des territoires concernés. Les relations informelles constituent une source privilégiée pour le développement des réseaux sur les territoires spécifiques d’entre-deux car elles n’obéissent à aucune règle formelle, elles s’organisent au gré des liens qui se tissent au quotidien entre les acteurs. De plus, l’accroissement des relations informelles n’est pas contradictoire avec la mise en œuvre d’une gouvernance formelle institutionnalisée. Au contraire, c’est un bon préalable qui offre la possibilité d’expérimenter de nouvelles méthodes de communication, de participation de la société civile à la vie locale transfrontalière. Les relations informelles peuvent être encouragées par les institutions ou par les autorités administratives qui peuvent offrir les conditions de leur éclosion en favorisant les rencontres par la mise à disposition de lieux d’échange, de rencontre, mais aussi en prévoyant des projets transfrontaliers impliquant les populations, toutes les catégories de populations. En effet, les projets visent souvent une catégorie particulière de la population, en particulier les jeunes d’âge scolaire.
La singularité montagnarde est plus qu’affichée dans les régions transfrontalières alpines étudiées, elle est même revendiquée comme facteur d’innovation par les acteurs locaux. L’objectif est de répondre, par des solutions locales, à des enjeux locaux. L’exemple de la coopération entre les deux parcs Alpi-Marittime et Mercantour est assez emblématique. Bien que les objectifs soient communs, à savoir la protection des milieux et le développement local, les moyens divergent tant du point de vue de leur conception que de leur application. Cependant, la volonté commune affichée depuis près de 25 ans de faire ensemble, leur permet progressivement d’étendre le champ de leurs actions communes. De nombreuses barrières ont été dépassées, celles de la langue, des cultures politiques et administratives pour tenter de porter ensemble une vision commune d’un territoire qui a vocation à s’agrandir. De son côté, l’Espace Mont-Blanc correspond en tout point à la vision de la montagne frontalière à la fois barrière et carrefour que nous avons tenté de décrire ; son logo représentant trois hommes unis autour d’une même montagne l’explicite parfaitement.
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