« FAIRE FADA » À NIAMEY (NIGER) : UN ESPACE DE TRANSGRESSION SILENCIEUSE ?

FLORENCE BOYER

Institut de Recherche pour le Développement
UMR205 « Migrations et Société »
IRD, Université Paris-Diderot
Géographe
florence.boyer@ird.fr

 

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RÉSUMÉ
Les espaces de l’entre-deux peuvent s’envisager comme des espaces qui ne se donnent pas facilement à voir, des espaces de et à la marge. Ils mettent en cause les normes sociales et spatiales en usage dans un lieu donné. A Niamey, les fada, groupes de jeunes hommes qui se réunissent chaque nuit, peuvent s’analyser comme des espaces de l’entre-deux. En effet, elles questionnent la présence de la jeunesse dans les espaces publics, jouant avec le visible et l’invisible. Si les fada s’approprient des portions de cet espace public, elles le font selon des temporalités autres (pendant la nuit). De même qu’elles sont des espaces où la parole se libère, cette dernière reste confinée à ce lieu et ce moment particulier. Ainsi, les fada questionnent les normes spatiales et sociales des aînés sans entrer en conflit avec celles-ci.

ABSTRACT
Spaces in between can be considered as spaces that do not give themselves easily to see, edge space and space at the edge. They involve social and spatial norms in use in a given location. In Niamey, fada, young men groups that meet every night, can be analyse like spaces in between. They question the presence of young people in public spaces, playing with the visible and invisible. If fada appropriate portions of these public spaces, they do other temporalities (overnight). Just as they are places where speech is free, it is limited to a particular place and time. Thereby, fada question the spatial and social norms of seniors without conflict with these.

INTRODUCTION
Lieux originaux, les espaces de l’entre-deux constituent des espaces polymorphes, dont l’une des caractéristiques communes est qu’ils s’écartent des normes spatiales et sociales, imposées et/ou subies. Espaces de et à la marge (Agier, 2009), ils disent et montrent autre chose de la société dans laquelle ils s’insèrent, inventeurs de sens autant pour ceux qui les pratiquent que pour ceux qui s’en écartent. Les espaces de l’entre-deux peuvent constituer des moyens, des outils pour réfléchir à l’actualité ou à la désuétude des catégories que nous utilisons habituellement ; il s’agit alors de les aborder comme des révélateurs, révélateurs des dynamiques sociales et spatiales, révélateurs du changement. Toutefois, si ces espaces peuvent être porteurs d’inventions, de créativité, leur seule présence et interactions avec / dans les lieux normés ne contribue-t-elle pas à une mise en question, en doute de ces derniers espaces ? Sous-jacente à cette interrogation, se retrouve celle de la légitimité de ces espaces de l’entre-deux, de leur rapport au pouvoir et à la domination de ces normes spatiales et sociales.

Ainsi, s’interroger sur les espaces de l’entre-deux amène, au moins dans un premier temps, à un décentrement du regard, c’est-à-dire à observer ce qui ne se donne pas à voir facilement, ce qui peut être, plus ou moins volontairement, caché et qui met en cause, en question la norme. D’une certaine manière, on pourrait dire que ces espaces s’observent dans des lieux de crispation, au point d’achoppement des normes sociales et spatiales. Si l’un des objectifs des méthodologies usitées en sciences sociales est d’aller au-delà des clichés, évidences et allants-de-soi (De Fornel, Ogien, Quéré, 2001) pour donner à voir une « réalité » originale, interroger les espaces de l’entre-deux oblige non seulement à adopter cette posture, mais aussi à observer les discours et les pratiques dont sont porteurs les « minoritaires », individus qui se positionnent et s’affirment comme étant à la marge, ou du moins dans une logique de différenciation par rapport à des discours et des pratiques dominants. Ainsi, la question du pouvoir et de ses manifestations spatiales est inhérente à une interrogation sur les espaces de l’entre-deux.

A Niamey (Niger), sont apparues, il y a environ une vingtaine d’années, des organisations, propres aux jeunes garçons, les fada. L’origine du terme fada exprime une dimension spatiale ; terme haoussa, il désigne les conseillers du chef traditionnel qui passe la journée dans la cour de ce dernier à discuter. La référence à cet usage premier du terme a aujourd’hui disparu ; il est passé dans la langue djerma, véhiculaire à Niamey, et désigne actuellement par extension la ville. Proprement urbain, le phénomène des fada est apparu dans la capitale nigérienne à partir des années 1990 à la suite de la Conférence Nationale , comme le rapportent des Niaméens plus âgés. Si les jeunes étaient aussi organisés auparavant, le terme en usage était celui de groupe, dont la vocation essentielle était d’organiser des fêtes ; pendant la période dictatoriale de Seyni Kountché, avaient aussi été créées les Samariyya, sous l’impulsion et le contrôle du pouvoir en place. Aujourd’hui ancrées dans l’espace urbain, les fada sont très nombreuses à Niamey, apparaissant et disparaissant au rythme du jour et de la nuit. Ainsi, elles contribuent à modifier des espaces inoccupés ou voués au commerce ou à une autre activité pendant la journée. L’émergence et le développement de tels groupes de sociabilité n’est pas spécifique à la capitale nigérienne. Qualifiés au Burkina Faso, au Mali ou en Côte d’Ivoire de grin, ces groupes ont notamment en commun de ne concerner que des citadins et d’être apparus dans les périodes de démocratisation au tournant des années 1990.

Groupes aux formes et à l’organisation polymorphes, les fada peuvent s’appréhender comme des espaces autres ; se réunissant à la nuit tombée, elles mettent en question le jeu de la visibilité / invisibilité de la jeunesse dans l’espace urbain. Egalement, elles se réunissent dans la rue, ce qui prolonge la question de leur visibilité, et interroge le rapport entre l’espace familial, celui de la concession, qui est régi par des règles et des normes assez strictes et l’espace public – la rue – où les jeunes auraient leur place. Que nous révèlent ces organisations quant aux rapports de pouvoir entre les générations, plus largement sur le positionnement des jeunes au sein de l’espace urbain, et les changements dont ils peuvent être porteurs ? En quoi les fada sont-elles instituées comme des espaces alternatifs face à un espace de domination contrôlé par les « aînés » ?

L’observation des fada a été menée lors d’un terrain à Niamey en octobre et novembre 2012 ; j’ai travaillé avec dix fadas, rencontrées au hasard de circulations dans l’ensemble de la ville et de ses périphéries. Avec chacune d’entre elles des entretiens ont été menés, suivis généralement d’une phase de discussion plus libre et d’observation. L’objectif a été de rencontrer des fada aux profils différents, selon l’âge et la catégorie sociale des participants. Cette diversité est commune à l’ensemble des fada ; toutes celles rencontrées comptent des personnes scolarisées (étudiants, lycéens) et des personnes non ou déscolarisées, cherchant à s’insérer dans le secteur informel. Deux entretiens ont été menés également avec des personnes plus âgées, ayant appartenu à une fada afin de recueillir des éléments sur l’origine et l’histoire de ces organisations.

Nous interrogerons dans un premier temps en quoi être membre d’une fada autorise les jeunes à s’insérer dans un espace de sociabilité alternatif au groupe dominant. Ces espaces que sont les fada sont attachés à des lieux originaux, occupés selon des codes, des normes que nous questionnerons dans un second temps. Ancrage spatial et mise à distance vis-à-vis des garants de la domination constituent les deux temps fondamentaux permettant une parole libérée des contraintes, des obligations au sein des fadas. En quoi cette parole libérée est-elle dépendante de l’entre-soi, c’est-à-dire en quoi participe-t-elle à inscrire dans l’espace public un espace alternatif, et non un espace de transgression, de révolte ?

Être jeune à Niamey et membre d’une fada : un espace de sociabilité alternatif ?

Les fada sont apparues dans les années 1990, dans la ville de Zinder, en lien avec le développement des radios privées, et notamment de la radio Anfani. Lors d’une émission, le responsable de cette radio « avait encouragé les jeunes de Zinder à s’organiser, à prendre des responsabilités, à accomplir des activités civiques, puis à en rendre compte à la radio. En quelques semaines, les premiers radio-clubs ou fada, furent organisés. Dans chaque quartier, des jeunes prirent l’initiative d’organiser des fada, qui entreprirent des activités variées, comme le nettoyage de la mosquée, du cimetière ou des rues, ou la plantation d’arbres. Souvent une fada annonçait sa prochaine activité à la radio et invitait d’autres fada à la rejoindre pour l’occasion. L’activité en question était alors créditée à la fada organisatrice, qui en retour fournissait boissons et nourritures aux participants » (Lund, 2009 : 103). Si le phénomène des fada s’est progressivement développé dans l’ensemble des espaces urbains du pays, celles-ci ont progressivement changé de sens, d’organisation au fil des années. Hormis de rares exceptions, la vocation civique a disparu, les fada actuelles, à Niamey notamment, s’apparentant plus aux grin que l’on retrouve au Burkina Faso, au Mali ou en Côte d’Ivoire (Vincourt S., Kouyaté S., 2012 ; Kieffer, 2010). Ainsi, le phénomène des fada est à replacer dans le contexte de l’émergence d’organisations plus ou moins institutionnalisées que l’on retrouve dans une grande partie des espaces urbains en Afrique subsaharienne ; qualifiées de « parlements de la rue » (Banégas R., Brisset-Foucault F., Cutolo A., 2012) par certains auteurs, ces organisations sont décrites comme des lieux de réappropriation de la parole publique et politique par leurs membres. Si ces structures sont très diverses selon les contextes sociaux, spatiaux, politiques et culturels, elles ont néanmoins en commun l’occupation de la rue, de l’espace public, se présentant comme des espaces « alternatifs à l’espace public dominant » (Banégas R., Brisset-Foucault F., Cutolo A., 2012, p. 8). S’insérant dans ce cadre plus global, les fada n’en conservent pas moins certaines spécificités, au sens où elles ne sont pas uniquement porteuses d’une parole politique, mais expriment des préoccupations plus « banales » pour les jeunes (la drague, la musique, les vêtements…). D’autres fadas ont une dimension religieuse, les membres pouvant se réunir avec comme des objectifs de formation et de discussion sur la religion musulmane. Non abordé ici, ce type de fada est proche des clubs de jeunes décrits par A. Sounaye (2012).

La composition des fada en fait des groupes à la fois incluant et excluant. Incluant, au sens où elles rassemblent des jeunes hommes d’âge relativement proche sur la base de l’affinité, de l’interconnaissance acquise par la fréquentation d’un même établissement, par le voisinage… Excluant au sens où les femmes n’y sont que très rarement admises, tout comme les « aînés ». Lors de leur apparition, les fada étaient non seulement mixtes mais aussi contrôlées par des aînés (Lund, 2009). Le caractère masculin de ces groupes s’explique par la séparation croissante entre les hommes et les femmes au sein de la société nigérienne, et par le contrôle exercé sur les femmes par les membres de leur famille ; celles-ci n’ont que peu accès à l’espace public et surtout se voient interdire toute sortie de la concession familiale une fois la nuit tombée, qu’elles soient mariées ou non. Les « aînés » ont quant à eux une position plus originale vis-à-vis des fada ; lorsque la différence d’âge est peu importante et/ou lorsqu’il s’agit d’un ancien membre de la fada, celui-ci va s’arrêter pour discuter avec les jeunes, et donner quelques pièces ou billets pour acheter du thé ou de la nourriture. Ce dernier point constitue une obligation pour cet « aîné », dans la mesure où il s’assure ainsi l’obéissance de ses « petits », de même qu’il donne à voir, performe sa propre réussite. Le caractère excluant se retrouve dans la nécessité d’être présenté pour entrer dans une fada ; on ne peut s’arrêter, écouter, sans connaître au moins quelqu’un, de même que l’on ne peut s’asseoir sans y avoir été introduit. Pour entrer dans une fada, il faut être présenté, les autres membres acceptant ou non le nouveau venu.

Le qualificatif de jeune, que s’attribuent les membres des fada, renvoie quant à lui, non pas tant à l’âge des individus qu’à une condition partagée dont la caractéristique première est la dépendance vis-à-vis des aînés. En effet, les garçons commencent à s’organiser en fada dès le premier âge de l’adolescence, autour de 12 à 13 ans, et poursuivent cette pratique jusqu’à leur mariage ; les membres des fada les plus âgés que nous avons rencontrées ont au maximum 25 à 30 ans. Plus que l’âge, c’est la condition des individus qui prime dans la définition de la jeunesse. « L’entrée dans la vie adulte pourrait se définir comme le franchissement d’un seuil au-delà duquel on sort de la catégorie des personnes à charge pour prendre en main son existence et devenir un véritable acteur de la société, notamment en assurant sa reproduction » (Antoine, Razafindrakoto, Roubaud, 2001 : 17). Dans le contexte nigérien, les seuils qui permettent de passer de la condition de jeune à celle d’adulte (et donc d’être considéré comme un interlocuteur véritable par les aînés) sont, d’une part, le mariage et, d’autre part, l’accès à un travail qui permet d’assurer son autonomie financière et d’aider les membres de sa famille. Or, les membres des fadas cumulent généralement le statut de célibataire avec celui de chômeur, ou du moins sans source régulière de revenus ; au mieux, certains vivent de « débrouille », c’est-à-dire de petits boulots précaires payés la plupart du temps à la tâche et très irréguliers. Les seuls qui disposent d’une activité à temps plein sont les élèves et autres étudiants ; cependant, cette condition les place aussi dans une situation de dépendance financière face à leurs aînés, ce qui les assimile aux chômeurs.

Ainsi, être jeune à Niamey revient à être dans une position de dépendance, qui inclut un rapport de domination. Non seulement les individus sont dépendants économiquement, mais leur condition les place sous la tutelle et l’autorité de leurs aînés. A la dépendance financière est associée l’obéissance. « La jeunesse n’est plus, dans cette lecture, un moment de transition plus ou moins long ; elle ne renvoie plus à l’âge, mais à la condition de dépendance et à l’absence d’autonomie vis-à-vis de la famille, de la communauté ou de l’Etat » (Diouf M., Collignon R., 2001, p. 10). Cette période pendant laquelle l’individu « reste jeune » tend à s’allonger en raison des conditions socio-économiques ; nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à trouver un emploi, qu’ils aient fait ou non des études. Or, l’accès à un emploi conditionne la possibilité de se marier, c’est-à-dire d’épargner suffisamment pour constituer la dot (élevée à Niamey) et organiser la cérémonie, le mariage consacrant le passage à la vie adulte et l’accès à l’autonomie.

« Y’a d’abord le chômage, mauvaises conditions de vie. C’est lié au pays, c’est les jeunes qui souffrent dans ce pays. Les jeunes ont étudié, mais ils n’ont pas de travail, on s’occupe pas d’eux. C’est le chômage qui amène la fada. Ils sont nombreux qui ont étudié, ils n’ont pas de travail ; d’autres, depuis la famille, c’est des enfants de démunis, ils n’ont pas de travail, ils se retrouvent tous à cause du chômage à la fada. (…) Certains ont étudié mais n’arrivent pas à avoir du travail, c’est pourquoi ils passent tout leur temps à la fada. S’ils avaient du travail, dès 23 heures, ils allaient rentrer dormir. Certains quand ils voient leurs amis qui se sont sacrifiés dans le chômage, ça les décourage à continuer les études. » (Fada, quartier Talladjé, oct. 2012).
« Etre jeune à Niamey, c’est d’abord être cet être-là, qui est marginalisé, qui ne peut pas s’exprimer, être jeune à Niamey, c’est vivre un calvaire, qu’on soit lettré ou pas. » (Fada, quartier Yantalla, oct. 2012)
« Ça marche pas. On n’est pas considéré de la famille en passant par la communauté. (…) Les gens ont peur des jeunes. » (Fada, quartier Banga Bana, oct. 2012). Dans toutes les fadas rencontrées, ce type de propos s’est répété : les jeunes n’ont pas accès au travail, leurs aînés – dans un sens très large de ceux qui ont le pouvoir, de leur famille à l’Etat – ne les respectent pas, c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais consultés, qu’ils sont corvéables à merci pour faire les courses ou les petits travaux pour la famille. Le partage de cette condition de jeune et de dépendant, est avancé comme explicative de leur participation à la fada.

Marginalisés au sens où ils ne peuvent participer à la vie familiale, où ils sont dans une position de dominés, les jeunes s’engagent en quelque sorte dans ce processus en participant à une fada : ils construisent leur propre espace à la marge. Ce dernier constitue une tactique, au sens de M. de Certeau, permettant d’échapper, de se distancier de la marginalisation subie à l’intérieur de la cour. L’appropriation d’une portion de l’espace public, la réunion sur la base de l’affinité (et non sur une base familiale ou communautaire) peuvent s’appréhender comme autant de manières de produire une différenciation positive à partir de la marge. Ainsi, il s’agit « de reconnaître en ces pratiques d’appropriation les indicateurs de la créativité qui pullule là même où disparaît le pouvoir de se donner un langage propre » (de Certeau, 1990 : XLIII). Alors que l’ensemble de la société nigérienne est organisé en grande partie au travers du droit d’aînesse, que celui-ci se manifeste par l’âge ou par l’ancienneté dans une situation, les fada rassemblent des jeunes d’âges différents. Parfois, jusqu’à 10 ans peuvent séparer un individu d’un autre individu. Pourtant, quelle que soit la fada observée, tous s’accordent à dire que le droit d’aînesse n’a plus cours une fois que l’on est entré dans le groupe : par exemple, personne ne va demander à un « petit » de faire une course, de préparer le thé ou d’assumer une quelconque tâche pour l’intérêt d’un autre. De la même manière, ceux qui ont fait des études n’ont pas de position privilégiée par rapport à ceux qui sont déscolarisés ou qui même n’ont jamais fréquenté l’école. Le partage d’une condition commune, celle d’individus ne disposant pas de source régulière de revenu, vivant de « débrouille » semble participer de cette mise à plat du système hiérarchique dominant.

Cependant, cette organisation égalitaire apparente est contrebalancée par les règles, les normes en vigueur au sein de la fada. Dans la mesure où ces fada sont des lieux de débats et de discussions, souvent animés, les individus se différencient par leur capacité à prendre la parole, à s’exprimer clairement, à imposer leur point de vue. Ainsi, l’observation de la manière dont les débats sont menés au sein des fada, montre que l’enjeu est d’imposer un point de vue, en ralliant autour de soi le maximum de personnes ; ceux qui manient l’humour, l’ironie, font preuve d’un savoir-faire d’orateur disposant alors d’une place privilégiée. Leur discours est en quelque sorte attendu, salué plus pour sa qualité rhétorique que pour le message dont il est porteur. Toutefois, cette capacité à s’exprimer ne confère pas d’autorité particulière à ceux qui la maîtrisent, mais un prestige, une reconnaissance d’un savoir-faire original. Par exemple, les étudiants, les lycéens sont consultés sur certaines questions nécessitant des connaissances acquises autrement que par l’expérience.

Propre à la jeunesse masculine, les fada ont donc une position ambivalente face aux normes dominantes. Elles reproduisent et assument le contrôle que la société nigérienne exerce sur les femmes. Refusant une organisation fondée sur le droit d’aînesse, elles participent à la mise en place d’autres normes, au premier rang desquelles la capacité à prendre la parole. Ainsi, être jeune et membre d’une fada constitue un moyen d’échapper aux logiques de domination, de s’imposer dans l’espace urbain par le biais d’un « entre-soi » qui représente une alternative aux normes sociales et spatiales dominantes, mais est également producteur d’autres normes

Un rite de construction quotidienne d’un lieu : l’espace de la fada

La construction de cet entre-soi ne s’effectue pas seulement sur la base des affinités et du partage de cette condition de jeune ; elle se manifeste dans l’espace urbain, par l’attachement au quartier d’une part, et d’autre part par une forme d’appropriation d’une portion de l’espace public. Contrairement à ce que J. Kieffer décrit pour les grin à Ouagadougou, qui n’auraient pas d’attachement au quartier, les fada s’ancrent dans un espace particulier, qui peut même être transmis d’une génération à l’autre, au fur et à mesure que les membres entrent et sortent.

La mise en forme du lieu : le thé et les meubles

Les fada se réunissent dans la rue, s’adossant aux murs des cours, une fois la nuit tombée, et sont fidèles au lieu choisi par les fondateurs. Le choix du lieu peut obéir initialement à différentes logiques ; d’une part, la proximité par rapport aux habitations de ses membres constitue un élément important. D’autre part, si l’un des membres tient un petit commerce (une table ou une boutique en tôle), la fada va s’installer à côté ou devant, celui-ci pouvant alors travailler tout en y participant. Par ailleurs, les membres de la fada peuvent faire le choix de s’installer devant la concession familiale de l’un des leurs qui a par exemple la possibilité de sortir un téléviseur, ou de la musique, ou simplement un accès à l’électricité. Ainsi, à partir de 19h30, 20h ou un peu plus tard, les fada ponctuent les rues de Niamey ; plus ou moins nombreuses suivant les quartiers, elles évitent aussi les grands axes très éclairés, préférant le calme et la discrétion des petites rues où la circulation motorisée est absente, comme l’éclairage public. Au-delà de cette fidélité à un emplacement précis, fidélité qui peut se poursuivre pendant plusieurs années, y compris lorsque les plus âgés quittent la fada passant le relais à leurs cadets, l’installation quotidienne obéit aussi à des rituels, dont le plus prégnant est le partage du thé. Poser et allumer le brasero, sortir le plateau, la théière et les verres, constitue l’élément quotidiennement fondateur de la fada. Le premier arrivé s’en charge, dans l’attente des autres. Le nécessaire pour faire le thé est très souvent sorti y compris lorsque les membres de la fada n’ont pas les moyens d’acheter le thé, le sucre et le charbon indispensables à sa préparation. Ceux-ci marquent l’espace au sein duquel les membres de la fada vont se réunir ; lors d’un entretien dans une fada du quartier Talladjé, l’un des présents a même parlé de « drapeau » pour qualifier le thé.
« Si c’est fait [ouvrir des centres pour accueillir les jeunes], je suis sûr que vous n’allez pas revenir trouver ce drapeau [le thé], puisque ce drapeau représente la fada. Vous rentrez dans le coin, quel que soit le nombre de personnes qu’il y a, tant qu’il n’y a pas le thé, c’est pas une fada ».
Ainsi, le thé s’apparente à un véritable bornage de l’espace ; une fois installé, les passants ou les deux-roues seront obligés de le contourner. En sortant le thé, les membres de la fada privatisent temporairement, à leur bénéfice, une portion de l’espace public – la rue – la taille de celle-ci variant au gré des allées et venues des uns et des autres tout au long de la soirée et de la nuit ; cependant seuls les membres pourront s’arrêter et s’asseoir, règle partagée par tous et que l’on retrouve dans d’autres contextes (Vincourt, Kouyaté, 2012).

Cette occupation de la rue s’accompagne de la sortie d’un mobilier assez hétéroclite pour s’asseoir, parfois pour étudier lorsque les membres de la fada sont scolarisés. Sont utilisés les chaises, les bancs qui sont situés pendant la journée dans la cour de la concession la plus proche et qui ne sont plus utilisés la nuit. Certains arrivent avec leur propre tabouret bas, d’autres avec un bidon en plastique. Tous se positionnent en cercle ou en demi-cercle autour du thé afin de pouvoir observer les dernières activités et allées et venues de la soirée. Est alors reconstitué dans la rue, un salon temporaire, espace au sein duquel les non membres ne pourront pas pénétrer très facilement, espace que les autres (ceux qui n’en font pas partie) devront contourner, éviter pour poursuivre leur chemin.

L’installation de la fada constitue une appropriation de l’espace, suivant une logique de privatisation, au sens où le lieu n’est plus accessible à tous, mais à un seul groupe fondé sur l’interconnaissance, des liens anciens et forts. Cependant, cette privatisation obéit à certaines règles ; hormis le fait qu’elle est autorisée par les autorités municipales, les voisins, les objets qui marquent l’appropriation sont les mêmes d’une fada à l’autre et servent à la fois de marqueurs spatiaux, mais aussi de marqueurs pour la reconnaissance d’une fada. Autrement dit, ces objets permettent par exemple de distinguer une fada d’un attroupement. Alors que les uns sont de passage, à la fois dans l’éphémère et la non régularité, la fada s’installe, privatise à son avantage une portion d’espace public, et renouvelle cette appropriation chaque soir (et toute la journée pendant les week-ends).

Ce processus de privatisation d’un lieu public qui se renouvelle quotidiennement s’appuie donc sur des objets, qui constituent un dispositif autorisant un acte rituel, celui de la spatialisation de la fada ; cette dernière constituant à bien des égards une prise de pouvoir des jeunes sur/dans l’espace public. « Le rite se définira ainsi comme la mise en œuvre d’un dispositif à finalité symbolique qui construit les identités relatives à travers des altérités médiatrices » (Augé M., 1994, p. 89). Ainsi, dans le cadre de la fada se retrouvent des individus d’origine, de catégories sociales différentes, voire d’âges différents, mais le fait d’appartenir à cette fada transcende ces « altérités relatives » (Augé, 1994). Si le rite de spatialisation de la fada n’élimine pas les différences entre les individus, il met en scène l’appartenance reconnue et partagée à un groupe original, clairement identifiable et localisable dans l’espace ; il donne à voir – et ce aux yeux de tous – ces groupes assez fermés qui se dissolvent dans l’espace public pendant la journée. Ce rite de spatialisation a également un caractère performatif dans la mesure où il impose une présence et une visibilité de la jeunesse dans l’espace public. La manière dont les membres de la fada se positionnent, vient corroborer cette logique d’appropriation de l’espace public et d’exclusion des « autres », ceux qui ne sont pas membres. En effet, ils s’installent en cercle, la moitié du groupe tournant ainsi le dos à la rue et aux passants ; ce positionnement des individus clôt en quelque sorte l’espace de la fada sur lui-même.

L’acte rituel de spatialisation constitue un processus de médiation entre les normes régissant l’espace public (contrôlé par les aînés) et leur possible transgression par les fada (contrôlé par les jeunes). Autrement dit, le rite de spatialisation est le moyen qui autorise l’installation de la fada, en ce qu’il est porteur de codes permettant son identification. Toutefois, certaines fadas vont au-delà de cet acte rituel renouvelé chaque soir, pour imposer leur visibilité dans l’espace public à tout moment. L’affirmation continue de leur présence permet de distinguer les âges de la fada, et la manière dont ces membres conjuguent visibilité et invisibilité au fur et à mesure qu’ils grandissent.

Nommer la fada : ce qu’en disent les murs

Affirmer que les fada sont totalement invisibles dans l’espace public au cours de la journée, n’est pas tout à fait juste ; en effet, les murs de Niamey, notamment dans les quartiers populaires, sont ponctués de graffitis ou plutôt de signatures (Figures 1 et 2). Celles-ci se présentent sous la forme d’un simple nom peint à même le mur, parfois accompagné d’un dessin assez stylisé. Rares sont les peintures plus abouties. En fait, ces noms peints sur les murs sont ceux de la fada qui se réunit ou se réunissait là chaque soir. Cependant, de la même manière que le rituel de spatialisation agit comme un médiateur entre la norme et sa transgression, ces peintures ne peuvent être apposées sans un accord, au moins tacite, du propriétaire du mur (souvent le père de l’un des membres de la fada). De même que le thé et le mobilier marquent, bornent temporairement l’espace de la fada, la signature constitue un bornage supplémentaire, d’autant plus important qu’elle qualifie la fada et le lieu où celle-ci se réunit. La signature s’apparente à une toponymie parallèle, particulière à un groupe, et renvoie au monde de la nuit. Ces graffitis ont uniquement pour vocation de marquer l’emplacement de la fada, ils n’ont pas d’ambition artistique, d’embellissement ou revendicative plus large. Ainsi, ils se distinguent du mouvement des peintures murales telles qu’il a pu se développer dans les années 1990 à Dakar par exemple (Benga, 2001 ; Robert, Roberts, 2005-06).

Par ailleurs, ces signatures sont révélatrices de l’univers des membres de la fada, de leurs rêves et de leurs aspirations. Je n’ai pu recenser l’ensemble des signatures peintes dans la ville, la tâche étant immense ; mais, sur la base d’un relevé photographique concernant 53 signatures prises au hasard dans l’ensemble de la ville, il est possible de déceler des orientations particulières. D’une part, très rares sont les noms en langue locale, le français et surtout l’anglais sont les plus utilisées. Les références les plus nombreuses, d’autre part, sont faites au rap, surtout américain ; soit la fada s’est appropriée le nom d’un groupe de rap telle que la signature « Vive Fada J-P Wutang », en lien avec le Wu-Tang Clan, ou encore la « fada 50 cent », en référence à l’artiste du même nom, soit elle emprunte à l’univers décrit dans les chansons de rap. Ainsi, les termes « ghetto », « clan » ou « black » sont récurrents dans les noms de fada, renvoyant à un imaginaire des grandes villes nord-américaines, ainsi qu’à une identification à ce qui est perçu et présenté comme une minorité opprimée, à savoir les populations afro-américaines. Dernière référence récurrente dans les noms de fada, l’argent, la richesse ; des noms tels que « cash money » ou « billion $ » sont récurrents, renvoyant à un rêve, un souhait d’enrichissement, de réussite de la part de ces jeunes.

Figure 1.Emplacement de la fada « Jeunes Frères Inséparables », quartier Aviation

Cliché : F. Boyer, octobre 2011

Figure 2. Emplacement de la fada « 50 cents », quartier Yantalla Bas

Cliché : F. Boyer, octobre 2011

Il ressort de cette toponymie parallèle un certain nombre de points communs et notamment le fait qu’elle renvoie à une culture urbaine que l’on peut qualifier de globalisée (Malaquais D., 2006). Les référents sont étrangers aux générations précédentes, accentuant le processus de différenciation. Cette toponymie inscrite sur les murs de la ville (ce qui n’est pas le cas de la toponymie officielle), donne à voir non seulement les fada dans l’espace urbain, mais aussi les aspirations, les rêves ou les référents culturels de la jeunesse.

Si les traces de ces signatures, récentes et anciennes sont nombreuses dans la ville, toutes les fada n’éprouvent pas le besoin de se donner un nom et encore moins de l’inscrire sur un mur. La distinction s’établit autour de l’âge, la durée d’existence de la fada, et de l’âge de ses participants.
« Au début, dès l’enfance, on l’appelait CCA : Conseil Camarades Amis ou Compagnie comme Américains. Elle a deux définitions.
– Pourquoi ces définitions ?
– Vous savez là où les gens vivaient, les conflits ne manquent pas. Donc nous à l’époque, on voyait que n’importe quelle fada qui nous attaquait, on peut s’en sortir.
– Est-ce que vous avez écrit sur les murs le nom de la fada ?
– Effectivement, même maintenant, si on circule dans le quartier, on va voir le mur.
– Vous n’utilisez plus ce nom maintenant ?
– On l’utilise pas, mais le nom reste.
– Pourquoi vous n’utilisez plus le nom ?
– Parce que y’a d’autres préoccupations.
– Ça servait à quoi le nom ?
– Pour se différencier des autres, avant dès que vous voyez une fada, elle a un nom ».
(Fada, quartier Gamkallé, oct. 2012)
« Mais quand même à l’époque, on avait 11-12 ans, j’écrivais sur les murs Far West, car j’aimais les films de cow-boys, on m’appelait John Wayne. Mais, maintenant, compte tenue de l’évolution, j’ai laissé, puisqu’écrire sur les murs des voisins, c’est pas bon, même si la personne ne nous parlait pas ». (Fada, quartier Talladjé, oct. 2012)

Toutes les fadas que j’ai pu rencontrer font état de la même évolution ; lors de leur fondation, au début de l’adolescence des participants, toutes se sont dotées d’un nom, qui a été inscrit généralement sur le mur devant lequel elles se réunissaient. Cette pratique a disparu au fil des années, certains membres fondateurs de la fada étant partis, des nouveaux étant arrivés. L’avancée en âge des participants semble s’accompagner d’une certaine normalisation du groupe, au sens où disparaît cette volonté de revendication, d’affirmation qui passe par la toponymie et son inscription sur les murs, pour ne conserver que le rituel de spatialisation. Avec le temps, et une fois l’acte fondateur dépassé, la fada peut exister uniquement par cette appropriation / privatisation de l’espace public.

Le jeu du visible et de l’invisible ou de l’extériorité et de l’intériorité
Rite de spatialisation renouvelé chaque soir, peintures sur les murs qui résistent à l’abandon du nom et du lieu, les fadas mettent en œuvre un jeu entre le visible et l’invisible. Si lors de la journée, elles n’apparaissent plus que par des traces picturales, pendant la nuit, elles s’imposent par l’occupation et l’appropriation d’une portion de rue, par le bruit des discussions, des débats parfois vifs ou même par l’odeur du thé en préparation. Toutes ces fada marquent l’espace public, elles le transforment, elles y laissent des traces, elles le définissent au moins temporairement.

Les fada s’imposent ainsi comme des espaces de l’entre-deux, dans la mesure où elles se jouent des normes associées à l’espace public. Cependant, elles ne s’opposent pas pour autant à ces normes, en raison même des particularités de l’espace public. « Les espaces publics (…) sont à la fois des « intérieurs domestiques » et des lieux où se déroule toute une panoplie d’activités, d’ordre plus ou moins privé (prière, travail, repas, rencontres et conversations » (Roberts, Roberts, 2006 : 195). Les fadas sont proches de ces « intérieurs domestiques » qui occupent en partie l’espace public dans la journée ; que ce soit par exemple, les femmes faisant leur lessive ou pilant le mil, les jeunes élèves qui s’installent pour faire leurs devoirs… Cependant, dans ces exemples, la rue constitue un prolongement de la cour familiale, comme si l’on en repoussait les murs pour un temps et pour certaines activités. Dans le cas des fada, la situation est quelque peu différente. Il ne s’agit pas d’un prolongement d’une cour familiale, dans la mesure où ces groupes rassemblent des jeunes issus de plusieurs concessions. Au contraire même, l’occupation de la rue renvoie à une volonté forte de sortir du cadre de la concession familiale pour construire un entre-soi original.

La volonté d’extériorité se double toutefois, d’une intériorité particulière, qui fait écho à « l’intériorité domestique » évoquée précédemment. En effet, le rite de spatialisation qui se manifeste par le thé et la construction d’un « salon », s’apparente à la reconstitution d’un intérieur, mettant en scène des objets qui visent à créer une forme d’intimité. Le groupe de jeunes s’éloigne des cours familiales, en franchit les murs et construit en quelque sorte sa propre cour (ou portion de cour) dans la rue – seul espace qui lui est accessible -, en se refermant sur lui-même en un cercle dont l’accès est contrôlé.

Être à la fada : une parole libérée par l’entre-soi

La constitution de la fada, de même que l’observation de ce qui s’y dit permet d’aller plus loin dans la définition du caractère alternatif de cet espace. Si les fada introduisent une différenciation spatiale temporaire au sein de l’espace public, leur constitution, leur fonctionnement et leur rôle sont révélateurs des rapports de pouvoir et de domination en jeu ; l’ensemble de ces éléments étant indissociables. Par ailleurs les fada sont des « salons » temporaires où il se passe et se dit beaucoup de choses ; espace alternatif, à la fois à distance des aînés et créateur d’une nouvelle intimité, elles autorisent une liberté de parole et de ton que les jeunes n’ont pas ailleurs. Ainsi des formes de contestation, du moins dans le discours, apparaissent, aux côtés de l’expression des rêves, des désirs des jeunes.
« La fada est un lieu de grande solidarité où les gens sont prompts à vous aider. Aujourd’hui, quand on a des problèmes, on se confie même pas à nos parents, ou à nos frères et sœurs, mais plutôt aux amis de la fada. C’est eux qui vont gérer les problèmes. » (Fada, quartier de Karadjé, oct. 2012) « La fada apporte des réponses puisqu’ici, avec les amis, quand les gens ont des problèmes, il les exposent et on cherche des solutions. On se comprend, on communique même si on n’est pas à l’aise, quand on est à la fada, on se sent à l’aise. (…) La fada épargne de la solitude, car même quand on est ensemble, certains jeunes vous donnent de bons conseils, d’autres par contre sont des mauvais exemples. Ça dépend du profit que la personne a pu tirer de la fada » (Fada, quartier de Gamkallé, oct. 2012)
« A Niamey, les jeunes souffrent plus que tout le monde. C’est eux qui sont nombreux, mais souffrent plus que tout le monde. Dans notre fada, y’a des étudiants, taximan, y’en a qui dès 20 heures sont sur les papiers en train de bosser. Vous pouvez étudier à l’université pendant 5 ans – 7 ans, après être au chômage. Votre petit frère qui voit ça, est-ce qu’il aura envie d’étudier ? Dans cette ville, si tu connais pas quelqu’un, avoir un travail c’est difficile. C’est pourquoi, on s’assoit à la fada pour avoir un peu de connaissances, puisqu’on dit la fada, les gens ne peuvent pas être du même niveau. On apprend avec tout le monde, petit comme grand. Vous voyez, celui-là a fait la fada avec nos grands frères, aujourd’hui on fait la fada ensemble. » (Fada, quartier de Talladjé, oct. 2012)

Ces propos déclinent le rôle de la fada pour les jeunes ; non seulement ils y trouvent un accès à la parole, mais cette parole est libérée car non contrainte par les hiérarchies, les règles qui régissent les relations au sein des concessions familiales ou même, plus largement au sein de l’espace urbain. L’un des membres d’une fada parlera même de « poubelle » pour la qualifier, c’est-à-dire d’un lieu où l’on peut vider son sac, raconter l’ensemble de ses problèmes sans avoir à subir un quelconque jugement. Au-delà de la liberté de parole, les jeunes trouvent dans les fada, un système d’entraide, de soutien qui n’existe pas dans les familles, et ce d’autant plus que la composition des fadas est hétérogène. Les « altérités relatives » (Augé, 1994) qui composent la fada, constituent autant de ressources possibles pour chacun de ces membres ; inversement, au sein du groupe familial, ces « altérités relatives » ne peuvent s’exprimer dans la mesure où elles sont contraintes par les codes de la hiérarchie sociale. Les expériences différentes de chacun, leurs origines sociales et familiales diverses, sont autant de sources de savoirs et de connaissances possibles. Si les difficultés des uns et des autres sont un sujet de discussion important, un autre thème récurrent dans les fada est la critique, souvent virulente, du mode de fonctionnement de la société dans laquelle ils vivent.

En effet, tous ces jeunes sont en quelque sorte en quête des responsables de leur situation, c’est-à-dire de leur statut de chômeurs qui se prolonge, des difficultés qu’ils ont à étudier dans de bonnes conditions… Ces discours, parfois très vindicatifs, désignent tour à tour la famille, « les parents », les aînés, ceux qui sont au pouvoir, ceux qui ont un travail, qui ont réussi… Une expression très populaire chez les jeunes englobe l’ensemble de ces « responsables » : il s’agit du « système Parents – Amis – Connaissances » (ou système PAC), dénoncé de façon très récurrente.
« Ici, là toutes les portes sont fermées, c’est le système parents – amis – connaissances. Tout de suite, ils ont parlé de manœuvrage, si tu connais pas le maçon, on ne peut pas l’avoir. Ici, c’est pas que les gens veulent quitter [partir en migration internationale], mais on les pousse à quitter. Ici, il faut être issu de certaines familles pour espérer avoir quelqu’un en haut qui est bon, sinon vous allez périr en bas ». (Fada, quartier de Goudel, oct. 2012).
« Le fait de ne pas écouter les jeunes, nos parents, c’est leur génération, comme ça nous, notre génération, nous avons dépassé cela. C’est à nous de savoir que c’est nos parents, on les écoute, mais ce qui n’est pas bon, c’est pas ce que nous faisons. On les écoute, mais au résultat, on prend ce qui nous arrange. Notre génération a fait l’école, eux ils n’ont pas étudié ». (Fada, quartier de Gamkallé, oct. 2012).
« Au Niger, les jeunes sont pris comme des animaux matin-soir ; quand les politiciens se réveillent, ils demandent aux jeunes de les aider pour avoir le pouvoir et ils promettent qu’une fois élus, les jeunes ne souffriront pas. Mais, une fois élus, ils oublient les jeunes. C’est même le cas de l’actuel président. Il a fait des promesses aux jeunes mais rien. Les gouvernants n’ont pas de pitié de nous. Les jeunes souffrent, y’a pas de travail, ni à manger ». (Fada, quartier de Goudel, oct. 2012)
Ces trois extraits illustrent les différents aspects du discours critique, voire contestataire des jeunes. Sont ainsi dénoncées pêle-mêle l’impossibilité d’accéder à un emploi, y compris celui de journalier, sans être introduit, recommandé par quelqu’un, l’absence de culture commune à toutes les générations, ou l’absence de politiques publiques suivies destinées aux jeunes. Chacun des acteurs désignés par ces jeunes représente ce à quoi ils ne peuvent ou n’ont pas encore accès.

Porteuses d’un discours contestataire, les fada ne sont pas pour autant un espace de contestation, dans la mesure où ce discours est cantonné à l’entre-soi. Prononcé à distance du regard et des oreilles de ceux qui en sont la cible, il ne franchit à aucun moment l’espace de la fada, pour être porté dans l’espace public. Cette parole contestataire est d’autant moins publicisée, que les jeunes ne font pas état d’une quelconque volonté de changer ce système. Eux-mêmes affirment être dans une position d’attente, attente que « vienne leur tour », de même qu’ils ont vu leurs grands frères au chômage, passer de longs moments dans les fadas, pour au final accéder à un emploi et/ou réussir à se marier. Cette position d’attente introduit la possibilité d’une mobilité sociale facilitée par l’appartenance à une fada ; en effet, des anciens membres ou des membres actuels peuvent partager des informations sur un emploi disponible, ou servir d’intermédiaires avec un employeur. Malgré leur discours vindicatif, les jeunes semblent attendre de bénéficier de ce « système PAC », les fada constituant l’un des réseaux possibles.

Cette position de la fada comme émettrice d’un discours contestataire limitée à l’intériorité, à l’intimité du groupe apparaît à bien des égards comme paradoxale. Peut-être est-il nécessaire d’en revenir à ce jeu entre extériorité et intériorité et aux rapports au pouvoir qu’il entretient.

Que ce soit parce qu’elles occupent l’espace public ou parce qu’elles s’organisent en négatif du reste de la société, les fada, en tant qu’espaces alternatifs institués à l’encontre des normes sociales et spatiales, mettent en jeu la question du pouvoir et de son contrôle. Or, ces normes ne semblent pas entrer en conflit avec les tenants de l’autorité, que ce soient les parents ou plus largement le pouvoir politique. Autrement dit, les fada sont permises par les uns et les autres. Il leur est néanmoins demandé de respecter certaines règles en retour. Ainsi, le rite de spatialisation, le bornage de l’espace public avant de le privatiser apparaît comme un accord tacite entre les parties prenantes ; les jeunes disposent des objets indicateurs de la réunion d’une fada qui sont connus et reconnus de tous et différencient la fada de toute autres forme de regroupement non identifiable. Ces objets jouent un rôle de médiation entre l’espace normé et cet espace alternatif qu’est la fada, inscrivant ainsi la possibilité d’un entre-deux. De la même manière, le repli de la fada sur elle-même, la constitution d’un entre-soi donnent un caractère secret aux discours énoncés. Ainsi, le rite de spatialisation n’aurait pas seulement pour vocation de privatiser l’espace public, mais aussi d’empêcher les possibles interactions avec l’extérieur. Dans ce contexte, toutes formes de contestation ne peuvent alors s’étendre au-delà de l’espace de la fada pour être rendues publique ; il est probable que l’absence de conflits majeurs entre les représentants de l’autorité et les membres des fada soit à mettre en lien avec le fait que cette parole contestataire reste de l’ordre de l’intimité de chacune des fada. La contestation n’est autorisée que parce qu’elle est silencieuse et ne cherche pas à interagir directement avec le pouvoir.

Conclusion : Vers une culture urbaine portée par la jeunesse ?

Espace de l’entre-deux, les fada questionnent au quotidien les normes spatiales et sociales imposées par les aînés, détenteurs du pouvoir à toutes les échelles, de la famille à l’Etat ; que ce soit le processus renouvelé de privatisation de l’espace public ou la mise en place de règles construites contre celles du reste de la société, elles apparaissent comme des espaces alternatif originaux, porteurs d’une possible contestation. Cependant, ces fada restent des cercles fermés : si les aînés n’y ont pas ou plus accès, la parole portée par ces organisations n’a pas non plus accès aux aînés. Ces espaces alternatifs que sont les fada peuvent être mis en regard des tactiques développées par d’autres catégories placées en position de dominés. Ainsi, des travaux ont montré comment les descendants d’esclaves touaregs, dans certaines régions du Niger, utilisent également la distance spatiale, les temporalités diurnes et nocturnes, pour porter un discours contestataire à l’encontre des chefferies, sans que celui ait une efficience sur la réalité de leur position de dominés (Boyer, 2005). L’élaboration de deux positions et de deux discours relativement différents face à la domination renvoie également à la distinction faite par James C. Scott entre les « public transcript » et les « public transcript ». « What is certainly the case, however, is that the hidden transcript is produced for a different audience and under different constraints of power than the public transcript. By assessing the discrepancy between the hidden transcript and the public transcript we may begin to judge the impact of domination on public discourse » (Scott, 1990 : 5). Ainsi, il serait nécessaire d’observer l’attitude et le discours de ces jeunes hors de la fada en regard de ce qui se passe au sein des fada ; y a-t-il des circulations de savoirs, de manière d’être entre l’un et l’autre de ces mondes ? En effet, en tant qu’espace alternatif, c’est-à-dire proposant un mode d’organisation plus uniquement fondé sur le rapport aîné / cadet, mettant en place des rapports égalitaires entre les jeunes hommes, on peut faire l’hypothèse que les fada auraient la capacité de disséminer, avec le temps, ce type de fonctionnement au sein de la société nigérienne, à condition que les jeunes ne se placent pas dans une position de reproduction de l’ordre social lorsqu’ils changent de statut.

Les fada sont aussi révélatrices de la place des jeunes dans l’espace public, plus largement dans l’espace urbain. Autorisées, elles sont empêchées de parler, alors même qu’elles semblent revendiquer un droit à la parole. Or, les fada, du fait de leur organisation ou de la liberté de parole qui y a cours, proposent une alternative aux normes spatiales et sociales imposées par les dominants. On peut faire l’hypothèse que cette alternative constitue l’un des éléments d’une culture urbaine en construction, à laquelle la jeunesse cherche à participer pleinement (Biaya, 2000). Les fada exprimeraient « la capacité des jeunes à reconstruire une culture populaire et se réapproprier leur propre destin. Point besoin de moyens financiers ou politiques importants pour s’amuser et vivre ; occuper l’espace de la rue peut suffire. (…) Leurs différentes figures de contestation, réelle ou imaginaire, drainent un nombre grandissant d’adeptes et servent de pôle fondateur à une nouvelle identité citadine » (Biaya, 2000 : 28). Cette vision apparaît, toutefois, optimiste pour décrire la situation nigérienne ; en effet, l’occupation de la rue, de l’espace public, si elle affirme une présence, ne permet pas pour autant d’affirmer une position, une parole et partant de porter une culture urbaine autre. Au contraire, l’espace de la rue ne peut suffire, tant qu’il ne garantit pas des interactions sociales.

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