ENTRE DELTA DU NIL ET DESERT

Front pionnier agricole et recomposition territoriale en Egypte

 

DELPHINE ACLOQUE DESMULIER

Doctorante en géographie au laboratoire Mosaïques,
Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Allocataire au CEDEJ, Le Caire
delphine.acloque@gmail.com

 

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RÉSUMÉ
Territoires d’entre-deux, conquis sur le désert et situés au contact des espaces deltaïques, les terres nouvelles des marges du Delta du Nil sont emblématiques des modalités contemporaines d’extension du territoire utile égyptien. Longtemps confinés à la vallée, le peuplement et les activités économiques, notamment agricoles, tendent à conquérir les espaces désertiques environnants, encouragés par les différents gouvernements, surtout depuis les années 1950-60. Considérées comme un réservoir de potentialités, offrant à l’économie et à la population égyptiennes une échappatoire aux fortes densités, à l’extension urbaine et à la pollution caractéristiques de la vallée, les terres désertiques constituent de véritables laboratoires territoriaux à l’échelle nationale. En témoignent les marges occidentales du Delta, dont la conquête agricole s’est accélérée depuis le milieu des années 1980. Territoires soumis à de fortes contraintes, mais aussi lieux d’innovation et miroir des mutations de l’agriculture égyptienne, ces espaces situés en marge du Delta sont des territoires en construction, caractérisés par des modes de production et d’organisation territoriale nouveaux, mais aussi par une différenciation socio-économique très forte. Façonnés par des flux de diverses origines, ces espaces d’entre-deux témoignent d’une redéfinition des territoires ruraux égyptiens et d’une recomposition des relations entre acteurs, tant en termes d’inégalités, de conflits que de partenariats potentiels.

Mots-clefs : Egypte, extension des terres, front pionnier, laboratoire territorial, accès à la terre et à l’eau, différenciation socio-économique, agriculture contractuelle

ABSTRACT
Desert land reclamation for agricultural expansion has been used as a tool by the different political regimes since the 1950s to solve some of the sharpest problems in Egypt: the proclaimed lack of arable land in a context of fast population growth, the fragmentation of land in the Nile Valley and Delta, unemployment, rural poverty, and even the pollution of the old lands (Mitchell, 1995). Located between the fertile and populated areas of the Nile Delta and the vast areas of arid lands, new lands reclaimed on the desert have experienced a fast expansion of agricultural activities, with the emergence of an agri-capitalist sector, dominated by some large companies since the mid-1980s (Dixon, 2013). However, part of the new reclaimed lands have also been dedicated to the settlement of small-holders through governmental programmes. The purpose of this paper is to study the Western margins of the Nile Delta through the notion of “in-betweenness”. If the new lands are partly shaped by their interactions with the neighbouring territories, they are also characterized by specific internal dynamics, contributing to the emergence of a new agricultural sector and new Egyptian rural territories, as well as highlighting a process of socio-economic differentiation.

Key words: Egypt, land reclamation, in-betweenness, land and water allocation, socio-economic differentiation, contract farming

INTRODUCTION

Figure 1. Image satellite de la vallée et du Delta du Nil


Google Earth, 2013

Sur une vue satellitaire de l’Egypte (Fig. 1), l’organisation géographique du territoire national apparaît d’une grande simplicité : une longue vallée entourée de territoires désertiques, qui s’achève par un Delta ouvert sur la Méditerranée. Ce ruban vert de terres fertiles est sans doute l’image la plus répandue pour rendre compte de la singularité géographique égyptienne. Consacrée par Hérodote comme « un don du Nil », l’Egypte est décrite, dans la majorité des publications, comme un territoire limité à une étroite bande de terres cultivées, cernée par des étendues désertiques. Cette métaphore du ruban vert s’accompagne de discours relevant d’un véritable déterminisme géographique, l’Egypte utile étant « naturellement » réduite à 3 ou 4% de l’ensemble du territoire national. Cet espace extrêmement limité est lui-même menacé par la croissance démographique et par l’expansion urbaine (Fanchette, 1997), qui fragmentent et grignotent des terres considérées parmi les plus fertiles du monde, d’où la nécessité impérieuse – déterminée par la « nature » elle-même (Mitchell, 2005) – de conquérir de nouveaux espaces et de verdir le désert. Le processus d’extension des terres s’impose ainsi comme l’un des impératifs nationaux les plus emblématiques de l’histoire égyptienne contemporaine. Il se situe au cœur des projets d’aménagement et de développement dès le XIXe siècle – avec l’arrivée au pouvoir de Mohammed Ali et son idéologie modernisatrice –, et surtout au cours de la seconde moitié du XXe siècle. La nécessité de repousser les limites de l’écoumène est associée à la résolution des problèmes socio-économiques et environnementaux caractéristiques des « vieilles terres », voire à la survie du peuple égyptien. Ce processus contribue à la recomposition des territoires avec une conquête progressive de terres nouvelles, situées en marge du Delta ou dans des régions plus éloignées du désert occidental et de la péninsule du Sinaï. Il entraîne ainsi une complexification de l’organisation du territoire égyptien, remettant en cause l’image trop simple, évoquée précédemment, d’une étroite vallée au cœur d’un immense désert. L’analyse cartographique à échelle plus fine montre un véritable élargissement du Delta du Nil vers ses franges désertiques, à l’Ouest comme à l’Est (Fig.2). Celles-ci sont le lieu d’un front de conquête agricole, devenu la vitrine du développement d’une agriculture capitaliste moderne depuis la fin des années 1980, mais aussi le révélateur de processus de différenciation socio-économique en raison de l’imbrication territoriale des différents types d’agriculture.
Figure 2. Delta du Nil et fronts de conquête agricole
Source : Image Spot, 2000 Cet article s’inscrit dans la problématique des fronts pionniers, que l’on peut définir comme des « espaces mobiles marquant la limite provisoire de l’expansion d’une société au sein d’espaces plus vastes, en cours de mise en valeur » (Lévy, Lussaut, 2003). Un front pionnier est un espace de projection, souvent non spontanée, d’une société vers un réservoir de terres, qu’il s’agit d’intégrer à l’écoumène par une activité paysagère et productive. Le front pionnier contribue ainsi à l’émergence d’un territoire d’entre-deux, situé à l’interface entre le territoire historiquement utile et productif et un ensemble de terres considérées comme vierges en dépit de modes coutumiers d’appropriation. On entend par « entre-deux » un territoire façonné par les interactions avec les espaces qui l’entourent, mais aussi un lieu où se conjuguent dynamiques exogènes et endogènes, contribuant à l’émergence d’un territoire singulier dont il s’agit d’analyser l’organisation et les acteurs.

Cadrage théorique et méthodologique
Encore peu étudiées dans la littérature francophone, en dépit des travaux de S. Fanchette (1997) et H. Ayeb (2010), les nouvelles terres des marges du Delta du Nil sont situées au contact d’espaces fertiles, très densément peuplés, parcourus par un système complexe de canaux irriguant de micro-exploitations agricoles, d’une part, et des étendues arides presque vides d’hommes et relevant de droits coutumiers bédouins, d’autre part. Considérer les nouvelles terres agricoles conquises sur le désert comme un espace d’entre-deux nous invite alors à interroger les relations qu’elles tissent avec les espaces qui les encadrent – flux migratoires, flux de capitaux, flux hydriques ou encore « flux » d’idées et de projets –, et la façon dont elles s’articulent avec des dynamiques internes propres. Cet entre-deux se caractérise d’abord par la coprésence de paysages et de modes de mise en valeur qui relèvent à la fois des espaces deltaïques et des espaces désertiques. Ainsi, la mise en culture d’une partie des terres de l’ouest du Delta s’est faite grâce à l’eau du Nil et à l’extension du vaste réseau de canaux qui sillonnent le Delta, ce qui a contribué à façonner des paysages proches de ceux des campagnes deltaïques, notamment dans les terres les plus anciennement mises en valeur. L’installation de familles paysannes issues des « vieilles terres » de la vallée a également reproduit des solidarités de voisinage proches de celles de leurs villages originels, sur des terres initialement parcourues par les familles bédouines. En découle la rencontre de deux modes de vie et de mise en valeur et des difficultés de celle-ci, avec parfois des rapports conflictuels entre populations bédouines, qui revendiquent leurs droits historiques sur ces terres, et nouveaux venus.

Ces territoires agricoles conquis sur le désert sont aussi un lieu de confrontation entre des pratiques paysannes traditionnelles et des contraintes inhérentes aux territoires désertiques : manque d’eau et de fertilité des sols, éloignement des grands centres urbains et insuffisance des services à la population, d’où la nécessité pour les petits paysans de développer des stratégies d’adaptation. A l’inverse, dans le discours des plus grands exploitants agricoles, les espaces désertiques s’imposent d’emblée comme un atout majeur, loin des contraintes foncières et socio-environnementales des terres du Delta. Elles constituent, pour les grands investisseurs privés, un vaste réservoir foncier et hydrique auquel ils accèdent de façon privilégiée par le capital dont ils disposent et leurs étroites connexions avec le pouvoir (Sadowski, 1991), renforçant l’accumulation capitalistique d’une minorité et la marginalisation des petits paysans (Bush, 2011).
A partir du cas particulier des marges occidentales du Delta du Nil, cet article se propose alors de montrer comment, loin d’être de simples lieux d’extension de l’espace historiquement utile, cet entre-deux s’impose comme un laboratoire territorial, tant en termes de paysages, d’organisation socio-spatiale que de modes de production. Tout en étant des espaces de connexion et de relations plus ou moins fortes avec les espaces environnants, les nouvelles terres constituent une entité singulière, lieu de recomposition spatiale de l’agriculture et de différenciation socio-économique. Ce sont ainsi des lieux privilégiés d’analyse des relations de pouvoir qui se nouent entre les quatre principaux acteurs du secteur agricole égyptien aujourd’hui : l’Etat, les firmes agro-capitalistes, les paysans et les institutions de développement.
Résultat d’un travail de doctorat en cours, l’article s’appuie sur des enquêtes de terrain menées actuellement en Egypte, privilégiant trois modalités d’accès à l’information : un travail d’observations au sein des nouveaux territoires agricoles le long de l’axe routier reliant Le Caire à Alexandrie ; des entretiens semi-directifs auprès des acteurs impliqués (firmes, investisseurs de différentes tailles, paysans ayant bénéficié des programmes gouvernementaux, fonctionnaires du Ministère de l’agriculture, employés des institutions de développement) ; la participation à des rencontres nationales et internationales consacrées aux enjeux contemporains de l’agriculture égyptienne. L’article se fonde par ailleurs sur la revue des littératures française et anglo-saxonne consacrées aux espaces agricoles égyptiens et à leurs dynamiques, sur l’analyse des publications et des rapports des pouvoirs publics égyptiens (Ministères de l’Agriculture et de l’extension des terres, Ministère de l’Irrigation) et des institutions de développement (United States Agency for International Development, Banque Mondiale, Fonds International pour le Développement Agricole, Agence Française de Développement), ainsi que sur la presse locale.

Un espace de conquête entre deux territoires aux paysages, aux fonctions et aux représentations antagonistes
Pour les Egyptiens de l’Antiquité, le monde était séparé en deux : « kemet », terres noires et fertiles de la vallée, d’une part, et « desheret » , terres rouges désignant les vastes étendues arides situées à l’Est et à l’Ouest de « kemet », d’autre part. Ces dernières étaient considérées comme inhospitalières et dangereuses, refuges des mauvais esprits (Sherbiny et al., 1992). La discontinuité entre ces deux ensembles territoriaux, que l’histoire et la géographie de l’Egypte semblent à tous points de vue opposer, demeure dans l’esprit des Egyptiens contemporains et structure encore fortement les représentations du territoire national avec, d’une part, la vallée, associée à l’activité agricole, la sédentarité, l’expansion de la civilisation pharaonique et la croissance des villes depuis la conquête arabe, et, d’autre part, les terres désertiques, caractérisées par l’aridité (à l’exception des oasis) et parcourues traditionnellement par des populations bédouines. Cependant, tout en demeurant contraignantes, ces terres désertiques sont devenues au cours du XXe siècle un réservoir de potentialités sociales et économiques et un espace de projection pour les régimes successifs. Si les objectifs idéologiques différent, tous ont entrepris de vastes programmes de mise en valeur agricoles, résidentiels ou touristiques. Elles sont ainsi devenues les espaces privilégiés des discours et de la rhétorique gouvernementale en matière d’aménagement et de développement du territoire, créant un véritable front pionnier et entrainant un déplacement dans le temps et l’espace de la frontière des terres cultivées.

Depuis le milieu du XXe siècle, la basse Egypte, qui regroupe les terres du Delta, a connu un processus conjugué de forte croissance démographique, d’urbanisation rapide par étalement urbain (Fanchette, 1997), à l’origine d’une sorte de continuum urbain ou de « ruralopolis » caractérisés par de fortes densités (Denis, 2007). Ces terres sont ainsi associées de façon récurrente à une triple menace – surexploitation, pollution, artificialisation –, à laquelle s’ajoutent la pollution des eaux du réseau de canaux d’irrigation et l’insuffisance du drainage. A l’opposé, les terres désertiques font l’objet d’une valorisation très forte à partir des années 1950-60, les différents gouvernements célébrant la virginité de la terre, de l’air et de l’eau, ce qui, d’une certaine façon, rappelle les discours sur la « wilderness » nord-américaine, même si l’environnement et le contexte politico-historique sont bien différents. Dans le cas égyptien, il s’agit avant tout de conquérir, plutôt que de protéger, cet espace de potentialités incarné par le désert, mais aussi de créer de nouveaux espaces de peuplement. En témoigne la rhétorique développée par Nasser et Sadate entre les années 1950 et 1970.

Pour Nasser, la conquête du désert s’inscrit dans un projet politico-idéologique de fondation de communautés de citoyens nouveaux, regroupant des paysans des anciennes terres qu’il s’agit de former aux techniques agricoles modernes et à la mécanisation, tout en leur inculquant une éthique du travail et un ensemble de normes d’hygiène. Ainsi, dès les premiers projets nassériens , les terres nouvelles sont considérées comme le lieu d’un laboratoire social et économique, que le régime va utiliser pour afficher une politique ambitieuse de modernisation et de développement, le désert devenant alors, dans l’imaginaire national, le réservoir territorial apte à sortir l’Egypte des principaux maux qui l’affectent . « Why should we not emerge from this narrow valley ? » , s’interroge le président Sadate, qui propose une « invasion » du désert afin de limiter la pression démographique dans le Delta (Sowers, 2011, p 167), mais aussi d’initier une véritable « révolution verte » encourageant l’agrobusiness. Les projets d’extension horizontale des terres, lancés au milieu des années 1980 par Moubarak, reprennent cette rhétorique de la modernisation de l’agriculture, de la nécessité d’exporter tout en faisant appel à différents registres de justification à vocation sociale : la possibilité qu’offrent ces nouvelles terres de parvenir à la souveraineté alimentaire ou encore la nécessité de fournir des terres et des emplois aux paysans sans terres et aux jeunes diplômés. Le gouvernement égyptien diffuse alors l’idée selon laquelle l’installation sur les nouvelles terres est une solution au chômage des jeunes qui sortent du système scolaire sans perspective d’emploi, ce qui se matérialise par le programme d’allocation de terres aux jeunes diplômés.

Si différentes régions ont été sélectionnées en vue des projets d’extension des terres, ce sont d’abord les marges désertiques les plus proches du Delta qui sont mises en valeur, donnant naissance à des territoires nouveaux, dont l’étendue augmente au fur et à mesure des dynamiques de mise en culture, qui viennent ainsi repousser sans cesse la frontière entre Delta et désert (Fig. 3). La conquête progressive de ces nouvelles terres requiert ainsi de faire la distinction entre les « vieilles » nouvelles terres, qui ont été mises en valeur au cours des années 1950-60 et tendent à se confondre dans les paysages et les systèmes de production avec les terres du Delta, et les « nouvelles » nouvelles terres, qui ont connu une forte expansion depuis le tournant des années 1990. En découle l’idée d’un entre-deux non homogène, dont les relations avec les espaces qui l’encadrent et les caractéristiques internes varient selon la période de conquête et la nature des acteurs impliqués.

Figure 3. Un entre-deux en extension : conquête agricole vers le désert occidental entre 1984 et 2005

Source : Earth Science Data Interface, http://glcfapp.glcf.umd.edu:8080/esdi/

Relations de pouvoir et construction d’un territoire d’entre-deux

Une conquête territoriale entre encadrement étatique et libéralisme économique
Les nouvelles terres agricoles situées au contact du Delta résultent d’une production territoriale menée à la fois par des acteurs publics et privés, et relèvent de dynamiques planifiées, avec de grands projets gouvernementaux, ou spontanées, liées à l’initiative d’individus et d’entreprises privées, au cœur de la croissance du système agro-exportateur égyptien depuis les années 1980.
Quelques éléments d’histoire de l’extension des terres, et plus généralement d’économie politique de l’Egypte, permettent de comprendre l’avènement de cet entre-deux territorial. Celui-ci témoigne du développement d’une grande agriculture d’investissement et de l’agrobusiness (Dixon, 2013), même si l’Egypte ne connait pas la même pénétration des géants de l’agroalimentaire ni le même degré d’intégration de ses filières que ceux des grands pays émergents agricoles. Les conséquences sur les paysages et l’organisation des territoires sont majeures, avec la diffusion de nouvelles techniques de production et d’irrigation – notamment l’aspersion et le goutte-à-goutte –, dans un pays où dominait l’irrigation par inondation. Se sont aussi développées de nouvelles spéculations agricoles, à côté des produits d’exportation traditionnels (coton et sucre), et des productions destinées à l’autoconsommation ou au marché local (blé, oignons, fèves, trèfle pour le bétail). En témoigne la croissance rapide des productions dites horticoles, emblématiques des transformations de l’agriculture dans les trois dernières décennies : fruits (agrumes, raisin, mangues, fraises), légumes (tomates, haricots verts, artichauts…) et fleurs. C’est à partir de la fin des années 1970 sous Sadate et surtout sous le régime de Moubarak que le gouvernement égyptien fait le choix de la création d’un secteur agricole moderne et rémunérateur, ceci sous l’influence des grands bailleurs de fonds internationaux (US Agency for International Development, Banque Mondiale) et dans le contexte des plans d’ajustement structurel du début des années 1990. Cette modernisation agricole passe par une volonté d’intégration des agriculteurs égyptiens à des filières de valorisation et de commercialisation, qui reposent sur l’encouragement des productions vouées à l’exportation ou aux marchés urbains aisés. La stratégie agricole du très influent ministre de l’Agriculture sous Moubarak – Youssef Wali –, ainsi que les publications de la Banque mondiale – Stratégie agricole pour les années 1990 en Egypte ; Vers la compétitivité agricole au XXI siècle. Une stratégie agricole orientée vers l’exportation (2001) – en sont particulièrement révélateurs. Ce sont avant tout les nouvelles terres qui sont visées par ces stratégies, marginalisant fortement les petits paysans du Delta ou de la vallée. Dans les années 1990, la part des acteurs privés dans le processus d’extension des terres s’accroit fortement et la majorité des vastes fermes étatiques qui étaient encore en place dans les « anciennes » nouvelles terres de la période nassérienne sont privatisées. Cet ensemble de territoires entre Delta et désert, qui bénéficie à la fois de la proximité de la capitale et d’une desserte routière satisfaisante, s’impose alors comme un espace privilégié d’investissements pour des acteurs privés qui cherchent à échapper aux contraintes inhérentes aux anciens territoires fortement peuplés, où le foncier est particulièrement morcelé et coûteux.

Allocation des terres et de l’eau et enjeux de l’appropriation territoriale

Si la propriété foncière dans les anciennes terres est très fragmentée, les nouvelles terres conquises sur le désert sont au cœur d’enjeux juridiques et témoignent d’une forte singularité des statuts fonciers. Elles relèvent de droits de différentes natures : certains sont spécifiques des terres désertiques, alors que d’autres s’inscrivent dans la continuité du territoire historiquement utile , d’où l’expression d’« entre-deux juridique ». A côté des droits de propriété progressivement établis et clairement définis au sein des terres de la vallée et du Delta, les terres désertiques se caractérisent par des droits de propriété bien plus incertains. Si l’article 10 de la loi 143 (1981) fixe les modalités de l’extension des terres vers le désert, la réalité du processus d’accès au foncier implique des procédures longues et coûteuses pour ceux qui n’ont pas les moyens de faire accélérer la procédure, soit par leurs connexions politiques, soit par la pratique du « bakchich » auprès des administrations concernées. Les terres désertiques se caractérisent également par la persistance de la coutume dite du Wad Al-Yad, à savoir la possibilité de s’installer sur une terre vierge et de la cultiver sans autorisation. Cette coutume, qui s’est développée sous l’Empire Ottoman à partir de 1517, viendrait des premiers temps de l’Islam. En témoignent les hadith de Al-Boukhari : « Celui qui fait revivre une terre morte en devient propriétaire », ou « Celui qui met en exploitation une terre qui n’appartient à personne a plus de droit que qui que ce soit sur cette terre ». Si la loi de 1981 définit le Wad al-Yad comme une violation de la propriété étatique, toutes les terres du désert étant de fait définies comme appartenant à l’Etat et devant faire l’objet d’une vente contractualisée, les pratiques restent bien plus complexes. L’installation sur une terre désertique se fait alors soit par le principe du Wad Al-Yad avec une légalisation ultérieure ; soit par achat à l’Etat, le titre de propriété ne venant souvent qu’après un long processus ; soit par la participation à un projet étatique de distribution de terres avec, dans ce cas, la nécessité de satisfaire à un ensemble de critères de sélection et l’engagement à rembourser le prêt contracté ; soit enfin par la location de terres à l’Etat. Enfin, l’armée demeure incontournable dans la procédure d’accès à la terre : son accord est indispensable pour l’obtention d’un droit de propriété dans les espaces dits stratégiques, notamment le long des axes routiers reliant les grandes villes entre elles ou sur les axes menant au canal de Suez et à la péninsule du Sinaï.
La sécurité foncière demeure ainsi un enjeu majeur dans ces territoires conquis sur le désert et le manque de lisibilité de la législation engendre des conflits récurrents. En témoigne le cas de petits exploitants qui ont mis en valeur, selon le principe du Wad Al Yad, des terres à proximité de Sadate City (Fig.4) depuis 5 ans et qui s’en sont vus expulsés par le maire et le gouverneur de la région au début 2011. Ainsi, en raison de l’incertitude liée aux droits de propriété, à la superposition des droits coutumiers et de législations diverses, les terres nouvelles sont le terrain de conflits entre acteurs pour l’accès à la terre et à l’eau, les deux étant indissociables en Egypte puisque l’agriculture y est majoritairement irriguée. Les terres désertiques se singularisent en outre par la présence de populations bédouines, qui les revendiquent au nom de droits coutumiers ancestraux (Johannsen, Mahrous, Graversen, 2009). Les Bédouins cherchent ainsi à obtenir compensation pour toute transaction foncière : pour chaque parcelle achetée en 2007 afin de développer de vastes plantations d’oliviers dans le secteur désertique de Wadi Natroun, « les Bédouins sont venus réclamer leur part ».

Autre source de conflits potentiels, les restrictions à la construction sur les terres agricoles conquises sur le désert. L’acquisition de terres désertiques autorise en effet les investisseurs à construire uniquement sur 7% de la terre au maximum, le reste devant être dédié à l’agriculture. De nombreux abus ont néanmoins été commis, le clientélisme politique et les pratiques de corruption sous le régime de Moubarak ayant permis à certains investisseurs d’acheter à bas prix des terres destinées à l’agriculture et de les utiliser ensuite pour des programmes résidentiels de luxe. En témoigne le complexe Al-Soleimaneya situé à environ 60 km au Nord-Ouest du Caire, pour lequel 755 feddan, initialement destinés à une mise en valeur agricole, ont été achetés en 2004 et sont devenus un luxueux ensemble résidentiel autour d’un golf, alors que les ressources en eau – exclusivement souterraines dans cet espace – sont menacées par un risque de surexploitation. De nombreuses constructions illégales sur des terres agricoles se sont poursuivies après la Révolution de janvier 2011 en raison d’un relâchement des contrôles. Les terres nouvelles, et le territoire d’entre-deux qu’elles dessinent au contact de l’Egypte « utile », ont ainsi fait l’objet de nombreuses pratiques de contournement des normes que ce soit pour l’accès à la terre ou à l’eau, le désert comme espace de potentialités économiques devenant aussi un espace d’accommodation vis-à-vis du droit.

Certains investisseurs ont par ailleurs bénéficié de facilités d’accès à la terre et d’exemptions de taxes. L’exemple le plus caractéristique, bien que déjà ancien, des liens entre Etat et acteurs privés est celui du projet Sahleya, lancé au tournant des années 1980 sur les terres des marges orientales du Delta. Ce projet résulte d’une initiative privée menée par l’un des hommes d’affaires les plus influents de l’époque à la tête d’Arab Contractors, et ami intime du président Sadate : Othman Ahmed Othman. Son objectif était de réaliser un projet agricole modèle. Associé à l’entreprise américaine Pepsico, Arab Contractors établit la « Société du Moyen-Orient pour l’extension des terres » et obtient le soutien du gouvernement égyptien. L’Etat accorde gratuitement les vastes superficies de terres nécessaires, finance les stations de pompage et les tuyaux pour l’irrigation par déviation des eaux du canal d’Ismailiya, le contrat pour l’installation de ces équipements étant attribué à l’entreprise d’Othman (Sadowski, 1991).

Ce dernier exemple introduit ainsi la question-clef de l’origine de l’eau et de son allocation. Deux modalités principales d’irrigation caractérisent les nouvelles terres : d’une part, l’irrigation par les eaux du Nil, déviées par une série de canaux vers les marges du Delta, et, d’autre part, les eaux souterraines exploitées par les acteurs privés capables d’investir dans des forages parfois très profonds (200-300 mètres). Ces deux formes d’accès à l’eau apportent un éclairage sur la notion d’entre-deux, puisque les nouveaux territoires irrigués combinent les eaux issues des anciennes terres et celles des aquifères subdésertiques, tant à l’échelle de l’ensemble du front de conquête qu’à celle de certaines exploitations, qui pompent dans le canal tout en ayant investi dans plusieurs forages. Ces modalités différentes d’accès à l’eau ont des conséquences sur les espaces adjacents. Dans le premier cas, l’irrigation par les eaux du Nil, rendue possible grâce aux investissements gouvernementaux, redistribue vers le désert des eaux originellement destinées aux territoires du Delta, d’où de possibles situations de pénurie et de conflit. Derrière tout projet de nouveau canal se dessine donc un choix politique d’allocation de la ressource au profit d’un territoire et aux dépens d’un autre, révélant des relations de pouvoir inégales (Molle, 2011). En témoigne le projet « Ouest Delta, qui envisageait la construction d’un nouveau canal afin d’irriguer une région regroupant de nombreuses firmes agro-capitalistes au Nord-Ouest du Caire. Ce projet a suscité en 2009-10 un mouvement de protestations, mené par deux associations de défense des petits paysans du Delta et des « anciennes » nouvelles terres, dénonçant les conséquences sur les exploitations situées en aval de la prise d’eau.

Entre Delta et grand désert occidental, un espace laboratoire des mutations du secteur agricole égyptien et de la recomposition des territoires ruraux

Figure 4. Les marges occidentales du Delta du Nil

Cartographie D. Acloque, 2013

Le cas des marges occidentales du Delta (Fig. 4) permet de définir plus précisément les paysages et les sociétés rurales de ces territoires de conquête. Si la tendance depuis les années 1980 est clairement à l’accroissement des superficies cultivées, la conquête de terres sur le désert est un processus difficile et coûteux qui implique une forte sélection « à l’entrée » des investisseurs privés, en fonction des capitaux disponibles et mobilisables. En raison des contraintes liées à l’aridité, à la fertilité du sol, à la salinisation et aux difficultés du drainage, ces terres de l’entre-deux sont constamment exposées à un éventuel retour au désert, qui devient réalité dès que les investissements, qu’ils soient financiers ou humains, s’arrêtent. Ainsi, certaines plantations d’oliviers situées le long de la route Alexandrie-Le Caire sont aujourd’hui recouvertes d’arbres morts en attente d’un repreneur potentiel. Le terme « désert » demeure d’ailleurs l’expression la plus couramment utilisée pour désigner ces territoires de conquête, à la fois par les habitants de ces nouvelles terres et par ceux du Delta.

Les nouvelles terres de l’ouest du Delta s’étendent sur une longueur de 200 kilomètres environ et une profondeur de quelques kilomètres à quelques dizaines de kilomètres le long de l’autoroute qui relie Le Caire à Alexandrie (Fig. 4). Ce front de conquête agricole est structuré par trois noyaux urbains principaux – Sadate City, Wadi Natroun, Ville de Nubariya – et par un ensemble de villages, de création récente (années 1990) à l’ouest de l’axe routier vers Alexandrie et plus ancienne dans la partie orientale (années 1950-60), le reste de l’habitat étant très dispersé. Elle ne correspond pas à une entité administrative propre, mais appartient à plusieurs gouvernorats qui ont la singularité de s’étendre à la fois sur le Delta et le désert : Giza, Beheira et Alexandrie. Les exploitations agricoles qui s’y sont développées résultent conjointement de projets étatiques et de dynamiques d’appropriation individuelle et sociétaire.

Il s’agit alors de dresser un portrait instantané de cet entre-deux et de montrer en quoi il peut être défini comme un espace de recompositions territoriales à l’échelle de l’Egypte, qui permet d’interroger les relations entre grande agriculture capitaliste et petite paysannerie majoritairement installée dans le cadre de programmes gouvernementaux.

Un entre-deux emblématique de la dualité du secteur agricole égyptien : agriculture exportatrice à haute valeur ajoutée vs petite agriculture familiale

Une simple lecture de paysages permet de fournir un grand nombre d’informations sur la période de mise en valeur de cet espace – selon la densité végétale et la couleur dominante –, sur la nature des systèmes de production et d’irrigation – pivots destinés aux grandes cultures céréalières et fourragères ; alignements de vergers irrigués au goutte-à-goutte ; serres destinées aux légumes ou aux fleurs ; parcelles de cultures annuelles –, ainsi que sur les superficies très inégales des exploitations, variant d’un peu plus d’un hectare à 6000 ha environ. Derrière l’expression « nouvelles terres » se cache ainsi une grande diversité de situations et de trajectoires. Loin de l’image trop simple des terres nouvelles réservées aux gros investisseurs, on constate une imbrication socio-territoriale entre des petits paysans, généralement venus du Delta et développant des stratégies d’adaptation à un environnement totalement renouvelé, et des acteurs capitalistes à la tête de vastes exploitations qui bénéficient, pour les plus chanceux, d’un accès gratuit à l’eau des canaux gouvernementaux et qui ont accès aux marchés les plus rémunérateurs. Deux ensembles de terres peuvent être retenus afin d’analyser l’organisation des territoires et la nature des acteurs impliqués.

Un premier cas concerne des terres mises en valeur par des investisseurs privés (les mustathmirîn en arabe) et de grandes sociétés (les sharikât). Cette catégorie regroupe des exploitations de superficies souvent supérieures à 50 feddan. Ces terres sont le lieu privilégié de la mécanisation et du développement des techniques d’irrigation les plus modernes (Fig. 5a, 5b, 5c), loin des contraintes des anciennes terres : morcellement extrême, coût élevé du foncier en raison des fortes pressions urbaines et démographiques, pollution et maladies animales (grippe aviaire). L’isolement vis-à-vis des anciennes terres est notamment recherché par les entreprises avicoles, dont les normes de sécurité très strictes ne peuvent être respectées, selon l’un des directeurs d’exploitation, que dans ces terres conquises sur le désert, où la présence humaine et les interactions avec les animaux sauvages ou domestiques sont extrêmement contrôlées. Ces nouvelles terres sont également le lieu d’expérimentations agricoles, tant en termes de choix spéculatifs, avec l’introduction du jojoba, la culture d’algues ou l’aquaculture, mais aussi la diffusion de la vigne pour le raisin de table ou le vin, que de la mise au point de nouvelles variétés plus résistantes au stress hydrique ou à la salinité des sols. C’est également au sein de ces terres, situées au contact des grands foyers de consommation urbain et des lieux de commercialisation et d’exportation, que s’élaborent progressivement des filières intégrées associant production, transformation et/ou commercialisation, dominées par un nombre réduit de firmes. Si les choix de spéculations agricoles sont différenciés (fruits et légumes, olives, fourrage et céréales associés à la production laitière), ils se caractérisent par la recherche d’une valeur ajoutée élevée et par la commercialisation au sein des marchés les plus rémunérateurs. Certaines de ces sociétés agrocapitalistes sont à la tête d’une véritable filière intégrée, à l’image de Dina Farms située à 80 kilomètres au Nord-Ouest du Caire (Fig. 4, 5a). Cette exploitation d’une superficie de 12 000 feddan, dépendant uniquement des eaux souterraines, produit fruits (agrumes, raisin, bananes), légumes, blé, fourrage, viande et lait. Une partie des produits est transformée sur place, puis commercialisée au sein de la chaîne de magasins de distribution Dina Farms. Le reste est vendu à des industriels de la transformation ou à l’export.

Figure 5a. L’exploitation Dina Farms

Source :Google Earth, 2013
Cette exploitation de plus de 6000 ha (limites en vert), située sur la route d’Alexandrie à 80 km du Caire, est la plus vaste de la partie ouest du Delta. Elle associe cultures annuelles sur des parcelles irriguées par pivots et cultures permanentes irriguées au goutte-à-goutte (vergers).

Figure 5b. Parcelle de blé irriguée par pivot, Dina Farms

Cliché : D. Acloque, février 2013

Figure 5c. Parcelle d’orangers irriguée au goutte-à-goutte, Dina Farms

Cliché : D. Acloque, février 2013
Au centre de la photographie, on observe un forage puisant l’eau à plus de 150 mètres de profondeur. Les fruits sont destinés à l’exportation vers l’Asie.

Si Dina Farms est l’exemple type de la réussite d’un homme d’affaires proche du pouvoir dans les années 1980, c’est aussi un exemple révélateur de la financiarisation d’une partie du secteur agricole égyptien (Dixon, 2013). Depuis le milieu des années 2000, on note en effet l’entrée de sociétés d’investissement, notamment le grand fonds d’investissement régional Citadel Capital qui a racheté l’intégralité de cette exploitation en 2007. Néanmoins, la grande instabilité politique actuelle et les difficultés économiques et monétaires de l’Egypte nuisent fortement aux investissements, en dépit des appels répétés aux capitaux du Golfe et à l’investissement dans l’agriculture.
Si cette première catégorie de terres et d’exploitants, dominés par le modèle de la grande exploitation fermée privilégiant l’intégration verticale, entretient des liens limités avec les marchés ou les producteurs des espaces adjacents du Delta et de la vallée, elles dépendent de la main d’œuvre, à la fois permanente et temporaire, fournie par ces espaces. Ainsi, l’entreprise Wadi Food emploie et loge environ 800 ouvriers permanents, issus de différentes régions du Delta, et recrute des centaines de saisonniers pour les récoltes. Dans l’exploitation de Wadi Natroun, ce sont plus de 400 ouvriers venus du Fayoum, dépression située en Moyenne Egypte, qui s’installent dans des conditions relativement précaires afin de récolter les olives d’août à octobre.

À côté des terres des grands investisseurs, le second ensemble territorial étudié regroupe les terres mises en valeur dans le cadre d’un projet gouvernemental des années 1990, dont les objectifs étaient le délestage des campagnes du Delta, la réduction du chômage des diplômés et la compensation de fermiers locataires, contraints de quitter leurs terres suite à la loi de libéralisation du foncier de 1992 . Le secteur de Tiba (Fig. 3) résulte de ce programme de bonification de terres, devenu effectif au tournant des années 2000 avec la construction de nouveaux villages et finages agricoles. Situé à l’ouest de la route Alexandrie-Le Caire dans la région dite de West Nubariya , à une distance d’environ 60 km au sud d’Alexandrie, ce nouveau territoire agricole a été créé ex nihilo grâce à l’eau des canaux Nubariya et Nasser qui ont été progressivement étendus et ramifiés. Le canal de la branche n°20 en forme la colonne vertébrale (Fig. 6).

Figure 6. Tiba, un territoire de conquête récente issu d’un programme gouvernemental
Le canal principal (en bleu sur l’image) permet d’irriguer les parcelles de 2,5 à 5 feddan situées de part et d’autre et disposées autour des villages-centres.

Les villages, qui abritent un peu plus de 5000 habitants sur une superficie totale de 28 190 feddan , témoignent de la volonté étatique de créer de nouvelles formes d’habitats groupés, situés au cœur des finages : une maison de deux pièces et un lot de terres ont été conjointement attribués à chaque famille paysannne sous forme d’un prêt sur 30 ans. Si les services au sein des nouveaux villages étaient au départ très peu nombreux (mosquée, école, infirmerie, coopérative agricole) et demeurent limités, des communautés villageoises se construisent progressivement et le mode de vie reproduit largement celui des anciennes terres.

Ces territoires agricoles regroupent deux catégories principales d’exploitants, dont témoignent les parcellaires différents autour des villages. D’une part, les mutadharirîn (littéralement les « dédommagés »), qui ont été contraints de quitter leurs terres dans la seconde moitié des années 1990 suite à la libéralisation des prix du foncier, ont reçu 2,5 feddan. Il s’agit de familles pauvres issues du Delta, qui n’ont généralement pas les moyens d’investir et reproduisent les systèmes de cultures de leurs précédentes exploitations, notamment dans les premières années, l’installation sur ces terres nouvelles constituant pour elles l’unique solution afin d’assurer la survie de leur famille. L’organisation territoriale de Tiba se singularise ainsi par la présence de villages dits de « dédommagés », souvent issus de la même région du Delta afin de favoriser les solidarités sociales. La superficie réduite qui leur a été attribuée tend à exacerber les inégalités entre exploitants, alors même que le gouvernement et les institutions internationales reconnaissent désormais quasi-unanimement le seuil de 5 feddan comme le « minimum vital ». Ainsi, seuls ceux qui sont capables de s’agrandir en louant ou en achetant des terres voisines peuvent véritablement envisager un avenir serein. D’autre part, les kharrigîn (les « diplômés ») ont obtenu 5 feddan. Dans les premières années, certains d’entre-eux ont laissé leurs terres en friche (Meyer, 1996 ; Adriansen, 2009) avant de les louer ou les revendre, souvent dans une visée spéculative, mais aussi en raison de leur manque de connaissances agricoles, des contraintes de la vie dans ces territoires offrant très peu de services ou du manque de solidarités familiales et villageoises. La majorité des exploitants qui disposent de capitaux suffisants se spécialise actuellement dans les cultures arboricoles, considérées comme les plus rémunératrices et les moins consommatrices en eau, ce qui renforce la singularité paysagère et productive des terres nouvelles, mais aussi les inégalités entre les producteurs qui ont les moyens d’investir et d’innover et ceux qui sont contraints de produire des cultures annuelles (betteraves sucrières, blé) dans une situation de risque hydrique élevé.

Inégalités d’accès aux marchés et enjeux de l’agriculture contractuelle : vers des partenariats innovants ?

En raison de leurs contraintes spécifiques, mais aussi en lien avec les projets politiques qui les ont façonnées, les nouvelles terres peuvent être considérées comme un laboratoire territorial, tant du point de vue des modes de mise en valeur que des spéculations agricoles, ou de l’organisation du marché du travail. Elles sont aussi un lieu d’expérimentation pour des partenariats entre petits producteurs et acteurs maîtrisant l’aval de la production, via la promotion de l’agriculture contractuelle. La question de l’accès aux marchés met en effet en avant de fortes inégalités entre producteurs. Les plus grands exploitants possèdent leurs propres filières de commercialisation et d’exportation, le contrôle de l’aval de la production leur permettant de maximiser la valeur ajoutée (Molle, 2011). Certaines entreprises se sont ainsi spécialisées dans la production pour l’export à destination de l’Europe, pour laquelle elles ont acquis les standards et les certifications nécessaires, à l’exemple de GlobalGAP. Elles bénéficient également d’atouts logistiques grâce aux associations d’aide à l’exportation. A l’opposé, la majorité des petits producteurs dépendent entièrement des marchés locaux pour la vente de leurs productions, pour lesquelles ils ne disposent de quasiment aucune infrastructure de stockage et de réfrigération. Se dessine ainsi un enjeu majeur : celui des relations entre producteurs et acteurs de la commercialisation/transformation des produits.

L’agriculture contractuelle est notamment encouragée par des institutions de développement qui voient dans l’association entre « petits » et « gros » l’outil-clef d’une stratégie agricole « gagnant-gagnat », qui permettrait aux petits paysans de s’insérer au sein des filières rémunératrices . Dans ce contexte de promotion tous azimuts de l’agriculture contractuelle à l’échelle mondiale, les terres au contact du Delta et du désert occidental ont été, à partir des années 1990 et 2000, un lieu d’expérimentation privilégié pour des projets de contractualisation, pilotés par deux grands donneurs internationaux : l’USAID et le FIDA. Le choix des terres nouvelles au sein de la stratégie des donneurs et des firmes multinationales s’explique par la volonté de promouvoir les productions horticoles d’exportation qui s’y sont développées, par les aménités qu’elles offrent en termes de localisation et de desserte, ainsi que par l’existence de coopératives agricoles considérées comme plus dynamiques que celles des terres du Delta. Dans la région de Nubariya déjà évoquée, le projet Heinz, financé par l’USAID entre 2008 et 2012, est révélateur de l’action des donneurs internationaux, mais aussi de stratégies des grandes firmes agro-alimentaires cherchant à la fois à sécuriser leurs approvisionnements et à améliorer leur image sociale. Son objectif était d’associer les petits producteurs de tomates aux industries de transformation, au premier rang desquels la firme américaine Heinz installée en Egypte depuis 1992. Si plusieurs dizaines de coopératives de petits producteurs de tomates au sein des nouvelles terres ont signé un contrat avec la firme, le responsable agricole de Heinz évoquait en février 2013, alors que le projet était officiellement achevé, les « difficultés de certains d’entre-eux à honorer le contrat » et mentionnait de nouvelles stratégies visant à privilégier la contractualisation avec de plus gros producteurs. Parallèlement, il mettait toutefois en avant l’intérêt du groupe Heinz à poursuivre cette expérience très valorisante pour sa stratégie de responsabilité sociale. Cet exemple montre les enjeux que représente la pérennité de ce type de projet, fondé sur une « alliance » entre des acteurs qui, sur le papier, ont certes tout à gagner, mais qui dans la réalité ajustent leurs stratégies en fonction de leurs contraintes et intérêts propres.

Conclusion

Au contact de deux espaces très distincts, les nouvelles terres conquises sur le désert se révèlent hétérogènes, à la fois en termes de profondeur, de paysages, de modes d’habiter et de systèmes de production. Ces espaces d’entre-deux nouent des relations de différentes natures avec les territoires adjacents, au premier rang desquelles les flux de main d’œuvre et les migrations venues du Delta, ainsi que les interactions parfois conflictuelles avec les populations bédouines. Néanmoins, ils ne constituent pas de véritables interfaces, au sens d’espaces privilégiés de contacts et d’échanges, en raison d’un système de relations avant tout polarisé par les deux capitales économiques que sont le Caire au Sud et Alexandrie au Nord. Voulu comme un espace en rupture avec les vieilles terres « saturées » du Delta et aménagé selon des logiques économiques et idéologiques propres à chaque gouvernement depuis les années 1950-60, ce front de conquête agricole constitue à la fois un espace d’innovations territoriales à l’échelle de l’Egypte, un laboratoire pour une agriculture en profondes mutations, ainsi que le miroir des processus de différenciation socio-économique et de marginalisation/intégration des différents producteurs.

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