POUR UNE GÉOGRAPHIE SOCIALE DES FAITS RELIGIEUX

L’exemple de l’hindouisme en pays Tamoul (Inde du Sud)

 

PIERRE-YVES TROUILLET

Géographe
CNRS – Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud
UMR 8554 EHESS-CNRS

pytrouillet@gmail.com

 

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Résumé
En s’appuyant sur trois études de cas pris dans le contexte hindou du pays tamoul en Inde du Sud, l’objectif de cet article est de défendre l’idée et la légitimité d’une géographie sociale des faits religieux. Il montre d’une part que les espaces religieux hindous (lieux de culte et circulations religieuses) informent sur la société qui les produit, sur ses enjeux et sur ses dynamiques, et d’autre part que la prise en compte des phénomènes de distinction, de domination, d’exclusion et de compétition est utile pour saisir la spatialisation des faits religieux dans sa complexité. Sont d’abord évoquées les correspondances entre espaces rituels et espaces sociaux dans un village tamoul, ainsi que les rapports de domination qu’elles traduisent. L’article s’intéresse ensuite aux relations de pouvoir qui s’expriment dans la pratique du plus grand pélerinage tamoul menant à la ville sainte de Palani. Il évoque dans un troisième temps comment, au cours du 20ème siècle, le culte régional de Murugan et sa géographie ont alimenté l’idéologie territoriale tamoule, sur fond de lutte sociale et de compétition politique anti-brahmane. Les formes spatiales de l’hindouisme en pays tamoul apparaissent ainsi comme des phénomènes traduisant différents rapports sociaux et en transformation permanente sous l’effet des dynamiques sociales, aussi bien à l’échelle locale que régionale. C’est en cela que l’article atteste de la capacité et de la légitimité de la géographie sociale à parler des faits religieux.

Abstract

Based on three case studies taken in the Hindu context of the Tamil region, in South India, this article defends the idea and the legitimacy of a social geography of religious phenomena. It shows on the one hand that Hindu religious spaces (shrines and religious circulations) inform about the society which produced them, about its stakes and dynamics, and on the other hand that the account of distinction, domination, exclusion and competition helps to fully understand the spatial forms of religion in their complexity. The article first expounds the linkages between ritual spaces and social spaces in a Tamil village, and the relations of domination they betray. Then it deals with the power relations expressed through the geography of the main Tamil pilgrimage, leading to the holy city of Palani. Finally, it shows how, during the 20th century, the regional worship of Murugan and its geography provided arguments for the Tamil territorial ideology, based on social struggles and political competition. Thus, spatial forms of Hinduism in Tamil country appear, on the local and regional scales, as phenomena expressing different social relations, and always changing under the effects of social dynamics. In this way the article testifies to the capacity and legitimacy of social geography to deal with religious phenomena.

INTRODUCTION

La profusion de lieux saints, d’images et d’activités religieuses dans le paysage de l’Inde en fait un terrain privilégié pour étudier les formes d’inscription spatiale des faits religieux. Les liens forts entre l’hindouisme, dont se réclament plus de 800 millions d’Indiens, et la structuration hiérarchisée de la société hindoue en castes selon l’« idéologie du pur et de l’impur » (Dumont, 1966 : 51), témoignent pour leur part des relations entre la religion et les rapports sociaux en contexte hindou, mais sans pour autant en épuiser toute la portée.
Que nous disent alors les espaces religieux hindous (lieux saints, circulations religieuses et sanctuaires) sur la société qui les a « produits » (Lefebvre, 1974), les vit et les fait vivre, sur ses enjeux et ses dynamiques, et par là même sur la fabrique hindoue du territoire ? Cette contribution propose de voir ce qu’il en est à l’échelle de la localité villageoise et à celle d’un État de l’Inde du Sud.
En souhaitant démontrer de quelles manières les formes spatiales de l’hindouisme traduisent différents types de rapports sociaux et participent à des constructions et des pratiques territoriales dans divers contextes et à différentes échelles, l’intention est plus largement de défendre l’idée et la légitimité d’une géographie sociale des faits religieux, qui complèterait une géographie culturelle n’accordant « que peu de poids aux positions sociales dans l’espace » (Di Méo, 1998 : 5). Car si, de manière générale en géographie, la religion est davantage considérée comme un fait culturel, il s’agit aussi et surtout d’un fait éminemment social, comme l’ont démontré de nombreux travaux de sociologie, d’histoire ou d’anthropologie sociale, tels que ceux d’Emile Durkheim (1912) à partir du totémisme australien, de Louis Dumont (1953 et 1966) pour le cas de l’hindouisme, ou de Paul Veyne (1983) au sujet des Grecs de l’Antiquité, qui ont chacun montré que l’organisation sociale et la religion ne sont pas des choses distinctes.
Nous pensons donc que le religieux ne peut s’étudier indépendamment du social en géographie et souhaitons, à partir de l’exemple hindou en pays tamoul, poser quelques jalons pour d’éventuelles études comparatives avec d’autres religions. En proposant ainsi de mettre en avant les racines sociales des manifestations spatiales des faits religieux, il s’agit d’étudier une société et ses dynamiques au travers de ses espaces religieux, et de promouvoir plus largement la capacité de la géographie sociale à parler des faits de culture pour comprendre la société et ses relations à l’espace géographique. En d’autres termes, la géographie sociale des faits religieux qui est proposée les envisage comme le produit de structures mises en place par un contrat social, qui n’en est pas moins régulièrement renégocié. L’objectif est également de réhabiliter la géographie sociale face au tournant culturel, qui « s’accompagne d’une évacuation des structures, des organisations, des positions sociales » (Di Méo cité par Raibaud, 2011 : 30) puisque son argumentaire « donne aux aspects culturels la primauté sur les aspects sociaux et économiques » (Werlen, 2003 : 9).
Ce positionnement permet en outre d’éviter les écueils du culturalisme et de l’essentialisation de la religion qui consiste à la considérer comme un super-organisme d’héritage sacré s’imposant aux sociétés dans leurs modes de production et de gestion de l’espace, et sur lequel l’histoire sociale et la praxis n’auraient pas prise. Jean Bottéro (1986), par exemple, a bien montré comment la figure du Dieu biblique a au contraire évolué au gré de la vie économique, sociale, politique et intellectuelle des sociétés sémitiques, au cours des deux millénaires précédant notre ère. Pour le cas précis de l’hindouisme, de nombreux auteurs ont également démontré qu’il s’agit précisément d’une construction historique et sociale (voire politique) dynamique et non d’un super-organisme figé.
Nous pensons donc que les religions et leurs inscriptions dans le territoire doivent être considérées comme des constructions évolutives, et qu’elles sont souvent influencées par des stratégies et des luttes sociales qui marquent aussi bien leur histoire que leurs dynamiques contemporaines. On ne saurait du reste comprendre cette territorialisation du religieux et son rôle dans la « sémiotisation » (Raffestin, 1986) de l’espace, sans la prise en compte du social, puisque le territoire est une « réalité construite et reconstruite en fonction de conjonctures historiques [qui] reçoit son sens des processus sociaux qui s’expriment à travers lui » (Lévy, 2003 : 907). Il nous semble donc, dans le prolongement du positionnement pris par Guy Di Méo et Pascal Buléon (2005) dans leur lecture géographique des sociétés, que la prise en compte des phénomènes de distinction, de domination et de compétition, participe pleinement de la compréhension des formes spatiales du religieux.
La démonstration suivante s’appuie sur trois études de cas concernant l’hindouisme au Tamil Nadu (le « pays tamoul » en Inde du Sud, Figure 1). La première porte sur les correspondances entre la géographie rituelle et la géographie sociale d’une localité villageoise, la deuxième sur les rapports de pouvoir exprimés autour du plus grand pèlerinage tamoul, et la troisième sur la traduction, en termes de géographie religieuse, des luttes sociales et de l’idéologie territoriale qui ont été à l’origine de la formation de l’État fédéré du Tamil Nadu. Chacun de ces contextes a fait l’objet d’études de terrain conduites entre 2003 et 2007 selon une méthodologie majoritairement qualitative, basée sur des enquêtes, entretiens et observations réalisés in situ.

Figure 1 : Localisation du Tamil Nadu au sein de l’Union Indienne

Le village hindou : ses temples, ses castes et ses rites spatialisés

Le village hindou : ses temples, ses castes et ses rites spatialisés La localité villageoise offre un premier niveau d’analyse intéressant pour étudier les correspondances entre géographie religieuse et géographie sociale en contexte hindou, car les répartitions des groupes sociaux y sont étroitement liées aux espaces religieux locaux. Les situations des lieux de culte des divinités font écho à celles des castes (jâti), toutes deux réparties dans l’espace villageois selon une géographie socio-religieuse où les dieux, les groupes sociaux et les espaces qui leur sont associés sont à la fois classés et classants. La géographie des dieux renvoie ainsi à celle des hommes, dans une structuration hiérarchique des espaces sociaux et religieux.

Composition sociale du village étudié
Pour illustrer ces affirmations, nous prenons l’exemple du village de Mailam, au Tamil Nadu dans le sud de l’Inde, que nous avons étudié en 2006 et 2007. Il s’agit d’un village multi-caste dont la composition sociologique est assez représentative de sa région.
Au moment de notre enquête, il était peuplé à plus de la moitié par la caste des Vanniyars, qui est l’une des principales castes dites « dominantes » du nord du pays tamoul, et à près d’un tiers par celle des Paraiyars, connue pour être « la caste la plus nombreuse des ex-Intouchables en pays tamoul » (Racine et al., 2005 : 535). (Rappelons d’ailleurs que le mot « paria » de la langue française provient du nom de caste des Paraiyars). Outre leur prépondérance démographique dans le village (Figure 2), la caste d’agriculteurs des Vanniyars domine également les champs économique et politique, en possédant la majeure partie des terres et en présidant le conseil villageois élu (panchayat) au moment de l’enquête. Pour autant, et comme la plupart des castes dominantes, leur rang rituel est assez peu élevé.

Figure 2 : Castes, temples et processions annuelles au village de Mailam (Tamil Nadu, Inde du Sud)

À Mailam comme ailleurs, le plus haut statut rituel hindou est reconnu aux Brahmanes en raison de leurs métiers traditionnels et héréditaires liés à la prêtrise et l’érudition. Ils sont désormais très peu nombreux dans le village suite à leur émigration vers les grandes villes. Les autres communautés locales sont les Vîrasaiva Lingayat – une secte shivaïte « castifiée » originaire de l’État voisin du Karnataka et qui se définit comme l’égale des Brahmanes –, mais aussi les Chettiars (commerçants), les propriétaires terriens Mudaliyârs et Agamudayars (auxquels s’est associée une famille de Senguthar Mudaliyârs traditionnellement tisserande), les bergers Yâdavars, les potiers Kuyavars, les barbiers Nâvidars, les blanchisseurs Vannârs, et enfin les Irulars, qui sont reconnus par le gouvernement comme une « tribu » et non comme une caste.

Temples, processions et territoires des castes

Le premier trait marquant de la géographie socio-religieuse de Mailam est l’organisation de l’habitat en quartiers mono-castes (Figure 2). Cette segmentation « castée » de la vie sociale a été observée dans de nombreuses ethnographies de village et est désormais bien connue. Elle est en partie héritée de la Vastu Vidyâ, la « science de l’architecture », qui a été élaborée aux temps védiques pour répondre au besoin d’organiser le monde en accord avec l’« ordre » socio-cosmique (i.e. le rita védique devenu le dharma hindou). La Vastu Vidyâ préconise que l’habitat des quatre varna soit réparti dans l’espace de façon segmentée et en fonction des points cardinaux : les Brahmanes devaient vivre au nord, les Kshatrya à l’est, les Vaishya au sud et les Shûdra à l’ouest. Par ailleurs, « l’idéologie du pur et de l’impur », qui différencie les castes hindoues et qui a été mise en avant par Louis Dumont (1966 : 51), « se traduit anthropologiquement par une hiérarchie des communautés [les castes] et géographiquement par une forte segmentation spatiale » (Landy, 2002 : 29). En conséquence, les castes se répartissent dans l’espace villageois en relation avec cette segmentation traditionnelle, mais sans reprendre pour autant le modèle quadripartite et cardinal de la Vastu Vidyâ. Ceci tient au fait que les varna intermédiaires, Kshatrya et Vaishya, sont très peu représentés au pays tamoul, et surtout que désormais, mis à part les Brahmanes, la classification de la société selon ces quatre varna n’est plus vraiment fonctionnelle au profit de la division en jâti.

Cette segmentation socio-spatiale se traduit directement dans la géographie religieuse de Mailam par le fait que la plupart de ces quartiers mono-castes soient marqués par un temple (kôyil ou kôvil) hébergeant une déesse protectrice du quartier, et dont le prêtre et les « patrons » sont presque toujours des membres de la caste en question. Parmi les rares exceptions à ce schéma, on note le récent quartier multi-caste situé au sud du village, qui est davantage un quartier « de classe » – plutôt moyenne et tournée vers les villes – et qui n’a pas suffisamment de cohésion interne pour qu’un temple y ait été fondé. La deuxième exception est le temple du grand dieu Murugan, niché sur la colline dominant le village et dont les officiants sont principalement des Brahmanes, conjointement aux Vîrasaiva Lingâyat qui administrent et patronnent le temple. La troisième concerne les castes dont les membres sont trop peu nombreux pour fonder un temple et qui se sont associées à un autre lieu de culte. C’est d’une part le cas des Chettiars et des Agamudayars qui participent aux rites du temple des Mudaliyârs, et d’autre part des Nâvidars (barbiers) et des Vannârs (blanchisseurs), dont certains membres travaillent au temple de Murugan en tant que castes dites « de service ». En effet, comme souvent dans les temples du sud de l’Inde et dans certains groupes de pèlerins, les musiciens et les porteurs de lampes rituelles du temple de Murugan de Mailam sont respectivement des barbiers et des blanchisseurs.

Comme très souvent en Inde, pour rappeler et afficher publiquement les liens forts entre les castes et leurs temples de déesse, des processions consistant à « sortir » ces divinités de leur temple ont lieu à divers moments de l’année dans les rues du village. Pour ce faire, la forme mobile de chaque divinité (i.e. une autre statue que celle siégeant dans le temple, appelée utsavamûrti) est installée sur un palanquin porté par des hommes appartenant à la caste patronne du temple en question. Ces circulations religieuses définissent spatialement les « juridictions » (Berti & Tarabout, 2009) des divinités, actualisent les relations rituelles entre les castes et les divinités, et participent à la consécration religieuse de chacun des quartiers de caste. En effet, bien que les parcours de ces processions soient assez variables, elles procèdent généralement, à moment donné, à une circumambulation autour du quartier de la caste patronne du temple ou d’une zone peuplée uniquement par elle. Or, dans l’hindouisme, la circumambulation rituelle (pradakshinâ) autour d’une entité a pour fonction de délimiter le sanctuaire d’une divinité (Gaborieau, 1993 ; Claveyrolas, 2010). C’est ainsi que les temples des déesses de quartiers et leurs processions participent à la sanctuarisation des territoires de caste du village.

Le deuxième trait marquant de la géographie sociale de Mailam est la surreprésentation des Vanniyars dans l’espace villageois, en relation avec leur statut de caste dominante de la localité. Cela se manifeste dans la géographie religieuse locale par leur patronage du temple de la déesse tutélaire de tout le village, et non pas d’un simple quartier comme les autres castes. La divinité siégeant dans ce temple est en effet reconnue par tous les habitants comme la grâma dêvadai de Mailam, c’est-à-dire la « divinité du village », comme en possèdent tous les villages hindous. La dominance des Vanniyars et leur mainmise sur ce haut lieu religieux du village se traduisent également par le fait que la procession annuelle de la divinité dont ils patronnent le temple ceinture un espace uniquement habité par cette caste, alors qu’il s’agit de la déesse tutélaire de tout le village. Seul le territoire de la caste dominante est ainsi sanctuarisé par la procession de la déesse majeure du village, ce qui assoie également, par le rite et par l’espace, leur statut social.

Hiérarchie divine et hiérarchie sociale dans l’espace local Les deux autres aspects majeurs de l’espace social de Mailam concernent d’une part la relégation des « Intouchables » Paraiyars dans deux hameaux séparés, et d’autre part l’opposition géographique entre la situation de ces hameaux, à l’est, et celle des maisons des Brahmanes, à l’ouest. Cette configuration renvoie d’abord à la Vastu Vidyâ et à l’idéologie du pur et de l’impur qui ont déjà été évoquées. En effet, de manière générale dans les localités, les « hautes » castes, à commencer par les Brahmanes, vivent à proximité du temple principal – souvent dans un quartier spécifique ceinturant le temple appelé « agrahâram » en pays tamoul – alors que les « Intouchables » sont habituellement situés à l’écart du noyau villageois (l’ûr), dans des hameaux qui leur sont réservés (cêris).

Il n’existe pas véritablement d’agrahâram à Mailam, mais les habitations des Brahmanes se situent plutôt dans la partie nord du village, conformément à la Vastu Vidyâ, et effectivement à proximité du grand temple de Murugan, dont le culte est dit « végétarien » en raison des offrandes exclusivement végétales qu’il reçoit en tant que divinité de haut rang ne pouvant être mise en relation avec du sang sacrificiel. À l’opposé, l’habitat des Paraiyars est relégué à l’extérieur de l’ûr, dans deux hameaux installés au nord-est des deux sous-parties du village, que sont Mêl Mailam et Kîl Mailam (i.e. « Mailam du haut et de l’ouest » et « Mailam du bas et de l’est »), et en direction du lieu de culte des démons (asura, bûdam), où les villageois portent chaque année en procession le sang d’un animal sacrifié, mélangé à du riz cuit par une flamme apportée depuis l’un des hameaux (Trouillet, 2009).

L’opposition géographique entre les hameaux des « Intouchables » Paraiyars et les maisons des Brahmanes renvoie donc aux voisinages possibles entre les hommes et les dieux, ainsi qu’aux relations rituelles, symboliques et spatiales qui les associent. En effet, si les Paraiyars sont situés à l’opposé des Brahmanes dans la hiérarchie socio-rituelle des castes et dans l’espace villageois, on peut dire relativement la même chose au sujet du grand dieu Murugan et des démons de la frontière, qui s’opposent dans le panthéon comme dans la géographie religieuse locale. Les castes intermédiaires se répartissent ensuite dans l’espace villageois entre ces deux extrémités sociales, spatiales et rituelles que constituent les couples « Brahmanes-temple de Murugan » à l’ouest, et « Intouchables-autel des démons » à l’est. La caste dominante des Vanniyars et le temple de la déesse du village qu’elle contrôle en fournit le meilleur exemple, d’autant plus qu’ils forment ensemble un troisième couple majeur, en position intermédiaire entre les deux précédents sur les plans socio-rituel et géographique. Cette composition tripartite du panthéon hindou (Figure 3) n’est nullement limitée au cas de Mailam puisqu’elle se retrouve dans d’autres contextes (Dumont, 1953 ; Reiniche, 1985 ; Herrenschmidt, 1989).

Figure 3 : Des groupes, des dieux et des espaces classés et classants

L’exemple de Mailam montre ainsi que la position des castes dans l’échiquier social a une conséquence directe sur leur position dans l’espace villageois hindou, mais que celle-ci est également liée à la « position structurale » (Dumont, ibid.) des divinités dans le panthéon local. Ceci ne doit pas surprendre car on sait que « les dieux [hindous] sont répartis entre les directions de l’espace dont ils sont les régents » (Gaborieau, 1993 : 29). Mais si l’espace est utilisé pour « classer » les dieux hindous (ibid.), on voit que l’inverse est vrai aussi, puisque les dieux et les symboliques qui leurs sont associées sont utilisés pour classer l’espace social (Dumont, 1953). Jean-Claude Galey (1985 : 11) parlait d’ailleurs de « panthéons structurateurs d’espace » au sujet des relations entre la religion hindoue et l’organisation sociale. Véronique Bouillier et Gérard Toffin (1993 : 15) ont affirmé pour leur part que « tout panthéon de type polythéiste est calqué sur des relations de groupe social à groupe social » et que la pensée indienne « n’établit pas de coupure radicale entre le monde des hommes et le monde des divinités ». Pour autant, comme le note Gilles Tarabout à propos du Kérala, il ne s’agit pas d’ « une nomenclature du monde. Il faut plutôt considérer le panthéon [hindou] en termes de valeurs exemplifiées par le jeu des relations entre divinités » (Tarabout, 1993 : 68).
Le cas de Mailam démontre très clairement que la symbolique des divinités participe activement à la structuration hiérarchique de la société locale, où chacun est assigné à une place. D’ailleurs, les Vanniyars interdisent aux Paraiyars d’entrer dans le temple de la déesse du village, et ce précisément parce que ces « Intouchables » doivent selon eux « rester à leur place ». Ces propos d’un homme Vanniyar très influent politiquement dans le village, furent prononcés à ses amis lors de la fête annuelle du temple, en 2006, après que certains Paraiyars ont pénétré dans le temple défendu pendant que les hommes vanniyars s’étaient rendus en procession, comme chaque année, au lieu de culte des démons. Cette intrusion des Paraiyars avait pour but de contester cet interdit rituel hautement symbolique et par là même les discriminations qu’ils subissent régulièrement.

C’est au vu de tous ces éléments que l’on comprend combien les espaces religieux que sont les temples, les sanctuaires et les circulations processionnelles, permettent de consacrer les hiérarchies sociales par leur importance symbolique, mais aussi, parfois, de contester les statuts, et d’afficher les luttes et les espoirs de changement social.

La région : enjeux de pouvoir et formes territoriales du pèlerinage hindou en pays tamoul

Les mobilisations de lieux de culte, de circulations religieuses et de la symbolique du panthéon hindou pour définir et situer socialement les groupes dans le territoire, se retrouvent dans le cadre du pèlerinage hindou (yâtrâ). Il s’agit d’une forme d’expression régulière de la dévotion hindoue, à la fois fréquente, culturellement valorisée et socialement valorisante.

Le balisage religieux du territoire de l’Inde par de grands lieux de pèlerinage hindous (tîrtha) est assez bien connu, notamment grâce au travail de Diana Eck (1998) qui a montré que la multitude de lieux saints qui jalonnent le paysage de l’Inde alimente la représentation collective d’un territoire sacralisé, voire sanctuarisé, notamment à travers la figure de la déesse Bhârat Mâtâ, la « Mère Inde ». Christophe Jaffrelot (1994), Jackie Assayag (1997) et Christiane Brosius (2009), notamment, ont montré quant à eux que durant les années 1980 et 1990, les nationalistes hindous alors en pleine ascension politique ont récupéré cette géographie religieuse pour alimenter leur idéologie territoriale fondée sur la promotion d’une Inde exclusivement hindoue – l’ennemi étant « le musulman » –, en recourant à l’instrumentalisation du pèlerinage, des divinités et de certains lieux saints. Outre la promotion du culte à la Mère Inde, le caractère sacré du pèlerinage hindou a inspiré les fameuses processions (ou pèlerinages) « patriotiques » (deshbhakti ki tîrtha yâtrâ) menées à travers l’Inde par le Bharatyia Janata Party (BJP) et la Vishwa Hindu Parishad (VHP) pour sensibiliser la population au mouvement de l’ « hindouité » (hindutva). La ville d’Ayodhya où des fanatiques hindous ont détruit en 1992 la mosquée de Babur, qui aurait été construite sur le lieu de naissance du dieu-héros Râm, est célèbre quant à elle pour être devenue, depuis, le haut lieu de cristallisation du conflit entre hindous et musulmans en Inde.
À côté de ces instrumentalisations politiques bien connues du pèlerinage et de l’image de dieux hindous, des rapports de domination et des luttes sociales moins célèbres sont également observables à un échelon plus fin, comme le montrent les deux exemples suivants pris dans le contexte régional tamoul.

Pèlerinage et castes dominantes

La question du statut social et rituel mis en scène par les pratiques spatialisées de l’hindouisme se retrouve dans certains pèlerinages. C’est notamment ce que l’on observe dans le cadre du grand pèlerinage à pied (pâdayâtra) à Palani, qui mène chaque année des foules de fidèles dans une petite ville hébergeant le temple le plus visité et le plus riche de tout le Tamil Nadu, dédié au grand dieu Murugan.

Malgré leur dimension généralement « universelle » (car ouverts à tous), les pèlerinages hindous peuvent participer à la consécration symbolique et rituelle du statut social de certains groupes lors de grands évènements religieux. Dans le cas de Palani il s’agit de castes (jâti), mais d’autres catégories sociales peuvent être en jeu. Rémy Delage (2010) a notamment montré que, dans le cas du pèlerinage à Sabarimala au Kérala, l’indifférenciation des statuts de caste et de classe prônée par les acteurs institutionnels du pèlerinage fait que ce sont surtout le genre et la famille qui constituent les catégories les plus différenciées au travers de son déroulement. En effet, les femmes en âge de procréer se voient interdire le pèlerinage pour des questions de « pureté », ce qui les dévalorise, et des rivalités apparaissent régulièrement entre certaines familles se disputant des honneurs rituels. De plus, conjointement à la hiérarchie entre groupes processionnels, une hiérarchie interne au groupe de pèlerins peut être effective, souvent sur la base de l’expérience et/ou de l’ascendance, voire selon la caste dans le cas de certains groupes multi-castes se rendant à Palani.

D’après les descendants du fondateur de ce pèlerinage, celui-ci a été instauré au début du XVIIe siècle par un commerçant appartenant à la caste des Nâttukkôttai Chettiars, qui venait vendre du sel à Palani et qui parvint à dégager suffisamment de bénéfices pour offrir de la nourriture préparée (anandhanam) aux nécessiteux et autres dévots du temple local. Depuis, le pèlerinage à pied est mené chaque année pour la fête de Tai Pûçam – durant la saison fraîche (en janvier-février) – par cette caste des Nâttukkôttai Chettiars, qui est aussi la caste dominante du Chettinâdu, le « pays des Chettiars » (Figure 4). L’importance historique de cette caste fondatrice est rappelée chaque année aux yeux de tous par l’anandhanam qu’elle reconduit, mais aussi et surtout par les privilèges rituels qui lui sont accordés dans le temple de Palani, ainsi que par son contrôle sur le trajet traditionnel du pèlerinage. En effet, l’itinéraire principal, qui est aussi le plus ancien, est jalonné de temples et de lieux de halte affiliés ou patronnés par cette caste, ce qui assoie sa dominance et son pouvoir régional en les inscrivant dans l’espace du pèlerinage.

Figure 4 : Les principaux itinéraires du pèlerinage à pied vers Palani (Tamil Nadu)

Sur sa route, l’immense cortège des Nâttukkôttai Chettiars est rejoint par une multitude d’autres groupes pèlerins qui suivent le même itinéraire, mais leur prééminence dans le pèlerinage est incontestable et incontestée. Néanmoins, le prestige socio-rituel et la dominance territorialisée que ce pèlerinage confère aux Nâttukkôttai Chettiars a conduit la caste dominante du pays kongu voisin – les agriculteurs Kongu Vellâlar Kavuntars – à également effectuer un pèlerinage annuel vers Palani lorsqu’elle fut en quête de réaffirmation de son statut, au début du XXe siècle (Moreno & Marriott, 1989).

Désormais, ces deux castes mènent chacune un grand pèlerinage à pied lors des deux principales fêtes religieuses du temple de Palani. Le pèlerinage pour Tai Pûçam est toujours sous l’autorité des Nâttukkôttai Chettiars, mais celui de la fête de Panguni Uttiram, qui se déroule à la saison chaude (mars-avril), est mené par les Kongu Vellâlar Kavuntars. C’est précisément ce statut de meneur du pèlerinage qui participe au renouvellement du pouvoir rituel et symbolique de ces deux castes dans les territoires qu’elles traversent et dominent à la fois : le pays des Chettinâdu et le Kongunâdu. Le pèlerinage constitue donc pour elles un outil de réaffirmation rituelle, sociale et territoriale de leur statut.

Par ailleurs, la composition sociologique des groupes pèlerins menés par les Kongu Vellâlar Kavuntars est marquée par une hiérarchie inter-caste, contrairement au groupe processionnel des Nâttukkôttai Chettiars qui est mono-caste (Figure 5). En effet, durant le pèlerinage mené par les Kongu Vellâlar Kavuntars, des castes de service regroupant des « Intouchables », des barbiers et autres blanchisseurs du pays kongu, s’occupent de jouer la musique rituelle, de porter bannières et ombrelles, et même de « faire le clown » (kônangi) pour amuser le groupe (Figure 6). À l’inverse, les Kongu Vellâlar Kavuntars menant le cortège sont les seuls autorisés à porter les offrandes destinées à la divinité de Palani. Ce statut interne au groupe leur permet de réaffirmer, via le rite pèlerin, leur dominance sur ces castes de service et donc les relations de dépendance inter-caste du pays kongu, ce qui témoigne une fois encore de l’importance des pratiques spatiales de l’hindouisme – circulatoires en l’occurrence – dans l’affirmation de rapports sociaux.

Figure 5 : Groupe processionnel mono-caste des Nâttukkôtai Chettiars–Palani, 2007

Au premier rang, honneurs rendus aux descendants du fondateur du pèlerinage

Figure 6 : Groupe processionnel multi-caste de Kongu Vellâlar Kavuntars–Palani, 2007

Les castes de service sont au devant du cortège, le kônangi en arrière-plan

Lutte socio-politique, idéologie territoriale et lieux de pèlerinage Le pays tamoul, où se trouvent le village de Mailam et la ville de Palani, est surtout connu pour son identité culturelle très affirmée et ses luttes régionalistes désormais « tempérées » (Racine, 2006). En effet ce territoire aujourd’hui fédéré à l’Union Indienne est le principal bastion de l’Inde « dravidienne », qui se distingue depuis le XIXe siècle de l’Inde « aryenne » du Nord, dont les langues sont d’origine sanskrite. Le pays tamoul est également célèbre pour être, avec le Maharashtra, l’un des berceaux des mouvements « non-brahmanes » qui ont agité l’Inde durant la majeure partie du XXe siècle.

Il est utile de s’interroger aussi sur la traduction de ces luttes sociales, politiques et identitaires en termes de géographie religieuse, car elles ont été d’une importance majeure dans la constitution du territoire et de la scène politico-identitaire du pays tamoul contemporain. Changeons donc à nouveau d’échelle et observons comment le pèlerinage et l’image de certains dieux ont pu alimenter et traduire des luttes sociales, ainsi qu’une idéologie territoriale ayant profondément marqué cette région.
Revenons d’abord sur les évènements sociaux et politiques en question. La découverte des différences entre les langues indo-aryennes et dravidiennes au XIXe siècle, et l’interprétation de ces différences en termes raciaux qui s’en suivit, ont conduit à la différenciation ethniciste et territoriale entre l’Inde du Nord et l’Inde du Sud (Figure 7). Les Dravidiens furent dès lors présentés comme le peuple autochtone de l’Inde et les Aryens comme des envahisseurs venus du Nord, qui plus est introducteurs de la hiérarchie des castes au sommet de laquelle siègent les Brahmanes. Cette thèse fut notamment récupérée au tournant du XXe siècle par le Mouvement Dravidien (Hardgrave, 1965 ; Irschick, 1969 et 1986), un mouvement idéologique et politique qui s’est essentiellement développé dans le pays tamoul, précisément autour de cette ethnicisation et d’une volonté d’abolir les distinctions de caste présentées comme un fléau imposé par les Brahmanes.

Figure 7 : Les langues de l’Inde vers 1930

Pour autant, Eugène Irschick (1969) et Christophe Jaffrelot (2005) ont montré que derrière l’idéologie pro-tamoule, non-brahmane et anti-caste du Mouvement Dravidien se cachaient des luttes de pouvoir au sein de l’administration (coloniale) de la Présidence de Madras. Il s’agissait en effet pour l’élite tamoule non-brahmane de contester la prédominance des Brahmanes dans cette administration en associant les castes non-brahmanes aux Dravidiens et les Brahmanes aux Aryens, tout en revendiquant la primauté originelle des Dravidiens sur les Aryens.

Cette diabolisation des Brahmanes et du peuple aryen de l’Inde du Nord se cristallisa sur une idéologie territoriale qui déboucha, dans les années 1940, sur la revendication d’un État-nation dravidien indépendant (le Dravidanad ou Dravidastan, Figure 7), à la manière – et parfois avec l’aide – de Muhammad Ali Jinnah, le père de la nation pakistanaise (Ramaswamy Sastri, 2003). Mais la revendication d’un État-nation dravidien était si fortement associée à des revendications tamoules, se voulant alors englobantes vis-à-vis des autres groupes dravidiens (télougous, malayalis et kannadigas principalement), qu’elle ne put rassembler au-delà du cadre strictement tamoul. Aussi la réorganisation des États de l’Union Indienne opérée par le gouvernement central après l’Indépendance de 1947, qui se fit sur une reconnaissance des particularismes linguistiques régionaux et qui donna naissance, entre autres, à l’État du Tamil Nadu (le « pays tamoul »), constitua finalement un aboutissement pour l’idéologie territoriale du Mouvement Dravidien.Or, ces luttes anti-brahmanes et cette idéologie territoriale avaient aussi un fond religieux, notamment parce qu’un renouveau du Saiva Siddhânta participait depuis les années 1880 à la revalorisation de la culture religieuse tamoule. Cette branche dévotionnelle de l’hindouisme (bhakti) prône de plus un système philosophique et spirituel démocratisant l’accès au divin, et s’inscrit dans une religiosité s’émancipant de l’autorité des Véda, des Brahmanes et du sanskrit. À la fin du XIXe siècle, ce courant était présenté comme le shivaïsme « pur » des Dravidiens (Headley, 2006 : 92), leur religion primordiale ayant été obscurcie par des siècles de domination aryenne et l’institutionnalisation du système des castes. Il supposait de retrouver la « pureté » sociale et religieuse de l’Âge d’Or tamoul, en réfutant le pouvoir religieux des Brahmanes et en rejoignant plus ou moins directement l’idéologie du Mouvement Dravidien.

L’image des dieux fut quant à elle directement en jeu, notamment lorsqu’en 1959, E. V. Ramaswamy Naicker, l’un des grands leaders du Mouvement Dravidien, publia une version pamphlétaire du Râmâyana dans laquelle il affirma que cette épopée majeure de l’hindouisme glorifiait l’impérialisme des hindous du Nord et dépréciait ceux du Sud, dans la mesure où Râm, le dieu-héros de l’épopée, était un Aryen alors que les habitants du Sud de l’Inde étaient présentés comme des monstres. Quelques années plus tard il brûla publiquement des illustrations représentant Râm pour les mêmes raisons. En 1971, il organisa avec son parti politique (le DK ) une grande manifestation où des affiches obscènes représentant Râm et d’autres divinités nord-indiennes furent injuriées et brûlées (Ryerson, 1988). À l’inverse, lors d’un discours tenu la même année à Palani, M. Karunanidhi, autre leader charismatique du Mouvement, présenta Murugan comme le dieu de son parti (le DMK ) et y retourna même l’année suivante pour ajouter que :
« Palani est un lieu majeur du Tamil Nadu. (…) Notre culture est là où il n’y a qu’une seule caste et qu’un seul dieu. Les érudits tamouls (…) devraient se lancer dans des recherches et rappeler aux gens que Murugan est le seul dieu des Tamouls » (ibid. : 193).
Déjà au XIXe siècle Swami Ramalingam, célèbre saint et poète tamoul, avait placé Murugan au cœur de sa religion « universelle » (i.e. sans distinction de caste). L’auteur régionaliste Subrahmanya Bharati le présentait pour sa part comme le guerrier divin qui pourrait préserver le pays tamoul des menaces extérieures. Et dans les années 1920 et 1930, période d’essor du Mouvement Dravidien, l’essayiste et activiste Tiru V. Kalyanasundara Mudaliyar participa lui aussi à la promotion du culte de Murugan (ibid.).

Une fracture nette opposait donc l’image des divinités nord-indiennes et celle de Murugan dans les discours des idéologues du Mouvement Dravidien. On a vu les raisons de la dépréciation du culte de Râm mais pourquoi une telle valorisation de Murugan ? C’est encore la position des dieux dans le panthéon et dans le territoire qui l’explique. Murugan, dieu à figure guerrière et juvénile, a certes été absorbé dans le panthéon hindou panindien, mais il est considéré comme la divinité régionale du pays tamoul, voire comme « le dieu tamoul » par excellence. Cela en raison de sa présence plurimillénaire dans le panthéon tamoul (contrairement à beaucoup d’autres dieux), dont atteste la littérature classique tamoule, mais aussi et surtout de la présence exclusive de ses « Six Demeures » – ou « Six Camps » (les Âru padai vîdu) – au pays tamoul (Figure 9). Ces six grands temples sont reconnus comme les lieux où Murugan a accompli de grands exploits mythiques, et cinq d’entre eux font partie des dix sites de pèlerinage les plus riches et les plus visités du Tamil Nadu encore aujourd’hui, Palani étant de loin le premier du classement (Figure 8).

Figure 8: Les dix temples faisant les meilleures recettes annuelles au Tamil Nadu (année 2006-2007)

Source : Enquête personnelle réalisée auprès de l’Hindu Religious& Charitable Endowments Department de Chennai (2007).

Figure 9 : Localisations des « Six Demeures » de Murugan au Tamil Nadu

On comprend donc l’intérêt pour les idéologues du Mouvement de s’appuyer sur, et de promouvoir, un culte aussi populaire régionalement. Il concerne en effet un dieu non seulement connu pour être le plus « tamoul » des dieux hindous, mais qui motive en outre les pèlerinages les plus importants au pays tamoul. De plus, les localisations de ses grands lieux saints exclusivement en zone tamoulophone ajoutent une dimension territoriale à la cohésion religieuse induite par ce culte régional. Ainsi, depuis le redécoupage des États indiens sur critère linguistique de 1956, les grands lieux de pèlerinage dédiés à Murugan balisent les frontières du pays tamoul contemporain et servent ainsi d’infrastructure géorituelle à ce nouveau territoire politique, en le dotant d’une unité cultuelle matérialisée par ces hauts lieux et régulièrement actualisée par la pratique pèlerine.

Conclusion

La géographie sociale de l’hindouisme tamoul se manifeste par des lieux (de culte), des circulations (pèlerinages et processions) et des consécrations de territoires (sanctuarisation). Ensemble, mais chacune à leur manière, ces formes spatiales du religieux participent du marquage social de l’espace géographique et de sa sémiotisation en recourant à la symbolique de la position des dieux hindous dans le panthéon. L’échelon villageois a montré que ce panthéon est doté d’un fort pouvoir structurant, impliqué dans la conception et dans la pratique du territoire, notamment parce qu’il associe rituellement, et en termes de compatibilité, certains dieux à certains groupes sociaux et à certains espaces.

Les différents exemples présentés montrent plus largement que les formes spatiales de la religion hindoue peuvent traduire, exprimer ou alimenter toute une gamme de rapports sociaux. La pluralité des contextes étudiés et des échelles envisagées a permis de souligner la régularité de ce constat. Ces relations sociales peuvent concerner des rapports de domination, comme dans le village de Mailam ou à Palani, où les distinctions entre castes se traduisent dans l’espace religieux de la localité comme dans celui du pèlerinage. Dans ces deux contextes, pourtant bien différents, les castes « dominantes » montrent qu’elles savent mobiliser la symbolique sociale et rituelle des espaces religieux pour soutenir, afficher et renouveler leur statut. À l’inverse, il peut aussi s’agir d’exclusion, comme dans le cas des « Intouchables » de Mailam qui se voient interdire l’entrée du temple de la déesse de leur propre village, de la même manière que leur habitat est relégué à l’extérieur de la localité.
La capacité performative des espaces religieux hindous à faire les rapports sociaux est telle, qu’elle peut aussi être mobilisée dans certaines luttes ou revendications de changement social. C’est précisément la connaissance et l’intériorisation de cette capacité propre aux espaces religieux qui a mené les « Intouchables » à entrer dans le temple interdit pour afficher leur volonté de changement social, et les Kongu Vellâlar Kavuntars à s’investir dans le pèlerinage à Palani pour revaloriser leur statut un temps amoindri. L’usage qui a été fait par les idéologues du Mouvement Dravidien de l’image et des grands lieux de pèlerinage de certains dieux hindous avait aussi pour fondement une lutte sociale, qui a quant à elle débouché sur une superposition entre un territoire politico-administratif et la géographie d’un culte régional.
Les formes spatiales de l’hindouisme en pays tamoul ne sont donc nullement figées, mais apparaissent au contraire en transformation continuelle sous l’effet de multiples dynamiques sociales, et démontrent par là même l’intérêt et la légitimité d’une géographie sociale des faits religieux.

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