« UNE PETITE EXPERIENCE DE METHODE* » FOUCAULT, ECHELLES, ESPACE ET JUSTICE A TANGER MED (MAROC)

SABINE PLANEL

Chargée de recherche à l’IRD
UMR PRODIG
Addis-Ababa University
Sabine.Planel@ird.fr

 

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* « Voilà tout ce que je voulais vous dire. Tout ce que je voulais faire cette année, ce n’était rien d’autre qu’une petite expérience de méthode pour vous montrer qu’à partir de l’analyse relativement locale, relativement microscopique de ces formes de pouvoir […], il était tout à fait possible, […] de rejoindre les problèmes plus généraux qui sont ceux de l’Etat […] » (Foucault, 2004 bis : 365-366)

RÉSUMÉ
L’article propose une approche théorique et pragmatique de la notion d’espace juste. Il présente une lecture engagée de l’espace juste qui se détermine sur les caractéristiques de sa structuration scalaire. Il s’agit dans un premier temps d’élaborer une approche théorique qui se pense principalement à partir de la production académique des theories of scales et des apports épistémologiques de la pensée foucaldienne sur le pouvoir. Dans un second temps, le cadre théorique est confronté à une étude de cas traitant de la construction du port Tanger-Med dans l’arrière-pays de Tanger (Maroc).

ABSTRACT
Offering a theoretical as well as an empirical perspective, this paper proposes an analysis of the Just Space. It provides an ideological view of the Just Space based on its scalar structuration. The theoretical part is thought from a cross-reading between the scholar Theories of Scales and an epistemological understanding of the Foucault’s analysis of Power. Then, the conceptual frame is experimented in situ, through the Tanger-Med harbour hinterland case study.

INTRODUCTION : POUR UNE GEOGRAPHIE CRITIQUE

Les théories de la justice mobilisent peu les analyses spatiales ; elles s’inscrivent davantage dans des pensées éthiques relevant, selon les époques ou selon les auteurs, de la philosophie et ou/de la politique. L’espace y est alors envisagé comme le champ de réalisation d’une idée, d’une action, ou d’une politique juste ; il demeure un support étranger aux valeurs de justice. A l’instar, les penseurs de l’espace, au premier rang desquels les géographes, répugnent à prêter à ce dernier une quelconque valeur, plus encore s’il s’agit d’un attribut éthique, et préfèrent l’envisager dans sa matérialité physique – ou sociale – considérée comme plus objective, en ce qu’elle serait dépourvue de normes. L’espace juste serait donc affaire de théologiens, de philosophes tout au plus mais en aucun cas un objet d’étude digne des sciences sociales. Les géographies françaises étant plus réticentes à produire de telles approches (Collignon, Staszak, 2004), alors que les anglo-saxons sont plus enclins à produire un discours d’explication du monde idéologique, engagé et prescriptif, davantage prêts à relativiser la « scientificité » des sciences sociales.

C’est minorer la portée des penseurs des nouvelles spatialités, leur apport dans la compréhension de l’espace et leur relecture des dynamiques contemporaines d’organisation du monde. Dans une tentative collective engagée par M. Foucault pour repenser le monde, pour en saisir les spécificités contemporaines, l’espace se voit reconnaître une véritable promotion notionnelle, voire conceptuelle, et sa pensée s’enrichit, se démultiplie. L’espace, tout particulièrement chez H. Lefebvre (1974), se complexifie dans sa production, comme dans sa composition ; il intègre des dimensions jusqu’alors non nécessairement constitutives : perception, représentation et action. « Il s’agit aussi et surtout de ces niveaux, couches et sédiments de la perception, de la représentation, de la pratique spatiale, qui se supposent, se proposent, se superposent. » (Lefebvre, 1974 : 260). De même, le lien entre espace et politique est pensé comme plus consubstantiel, la production de l’espace étant une œuvre profondément politique. Dans l’intimité du lien entre l’espace et le politique, nous pensons qu’il est permis de penser la justice spatiale, et partant l’espace juste.

Dans ce dépassement de la matérialité de l’espace, dans cette ouverture de la géographie aux registres subjectifs des représentations, perceptions, et autres croyances, pourquoi ne pas franchir le Rubicon de l’idéologie et redonner pleinement chair à l’analyse sociale et politique ? Donner droit de citer (cité) à une géographie engagée qui s’ancrerait dans des registres idéologiques ou éthiques. Certes, nous ne prônons pas l’hégémonie épistémologique d’une telle approche, moins encore son renoncement à toute rationalité, à toute méthode. Nous pensons, à l’instar de Marcel Gauchet (2009), que la vérité sociale n’existe pas, et que le discours de déchiffrement du monde proposé par les sciences sociales ne doit pas nécessairement se départir, et moins encore se défier, d’un positionnement idéologique exposé avec rigueur et netteté, ordre et méthode.

Bien davantage que de présenter une réflexion aboutie sur l’espace juste, cet article cherche à proposer des éléments de réflexion ; à défendre une approche plus ouverte, moins conventionnelle, de la géographie ; à participer au débat. La contribution est modeste, elle constitue une tentative d’articulation entre l’idée, une certaine notion, de la justice et la dynamique politico-spatiale de structuration scalaire.

Justice, espace et échelle

L’échelle constitue le support rationnel et méthodologique sur lequel nous tenterons de fonder notre approche –normée- de « l’espace juste ». Nous pensons, à l’instar des chercheurs anglo-saxons avides de refonder les catégories de la modernité analytique (Staszak et al., 2001), que l’engouement contemporain pour les theories of scale est fondé.

Supposons donc que les jeux d’échelle organisent l’ordre du monde, et ce particulièrement dans un contexte de globalisation, analysé comme un phénomène de repositionnement scalaire, rescaling (Brenner, 2004 ; Harvey, 2006, pour ne citer que les principaux). La remarque n’est pas nouvelle, elle est largement développée dans la littérature, notamment par E. Swynguedouw (1997 : 167) qui matérialise ainsi le passage à une spatialité nouvelle : In recent years, the problem of scale has become increasingly important, both academically and politically, as the contemporary whirlpool of social and cultural change and economic transformation is accompanied by a transgression of scale boundaries, the production of new scales, and the restructuring of others.

Ceci engage deux séries de remarques :

– la première concerne la dimension multi-scalaire des phénomènes sociaux, économiques ou politiques affectant l’espace. Il n’est ainsi pas possible d’identifier ou de résoudre un problème à une seule échelle ; il faut penser ou agir à des niveaux multiples (Bickerstaff, Agyeman, 2009), dans la mesure où toute activité socio-spatiale est multiscalaire. De même, le réétalonnage scalaire engage toute une série de requalification des problèmes, revendications collectives qui, dans leur expression, représentent un passage au politique (Kurtz, 2003).

– La seconde remarque se rapporte à la dynamique scalaire proprement dite : la réorganisation scalaire opère des mouvements qui s’appréhendent dans leurs évolutions politiques et historiques. L’échelle est davantage un processus qu’une forme spatiale ; c’est une dynamique d’ensemble de structuration de l’espace qui produit des niveaux inter-reliés les uns aux autres, et non des espaces/zones accumulés les uns sur les autres. Cette dynamique est un produit historique, en constante recomposition. Elle résulte conjoncturellement d’un jeu de pouvoirs pluriels et pas nécessairement d’une volonté politique singulière. Elle produit un ordonnancement vertical de l’espace, un assemblage hiérarchisé de pratiques socio-spatiales, dont les différents niveaux sont en permanentes interactions. Ainsi, l’échelle est une dynamique de structuration d’ensemble de l’espace.

L’échelle structure l’espace et le partage ; ce partage nous intéresse dans la mesure où il pose des questions de la justice et de redistribution (Planel, Jaglin, à paraître). Ce partage nous intéresse particulièrement dans la mesure où il partage également les pouvoirs, selon des dynamiques et des formes qui se sont complexifiées. La notion d’échelle nous parle de l’interface entre l’espace et le politique, de l’inscription dans l’espace du jeu politique et inversement du levier que peut représenter une construction spatiale pour influencer un jeu de pouvoir. Là, se jouent des enjeux de justice.

Toutefois, le lien entre pouvoir et espace, tel que pensé par la notion scalaire n’est pas évident. Il l’est moins encore dans une pensée contemporaine de l’espace qui insiste sur la complexification des jeux de pouvoirs, notamment du fait de repositionnements scalaires, et sur l’évolution de leur inscription spatiale. Toutefois la pensée du pouvoir de Michel Foucault apporte un remarquable éclairage sur ces transformations du politique contemporain et en conséquence sur la question scalaire. Son point de vue nous permet de comprendre quels sont les enjeux du rapport entre l’espace et le politique véhiculés par la notion d’échelle, et de comprendre dans un second temps en quoi ils peuvent relever d’un questionnement sur la justice.

Dans un célèbre passage de son cours du 14 janvier 1976, le philosophe présente une conception du pouvoir qui pourrait presque s’apparenter à une définition de l’échelle (Foucault, 1997 : 26), tant elle en souligne les principales caractéristiques. A la condition toutefois de considérer l’échelle comme une production du politique, comme une hiérarchie sociale imprimant à l’espace une structuration verticale – plus ou moins visible, d’ailleurs. Et à la condition, surtout, que la pensée de l’auteur nous autorise un tel rapprochement, ce qui nous semble le cas à travers son analyse de la gouvernementalité à l’occasion de laquelle il exprime la nécessité de considérer l’espace dans sa verticalité ainsi qu’à travers son analyse du passage d’un « Etat territorial » à un « Etat de population »:

« Le pouvoir, je crois, doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt qui ne fonctionne qu’en chaîne. Il n’est jamais localisé ici ou là, […] ». Cette remarque fonde la caractéristique première de la notion d’échelle, à tout le moins celle qui a provoqué le plus d’incompréhension dans les sciences sociales, et plus encore dans l’action publique. L’échelle se comprend aujourd’hui comme une dynamique de structuration de l’espace hiérarchisée et non comme un emboîtement de niveaux que l’on pourrait isoler les uns des autres. La question de savoir à quelle échelle intervient ou apparaît tel ou tel phénomène perd de sa pertinence quand l’intérêt vise à comprendre le phénomène en question dans sa dimension multi-niveaux, sans en isoler un particulièrement. Ailleurs, M. Foucault distingue très explicitement « l’échelle toute entière » des « secteurs de l’échelle». De fait, la littérature contemporaine insiste sur l’interdépendance des échelles, en les subsumant sous une dynamique unique, que les besoins de l’analyse scindent souvent en niveaux mais qui relèvent d’un processus unique de structuration verticale de l’espace. L’échelle n’est plus une forme spatiale, ni même une ‘technology of bounding’ (Herod, Wright, 2002), elle est une dynamique d’organisation de l’espace, identifiée comme l’ordonnancement vertical des relations sociales (vertical ordering, Collinge, 1999) ou comme un « scalar structuration process » (Brenner, 2004, 2001).

Une mécompréhension, voire une distorsion volontaire de la réalité scalaire, produit de nombreuses injustices dans la mesure où elle contraint, souvent par le biais d’un cadre, d’une ingénierie scalaire, un jeu de pouvoir qui se déploie aujourd’hui selon des modalités renouvelées. L’échelle n’est plus le produit de la souveraineté d’un Etat ; elle procède d’une réalité politique qui s’est complexifiée. Considérer, intentionnellement ou non, que la structuration spatiale obéit encore à une rationalité d’un autre âge est une erreur. Cela focalise l’attention sur les échelles elles-mêmes, sur la forme spatiale, plutôt que sur la dynamique qui les constitue. Les logiques du capitalisme post-fordien produisent des « ‘nested hierarchical structures of organization’ (Harvey, 1982 :422) that enframe social life within provisionally solidified ‘scalar fixes’ (Smith 1995 » (Brenner, 2004 : 10). Nous considérons que cet encadrement/enfermement du jeu social peut également advenir pour le jeu politique, dans la mesure où la circulation des pouvoirs en constitue l’une de principales caractéristiques.

Quelles sont donc ces nouvelles formes du pouvoir qu’il convient de respecter, de ne pas contraindre, dans un souci de justice, et plus encore d’organisation d’un espace juste ? Reprenons pour ce faire, la précédente citation de M. Foucault :
« […] il n’est jamais entre les mains de certains […] ». De fait l’échelle ne doit pas être comprise ou utilisée comme un échelon, elle n’est pas le produit d’une intentionnalité politique issue d’un pouvoir, d’un groupe – encore moins d’un individu- mais le résultat conjoncturel d’un jeu de pouvoir multi-acteurs, et ce que le contexte politique soit ou non démocratique !
« […] il n’est jamais approprié comme une richesse ou un bien. […] ». Cette remarque nous permet de soulever un problème majeur de la notion d’échelle : sa délimitation spatiale mais surtout sa visibilité. En soi, la question des limites de l’échelle n’a guère d’intérêt, si ce n’est que la délimitation concourt à l’identification de l’espace politique, à sa visibilité. Si l’on considère que l’échelle est la projection spatiale d’une arène politique, son manque de visibilité constitue une grande injustice pour les acteurs qui souhaitent s’en emparer. Les « scalar fixes » matérialisent ainsi ce jeu de pouvoir, et permettent aux acteurs de l’identifier et éventuellement de l’utiliser. Nous considérons ainsi qu’une forte dématérialisation de l’échelle serait injuste, excluant de la relation de pouvoir les acteurs non ‘initiés’, incapables de localiser autrement les lieux de pouvoirs, ou d’en identifier les hiérarchies.

« […] Le pouvoir fonctionne. Le pouvoir s’exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais. Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux. ». L’échelle doit donc être comprise comme une dynamique, sa réification étant susceptible d’entraîner un dysfonctionnement, une immobilisation du pouvoir qui circule de fait entre les individus. Toute entrave à la circulation des pouvoirs, toute rigidité du cadre scalaire, oriente le partage des pouvoirs. Elle constitue une injustice dans la mesure où elle contraint la libre expression d’une dynamique socio-spatiale, la justice serait donc plutôt affaire de justesse.

Sur ce point, nous nous démarquons fondamentalement de la pensée foucaldienne, dont nous retenons davantage ses apports épistémologiques que politiques. Sa conception du pouvoir nous permet de montrer que l’échelle doit être appréhendée dans une dimension dynamique, comme une structuration scalaire, et non statique, comme un échelon ou un niveau de pouvoir. Elle nous permet également de comprendre que l’échelle est un processus de structuration de l’espace politique complexe, qui s’exprime verticalement mais qui intègre des circulations horizontales, qui associe intiment un pouvoir souverain et un pouvoir disciplinaire, une structuration descendante de l’Etat et des structurations politiques plus localisées, diversifiées et changeantes. Elle ne nous autorise pas à parler d’espace juste, du moins pas de cette façon. Les relations de pouvoirs horizontales qui circulent par les individus en dehors des structures d’Etat représentent, selon l’auteur, les véritables circuits du pouvoir ; elles véhiculent de la domination, et donc potentiellement de l’injustice. La conception que nous proposons d’un espace juste relève donc davantage de la justesse, que de la justice ; ainsi il ne s’agit pas de dire ce qu’est le juste mais ce qu’est l’espace, ou plutôt ce qu’il est du point de vue de sa structuration scalaire. L’injustice proviendrait alors d’une incompréhension ou d’une manipulation d’une ingénierie scalaire qui, sans affecter l’ensemble de la dynamique scalaire, l’influencerait cependant.

Il est évident que l’attention portée aux interrelations de pouvoirs et à leurs constructions spatiales n’est pas nouvelle, elle est notamment au cœur de la notion de territoire, surtout telle que définie par Raffestin (1980 : 130) : « une production, à partir de l’espace, mettant en jeu des relations, donc du pouvoir ». L’échelle se distingue toutefois du territoire en deux principaux points : la délimitation et la hiérarchie, qui nous intéressent particulièrement du fait de leur incidence sur les questions de justice.

L’approche que nous retenons produit une lecture très hiérarchisée des espaces et des pouvoirs, toujours reliés les uns aux autres, et souvent dans des relations d’interdépendance, de subsidiarité voire de domination. Au final, et en simplifiant quelque peu, l’on pourrait définir « l’échelle toute entière » comme un emboîtement d’aires d’influences en constantes recompositions. Rapports de hiérarchie, expression d’un jeu politique collectif conjoncturel, faible matérialité spatiale… ces caractéristiques de la structuration scalaire impriment et expriment à la fois une forte tension politique de l’espace.

Cette tension relève bien du domaine de la justice, du moins elle soulève de nombreuses questions s’y rapportant. Nous en traiterons trois principales dans le contexte de la mise en œuvre du nouveau port de Tanger-Med. La construction du port constitue un projet d’envergure mis en œuvre de façon volontariste dans l’arrière-pays rural de la ville de Tanger. Il provoqua une mise en contact rapide et brutale entre le pouvoir royal et les habitants démunis – dans tous les sens du terme – d’une région naguère marginalisée du royaume : la Tingitane

Des structurations scalaires injustes dans l’arrière-pays de Tanger-Med

Abordons maintenant cette recherche de l’espace juste, par le constat empirique de structurations scalaires injustes ou porteuses d’injustices observées dans l’arrière-pays de Tanger-Med. La création du vaste et ambitieux complexe portuaire s’est accompagnée d’un mouvement de rescaling d’autant plus important qu’il a été produit dans un cadre dérogatoire. Ce mouvement résulte de trois phénomènes intimement liés : un nouveau partage de l’espace avec la création d’une zone d’exception territoriale (la ZSD, zone spéciale de développement), une redistribution des pouvoirs, provoquant un changement de hiérarchies au sein des pouvoirs réguliers déjà en place et la création de nouvelles autorités. Le projet pose le problème de la difficile articulation entre pouvoirs réguliers et pouvoirs dérogatoires, et notamment celui de la distinction de leurs compétences réciproques et de leurs aires de compétences distinctes.

En 2002, l’Etat marocain a installé le plus lourd projet d’équipement public jamais réalisé dans l’arrière-pays de Tanger-Med, un environnement dense, rural, largement sous-équipé, avec des taux d’analphabétisation importants, et une certaine banalité de l’activité de contrebande. Le projet est d’envergure internationale et écarte d’emblée les acteurs locaux de sa production (Barthel, Planel, 2010). Mais sa mise en œuvre bouleverse l’organisation et la gouvernance locales, et fait naître localement de nouveaux espoirs comme de nouvelles tensions.

Le port de débordement/transbordement se situe à 35 kilomètres à l’est de Tanger, à proximité de l’enclave espagnole de Ceuta et de la ville de Fnideq. Il constitue un important complexe portuaire composé de plusieurs bassins, dotés de différentes zones franches (exportation, industrielles et commerciale) et il bénéficiera prochainement de la construction d’un port militaire dans une commune voisine (Ksar Sghir). De fait, sa construction et son extension continues depuis sa création modifient considérablement son arrière-pays : construction d’infrastructures lourdes devant permettre l’articulation du port aux principales voies de communications, refonte des plans d’occupation du sol prévoyant, si nécessaire, le relogement des populations et supposant la destruction ou la confiscation de bâtiments ou de terrains privés.

La création du complexe portuaire répond à des impératifs de compétitivité économique (Barthel, Planel, 2010) et sa mise en œuvre a respecté un cahier des charges nouveau dans la région, largement inspiré par des façons de faire internationalisées. Les enjeux véhiculés par la réalisation de cet ensemble sont lourds. Internationalement il s’agit de redessiner les routes maritimes de Méditerranée en captant le trafic du détroit, nationalement le complexe entre en concurrence avec le port de Casablanca, régionalement il permet de mieux intégrer la Tingitane dans l’espace national et ce faisant de renforcer la polarité tangéroise – au détriment de Tétouan notamment. Le projet n’est pas pensé pour ses retombées locales, ces dernières furent envisagées tardivement afin de concilier les impératifs de la compétitivité économique et du développement local.

La gestion du complexe portuaire est confiée à une nouvelle autorité ad hoc également en charge de la ZSD, vaste de 550 km². Il s’agit d’une Agence gérée de manière autonome dépendant directement du premier ministre et majoritairement financée par des capitaux publics, royaux notamment. C’est également une holding constituée par décret royal qui multiplie aujourd’hui les filiales (Barthel, Planel, 2010). Elle constitue une forme d’administration nouvelle qui prône « l’efficacité territoriale et économique » par la dérogation et tente d’instaurer une nouvelle proximité avec le milieu local. Elle représente par ailleurs l’une des plus puissantes agences parapubliques marocaines et possède des compétences étendues étendues. Des fonctions régaliennes (autorité sur le port et sur les zones franches), une activité de développeur/promoteur et une activité de développeur local sur la « Zone Spéciale de Développement », parmi lesquelles le droit d’expropriation dont elle fait amplement usage.

L’imposition de cette nouvelle structure de gestion et les remaniements qu’elle a provoqués dans la gouvernance locale produisent une transformation des dynamiques scalaires sans précédent dans la région.

Le rescaling, l’opacification des pouvoirs et la déresponsabilisation

La difficile lecture – voire l’opacité, dans une lecture néolibérale de l’espace – de ces nouvelles lignes de partage de l’espace est perçue comme une grande source d’injustice dans la mesure où la rationalité du partage, souvent comprise comme sa légitimité, disparaît aux yeux des acteurs qu’il affecte, et qui s’en disent alors les victimes.

Les acteurs qui résistent ou s’opposent à la mise en œuvre du complexe portuaire dans ses modalités actuelles témoignent tous de leur difficulté à identifier les responsables des différentes actions engagées. Effectivement le nouveau dispositif de gouvernance a beaucoup perdu en visibilité.

L’origine de la décision n’est pas visible. En théorie, TMSA se substitue aux autorités locales ; en pratique certaines compétences demeurent en partie sous responsabilité communale, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer des compensations dans le cadre des expropriations foncières. Le partage des compétences est donc flou, y compris pour les autorités locales, municipales, qui ne savent pas quels sont leurs nouveaux droits, ni à qui elles peuvent s’adresser au sein de TMSA. De même, l’origine de la décision n’est pas rendue publique : les plans d’aménagement commandités par TMSA à des bureaux d’études privés priment les compétences communales ou celles des Agences Urbaines en matière de planification spatiale. Toutefois, ces plans dérogatoires ne sont ni rendus publics, ni même communiqués aux partenaires de la gouvernance territoriale, les autorités communales ou préfectorales. TMSA a ainsi constitué des réserves foncières dans les communes attenantes au port dont les autorités communales ignorent la finalité, et dont l’existence même dépossède de facto les mairies de leur capacité à planifier le développement de leur commune.

Cette opacité de la décision est renforcée par l’organisation interne complexe de TMSA, laquelle se complexifie davantage du fait de la multiplication de ses filiales. Le développement de l’arrière-pays portuaire est ainsi sous responsabilité d’une filiale de TMSA, la « Fondation Tanger-Med pour le Développement Humain ». Son responsable constitue et s’affiche comme le principal interlocuteur des équipes municipales locales. En charge de l’accompagnement social du projet, il ne possède pas toute l’autorité gestionnaire sur la ZSD et dépend selon les secteurs d’activités des autres filiales. L’accès à d’autres responsables de TMSA est refusé à la majorité des acteurs locaux, élus ou non, et le responsable de la Fondation se sent davantage investi d’une fonction de blocage que d’intermédiaire entre la population locale et TMSA .

Ces caractéristiques opèrent d’autant plus qu’elles s’inscrivent dans un espace façonné par une culture politique marquée par le dédoublement des pouvoirs, par la pluralité des sphères de décision politique (plus ou moins visibles), et par une forte personnification du pouvoir. Dans un tel contexte politique, le roi est alors identifié comme étant à l’origine de tous les changements. Une telle identification a un double impact qui concourt à l’injustice du phénomène : La figure royale fait écran aux responsabilités réelles et les recours apparaissent alors d’autant plus difficiles à mettre en œuvre (comment contester ou ne serait-ce que mettre en cause une décision royale ?). Mais, surtout la responsabilité supposée du roi légitime l’action. L’initiative est justifiée par le simple fait qu’elle est royale ; constitutionnellement, elle n’est plus attaquable, moralement elle n’est plus contestable.

Certes, la déresponsabilisation ou l’hyper-responsabilisation (en la personne du roi) n’est pas un phénomène propre au mouvement de rescaling, elle peut être organisée autrement, par un appareil administratif plus fixe, mais toujours très hierarchisé. Il nous apparaît toutefois important de souligner que les repositionnements scalaires, loin de permettre un meilleur accès au pouvoir (comme promu dans le cadre de la décentralisation) peuvent au contraire favoriser une opacification des pouvoirs nuisible à une juste gouvernance des territoires. Les acteurs locaux, élus de tous niveaux et non élus, se plaignent majoritairement d’un dialogue difficile avec les autorités nouvelles et constatent que rien n’est fait pour co-produire la gouvernance locale.

Il apparaît, dans un tel cas, que le problème porte moins sur l’origine du pouvoir que sur sa visibilité, le rescaling ne peut alors être considéré comme une réponse appropriée. Il peut même apparaître comme porteur d’injustices dans des contextes de culture politique hybride (Tozy, 1999) où la mise en mouvement du cadre scalaire produit de nouveaux lieux de pouvoirs réels ou affichés. Il en résulte une structuration encore plus complexe, peu lisible dans laquelle les acteurs – non-initiés- se perdent.

Dans le cas de Tanger-Med, il n’est pas infondé de penser que le manque de visibilité est intentionnel. L’argument est symbolique mais il n’en est pas moins important, il concerne la très grande discrétion des bureaux de TMSA basés à Tanger, en totale contradiction avec l’emplacement de prestige occupé par le siège de TMSA à Rabat, dans l’immeuble de la Caisse Générale des Dépôts. Cette remarque nous engage donc à poser la question du volontarisme politique, et sans doute faut-il nuancer notre propos en distinguant les mouvements de rescaling spontanés, correspondant à l’émergence de nouvelles hiérarchies socio-spatiales, des mouvements de refonte de l’ingénierie scalaire engagés le plus souvent par la puissance publique.

Les nouvelles hiérarchies scalaires, glocalisation et affaiblissement des pouvoirs locaux

Les recompositions scalaires à l’œuvre dans l’arrière-pays de Tanger-Med s’apparentent à un phénomène de glocalisation dans la mesure où elles mettent en contact direct des « secteurs de l’échelle » éloignés spatialement et politiquement : le local et le royal. Elles modifient, renforcent ou redessinent les hiérarchies scalaires, et perturbent les équilibres de pouvoirs instaurés jusque-là. Ici, le processus ne se caractérise pas par sa dynamique, le rescaling, mais par ses formes, en l’occurrence tronquées, par un certain raccourcissement de l’échelle. Les niveaux méso-territoriaux manquent, le local est directement confronté au niveau royal, plus puissant encore que le niveau national, et il s’en trouve considérablement amoindri.

Au milieu des années 2000, au début de la construction du port, les autorités locales approfondissent leur pratique de la décentralisation. Comme dans l’ensemble du pays, cette dernière demeure balbutiante et largement incomplète, elle ne permet guère de servir des intérêts locaux. Toutefois, dans cette partie de la Tingitane le rapport de force est un peu différent : la présence sur place d’acteurs non conventionnels mais plus ou moins puissants procurait de facto à la région une certaine autonomie de gestion, un certain laisser faire. Discrètement, les pêcheurs-contrebandiers, les barons de la drogue ou de grandes familles marocaines y géraient leurs domaines ou leurs activités. L’arrivée sur place de l’Etat central bloque certains arrangements et en permet d’autres, bénéficiant à d’autres catégories d’acteurs.

L’arrivée de nouvelles structures de gestion, de nouveaux acteurs, l’émergence de nouveaux enjeux liés à l’activité portuaire, et la redéfinition – plus ou moins nette – de nouvelles normes/règles de gouvernance modifient localement l’équilibre des pouvoirs et les acteurs se repositionnent à la fois selon leurs aptitudes propres mais également selon la nouvelle configuration gestionnaire localisée. Dans le cas de Tanger-Med, les pouvoirs locaux sont largement marginalisés. D’abord, parce qu’ils étaient encore mal structurés mais surtout parce qu’ils sont placés sous tutelle d’une gouvernance dérogatoire.

A dessein de mieux servir les intérêts stratégiques liés au développement du complexe portuaire, les autorités locales sont disqualifiées pour leur incompétence technique dans l’élaboration de la planification spatiale, et pour leur faible budget dans la création des structures d’accompagnement du port. En outre, elles sont marginalisées du fait de leur positionnement social. L’entrée de TMSA dans la gouvernance locale se marque par l’arrivée d’une nouvelle génération de fonctionnaires, formés à l’étranger et convaincus par les vertus d’un renouveau managérial. Ces nouveaux fonctionnaires-manageurs rencontrent les plus grandes difficultés à faire vivre le nouvel esprit des politiques publiques avec des notables ou des fonctionnaires locaux attachés à d’autres usages. Culturellement, le dialogue peine à s’établir.

De même, les conditions idoines devant permettre la bonne réalisation du dialogue entre TMSA et la société civile locale sont constituées avec volontarisme par la Fondation qui tente de structurer le milieu local selon des normes nouvelles . La fondation sélectionne ainsi ses futurs interlocuteurs. Afin de dépolitiser les problèmes liés à l’installation du port, la Fondation a décidé de ne subventionner que les associations de parents d’élèves, et encore seulement celles qui ne soulèveraient pas de problèmes autres que ceux liés au strict périmètre scolaire… Soit, au final, aucune ! Directement en prise sur le milieu local, TMSA tente de façonner ce dernier selon des normes nouvelles et de façon très hiérarchique : l’échelle locale s’en trouve donc structurellement fragilisée.

L’affaiblissement est également conjoncturel. La mise en place du complexe portuaire provoque de nombreuses tensions liées au réaménagement du milieu (baisse des nappes phréatique ou déplacement des zones d’habitat) et surtout aux expropriations. Le dialogue autour du projet est donc fortement perturbé par différents contentieux entre les autorités municipales ou leur administrés et TMSA, la plupart du temps sur des questions foncières. Le traitement de ces contentieux est long et peine à aboutir. L’expression des intérêts locaux est paralysée par de tels contentieux, en conséquence de quoi les acteurs locaux sont écartés de la gestion du projet portuaire sur le long terme.

L’échelle locale est très nettement mise à l’écart des processus de décision concernant l’avenir du complexe portuaire et partant, de la région. Seuls quelques individus proches des cercles de pouvoir déconcentrés (notamment de la préfecture) parviennent à tirer bénéfice de l’arrivée du port (carrière ou enrichissement personnel). En aucun cas, ils ne participent à un processus collectif de prise de décision, au contraire ils s’en désengagent et affaiblissent ce dernier en le privant de leur notabilité, de leur entregent et de leur expérience politique.

Totalement mise sous tutelle, l’échelle locale semble être déconstruite, elle ne fonctionne plus comme une dynamique co-produite socialement et politiquement mais simplement comme un échelon administratif sans pouvoir, une échelle vidée de son contenu politique. Certes, la dérogation gestionnaire qui préside dans la ZSD renforce ce processus mais il résulte également de l’effacement des échelles intermédiaires, notamment régionales et préfectorales, totalement absentes de la gouvernance locale.

L’ensemble du territoire marocain et pas seulement la ZSD souffre d’une sous-représentation des échelles intermédiaires, et ce plus particulièrement en ce qui concerne les autorités décentralisées (El Kadiri, Planel, 2008). Mais dans la ZSD, même les autorités déconcentrées s’effacent devant l’émanation de la volonté royale : le Wali (représentant nommé de la région) ne siège pas dans le comité directoire de TMSA, et les délimitations préfectorales ont été refondues dans la ZSD. Dans un tel contexte, la glocalisation sous régime dérogatoire apparaît donc particulièrement menaçante pour l’échelle et les pouvoirs locaux.

La réification des contours scalaires et la dérogation, l’impossibilité des recours

Enfin, il nous faut envisager une dernière caractéristique de la dynamique scalaire, facteur d’injustices, en l’occurrence il s’agit de son absence de dynamisme, de la réification du cadre scalaire. L’imposition d’un territoire et d’une administration ad hoc dont les modalités de prise de décision sont largement ignorées des habitants de la ZSD, et desquelles ils sont d’ailleurs exclus, favorise une sorte d’enfermement dans un cadre politico-territorial fixe et qui semble fonctionner comme un isolat dans un ensemble administratif plus vaste.

En théorie, la ZSD ne constitue pas un isolat territorial, simplement un espace dérogatoire. Ainsi toute une série de compétences demeure sous tutelle des administrations régulières ; les solutions aux problèmes ou injustices ressenties localement se trouvent systématiquement dans d’autres espaces, à d’autres échelles. L’ensemble des recours en justice, ou des recours administratifs, se décide dans les ministères concernés, à Rabat. Les indemnisations foncières sont ainsi financées par le Ministère de l’Equipement et non par TMSA. Une telle procédure suppose que les acteurs locaux se déplacent physiquement ou symboliquement dans d’autres lieux de pouvoirs, ce qu’ils font peu, persuadés d’avance du peu de succès qu’ils ont à attendre des procédures de recours pour des acteurs démunis de ressources et de compétences diverses.

En effet, les acteurs locaux se mobilisent peu. Lorsqu’ils le font, ils empruntent des voies très conventionnelles qui n’aboutissent pas la plupart du temps (Planel, 2011). Les acteurs locaux sont éloignés des centres de pouvoir, ignorants des nouvelles normes de gouvernance en vigueur et ils se sentent isolés dans leur hinterland portuaire. Ce sentiment d’enfermement n’est pas factice ; il traduit la rupture des liens qui se fait avec les niveaux de pouvoirs supérieurs et réguliers du fait de l’imposition d’un territoire dérogatoire. De nombreux dysfonctionnements en résultent : les contentieux ou les tensions se multiplient entre les différentes catégories d’acteurs et la plupart du temps ils ne sont pas résolus, la mesure dilatoire ou la très longue procédure de résolution tenant lieu de solution dans la ZSD. Dans ce cas, la dynamique scalaire est bloquée. Les acteurs, ou les procédures qui doivent se déplacer à des niveaux supérieurs ne parviennent pas à le faire. La ZSD devient un échelon enfermant qui échange peu et mal avec les niveaux supérieurs alors même que ces échanges sont rendus nécessaires par l’incapacité administrative de TMSA à résoudre l’ensemble des problèmes sur son territoire. La dérogation de compétences y est incomplète et favorise une réification de la dynamique scalaire. Ce facteur explicatif nous semble tout aussi important, voire davantage, que les faibles compétences des acteurs locaux.

Ces dynamiques témoignent toutes de nombreux blocages et dysfonctionnements de la dynamique scalaire. Ce qui est injustice dans ce cas, ce n’est pas tant la domination des acteurs locaux que l’irrespect d’une structuration scalaire qui renforce et pérennise une domination produite par d’autres phénomènes relevant de la structuration du milieu politique local, principalement des modes de relations et rapports de force entre acteurs et notables locaux.

Conclusion : Limites et problèmes soulevés par l’hypothèse

Notre hypothèse a évidemment de nombreuses limites et problèmes qui demeurent partiellement irrésolus.
L’hypothèse suppose avant tout une survalorisation des dynamiques scalaire sur les autres logiques d’organisation de l’espace, et notamment sur des logiques de différenciation spatiale plus horizontales. Elle suppose une survalorisation des pouvoirs de l’Etat – nous y voyons là une critique majeure. Mais comment échapper au rôle joué par les Etats dans la production scalaire ? A sa participation actuelle mais surtout passée ?

Si l’échelle nous intéresse c’est parce qu’elle articule intimement les circulations verticales et horizontales du pouvoir – le pouvoir souverain et le pouvoir disciplinaire, selon la terminologie foucaldienne. Il nous est encore difficile d’analyser cette articulation, et plus encore de l’édicter en norme d’un espace juste. Contentons-nous alors d’insister sur le nœud problématique qu’elle représente et sur le remarquable outil que constitue la dynamique scalaire pour l’analyser.

Enfin, cette hypothèse traite principalement de l’intentionnalité politique (Hibou, 2011), du volontarisme et de la manipulation de l’ingénierie scalaire. La structuration scalaire est un processus spontané, c’est la traduction dans l’espace (en un ordonnancement vertical) d’un équilibre des pouvoirs complexe et changeant. De ce point de vue, une telle structuration ne peut être injuste, ou incorrecte, elle est simplement le reflet d’un jeu de pouvoir. Il arrive toutefois comme nous l’avons vu dans le cas de Tanger-Med que le rapport de force soit très déséquilibré. Dans ce cas, un pouvoir (le pouvoir royal en l’occurrence) oriente voire définit à lui seul les règles du jeu politique et leur territorialisation, par ce biais il influence les autres structurations du politique. Est-ce que toute réorganisation volontariste du territoire peut provoquer une transformation du jeu social et politique ? Nous le pensons. De telles transformations ne proviennent pas exclusivement d’une refonte de l’ingénierie scalaire. Mais nous pensons cependant que les réorganisations scalaires sont moins évidentes, souvent masquées par d’autres phénomènes (périmètres ad hoc, gouvernance dérogatoire). Plus insidieuses car difficilement identifiables, elles favorisent l’injustice. L’espace peut donc être doublement injuste, injuste dans son organisation et injuste dans ses retombées.

Une fois spatialisée, l’injustice est plus durable, l’équilibre politique se trouve pris dans les pesanteurs spatiales ; il évolue lentement, d’autant plus lentement que la structuration scalaire contraindra l’émergence, le renouveau ou l’expression de certains pouvoirs, en l’occurrence des pouvoirs locaux. En effet, la situation dans l’arrière-pays de Tanger-Med n’évolue guère en dépit des nouveaux investissements réalisés dans la zone, et du nouvel ordre territorial (éventuellement politique) qui semble s’instaurer depuis peu au Maroc.

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