DE L’APOCALYSE A L’INFOCALYPSE : VILLES, FINS DU MONDE ET SCIENCE-FICTION

Alain Musset

EHESS, GGH-TERRES

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RÉSUMÉ DE L’ARTICLE

Depuis les origines du genre, l’Apocalypse est l’un des thèmes majeurs de la science-fiction. Après 1945, la menace d’un conflit atomique entre les USA et l’URSS n’a fait que raviver les craintes de voir notre civilisation se détruire elle-même. Au fil du temps, les menaces ont changé mais le châtiment est resté le même pour une humanité qui a déçu son créateur ou trahi la Nature : la fin du monde, ou pour le moins, la fin d’un monde. Derniers refuges de citoyens désincarnés, les espaces virtuels ne sont pas à l’abri de cette Apocalypse puisque les mondes informatiques où se promènent nos avatars sont à la merci du premier hacker venu ou d’un virus plus vicieux que les autres.

En tapant sur Google la formule « Apocalypse 2012 », on obtient 3 240 000 résultats en 0,10 secondes. Cette avalanche de références n’est pas le fruit du hasard. Depuis la publication en 2006 du livre de Daniel Pinchbeck, 2012 : the return of Quetzalcoatl, l’Apocalypse est de nouveau à la mode et la science-fiction s’est vite emparée du thème, comme le prouve le film catastrophe (ou simplement catastrophique) de Roland Emmerich sorti sur les écrans en 2009 et judicieusement intitulé 2012. La question n’est pas de savoir si le calendrier maya prédit bel et bien la fin du monde pour le 21 décembre de cette année fatidique qui correspond à la fin d’un cycle long de 5 126 ans pour les prêtres d’Uxmal et de Chichen-Itzá. Il est en revanche intéressant de noter que l’Apocalypse est, depuis les origines du genre, l’un des thèmes majeurs de la science-fiction. En 1910, à la veille de la première guerre mondiale, J. H. Rosny Aîné avait déjà évoqué La mort de la terre. Après 1945, la menace d’un conflit atomique entre les USA et l’URSS n’a fait que raviver les craintes de voir notre civilisation se détruire elle-même en ne laissant sur la planète qu’un champ de ruines peuplé de miséreux et de mutants.
Un article paru en 1953 dans le magazine Mechanix Illustrated peut être considéré comme le point de départ de cette littérature post-apocalyptique qui reflète toutes les peurs de la Guerre Froide. Sous le titre « How Nuclear Radiation Can Change Our Race » (« Comment les radiations atomiques peuvent changer notre espèce »), l’auteur évoquait l’hypothèse d’une guerre entre le bloc soviétique et les nations de l’Ouest – conflit aboutissant à la destruction d’une partie de l’humanité et à l’apparition d’une race de mutants dotés de pouvoirs surnaturels leur permettant d’aider ou d’asservir les survivants : « Ecoute-moi maintenant, Terre ! Je suis le Mutant, l’Homme supérieur ! J’ai été crée par des radiations. Je ne suis pas né de tes entrailles, race humaine, après ta grande et terrible guerre atomique. Oui, je suis une étape après toi, au-delà de toi, et je suis maintenant ton maître, pour le meilleur ou pour le pire. » (Binder, 1953). Ce scénario (avec de multiples variantes) a été utilisé dans de nombreux films, des romans comme La cité du grand Juge de A.E. Van Vogt (1957), des comics (Judge Dredd), et plus récemment dans la série de jeux vidéos Fall Out : après une monstrueuse guerre nucléaire qui a dévasté le monde civilisé, le joueur doit affronter des Super Mutants aux capacités physiques extraordinaires mais à l’intelligence très limitée (leurs capacités ayant été décuplées par l’effet d’un virus redoutable).
Au fil du temps, les menaces ont changé mais le châtiment est resté le même pour une humanité qui a déçu son créateur ou trahi la Nature : la fin du monde, ou pour le moins, la fin d’un monde. Le tout est de savoir de quel monde il s’agit. Le géographe plongé dans la réalité contemporaine peut avoir du mal à lire l’avenir incertain de nos sociétés dans des annonces prophétiques ou dans les récits de science-fiction. Mais l’intérêt de travailler sur ces menaces virtuelles est d’en tirer des enseignements sur les dysfonctionnements politiques, économiques et sociétaux qu’elles révèlent dans un monde réel perçu comme toujours plus vulnérable malgré (ou à cause de) son développement technique et technologique. Si le modèle du genre est toujours l’Apocalypse de Saint Jean avec son long cortège de catastrophes naturelles envoyées par Dieu pour punir l’homme de ses péchés, la menace pèse désormais sur les mondes informatiques où nos avatars se projettent dans des espaces dématérialisés – à la merci du premier hacker venu ou d’un virus plus vicieux que les autres.

1. Babylone et l’Apocalypse

De fait, l’Apocalypse a toujours fasciné les auteurs de science fiction qui ont puisé dans les écrits de Saint Jean des thèmes et des images durablement enracinés dans notre mémoire collective. Dès 1926, Fritz Lang avait placé son film Metropolis sous le signe de Babel et de Babylone, les deux villes maudites, puisque le maître inflexible de la cité du futur, Joh Fredersen, vit et travaille dans une tour gigantesque baptisée « La nouvelle tour de Babel » qui écrase de toute sa masse les gratte-ciel voisins réduits à de simples maquettes. Pour tenter de redonner du courage aux opprimés qui vivent comme des rats dans les sous-sols de la cité, Maria, la jeune institutrice, n’hésite pas à faire le parallèle entre leur sort et celui des milliers d’ouvriers qui ont bâti la tour légendaire évoquée dans la Bible. Fritz Lang illustre son discours avec une représentation classique de l’immense ziggourat dont les différents niveaux s’enroulent sur eux-mêmes comme un serpent qui tenterait de s’arracher à la terre afin de s’élancer vers le ciel.
Mais de Babel à Babylone, la première et la dernière des grandes cités humaines, il n’y a qu’un pas. Alors que la révolte gronde dans les catacombes de la mégalopole et que les ouvriers se préparent à envahir le monde de la surface, différents panneaux destinés aux spectateurs de ce grand film muet annoncent que « L’Apocalypse approche », et que « La mort plane sur la ville ». La caméra montre alors le jeune Freder assoupi dans un fauteuil. Entre ses mains repose un livre dont le réalisateur va finir par nous dévoiler le titre : l’Apocalypse selon Saint Jean. Cette révélation (sens premier du mot apocalypse), faite au moment où le destin de la ville est en train de basculer, permet de rattacher le récit d’anticipation à ses racines historiques et mythologiques. En utilisant des métaphores bibliques, Fritz Lang veut rappeler à son public que le monde urbain imaginaire qu’il projette sur les écrans de cinéma n’est que reflet des mutations sociales en cours à son époque. Or, ce système est tellement injuste qu’il mérite d’être détruit : « Et il cria de toute sa force : elle est tombée la grande Babylone ; elle est tombée et elle est devenue la demeure des démons, la retraite de tout esprit immonde, et le repaire de tout oiseau impur et haïssable. » (Biblia Sacra Mazarinæa, Apocalypsis, XVIII, 1985 : 1328).
Coruscant, la capitale galactique de la Guerre des Étoiles, apparaît elle aussi comme une nouvelle Babylone dont les titanesques buildings défient le Ciel. Dans le roman tiré du film L’attaque des clones, R. A. Salvatore n’hésite pas à prendre un ton prophétique pour annoncer que le destin de l’orgueilleuse cité ne lui laisse pas d’autre choix que la destruction : « Toutes ces énormes structures qui dominaient la cité, qui faisaient de Coruscant un monument à la gloire des espèces pensantes, paraissaient se transformer en témoignages de folie, de fierté futile luttant contre cette immensité et cette majesté dont aucun mortel ne pouvait s’emparer. Même le vent, dans les parties les plus élevées des structures, prenait un ton différent. Plus sinistre, plus triste, annonçant, en matière de héraut, ce qu’il adviendrait de façon inévitable de cette grande ville et de cette puissante civilisation. » (Salvatore, 2002 :76). Cette menace latente (pour ne pas dire ce châtiment divin) finit par se concrétiser un demi-siècle plus tard, à la fin du roman Étoile après étoile, quand la ville-planète est anéantie par la flotte de guerre des guerriers Yuuzhan Vong, sous les yeux effarés de la princesse Leia.
Cependant, la capitale de la galaxie Star Wars n’est pas la seule ville de science-fiction à subir cette fin tragique. C’est aussi le cas de Trantor dans le cycle de Fondation imaginé par Asimov, ou de Tau Ceti Central dans les Voyages d’Endymion de Dan Simmons. Le même destin funeste pèse sur nos villes réelles (New York, Paris, Los Angeles…), dont la puissance apparente ne peut pas masquer les fragilités, les pathologies ou même les turpitudes, pour reprendre le discours apocalyptique de la Bible qui a si fortement influencé les mentalités anti-citadines du monde anglo-saxon. De fait, la prostituée de Babylone qui apparaît dans le film de Fritz Lang sous la forme d’un robot auquel son créateur maléfique a donné l’apparence de la douce et pure Maria n’est que la métaphore de la grande ville qui concentre tous les maux de la société moderne: « Je vis une femme assise sur une bête de couleur d’écarlate, pleine de noms de blasphèmes, qui avait sept têtes et dix cornes. Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate ; elle était parée d’or, de pierres précieuses et de perles, et avait à la main un vase d’or plein des abominations et des impuretés de sa fornication. Et sur son front était écrit : mystère ; la grande Babylone, mère des fornications, et des abominations de la terre. » (Biblia Sacra Mazarinæa, Apocalypsis, XVIII, 1985 : 1328).
Si l’Apocalypse et les univers post-apocalyptiques comptent parmi les meilleurs piliers de la science-fiction, c’est parce qu’ils symbolisent la peur que nous éprouvons face à un futur impossible à maîtriser qui peut remettre en cause tous nos acquis, toutes nos certitudes. Le texte prophétique de Saint Jean se charge de nous rappeler que nos civilisations, même les plus développées, peuvent disparaître du jour au lendemain. Comme le disait Paul Valéry à la fin de la première guerre mondiale : « Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles. ». La crainte manifestée par les récits de science-fiction ne semble donc pas toujours liée à une cause précise, mais plutôt à la certitude historique qu’aucun empire n’est éternel. Après mille ans de gloire, la Rome des Césars a fini par tomber et son destin tragique a influencé Asimov quand il a écrit l’histoire de Trantor dans le cycle de Fondation : « Moi-même j’ai largement puisé dans l’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain pour la structure d’ensemble de Fondation. » (Asimov, 2004 : 259). La chute de l’empire romain, cette lente Apocalypse qui voit le rêve des Césars emporté par le flot des barbares, est en partie le thème du fantastique roman de Stephen Baxter, Coalescence. L’auteur y évoque de manière réaliste la fin de la présence romaine en Grande-Bretagne, quand les assauts des Pictes et des Saxons ont provoqué la décadence des cités impériales. La jeune Regina découvre ainsi la ville de Verlamium, ruinée par la disparition des grandes routes commerciales qui faisaient la force de l’empire : « Dans l’air planait un mélange d’odeurs d’animaux, de cuisine, et une puanteur plus puissante, qui les dominaient toutes : l’odeur des égouts. Ça ne ressemblait pas vraiment à une ville. On aurait plutôt dit un bout de campagne encerclé par le mur. » (Baxter, 2006 : 143).
La peur de voir notre monde s’effondrer, malgré toute sa technologie ou peut-être même à cause d’elle, est donc un sentiment à la fois profond et ancien qui nourrit nos imaginaires. À la fin du cycle d’Hypérion, Dan Simmons joue sur ce vieux fantasme en évoquant la destruction du système politique dirigé depuis Tau Ceti Central par les technocrates de l’Hégémonie humaine. Les portails distrans qui permettaient d’accéder instantanément à toutes les planètes de l’univers connu sont brutalement détruits, l’économie galactique s’effondre et tous les mondes anciennement interconnectés se replient sur eux-mêmes. Là encore, le spectre de la chute de l’empire romain flotte sur le récit de science-fiction. Un petit détail toponymique permet cependant à Dan Simmons de relier son récit aux prophéties de la Bible. Alors que tout le système est en train de s’effondrer, on apprend que la richissime éditrice Tyrena Vingree-Feif est enfermée dans son bureau « situé au trente-cinquième étage de la spire Transverse, dans le secteur de Babel de la cité 5 de Tau Ceti central. » (Simmons, 1995 : 297). Placée sous le signe de Babel, la capitale galactique n’a que le sort qu’elle mérite et la citation par Simmons d’un poème de Yeats renvoie brutalement le roman à sa première source, l’Apocalypse selon Saint Jean :

« Sûrement quelque révélation se prépare ;
Sûrement le retour est proche […]
Quelle bête brutale à l’heure où le destin l’appelle,
Avance lourdement pour naître à Bethléem ? ».

2. L’Apocalypse nucléaire, un grand classique de la science-fiction

Bien que le récit de Saint Jean de Patmos soit devenu un archétype de la fin du monde, il n’est pas le seul ni le premier mythe relatant la destruction de l’humanité – comme nous le rappelle l’épopée sumérienne de Gilgamesh, composée 2 600 ans avant Jésus-Christ : « Les nuages s’avançaient en menaçant à travers les montagnes et les plaines. Nergal, le dieu de la peste et de la guerre, arracha les piliers du monde. Ninourta, le dieu chasseur et guerrier, fit éclater les barrages du ciel. Les dieux du monde d’en bas, les dieux Anounnaki, enflammèrent la terre tout entière. Les tonnerres du dieu Adad montèrent au plus haut des cieux et transformèrent toute la lumière en ténèbres opaques. La terre immense se brisa comme une jarre. Les tempêtes du sud se déchaînèrent un jour entier. Les flots couvrirent même le sommet des montagnes. Tous les hommes furent massacrés. » (Anonyme).
Humanité pécheresse, humanité punie, mais humanité accrochée à la vie comme la moule à son bouchot. Quand s’ouvrira le septième sceau évoqué par Saint Jean, tous les moyens seront bons pour faire table rase d’un monde à l’agonie condamné pour ses turpitudes : pluie de grêle et de feu mêlé de sang, éruptions volcaniques, chute d’un gigantesque astéroïde (« une grande étoile, ardente comme un flambeau, tomba du ciel »), disparition du soleil, de la lune et des étoiles, ouverture d’un abîme sans fond d’où s’échapperont des monstres au corps de sauterelle, aux visages humains, plus venimeux que des scorpions. Comme tout cela ne suffira pas, Dieu lancera sur le monde deux cent millions de chevaux crachant du feu, de la fumée et du soufre (Biblia Sacra Mazarinæa, 1985 : 1323). Si on ajoute à ces premières taquineries plusieurs tremblements de terre dévastateurs, l’arrivée de la fameuse Bête dotée de sept têtes et de dix cornes, ainsi que les châtiments spécialement réservés aux adorateurs des faux dieux, on comprend pourquoi le septième ange, après un long silence, pourra enfin répandre sa coupe dans l’air en écoutant une voix forte déclarer : « c’est un fait » (factum est).
Bien évidemment, cette longue suite de plaies et de calamités ne pouvait qu’inspirer des auteurs de science-fiction en quête d’idées pour imaginer la fin du monde dans un avenir plus ou moins proche. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que les récits d’anticipation apocalyptique ont commencé à se multiplier après la deuxième guerre mondiale, quand nos sociétés modernes ont pris conscience qu’avec l’arme atomique les récits de la Bible pouvaient devenir réalité et que la Bête annoncée par Saint Jean, avec son corps de léopard, ses pieds d’ours et sa gueule de lion, pouvait prendre la forme plus prosaïque d’un missile nucléaire à longue portée. Dès 1914, dans un roman méconnu et difficile à dénicher, The world set free, le génial H. G. Wells avait imaginé que l’on pouvait utiliser l’énergie produite par la décomposition radioactive du radium pour fabriquer des armes monstrueuses – mais il n’était pas allé jusqu’à envisager la destruction complète de l’humanité. Il fallait pour cela que les savants réunis autour du Projet Manhattan réussissent à faire exploser leur premier jouet atomique, ironiquement baptisé Gadget, sur la base aérienne d’Alamogordo, au Nouveau-Mexique.
En 1949, l’Union soviétique de Staline s’est dotée à son tour de la bombe A. Cette avancée technologique a définitivement changé l’équilibre des forces dans le monde et rendu possible une confrontation aboutissant à l’anéantissement des deux adversaires ainsi que de leurs alliés. La science-fiction n’a pas tardé à s’engouffrer dans cette brèche, comme le montre le scénario du film Five (Cinq survivants – 1951), de Arch Oboler, que l’on peut considérer comme un des pionniers du genre puisque l’action se passe après l’apocalypse nucléaire, dans un monde ravagé où se retrouvent cinq survivants (dont une femme enceinte) qui incarnent l’avenir du genre humain. La même année, dans City at world’s end (roman publié en français l’année suivante sous le titre : Ville sous globe), Edmond Hamilton imaginait le sort des habitants de la ville américaine de Middletown frappés par une bombe superatomique mille fois plus puissante qu’une bombe atomique normale : « C’est alors que le ciel s’était fendu en deux. Il s’était fendu en deux, et au-dessus de la ville avait jailli une explosion de lumière, si soudaine, si violente, si intense que l’air lui-même avait paru s’embraser d’un seul coup. » (Hamilton, 1952 : 9). Propulsés dans un futur improbable à la suite de ce cataclysme, ils deviennent les derniers habitants d’une planète rendue inhabitable par les radiations et par le refroidissement de son noyau central.
Au cours des années 1950-1970, la menace atomique est devenue un des principaux piliers de la littérature de science-fiction, à côté des multiples invasions extraterrestres servant de métaphore au péril communiste. C’est le cas de films comme Day the World Ended (1955), de The Flesh, the World and the Devil (1959), ou de Panic in Year Zero!, sorti sur les écrans en 1962. La bombe est aussi à l’origine du roman de Daniel Galouye Le Monde aveugle (1961), ou de celui de Robert Merle, Malevil (1972). Jimmy Guieu avait quant à lui prévu pour 1981 la quasi disparition de l’espèce humaine dans La mort de la vie et Cité Noé n°2, romans publiés en 1957 : « Le monde est devenu une immense sépulture. Des deux milliards sept cent millions qui la peuplaient nous sommes les uniques survivants. Seuls les deux mille réfugiés de la Cité Noé – dont nous sommes les descendants, aujourd’hui au nombre de neuf mille – ont survécu à la Grande Catastrophe. » (Guieu, 1957 : 60). Si les livres de Jimmy Guieu n’ont pas la même force que de ceux de Galouye ou de Merle, ils ont néanmoins le mérite de nous rappeler que le spectre de l’apocalypse, pour toute une génération, s’est incarné dans un holocauste nucléaire sur fond de Guerre Froide, avec en arrière plan les ombres menaçantes d’Hiroshima et de Nagazaki.
Dans ce domaine, c’est sans aucun doute le grand classique de Walter M. Miller, A canticle for Leibowitz (1960) qui permet le mieux de faire le lien entre la crainte du jugement final atomique et le récit prophétique de la Bible. L’histoire commence 600 ans après la guerre nucléaire qui a emporté l’ensemble des nations, à la fin du XXe siècle, dans un monde où ce qui reste de la culture et de la science a été plus ou moins bien préservé par des moines qui, depuis des siècles, recopient des mots qu’ils ne comprennent pas toujours. Sous leur plume, les champignons atomiques deviennent des « nuages de colère » qui, comme dans l’Apocalypse de Saint Jean, empoisonnent la terre, détruisent les récoltes et flétrissent les arbres. S’il faut en croire le mythe leibowitzien, des démons étranges appelés « Retombées » ont empoisonné l’air et achevé les survivants frappés de folie dont la peau tuméfiée se couvrait de brûlures inguérissables – comme dans l’Apocalypse de Saint Jean où les tourments infligés aux hommes ayant adoré la Bête rappellent les souffrances endurées en 1945 par les victimes d’Hiroshima et de Nagazaki. Selon le texte de l’Apocalypse, ils seront d’abord « frappés d’une plaie maligne et dangereuse ». Puis, quand le quatrième ange aura versé sa coupe sous le soleil, « le pouvoir lui fut donné de tourmenter les hommes par l’ardeur du feu ». À la fin, les derniers humains, torturés par leurs plaies purulentes, se tordront par terre de douleur en réclamant la mort et en blasphémant le nom de Dieu – comme dans Un cantique pour Leibowitz où les irradiés sans espoir de guérison sont envoyés dans des camps de Miséricorde pour y être euthanasiés.
Désespérés de voir leurs contemporains retomber dans les erreurs du passé et se précipiter à nouveau vers l’abîme, quelques moines sont envoyés dans la colonie lointaine d’Alpha du Centaure à bord d’un lourd vaisseau chargé d’archives et d’enfants – le passé et le futur de l’humanité. Cependant, avant que leur fusée ne s’élance vers le ciel, ils ont le temps de voir la prophétie de Saint Jean s’accomplir à nouveau : « Le visage de Lucifer s’épandit au-dessus du banc de nuages en un immense et hideux champignon, et s’éleva lentement comme un titan qui se serait redressé après des siècles d’emprisonnement au sein de la terre. » (Miller, 1961 : 346).

3. Parmi d’autres fins du monde : la revanche de Gaïa

Cependant, en 1989, la chute du mur de Berlin a rendu moins plausible une confrontation directe entre les deux super-puissances. Heureusement, la guerre nucléaire n’est pas la seule solution envisageable pour obtenir la disparition totale et définitive de l’humanité. En fait, s’il faut en croire la science-fiction contemporaine, nos villes et nos sociétés sont désormais plutôt à la merci d’une apocalypse bactériologique, écologique ou climatique.
C’est dans les années 1960-1970 que le pessimisme écologique a commencé à alimenter notre crainte du futur, tandis qu’on prenait conscience des dangers qu’une industrialisation forcée, une démographie galopante et des modes de développement inégalitaires faisaient courir à l’ensemble de l’humanité. Dès 1947, Ward Moore évoquait le risque représenté par la diffusion anarchique de semences améliorées destinées à accroître le rendement des terres agricoles et de répondre aux besoins alimentaires des pays en voie de développement – tout en enrichissant les sociétés multinationales spécialisées dans l’« agro-business ». Selon Moore, la simple aspersion d’un produit révolutionnaire, le « métamorphosant », permettrait à n’importe quel végétal de se développer sans aucune limite, même sur les sols les plus ingrats, même dans les régions les plus arides. Le scénario est imaginé à l’époque où scientifiques, agronomes et politiciens croyaient encore au miracle de la « Révolution verte ». Comme le dit Joséphine Spencer Francis, l’inventrice de ce produit extraordinaire : « Je veux qu’il n’existe plus, de par le monde, de pays sous-développés ; plus de famines en Inde ou en Chine ; plus de régions désertiques ; plus de guerre, de crises économiques, d’enfants affamés. Voilà pourquoi j’ai créé le Métamorphosant. » (Moore, 1975 : 14). Cependant, dans le roman de Moore, le rêve tourne rapidement au cauchemar. Après un essai réussi sur le maigre gazon d’un jardin de banlieue, plus rien ne peut arrêter la progression d’une marée végétale qui finit par engloutir les uns après les autres tous les continents. Les villes se dépeuplent, les survivants meurent de faim. La civilisation s’effondre sur elle-même, vaincue par une herbe indestructible qui ne permet à aucune autre espèce (animale ou végétale) de se reproduire. Le roman précurseur de Ward Moore est un véritable pamphlet contre les OGM qui menacent la biodiversité de notre planète. Derrière l’entreprise florissante d’Albert Weener, l’homme par qui le malheur arrive, c’est déjà Monsanto qui pointe le bout de son nez.
Outre Ward Moore, deux grands classiques se sont chargés de nous rappeler que notre façon d’exploiter les ressources de la planète ne s’inscrit pas dans une perspective de développement durable. C’est d’abord Harry Harrison dont le roman, Soleil vert (Make room ! Make room !), a été magistralement mis en scène au cinéma par Richard Fleischer. L’intrigue se passe en 1999 (soit 33 ans après la date de parution de l’ouvrage), quand la Terre épuisée et surpeuplée ne peut plus alimenter toute sa population. New York compte alors trente-cinq millions d’habitants qui s’entassent partout où ils peuvent trouver un peu de place (d’où le titre original du roman) – tandis que les plus riches vivent dans des résidences fermées, protégées et climatisées. L’accroissement démographique et les excès de la société de consommation ont conduit le monde à sa perte, comme le rappelle le vieux Sol à la petite amie du détective Andrew Rush, avec qui il partage son minuscule appartement de la Vingt-cinquième rue : « Et les rivières, qui les a polluées ? L’eau, qui l’a bue ? Les sols, qui les a détruits ? Que nous reste-t-il ? Des carcasses de voiture, c’est tout. Tout le reste a été utilisé ; il ne nous reste plus que deux milliards de carcasses de voitures. Un jour, nous avons possédé le monde, mais nous l’avons dévoré et brûlé. » (Harrison, 2005 : 487).
Même si Soleil vert (le film plus que le roman) a marqué les esprits, c’est avec Le troupeau aveugle (The Sheep look up, 1972) de John Brunner que les lecteurs de science-fiction ont pu toucher du doigt le désastre écologique qui attend nos sociétés capitalistes uniquement préoccupées par le profit immédiat et par la recherche obsessionnelle des biens matériels. Ce livre foisonnant dénonce le mode de vie insoutenable imposé au monde par l’Amérique triomphante des années 1960-1970 : la pollution est devenue ingérable ; l’eau potable commence à manquer ; l’oxygène se fait rare ; les maladies infectieuses se propagent partout ; la Méditerranée est devenue une mer morte ; les pauvres et les marginaux s’entassent dans les centre villes à l’abandon tandis que les classes sociales privilégiées s’enferment dans de luxueux lotissements fermés… Seule l’élimination du peuple américain, considéré par Brunner comme le principal responsable de cet énorme gâchis, permettrait peut-être de sauver la planète : « Nous pouvons rétablir l’équilibre écologique de la biosphère et tout le reste – en d’autres termes, nous pouvons nous remettre à vivre selon nos moyens au lieu de tirer sur un découvert que nous ne pouvons rembourser, comme nous l’avons fait au cours des cinquante dernières années – si nous exterminons les deux cent millions de personnes les plus extravagantes et les plus gaspilleuses de notre espèce. » (Brunner, 1975 : 531).
Cependant, une étape est franchie quand, au lieu de se contenter de subir et de mourir, la Terre est présentée comme un être plus ou moins conscient qui réagit à une agression extérieure en utilisant tous les moyens qui sont à sa disposition pour se défendre. En reprenant les propositions audacieuses du géophysicien James Lovelock, pour qui notre planète doit être considérée comme un organisme vivant capable d’agir sur son écosystème (l’écosphère), il est possible d’envisager l’éventualité d’une véritable « vengeance de Gaïa » contre les hommes qui l’exploitent, la souillent et la torturent depuis des siècles sans penser à leur propre avenir. C’est la solution choisie par Maxime Chattam dans son thriller d’anticipation, La théorie Gaïa, pour annoncer l’Apocalypse qui nous attend : « Elle, Gaïa, a armé l’homme d’un arsenal évolutif considérable pour qu’il conquière la Terre tout en faisant de lui une bombe à retardement. C’est inscrit dans nos gènes. Pour dominer, nous sommes capables d’une prédation sans précédent. Et celle-ci ne pouvant dormir indéfiniment, elle se réveille, puissance mille, pour nous détruire. » (Chattam , 2008 : 321).
Dans La mort de la Terre, plus d’un demi-siècle avant Lovelock, J. H. Rosny Aîné faisait déjà la même hypothèse. À l’époque où se déroule le récit, dans un futur lointain, les derniers survivants de notre espèce sont menacés par la disparition des dernières sources d’alimentation en eau. Pour expliquer leur décadence, ils ont fait de la planète une entité divine, une mère implacable qui cherche à les punir : « Une sorte de religion est née, sans culte, sans rites : la crainte et le respect du minéral. Les derniers Hommes attribuent à la planète une volonté lente et irrésistible. D’abord favorable aux règnes qui naissent d’elle, la terre leur laisse prendre une grande puissance. L’heure mystérieuse où elle les condamne est aussi celle où elle favorise des règnes nouveaux. » (Rosny Aîné, 1958 : 111). Si on met en parallèle le texte de Maxime Chattam et celui de Rosny Aîné, on voit à quel point l’hypothèse Gaïa imprègne les deux récits – pour aboutir à la même conclusion.
Cependant, les discours fondés sur l’hypothèse Gaïa se sont surtout multipliés à partir des années 1970, quand les idées de James Lovelock ont commencé à être diffusées au-delà des cercles étroits de la géophysique et de l’écologie universitaire (où elles n’étaient pas toujours bien reçues). En 1972, Philip Wylie publie ainsi La fin du rêve (The End of the Dream), roman qui met en scène la fin du monde en recensant toutes les agressions commises par l’homme sur son milieu naturel : pollution de l’air et des eaux, entassement des déchets solides, utilisation de poisons comme le DDT pour lutter contre les insectes nuisibles, utilisation abusive des sources d’énergie fossiles et recours désespéré à l’énergie atomique… Wylie n’hésite pas à utiliser le terme « d’écosphère » (terme créé par l’écologiste américain Lamont Cole) et à parler de « vengeance titanesque de la nature » pour évoquer l’ensemble des calamités qui ont conduit l’espèce humaine à sa perte.
Dans En approchant de la fin, Andrew Weiner suit directement la ligne tracée par Lovelock pour mettre en scène l’agonie du mode de vie nord-américain qui s’est étendu sur l’ensemble de la planète. Sur fond de guerre atomique, d’émeutes urbaines, de catastrophes climatiques, d’épidémies, de peste et de famine, la chanteuse Martha Nova incarne la résistance écologiste en entonnant ses Chansons gaïennes qui apparaissent comme des prémonitions, des avertissements et même des visions d’un futur apocalyptique. Considérée comme un oiseau de mauvais augure par ses ennemis, elle accepte avec fatalisme de jouer le rôle de Cassandre – celle qui peut voir l’avenir mais qu’on ne croit jamais. Andrew Weiner fait de la Terre un être sensible qui, à cause de nos agissements, se trouve au bord de la dépression nerveuse. À ceux qui ont du mal à accepter cette personnification de la planète, la chanteuse répond : « Mais nous sommes la terre, Robert. Tous, autant que nous sommes, tous les êtres vivants. C’est comme si elle agissait par notre entremise, comme si elle essayait de se purger. » (Weiner, 2000 : 186).
De la même manière, dans La cité des permutants, Greg Egan s’insurge contre le fait d’utiliser toujours plus de technologie pour combattre les effets néfastes de la technologie sur l’environnement. Alors qu’Aden propose de laisser la planète se reposer afin de laisser le temps aux écosystèmes de se reconstruire, Maria lui reproche de passer trop de temps dans la réalité virtuelle et de ne pas avoir conscience que, dans le monde réel, on a déjà atteint un point de non-retour : « Tu crois que maman Gaïa va nous pardonner et tout remettre en ordre dès que nous aurons jeté nos méchants ordinateurs et promis d’essayer de réparer la planète nous-mêmes ? » (Egan, 2000 : 99).
C’est néanmoins Stephen Baxter qui, dans le tome 3 des Enfants de la destinée, se réclame le plus ouvertement de la théorie Gaïa formulée par James Lovelock. Nous sommes en 2047 et le réchauffement climatique a atteint un point de non-retour. Tous les établissements humains, tous les écosystèmes terrestres, sont menacés par la fonte des glaces et la montée des eaux marines. Pour tenter de comprendre quels sont les mécanismes qui ont conduit à cette situation catastrophique, Baxter fait référence aux idées controversées du géophysicien nord-américain : « Nommé d’après la déesse grecque de la terre, Gaïa était un modèle unifié des systèmes et processus terrestres, depuis le cycle rocheux jusqu’à l’échange gazeux entre l’air et l’océan, en passant par le vaste recyclage de matière et d’énergie qui entretenait la vie, et que la vie entretenait à son tour. » (Baxter, 2008 : 177). Mais à cette hypothèse Gaïa, le romancier de science-fiction en ajoute une autre, l’hypothèse Léthé, dont le nom s’inspire d’un des cinq fleuves de l’Enfer de la Grèce antique. Selon cette théorie, la Terre a commencé à se détruire pour mieux réussir à nous oublier, comme ceux qui ont bu l’eau du Léthé ont à jamais perdu la mémoire de ce que fut leur vie antérieure.

4. L’Apocalypse selon Apple et Microsoft

Si même Gaïa – la Terre-mère des anciens Grecs – est en péril, les mondes artificiels et virtuels ne nous mettent pas à l’abri de la fin du monde, bien au contraire. Le fameux bug de l’an 2000 qui a accouché d’un pétard mouillé est l’expression d’une crainte caractéristique de nos sociétés postmodernes, de plus en plus dépendantes des outils électroniques et des univers informatiques pour assurer non seulement leur bien-être mais aussi leur survie. L’imbrication des deux mondes (le réel et le virtuel) a été évoqué au cinéma pour la première fois dans le film de Steven Lisberger, Tron (1982), avant d’être amplement développée dans la trilogie Matrix. Hors des salles obscures, c’est aussi un sujet qui a inspiré de nombreux romanciers de science-fiction, non seulement William Gibson (Neuromancien) ou Greg Egan (La Cité des permutants), mais aussi, plus récemment, Jacques Barbieri (Narcose) ou Ludovic Roubaudi (Diabolo Corp).
Cependant, le lien entre la science-fiction, les univers virtuels et l’Apocalypse a été opéré de manière particulièrement originale par l’un des pionniers du courant cyberpunk, Neal Stephenson, dans son roman Le samouraï Virtuel (Snowcrasch) où les futurs habitants de Los Angeles, confinés chez eux par peur du monde extérieur, préfèrent vivre de manière désincarnée, sous la forme d’avatars, dans un lieu imaginaire auquel on ne peut accéder que grâce aux ordinateurs : le Métavers. L’un des endroits les plus réputés de cet univers parallèle, irréel et métaphorique est le Boulevard, gigantesque avenue où les informaticiens les plus doués peuvent réaliser leurs plus beaux rêves : « Ils peuvent construire des immeubles, des parcs, placer des panneaux indicateurs et inventer des tas de choses qui n’existent pas dans la Réalité, par exemple d’immenses spectacles de lumière flottant dans le ciel. » (Stephenson, 1996 : 35).
De manière paradoxale, il n’y a plus que dans ce monde virtuel, dessiné et configuré par les meilleurs hackers de la planète, que l’on peut encore trouver des espaces publics, de véritables lieux de rencontre et de sociabilité. Sur le Boulevard et dans les boutiques, les bars et les boîtes de nuit qui le bordent, se côtoient des millions d’individus qui, sans l’intermédiaire de leurs ordinateurs, n’auraient jamais eu la possibilité de se connaître. Cependant, cette proximité spatiale virtuelle ne parvient pas à effacer la distance sociale qui continue à séparer les visiteurs du Métavers, puisque seuls les plus riches ou les plus doués en systèmes informatiques peuvent arborer des avatars de grande qualité. Les autres doivent acheter des modèles stéréotypés (les Clint pour les hommes et les Brandy pour les femmes) qui ne leur permettent pas de masquer leur faibles capacités techniques ou de tricher sur leur statut économique.
Prisonniers de leur addiction, les adeptes du Métavers redoutent plus que tout le grand bug qui détruira l’ensemble des connexions informatiques devenues indispensables à leur vie quotidienne dans le monde réel. Or, cette menace finit par s’incarner dans un virus informatique portant le nom de la ville châtiée par Jéhovah : Babel. Le héros du roman, samouraï dans le Métavers et livreur de pizzas dans la réalité, est obligé de se rendre dans une bibliothèque virtuelle pour essayer de comprendre le message transmis par une hypercarte portant cette mention énigmatique : « Babel (Infocalypse) ». Le daemon bibliothécaire se charge alors de lui apprendre que Babel est le terme sémitique correspondant à la cité de Babylone et que son nom signifie « La Porte de Dieu ». La première et la dernière ville de notre humanité sont ainsi réunies avant l’avènement de la cité ultime, la Jérusalem céleste. La boucle est alors bouclée : l’Apocalypse selon Saint Jean se transforme en infocalypse selon Bill Gates (Stephenson, 1996 : 89).
De manière différente, mais dans la même perspective eschatologique, tout le roman de Maurice G. Dantec, Grande Jonction, baigne dans une atmosphère mystico-informatique morbide placée sous le signe de l’Apocalypse, dans un univers contrôlé par les ordinateurs et où les derniers êtres humains libres se réfugient dans des bidonvilles malodorants comme Midnight Oil, Carbon City ou Big Bag Recyclo, et dans des forteresses assiégés par le désert. Pour combattre la Métastructure qui remodèle le monde à son image et qui provoque le déclin de l’humanité, Link doit se glisser dans un scaphandre qui lui permettra d’entrer en contact direct avec la conscience de la machine en essayant d’effacer les frontières qui séparent le monde virtuel de la réalité. Dans le jargon des programmateurs, l’opération est simple : « La Chose est l’antiforme d’une entité qui n’existait pas en soi, l’une et l’autre ne parviennent à l’existence que par les « plates-formes hardware » représentées par les humains eux-mêmes. Je veux réactiver le programme antérieur pour qu’il interfère avec la Mutation dévolutive. » (Dantec , 2006 : 634).
Aux yeux de Maurice G. Dantec, cet univers infernal où l’homme s’est étroitement uni à la machine en croyant se libérer des contraintes de la nature a provoqué sa chute car il y a perdu son identité et son essence. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les multiples allusions à l’Apocalypse qui jalonnent les pages du roman, en particulier celles où, pour la première fois, on voit apparaître de manière métaphorique les quatre cavaliers annoncés par le texte de Saint Jean : « Dites-vous bien que les Quatre bêtes de l’Apocalypse, annoncées par les quatre cavaliers, s’engendrent les uns les autres selon des lois – précisément – diaboliques, faites pour investir le Mal d’une propriété qui lui est par nature interdite. » (Dantec, 2006 : 280). Les quatre cavaliers de Grande Jonction n’ont rien à voir avec ceux de la Bible, dressés chacun sur un animal de couleur différente : blanc, roux, noir et pâle. Ils ont pris une forme moins matérielle et plus difficile à appréhender puisque c’est tout le XXe siècle – c’est-à-dire le moment où a commencé le règne des ordinateurs – qu’il faut considérer comme l’incarnation de la première Bête, celle qui proclame la victoire du Mal sur une humanité coupable.
Mais le pire peut arriver quand on découvre que le monde dans lequel on vit n’est pas la réalité mais un univers complètement artificiel dont l’existence dépend d’une simple connexion électrique. Dans ce domaine, Matrix est devenu une œuvre incontournable – mais l’origine du thème est plus ancienne puisqu’on peut la faire remonter au roman de Daniel F. Galouye, Simulacron 3, publié en 1964. Dans cette œuvre visionnaire qui évoque le cyberespace et la réalité virtuelle deux décennies avant le Neuromancien de Gibson, Galouye imagine que des programmateurs ont inventé un monde virtuel entièrement électronique afin de travailler sur le comportement des membres d’une société dans un environnement spécifique : « Nous pouvons simuler électroniquement un milieu social et le peupler de simulacres objectifs, dits unités de réaction. En manipulant l’environnement, en stimulant les unités, nous pouvons estimer leur comportement dans des situations hypothétiques. » (Galouye, 2010 : 16). Comme dans le jeu électronique Sim City qui fera fureur vingt-cinq ans plus tard, le programme informatique ainsi conçu prend en compte toutes les variables permettant de reconstituer un environnement crédible et opérationnel : « Comme notre simulation d’un système social se voulait l’équivalent exact d’une « communauté » autonome, des milliers de circuits principaux devaient être dotés d’un environnement complet, comprenant des détails tels que modes de transport, écoles, associations de jardinage, animaux domestiques, organismes gouvernementaux, entreprises commerciales, parcs et toutes les autres institutions nécessaires à la vie urbaine. » (Galouye, 2010 : 38).
Dans ce roman paranoïaque, la notion de réalité est soumise à rude épreuve quand certaines « unités de réaction » finissent par prendre conscience non seulement de leur existence mais aussi de leur appartenance à un monde virtuel. Ce que l’on croit être réel n’est alors plus que la vision subjective d’un environnement donné. C’est ce qui arrive à Douglas Hall, un des concepteurs du Simulacron 3, lorsqu’il se rend compte qu’il n’est lui-même qu’un avatar dans un programme supérieur de simulation : « Je repoussai quelques mèches de mon front et regardai autour de moi mon monde factice. Il me hurla en plein visage que le spectacle perçu par mes yeux n’était qu’une illusion subjective simulectronique. » (Galouye, 2010 : 137). Le héros du roman a beau invoquer Descartes et son fameux « cogito, ergo sum » pour se persuader qu’il n’est pas une illusion, il est obligé de conclure que la conscience du monde n’est pas le garant de son existence puisqu’il est possible d’imaginer des choses qui n’existent pas.
Pour mettre en place cet univers dont les différents modules sont emboîtés les uns dans les autres, Galouye expérimente un vocabulaire qui sera après lui largement utilisé par ses successeurs : monde simulé, réalité virtuelle, réalité contrefaite, réalité subjective, réalité objective, réalité absolue… Comme l’évocation de ces réalités (virtuelles ou non) pose d’importantes questions concernant la phénoménologie de l’esprit, le statut du réel et la subjectivité du monde, la philosophie lui permet d’argumenter son discours et de justifier son point de vue d’écrivain de science-fiction : « Platon voyait l’ultime réalité exister dans les Idées pures. Pour Aristote, la matière était une non-substance passive sur laquelle la pensée agissait pour produire la réalité. Par essence, cette dernière définition n’était pas si éloignée du concept de la capacité subjective des unités de réaction influençant et étant influencées par leur environnement simulectronique. » (Galouye, 2010 : 162). De fait, les « unités de réaction » programmées dans le cadre du simulacron sont assez semblables aux hommes enchaînés du mythe de la caverne énoncé par Platon dans le livre VII de La République. Obligés de tourner le dos à la lumière depuis leur plus petite enfance, ces captifs ne voient du monde extérieur que des ombres se reflétant sur la paroi qui leur fait face et ne peuvent pas imaginer qu’on puisse accéder à d’autres formes de perception et de représentation de la réalité. Dans l’autre perspective philosophique évoquée par Galouye pour tenter d’identifier et de définir l’essence réelle des choses, Aristote fait interagir trois notions fondamentales, la substance, la forme et le sujet, qui sont au cœur du problème existentiel posé par le Simulacron 3 : « puisqu’il y a des principes et des causes de tous les êtres qui sont dans la nature, principes primordiaux qui font de ces êtres ce qu’ils sont et ce qu’ils deviennent, non point par accident, mais tels que chacun d’eux est dénommé dans son essence, tout ce qui devient et se produit vient à la fois et du sujet et de la forme. » (Aristote, Physique).
Si on accepte le postulat de base de Galouye (nous ne sommes peut-être que des simulacres persuadés d’être vivants), la notion de fin du monde prend une nouvelle dimension. En effet, l’infocalypse de Stephenson ne menace a priori que les réseaux informatiques construits à partir et à côté du monde réel, chacun étant conscient du fait que son avatar arpente les couloirs virtuels du Métavers. En revanche, dans le roman de Galouye, il suffirait d’éteindre l’ordinateur pour que l’univers tout entier soit brutalement effacé. Or, la menace existe car, dans la réalité, des manipulateurs surveillent attentivement l’évolution de leurs créatures et sont prêts à interrompre le programme installé s’il ne répond pas à leurs attentes. Cau Nanon, « émigrant-type » de la population virtuelle du Simulacron 3, a ainsi tenté de se suicider parce qu’il était persuadé que le monde allait bientôt disparaître, comme le constate le personnel de surveillance : « Les phénomènes météorologiques inexplicables récents l’ont convaincu que l’Apocalypse était imminente. » (Galouye, 2010 : 85). Mais si Cau Nanon interprète certains phénomènes « naturels » (météores, tempêtes, feux célestes) comme des signes annonciateurs de la fin du monde, Douglas Hall sait que seule une déconnection voulue d’en haut mettra fin à l’expérience de son monde virtuel : « L’Apocalypse, quand l’heure viendrait, ne serait pas un phénomène physique ; ce serait un effacement complet des circuits simulectroniques. » (Galouye, 2010 : 162).

Conclusion

En explorant des mondes virtuels de plus en plus complexes et de plus en plus imbriqués dans une ou plusieurs réalités, la science-fiction nous rappelle que l’Apocalypse – quelle que soit la forme qu’elle peut prendre – est la conclusion logique du monde, tout comme la mort est l’aboutissement de la vie. C’est pourquoi toutes les œuvres consacrées à ce thème conservent des liens étroits avec la Bible et plus particulièrement avec les cités pécheresses qui ont été punies pour avoir défié le Seigneur : Babel et Babylone, bien sûr, mais aussi Sodome et Gomorrhe. Dans Simulacron 3, comme dans la Metropolis de Fritz Lang, un des bâtiments les plus célèbres de la ville où croit vivre Douglas Hall s’appelle « Tour de Babel Central ». Même dans le monde halluciné, cybernétique et douloureusement câblé du Neuromancien de Gibson, Babylone est toujours là pour annoncer la fin des temps : « Bientôt viendront les derniers jours… Des voix. Des voix criant dans le désert, pour prophétiser la ruine de Babylone… » (Gibson, 2007 : 132).
En prenant comme objet et comme outil de recherche les mondes virtuels et la science-fiction, l’étude des nouvelles représentations de l’Apocalypse permet de mieux cerner l’angoisse des sociétés urbaines contemporaines face à un avenir présenté comme de plus en plus inquiétant. De fait, dans cette vision pessimiste du monde qui caractérise le monde occidental, c’est toujours la ville (réelle ou virtuelle) qui incarne le mal, comme l’affirmaient déjà Thoreau et Emerson au début du XIXe siècle pour tenter de rapprocher l’homme de la Nature et de Dieu : « Les villes ne donnent pas assez d’espace aux sens de l’homme. Nous sortons chaque jour et chaque nuit abreuver nos yeux d’horizon car nous avons autant besoin d’amplitude que nous avons besoin d’eau pour notre bain […] c’est la meilleure part de nous-mêmes qui aime la nature. On l’aime en tant que cité de Dieu, bien que, ou plutôt parce qu’il n’y a aucun citoyen. » (Emerson, 1844).
La ville, l’Apocalypse et la science-fiction : un beau terrain d’enquête pour des géographes à la recherche de nouvelles clefs pour comprendre le monde.

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