Contingence et individualité géographique
Perspectives géographiques à partir de la Critique de la faculté de Juger
Olivier Labussière
CIRED – Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement
UMR 8568 EHESS / CNRS / AgroParisTech / CIRAD
Jardin Tropical 45 bis avenue de la Belle Gabrielle 94736 NOGENT-SUR-MARNE Cedex
olivier.labussiere@centre-cired.fr
RÉSUMÉ DE L’ARTICLE
La Critique de la faculté de Juger est peu abordée dans les travaux qui interrogent la place de la pensée kantienne en géographie. Pourtant, la mise en jeu du sensible, au cœur du propos, permet d’examiner la relation de l’homme au monde, voire de l’homme dans le monde. Prêtant attention à cet état relationnel et sensible, cet article montre qu’il est possible de faire de la notion de contingence le lieu d’une interrogation sur la nature empirique du donné et ses dynamiques d’émergence. Ce faisant, il propose un déplacement de la notion de contingence de son acception générique (la variabilité des formes de l’être) à un sens plus empirique et vital (la viabilité des formes de l’être). Nous explorons ce déplacement de la notion à travers deux études de la pensée kantienne (le vivant et l’hospitalité cosmopolitique) puis montrons la façon dont il suggère une nouvelle approche de la notion d’individualité géographique, dans le sens d’une plus grande attention à des réalités socio-spatiales en devenir.
Mots-clefs : Kant – contingence – finalité – viabilité – émergence – individualité géographique
INTRODUCTION
La Critique de la faculté de juger (Kant, 1985) est peu abordée dans les travaux qui interrogent la place de la pensée kantienne en géographie (Livingston et Harrison, 1981 ; Besse et Robic, 1986 ; Entrikin, 1991 ; Sanguin, 1994 ; Casey, 1997 ; Besse, 1998 ; Cohen-Halimi, Marcuzzi et Seroussi, 1999). Pourtant, la mise en jeu du sensible, au cœur du propos, permet d’examiner la relation de l’homme au monde, voire de l’homme dans le monde.
On peut suivre en ce sens la synthèse d’Eric Weil (1998) : la Critique de la Raison pure place l’homme dans un face à face avec le monde défini comme l’ensemble des choses connaissables ; la Critique de la Raison pratique montre qu’il est possible pour l’homme de viser un au-delà du monde suivant pour cela les prescriptions de la morale ; il n’est que la Critique de la faculté de juger qui place l’homme dans le monde et pose la question du sens des faits empiriques pour l’homme. Cette perspective si singulière dans l’œuvre de Kant peut être mobilisée pour nourrir la réflexion géographique sur la relation homme – milieu.
Par le passé, de nombreux géographes ont considérée la pensée kantienne non sans scepticisme: en faisant de l’espace une catégorie a priori, Kant l’aurait réduit à un conditionnement de conscience, par là, limitatif de l’action humaine et porteur d’une visée déterministe. Pourtant, cet espace euclidien, s’il constitue la géométrie « officielle » de l’entendement, ne peut être conçu, comme « intuition pure sensible » pour l’individu, sans une donation subjective primordiale (Fichant, 2004). Cette catégorie a priori, loin d’épuiser le questionnement géographique, invite donc plutôt à saisir la mise en jeu du sensible telle que la découvre la troisième Critique. A l’inverse, lorsque la pensée kantienne est mobilisée pour concentrer le propos sur l’intentionnalité du sujet (Livingston et Harrison, 1981), le risque est de verser dans un volontarisme excessif qui écarte toute référence à la dimension matérielle de l’expérience, et ce faisant diminue le parti qu’il pourrait être tiré de Kant (Entrikin, 1976 ; Berdoulay, 1988). Comprise comme une pensée de l’homme dans le monde, la troisième Critique peut là encore élargir le point de vue sur l’expérience, intégrant son caractère relationnel et sensible.
Cet article propose de se saisir de cet état relationnel et sensible pour mettre au travail la notion de contingence en géographie. Plutôt que de définir celle-ci par la négative, en référence à un mode d’être au monde où les choses se donnent en dehors de toutes nécessités théorique et pratique, peut être pouvons-nous la caractériser davantage en fonction de processus d’émergence spécifiques qui interviennent dans l’expérience. A partir de cette étude, nous ouvrons une discussion visant à préciser le lien entre l’idée de contingence et celle d’émergence, notamment la façon dont il est formalisé et pris en charge au travers de la notion d’individualité géographique.
La contingence, un enjeu de viabilité ?
Pour resituer le propos de la Critique de la faculté de juger, nous nous référons à l’analyse d’Eric Weil (1998), Sens et fait.
La Critique de la faculté de Juger a pour objet la relation de l’homme au donné. Le donné désigne une catégorie particulière de faits, ceux qui s’imposent à l’homme dans l’expérience sensible. Le donné est tel qu’il est : c’est pour l’homme un fait contingent, un fait à constater qui échappe à ses aptitudes théorique et pratique. Ainsi, la science affronte les faits sans mettre en question leur sens. La raison pratique peut postuler un sens séparé des faits. La troisième Critique est seule à assumer ce qu’Eric Weil appelle les « faits de sens » (Weil, 1998 : 69). Voilà qu’à l’occasion de rencontres contingentes avec des faits du monde, ceux-ci paraissent avoir un sens en eux-mêmes et pour eux-mêmes.
Le cas du vivant (les animaux, les plantes, etc.) en est un bon exemple. Il est pour l’homme un donné, contingent, non réductible au mécanisme des lois de la nature et constitue pour cette raison un fait insaisissable. Néanmoins, ce donné peut avoir un sens pour l’homme considéré comme si il répondait à une fin, à un projet. Ce faisant, Kant ne concède pas au vivant une intentionnalité. Il ne le soumet pas davantage à un finalisme divin.
Dans la troisième Critique, la finalité répond à un usage nouveau. Elle est le principe à partir duquel l’homme peut appréhender des données sensibles au contenu non déductible. Cela correspond à une nouvelle manière de juger. Il ne s’agit pas de se saisir du monde par le moyen de concepts, en ramenant la diversité empirique sous des catégories théoriques détenues. Il s’agit plutôt de chercher l’universel qui convient lorsque seul le particulier est donné. Le jugement n’est plus déductif mais réfléchissant, et c’est par cette réflexion (selon les fins) que le vivant se présente à l’homme comme un fait sensé. L’aptitude à réfléchir selon les fins est pour l’homme une découverte. Il se retrouve « devant des formes immédiatement saisies comme sensées » (Weil, 1998 : 74) et prend connaissance à cette occasion du principe selon lequel le donné peut être compris en général. La finalité opère comme la « légalité du contingent ».
Ceci dessine une progression allant du fait (la contingence) au droit (la finalité). Dans de nombreux travaux, cela se traduit par une attention prononcée pour les différentes formes de finalité au détriment de la contingence qui reste moins interrogée. Tout se passe comme si la contingence suscitait une investigation des formes de notre pensée mais que sa dimension originelle d’expérience relationnelle et sensible restait dans l’ombre du principe qu’elle découvre.
Cet article débute donc par une interrogation sur le statut de la contingence dans la troisième Critique. Elle est couramment présentée comme une modalité alternative à la nécessité (Vaysse, 2008) : est contingent ce qui peut être, ne pas être ou être différent de ce qu’il est. Cette amplitude de la notion pose question. Si l’on ne fait pas du donné un simple objet de spéculation mais une réalité engagée dans des processus vitaux, cette conception de la contingence comporte une aporie. Le vivant, par exemple, ne peut être absolument différent de ce qu’il est sans conséquence pour la vie (Huneman, 2008). Cette remarque appelle à explorer l’hypothèse d’un déplacement de la notion de contingence de son acception générique (la variabilité des formes de l’être) à une acception plus empirique et vitale (la viabilité des formes de l’être).
Cet article propose d’étudier l’hypothèse de ce déplacement : la contingence non comme l’attribut de ce qui est variable mais comme le lieu d’une interrogation sur la façon dont le donné consiste, c’est-à-dire sur la façon dont il assure sa viabilité en fonction de ses états relationnels et sensibles. Cette perspective peut intéresser la géographie. La notion de contingence y est introduite, notamment à partir de Cournot (Luckerman, 1965), comme la convergence de séries causales indépendantes, sans véritablement soulever la question de la viabilité des alliances produites.
Une première façon d’approcher la contingence comme le lieu d’une telle interrogation consiste à s’intéresser à la façon dont Kant formalise la question du vivant au travers de la notion d’organisme.
La viabilité du vivant en son milieu
La notion de viabilité, c’est-à-dire l’aptitude d’un être à vivre dans un milieu, n’est pas thématisée comme telle chez Kant (par exemple, si l’on se réfère à Eisler, 1999). Néanmoins, elle peut être saisie au travers de son propos sur l’auto-organisation du vivant . Ce propos, pour faire suite à ce qui précède, consiste à penser que le vivant est pour l’homme un donné, qui en tant que tel lui échappe, mais sur lequel il peut réfléchir grâce au principe de finalité. Kant distingue et mobilise deux types de finalité, interne et externe, pour penser le vivant.
La finalité interne caractérise l’organisme, représentation structurante de la pensée kantienne du vivant. L’organisme désigne un ensemble vivant où le tout coordonne les parties. Cette représentation est conforme au principe de finalité en ce que l’idée du tout permet de réfléchir le vivant comme l’adéquation du donné à un but. Elle est aussi conforme avec le principe de causalité en ce que l’organisme est cause et effet de lui-même. L’exemple classique est celui de l’arbre dont les feuilles sont à la fois le produit du tout et les parties qui concourent à sa conservation. Trois observations (Zanetti, 1994) précisent ce qu’est la finalité interne : la relation fin – moyens s’opère chez l’être vivant entre le tout et ses parties, elle est donc interne à l’organisme ; l’organisme est à la fois fin et moyen ; fin et moyens s’entretiennent dans un rapport de nécessité réciproque.
La finalité interne nous renseigne sur la cohérence du vivant et suggère une première conception de sa viabilité qui serait celle d’un ordre relationnel tout / partie. Cette conception est relativement formelle en ce qu’elle esquisse un principe de viabilité qui ne dit rien de l’aptitude du vivant à s’adapter effectivement. L’organisme est ici un système clos réglé par quelques conditions nécessaires et suffisantes. Néanmoins, cette représentation organique est cruciale, elle organise notre manière de découvrir le vivant.
Dans la représentation kantienne de l’organisme, l’idée du tout est première par rapport aux parties. Les parties répondent à une organisation d’ensemble. Pourtant, cet ordre relationnel ne se limite pas à cette seule observation. Il faut ajouter qu’entre le tout et les parties la relation n’est pas instrumentale (Huneman, 2008). Le tout ne détermine pas mécaniquement l’action des parties, ce sont les parties qui se déterminent les unes les autres selon un principe de production propre au vivant. Sur ce point, différents auteurs (Duchesneau, 1999 ; Huneman, 2008) notent l’influence des théories vitalistes du XVIIIème siècle, celles de Wolff et de Blumenbach, sur la conception kantienne de l’organisme. Cette productivité spécifique du vivant (la « force formatrice » chez Kant, la « force vitale » chez ces vitalistes) éclaire l’aptitude de l’organisme à se générer et à se maintenir. La finalité interne met donc l’accent sur le caractère organisé du vivant autant qu’elle découvre un certain dynamisme vital. Il est intéressant pour cet article de souligner que le vivant se découvre à nous au travers d’une représentation organisatrice (l’organisme) et que celle-ci nous met en posture de découvrir, comme en son sein, un jeu transactionnel entre les parties (un dynamisme vital) qui n’est pas strictement réglé par elle. Cette idée suggère que les parties peuvent affaiblir, voire ruiner le tout (Huneman, 2008) – ce qui introduit un premier enjeu de viabilité pour l’organisme.
Pour sa part, la finalité externe attire l’attention sur les relations entre l’organisme et son milieu. Elle caractérise le rapport externe entre des êtres qui sont reliés entre eux par une relation d’utilité (pour l’homme) ou de convenance (pour les autres créatures). Ce rapport entre deux choses n’est pas en soi constitutif de la chose. Par exemple, que les fleuves charrient du limon, facilitent la prolifération de plantes et que les hommes trouvent une utilité à cela, ne correspond pas à l’expression d’une finalité interne (l’homme aurait pu trouver un tout autre moyen d’approvisionnement, de même que l’activité du fleuve n’est pas conditionnée par la présence de l’homme). La finalité externe est donc relative et contingente.
L’originalité de la finalité externe est qu’elle se fonde sur l’existence d’organisme et, partant d’eux, « permet d’étendre le principe final à toute la nature » (Zanetti, 1994 : 156). On peut se demander si, ce faisant, elle étend l’ordre relationnel tout / parties, caractéristique de la représentation organique, à l’ensemble de la nature. S’agit-il de décrire la nature comme un grand corps organisé? La finalité externe semble se déployer différemment. Pour qu’une connaissance empirique systématique soit possible, la nature doit pouvoir être pensée comme un système. C’est un postulat décisif chez Kant. Néanmoins, si la finalité externe introduit l’idée d’un système de la nature, celui-ci diffère de l’approche organique en ce qu’il porte sur des éléments hétérogènes aux relations contingentes (utilité, convenance). Entre l’organisme et son milieu réside donc un écart fondamental. Percevoir cet écart nous aide à saisir comment la finalité externe se déploie. La question peut être posée comme suit : comment comprendre que « des corps ne possédant aucunement la force formatrice, par exemple l’eau ou la nourriture absorbée par les végétaux ou les animaux, deviennent à leur tour matière organique et acquièrent cette force » (Huneman, 2008 : 301) ? Pour franchir cet écart entre l’organisme et son milieu, Kant démultiplie la finalité (externe). Il en fait un langage exploratoire des transactions qui permettent au vivant d’être tel qu’il est et de persévérer dans l’existence. « La finalité […] peut se démultiplier aussi bien dans l’idée de fonction (la respiration), que dans celle d’adaptation (la fourrure de l’ours), ou dans celle d’activité dirigée vers un but (la thermorégulation) » (Huneman, 2008 : 315-316). La viabilité du vivant est toujours considérée à partir de la finalité, mais à présent celle-ci n’est plus fondatrice d’un système clos (l’organisme), elle permet l’investigation d’un système plus ouvert.
Au cœur de la Critique de la faculté de juger, le jugement téléologique offre donc un « modèle » pour interroger la notion de contingence au-delà de sa signification classique, relative à la variabilité des formes de l’être. Deux idées sont importantes :
. Réfléchir en termes de système implique que la structure interne du vivant ne peut être, sans conséquence pour la vie, absolument différente de ce qu’elle est. Le principe de finalité engage donc une relation étroite entre la contingence et la viabilité biologique – lien souligné par Huneman (2008).
. Notre lecture suggère également que la réflexion sur la contingence, et par là sur la viabilité du vivant, n’est pas totalement réglée par la finalité. La finalité suggère un ordre relationnel autant qu’elle active la découverte de jeux transactionnels plus incertains : internes, entre les parties de l’organisme, ou bien, externes, entre l’organisme et son milieu.
De ce point de vue, le vivant est un donné qui n’est que partiellement caractérisé du point de vue du sens. C’est une réalité en émergence qui se découvre à l’homme au travers de l’ordre relationnel tout / parties suggéré par la finalité mais aussi en fonction d’un jeu relationnel ouvert qui conditionne sa viabilité.
La finalité : découverte d’un langage et de sa portée heuristique
L’étude précédente montre que la finalité n’est pas qu’une règle (la « légalité du contingent ») permettant de statuer sur la contingence du donné. Elle constitue aussi un principe heuristique qui, en tant que tel, reste à comprendre. Le cas du vivant illustre cette idée. La finalité découvre des jeux transactionnels en devenir qui sont en permanence à caractériser et qui font de la contingence du vivant le lieu d’une interrogation sur les conditions de sa viabilité effective.
Dans ce qui suit, nous souhaitons caractériser la valeur heuristique de la finalité, abordée au travers de la faculté de juger téléologique. La réévaluation de la finalité dans le sens d’un langage ouvert aux processus vitaux est un moyen pour apporter un point de vue renouvelé sur la notion de contingence.
Dans la troisième Critique, la finalité répond à des emplois bien identifiés selon quelle se découvre sur le premier versant, esthétique, ou sur le second, téléologique. L’un est un don de la nature à l’homme qui s’opère dans la surprise du phénomène, l’autre davantage une enquête logique destinée à systématiser cet accord. Cette vue générale sur la finalité ne suffit pas à en résumer les emplois. Sa particularité est qu’elle intervient à l’occasion de certains faits et se trouvent donc liés à eux par là.
De Gramont (1996) suggère une position qui nous permet de mieux saisir cette idée, celle d’une logique du signe. La forme belle, l’être organisé font signes à l’homme. Ces signes ne disent rien de connaissable, la nature ne parle pas à l’homme. Mais sa réception sensible enjoint l’ouverture d’un langage, la finalité, et d’une forme de jugement, la réflexion. Quelque chose du sensible se donne à l’homme qui le force à penser. De Gramont puise dans la pensée d’Alain l’élan de ce questionnement :
« Pourquoi y a-t-il un monde ? Car l’esprit est par soi ; mais le monde répond-il à l’esprit ? Présente-t-il à l’esprit au moins une image brisée ? On a assez dit que le monde n’est connu que comme représentation. Mais n’est-il que représentation ? Comme il nous faut aussi un sentiment pour juger. Quels sont les signes, et le monde nous fait-il des signes ? » (Alain, 1946 : 74).
Cette logique du signe est utile pour souligner le fait que la « réflexion » (par les fins) s’opère dans l’expérience. En d’autres termes, la finalité comme langage connaît des modulations en fonction des situations qui activent sa découverte. Elle est formelle et subjective dans le cas de l’esthétique, réelle et objective dans le cas du vivant – les exemples pourraient être nombreux (cf. Zanetti, 1994). Voilà un langage qui s’irise au contact du donné et porte le témoignage de ce qui nous affecte. La finalité nous met en posture de réfléchir « à même la contingence du phénomène » (De Gramont, 1996 : 144). Entre la contingence et la finalité réside donc un lien qui n’est pas qu’un passage du fait au droit et qui tient aussi à une forme d’exploration du monde. C’est l’idée que nous souhaitons approfondir.
La particularité de la finalité est qu’elle constitue un principe émergent de connaissance. C’est un premier principe d’ordre qui permet à l’homme de réfléchir le donné, par exemple le vivant, d’après l’idée d’un système. Cette opération du jugement comporte une dimension inventive. C’est un « art à la racine du penser » (De Certeau, 1990 : 113) qui consiste pour partie à former de nouveaux ensembles. En tant que telle, cette visée systémique est plus indicative que prescriptive. La finalité suggère dans le donné une systématicité à l’œuvre mais celle-ci intervient seulement de façon régulatrice. Ainsi, dans le cas du vivant, la finalité interne offre une vue systémique (l’organisme comme ordre relationnel tout / parties) mais cette représentation ne règle pas l’ensemble des rapports qui conditionnent la viabilité du vivant.
La portée heuristique de la finalité tient aussi à son usage en tant que finalité externe. Dans le cas du vivant, Kant pluralise la finalité (externe) pour explorer les rapports de convenance ou d’utilité entre les choses. Ce faisant, il devient possible de se saisir de jeux transactionnels en devenir, qui sont constamment à qualifier. La finalité, loin d’être un langage qui clôture la « réflexion », favorise donc l’exploration de situations qui mettent en jeu la viabilité du vivant, grâce à sa démultiplication.
La prise de relais, au cœur du jugement téléologique, entre une perspective systémique, indicatrice d’ensembles (finalité interne), et l’exploration des processus empiriques et relationnels au travers desquels ces ensembles vivants se manifestent et évoluent (finalité externe), constitue une démarche heuristique remarquable. Son originalité est qu’elle aborde le vivant à la fois par le principe (l’organisme comme ordre relationnel tout / partie) et par la situation (le vivant dans son milieu), ce qui se prête à l’exploration d’une réalité dynamique sans la figer.
Notre intérêt pour cette heuristique porte autant sur sa dynamique comme langage que sur la façon dont celui-ci renouvelle le point de vue sur la contingence. Pour mieux saisir la dynamique de ce langage, la façon dont il se module en fonction des phénomènes qui le découvrent, et sa capacité à nous mettre en posture de saisir des données relationnelles et sensibles, nous proposons de le découvrir au travers d’un second exemple, celui de l’hospitalité cosmopolitique.
L’hospitalité cosmopolitique, former une provisoire communauté de fins
La pensée cosmopolitique de Kant est celle d’un monde dont tous se sentiraient citoyens. «Il n’y aurait plus d’ « étranger » contre qui le devoir sacré serait de défendre des frontières » (Marty, 2004 : 323). Cette proposition est souvent interprétée comme l’idéal d’une communauté politique universelle fondée sur le droit. Selon François Marty, c’est un projet qui peut être compris au présent. En mettant l’accent sur le temps de la rencontre et la mise en jeu du sensible dans les rapports humains, cet auteur rappelle la capacité des hommes à construire leurs relations d’après l’idée d’une fin partagée.
Cette entente, en rien nécessaire, peut émerger en situation de co-présence, par exemple lorsque la personne de passage rappelle à celui qui l’accueil leur commune condition terrestre. « L’hôte est d’abord le voyageur, attestant que notre terre est ronde » (Ibid. : 313). Cette vision souligne « l’appartenance au même monde » (Ibid. : 326). Ce faisant, elle ouvre la possibilité d’une provisoire communauté de fins.
Bien sûr, la seule vision d’une terre ronde ne suffit pas à effacer les frontières mais elle « leur interdit de se prendre pour des limites absolues » (Ibid. : 284). Elle met comme en suspend une vision territoriale d’après laquelle les choses appellent à être raisonnées selon une logique dedans / dehors. L’hospitalité cosmopolitique est guidée par la vue d’une terre ronde, finie qui en tant que telle peut être pensée selon la finalité comme un tout dont les parties partageraient une fin commune. Le tout détermine-t-il pour autant l’action des parties ? L’idée de la rotondité terrestre garantit-elle une harmonie entre les hommes ? Nullement. De façon analogue à la notion d’organisme, le schéma sous-jacent est celui d’un ordre relationnel tout / parties qui admettrait un principe de production réciproque entre les parties. La finalité ouvre donc un nouveau jeu relationnel entre les hommes, indéterminé, dont la qualification est tout l’enjeu.
L’accueil de l’étranger, au cœur du propos cosmopolitique, n’est pas réglé par une perspective théorique ou pratique. Il s’agit d’une situation de co-présence où la mise en question de l’autre dans son identité est suspendue. La sensibilité joue un rôle essentiel dans l’exploration d’un mode d’existence partagé. Sur le terrain du sensible, je ne juge pas autrui dans un esprit d’expertise ou d’après la moralité d’une conduite : je peux lui faire crédit de catégories qui arrêteraient trop brutalement une entente naissante (Marty, 2004).
Pour faire émerger ce nouveau commun, l’aptitude de l’homme à être affecté est une donnée capitale. Elle introduit à une pensée de l’homme comme « habitant du monde » (Ibid. : 317 et suiv.). Parmi les déclinaisons que Kant donne de cette idée, les expressions suivantes sont significatives : « l’être sensible raisonnable dans le monde » (Kant, 1986 : 219) ou encore « un être sensiblement pratique dans le monde » (Ibid.). Cela suggère que c’est en reconnaissant son appartenance au sensible et en faisant un usage raisonnable que l’homme peut devenir habitant du monde. C’est pour l’homme, note François Marty, une tâche qui relève d’un acte de création.
En ce sens, l’hospitalité est un processus fragile de production d’un commun. La finalité (dans ce cas rapportée à l’idée de rotondité terrestre) offre une perspective qui le rend envisageable, mais elle ne permet pas de préjuger d’une entente. Il faut explorer, dans la rencontre, le potentiel de relations qu’ouvre la communication par le sentiment. Ce langage engage l’individu à la première personne. Il « ne fait qu’accroître l’écoute attentive de l’autre, alors même qu’il sent différemment » (Marty, 2004 : 330). Pour conduire cette exploration, François Marty identifie chez Kant des qualités précises: « habileté, prudence, sagesse, intuition et toucher » (Kant, 1986 : 218).
De ce point de vue, la contingence est le lieu d’ouverture d’un langage qui rend possible un jeu transactionnel « entre des sujets se donnant mutuellement d’être tels » (Marty, 2004 : 329). La perspective cosmopolitique guide le jugement vers une relation de sujet à sujet. C’est là une productivité spécifique à cette relation qui repose sur un principe d’action réciproque et qui peut favoriser l’émergence d’une provisoire communauté de fins. Ce second exemple illustre au travers du thème de la coprésence la façon dont s’articulent les notions de contingence (la rencontre fortuite) et d’émergence (la communauté à venir). Ce passage de l’un à l’autre était déjà au cœur du propos sur l’organisme. Il montre l’importance de la question de la viabilité pour des ensembles se constituant au travers de leurs états relationnels et sensibles.
La contingence : réfléchir des ensembles en devenir
Dans la troisième Critique, la question de la contingence n’est pas séparable de la finalité, comprise comme la « légalité du contingent ». Dans la rencontre avec le donné, l’homme découvre un principe qui lui permet d’apprécier, de goûter le monde sans concept. De nombreux commentaires positionnent la question de la contingence comme une « conséquence sur notre pensée de la forme même de notre pensée » (Huneman, 2008) ; ce qui oriente l’analyse vers la faculté de connaître de l’homme et les différentes espèces de finalité grâce auxquelles il réfléchit le donné.
Cet article propose une façon quelque peu différente de mettre au travail la notion de contingence. Il s’agit moins de procéder à l’investigation des formes de la pensée que de saisir ce que la pensée kantienne met en jeu dans la relation sensible au monde. Une façon d’amorcer cette réflexion consiste à approcher la contingence comme le lieu de l’ouverture d’un langage, la finalité, offrant par là l’opportunité de quitter le domaine du principe (légalité du contingent) pour interroger ce que ce langage doit au monde. Cette posture constitue, pour notre usage, un moyen de maintenir un lien entre la finalité comme langage et le contenu problématique que trouve la contingence en fonction des situations qui activent sa découverte. Sur la base des exemples précédents (le vivant, l’hospitalité cosmopolitique), il est possible de formuler quelques observations.
Tout d’abord, la finalité suggère un ordre relationnel, celui d’un système (tout / parties), qui découvre une perspective nouvelle sur le monde. Elle met l’homme en capacité de réfléchir selon de nouveaux ensembles (l’organisme, la terre), sans les subordonner à son expertise. Ainsi, dépassant la conception mécaniste, le vivant est saisi comme un être organisé d’après l’idée d’une fin à l’œuvre. De même dans la pensée cosmopolitique de Kant : plus que l’indexation des identités à un territoire, l’idée d’une condition terrestre partagée ouvre la possibilité d’une provisoire communauté de fins. La finalité constitue donc un prisme qui met l’homme en posture de découvrir une nouvelle vie de relations, voire d’y prendre part.
Ceci invite à rouvrir la question de la contingence dans le sens d’une plus grande attention pour la dimension générative des phénomènes. A cet égard, la finalité adresse à l’homme des réalités qui ne relèvent pas seulement d’une organisation complexe mais qui se découvrent dans leur émergence. Ainsi, la notion d’organisme, bien qu’elle présente le vivant comme un tout, ne dit pas le tout du vivant – encore faut-il démultiplier le principe de finalité pour passer de l’idée initiale d’auto-organisation à la découverte d’une dynamique vitale. De même, la notion de rotondité terrestre peut soutenir l’idée d’une communauté cosmopolitique, elle ne donne pas les modalités de sa réalisation effective – encore faut-il que la finalité s’accompagne dans les actes du langage des sentiments pour générer une relation d’hospitalité. En ce sens, la finalité peut être comprise comme un langage exploratoire du vivant ouvrant par là un jeu relationnel beaucoup plus vaste que l’ordre relationnel initialement suggéré. Cette vie de relations confère à la contingence un nouveau contenu problématique.
L’idée est d’approcher la contingence comme ce lieu où émergent de nouveaux rapports entre les choses, plus précisément le lieu d’une activité transactionnelle où les choses se génèrent selon un principe d’action réciproque. Dans le cas du vivant, ce sont les parties qui se co-produisent et qui président à la génération de l’organisme. Dans le cas de la cosmopolitique, c’est la reconnaissance mutuelle de chacun comme sujet qui initie la relation d’hospitalité. Cette réciprocité entre les parties n’est pas gouvernée par la finalité. Cette dernière est un principe de connaissance et non une règle qui détermine leur action. Aucune harmonie ne régit la constitution du vivant ou n’antécède la relation d’hospitalité. Ce sont donc des formes d’association par là contingentes.
Ce jeu transactionnel explicite en quoi la contingence ne renvoie pas seulement à la variabilité des formes de l’être mais à l’enjeu de sa viabilité. Dès lors, il s’agit moins de postuler qu’une chose peut être (absolument) autre que ce qu’elle est, que de saisir la façon dont elle contracte de nouvelles possibilités de vie. Ceci déplace le point de vue sur la contingence d’une combinatoire abstraite de tendances indépendantes à une logique de l’émergence qui s’opère dans un espace empirique, relationnel et sensible. Ce déplacement peut intéresser la géographie en ce qu’il explore le passage d’une acception générique à une acception plus « territorialisée » de la notion de contingence (le milieu de l’organisme, la situation de coprésence cosmopolitique). En outre, cette définition suggère une approche positive de la contingence, traditionnellement perçue comme un manquement au déterminisme selon les lois. L’enjeu de la viabilité fait de la contingence un lieu privilégié pour s’interroger sur des processus en devenir. En-deçà de l’adéquation supposée du donné à un but – ce à quoi nous éveille la finalité, se joue l’exploration même des conditions qui décideront des degrés de comptabilité de cette adéquation.
Dans cette tension entre la finalité et la contingence, l’une offrant une visée que l’autre pluralise, c’est l’idée même d’individualité qui est en question. Le terme suggère une unité relative ; unité que semble saisir la finalité lorsqu’elle découvre à l’homme des ensembles organisés (l’organisme ou la terre). Les éléments qui précèdent montrent aussi que la finalité est un langage exploratoire des relations qui président au dynamisme de ces ensembles. En ce sens, la finalité ne fait pas que découvrir des individualités constituées. Cette démarche heuristique peut être mise à profit pour discuter la notion d’individualité géographique.
L’individualité géographique à l’épreuve de son langage
La notion d’individualité géographique est étroitement associée à celle de contingence. L’historien Henri Berr est connu pour avoir souligné cette lecture (Berdoulay, 1981). Il distingue deux formes de contingence, le hasard et l’individualité (Berr, 1911). La première désigne l’absence totale d’ordre, la seconde en diffère en ce qu’elle admet la causalité. La notion d’individualité trouve sa pertinence en géographie où les lieux répondent à une diversité de causes plus qu’à une cause unique. Cela consiste à penser qu’une portion de l’espace s’individualise en fonction d’influences multiples, physiques et humaines, dont l’action d’ensemble produit un « pays » ou une « région ».
Si la notion d’individualité géographique constitue un moyen pour raisonner l’explication, en tenant compte d’une certaine complexité causale, elle convoque aussi l’idée de finalité. Cela transparaît par exemple dans les écrits des vidaliens où elle s’accompagne d’un langage valorisant la « personnalité » d’une région. Par définition, l’individualité fait référence à un ensemble organisé, c’est-à-dire à un ensemble pouvant être réfléchi selon des fins. Pourtant, le statut accordé à la finalité dans le discours des géographes n’est pas aisé à définir.
Selon les travaux, des arbitrages différents sont opérés entre la contingence et la finalité, embrassant une grande diversité de solutions des plus exclusives (rejet d’une de ces deux dimensions au profit de l’autre) aux plus pondérées. Il est intéressant de revenir sur quelques uns ces arbitrages en ce qu’ils nous introduisent à une meilleure compréhension de la dimension heuristique que le principe de finalité peut trouver en géographie. Nous choisissons d’illustrer ce point à partir de trois travaux sur l’Ecole française de géographie, pour laquelle la notion d’individualité géographique constitue une notion phare.
En 1965, Frédéric Lukermann (1965) signe un article où la notion d’individualité géographique exclut l’idée de finalité. Elle est le produit de la convergence aléatoire de séries causales. Aucune nécessité, ni aucune finalité ne sauraient en rendre compte. L’auteur justifie cette perspective par l’influence de la pensée de Cournot sur la géographie française classique. La démarche explicative des vidaliens serait de type probabiliste au sens où les individualités géographiques résulteraient d’un jeu aléatoire de causes. Ce schéma leur aurait permis de prêter attention aux agencements particuliers tout en cherchant des régularités entre les phénomènes. Tirant partie de cette lecture, Lukermann soumet la question de la finalité à une double critique, celle du libre arbitre et celle du finalisme. Dans le premier cas, la pensée de Vidal ne serait en rien un « possibilisme » : cette doctrine suppose une notion de libre-arbitre incompatible avec l’approche probabiliste qui conçoit que toute chose est conditionnée. Dans le second, la pensée vidalienne ne pourrait supporter une lecture organique du monde, qui suppose pour Lukermann une fin extérieure organisatrice : là encore, cette perspective interfère avec la vision holistique de la terre chère aux vidaliens et cruciale pour affirmer la conditionnalité des phénomènes. Dans un travail plus récent, Paulo Da Costa Gomes (2000) suggère que la pensée vidalienne prend appui sur des éléments d’une métaphysique de la nature. A l’inverse de Lukermann, il donne à la question de la finalité une place centrale. Il décrit cet arrière-plan métaphysique en tissant un parallèle entre la pensée aristotélicienne de la nature et l’œuvre de Vidal. Dans l’une et l’autre, on retrouverait l’attention pour la nature comme un tout à la fois cause et effet de lui-même. Les idées d’ « unité », d’ « harmonie », d’ « équilibre » entre l’homme et le milieu signaleraient l’influence de cette vision finaliste du monde dans l’œuvre de Vidal. Cette perspective s’exprimerait particulièrement par la façon dont il met en rapport le milieu et l’action humaine pris sous l’angle de la combinaison de leurs fins : la notion de « milieu » parce qu’elle valorise un regard à la fois « synthétique » et « circulaire » sur le monde (Da Costa Gomes, 2000 : 65) ; l’homme parce que par son action il fait de la nature son milieu, transformation constituant la « fin ultime » de l’œuvre humaine (Da Costa Gomes, 2000 : 69). L’individualité géographique ne répond donc pas à un jeu aléatoire de causes, elle est largement organisée par l’homme d’après l’usage qu’il fait du monde selon ses fins.
Dans ses travaux sur l’épistémologie vidalienne, Vincent Berdoulay propose un arbitrage qui, selon nous, diffère des deux premiers. La question de la finalité est mobilisée sans être adossée à un registre métaphysique. En soulignant l’influence du néo-kantisme sur les travaux des vidaliens (1981), l’auteur éclaire la façon dont ceux-ci pouvaient à la fois valoriser l’esprit humain et insister sur l’idée que la nature des choses reste pour l’homme inconnaissable. De ce point de vue, la question du libre arbitre ne peut être confondue avec une capacité d’action inconditionnée. La notion d’individualité géographique s’en trouve redisposée : elle ne renvoie plus, comme chez Lukermann, à une combinatoire abstraite de séries causales mais elle peut être pensée comme la résultante d’un schéma interactionniste et constructiviste entre l’homme et son milieu. En outre, cette perspective néo-kantienne, en insistant sur le caractère construit des connaissances, ouvre une réflexion fondamentale sur le rôle du langage dans l’élaboration du discours scientifique. Un développement de cette perspective est proposé par l’auteur dans un article consacré à la métaphore organiciste (Berdoulay, 1982). En se référant au monde vivant, en approchant une région comme un organisme, les géographes ne soumettent pas la réalité à un concept mais ils proposent un point de vue : ce langage n’est pas analogique mais métaphorique. La force du parler organique est de pouvoir saisir des phénomènes géographiques en les présentant au lecteur comme un tout organisé, rendant ainsi plus accessible la complexité des influences en jeu. A ce niveau, l’expression d’une fin (la « personnalité », l’« individualité », etc.) renvoie moins à une visée métaphysique qu’à un processus inventif de langage.
Ces différents travaux montrent que la question de la finalité peut être placée à la périphérie du champ scientifique soit négativement, en étant opposée à l’idée d’individualité géographique (cf. exemple 1), soit positivement, en étant associée à un registre métaphysique qui la structure (cf. exemple 2). Elle peut aussi être admise plus largement dans le champ scientifique (cf. exemple 3) comme une ressource formelle qui participe à l’élaboration d’un point de vue synthétique sur le monde (e.g. le parler organique).
Notre étude, fondée sur la troisième Critique, est proche de cette troisième perspective en ce qu’elle introduit la finalité comme un principe émergent de connaissance qui organise notre découverte du monde. Néanmoins, elle s’en distingue par le fait que la finalité comme langage est aussi mue et éprouvée par les formations qui la découvrent. Dans le cas du vivant et dans celui de l’hospitalité cosmopolitique, nous sommes en présence de formations émergentes qui travaillent le langage et en renouvellent les usages (e.g. démultiplication de la finalité externe, communication par le sentiment). En redisposant sa forme, ces formations ouvrent un point de passage entre un ordre relationnel (e.g. l’organisme ou la rotondité terrestre) et une vie de relations éminemment ductile. Une idée clef de cet article est que cette pluralisation du langage permet d’approcher des individualités en voie de constitution et de se porter au-devant des processus empiriques et sensibles qui conditionnent leur viabilité.
C’est un cas original où le langage ne relaie pas simplement l’expression d’une fin (e.g. référer à l’organisme comme représentation conventionnelle d’une approche synthétique du monde), il nous renvoie aux conditions mêmes de l’émergence de nouvelles formes de vie. Cela invite à interroger la notion d’individualité géographique au-delà de l’unité relative qui la caractérise pour comprendre la façon dont elle peut nous mettre en posture d’approcher des réalités en devenir.
Aux limites de la synthèse, décrire de nouvelles individualités urbaines
Réfléchir le donné comme si il répondait à une fin. Dans la troisième Critique, cela consiste en partie à user de la finalité comme un langage favorisant l’exploration d’ensembles en devenir. Cette démarche heuristique décelée chez Kant, bien que non directement transposable, est utile pour interroger la façon dont la notion d’individualité géographique assume l’articulation entre la finalité et la contingence.
Grâce à cette heuristique, il est par exemple possible de souligner la façon dont le langage supporte des processus partiels de conceptualisation et ménage, par différents procédés qui restent l’objet de l’analyse, les moyens d’une attention soutenue pour des réalités en devenir. Ceci peut être illustré à partir de la pensée de Jean Gottmann.
Depuis sa redécouverte au cours des années 1990, celle-ci a largement été reçue sous les traits d’une dialectique (Prévélakis, 1996 ; Muscarà, 1998 ; Bonnemaison, 2000 ; Sanguin, 2007). Le couple iconographie–circulation, un des aspects le plus diffusé de son œuvre, a semble-t-il largement favorisé cette lecture où le changement n’apparaît pensable qu’au travers de sa négative, la résistance au changement ; la notion de territoire devenant l’expression synthétique de ce jeu de forces opposées. Que cette réappropriation de l’œuvre de Gottmann s’organise largement autour de la notion de territoire est compréhensible : l’auteur offrit à ce propos une œuvre pionnière (Gottmann, 1973). Qu’elle s’inscrive dans un schéma d’inspiration dialectique est plus discutable : cela confère aux normes sociales et politiques un rôle pour le moins conservateur et minore l’attention de l’auteur pour des processus d’émergence pensés en référence au monde vivant.
Une étude récente (Labussière, 2010 — à paraître) propose une lecture alternative à même d’assumer cette dimension d’émergence. Chez Gottmann, le parler organique se caractérise non plus par des images à la topologie métrique suggérant un organisme aux contours bien identifiés (intérieur / extérieur) mais par des organismes aux lignes plus indistinctes, des corps-réseaux.
Cette mutation de la forme du discours géographique fait échos au schéma explicatif de l’auteur (le « déterminisme de relation ») et traduit une évolution considérable dans la façon d’approcher le monde et d’y trouver de nouveaux objets. La mégalopole, objet d’étude phare chez Gottmann (1961), est sans doute l’illustration paradigmatique de ce renouveau de la métaphore organique : la conurbation de la côte est des Etats-Unis n’a plus de limite distincte, sa nappe urbaine et ses gratte-ciels la font croître dans les trois dimensions. La mégalopole est une région-carrefour, c’est un super-organisme.
La notion de carrefour, ici appliquée à l’urbain, est précieuse pour éclairer le cheminement de l’auteur vers la formulation de concepts ouverts au dynamisme du vivant. Chez Gottmann, le carrefour n’est plus ce qui alimente l’organisme, c’est l’organisme lui-même, un « organisme vivant qui déplace ses contacts, varie l’étendue et la portée de ses tentacules, modifie sa structure interne, naît ou meurt enfin » (Gottmann, 1947 : 7). La métaphore organiciste est renouvelée et elle laisse deviner un corps aux lignes moins certaines: les limites usuelles sont troquées au profit d’ « un contour animé » (Ibidem : 8). En cela, le carrefour, dans sa dimension de métaphore organique, augure une nouvelle topologie : le corps n’est plus métrique (intérieur/extérieur), il acquiert une plasticité morphologique, il devient réticulaire. Ce corps-réseau permet à Gottmann de nouer un dialogue entre son « déterminisme de relation » et son intuition d’un principe dynamique.
Loin d’être une faiblesse (Muscarà, 1998), l’indétermination de la notion de carrefour constitue donc un atout : elle est « suffisamment abstraite et malléable pour pouvoir être adaptée aux besoins divers qui peuvent s’imposer à la recherche géographique » (Gottmann, 1947 : 9). Tout se passe comme si la plasticité de la métaphore mettait l’analyste en position d’évaluer au cas par cas la nature d’un réseau, de ses relations et des dynamiques de différenciation qu’il génère. Parce qu’elle évite « la stabilisation [d’un système de relations] sous la forme d’un état défini » (Ibidem : 8), la notion introduit à un exercice prudent de la causalité qui tient compte de dynamiques sociospatiales en formation continuelle, se définissant moins par un état normal que par une multiplicité d’états.
La notion de carrefour constitue un cas intéressant de modulation de l’idée d’individualité géographique appliquée à l’urbain. Sa pertinence provient de ce qu’elle nous met à la fois en posture de saisir un ordre relationnel (e.g. la situation charnière de la mégalopole entre les voies maritimes et terrestres) et de découvrir une vie de relations qui reste à caractériser en-deçà de catégories connues (e.g. l’hybridation du rural et de l’urbain, l’émergence d’une société de flux,…).
En ce sens, la réflexion selon les fins n’est pas qu’une façon conventionnelle de penser l’urbain comme un tout organisé. Il ne s’agit pas simplement de jouer sur la forme du langage pour faciliter l’accès à l’étude d’une diversité de causes. L’enjeu est de disposer le langage de façon à ce qu’il assure une attention constante pour une réalité mouvante, qui ne se réduit pas à la forme de nos connaissances. Il s’agit de se porter aux limites de la synthèse là où les phénomènes se découvrent au travers d’une vie de relations qui n’est pas directement saisissable par nos catégories de connaissance.
CONCLUSION
En géographie, la notion de contingence trouve régulièrement un sens générique exprimé par l’idée que tel phénomène pourrait être différent de ce qu’il est. Cette variabilité de principe confère au fait particulier un caractère négligeable. Elle tend à l’abstraire de sa position spatiale et à l’isoler du potentiel de relations que cette position lui procure. Ce regard réducteur porté sur la notion de contingence mérite d’être discuté. Une façon de procéder consiste à étudier l’hypothèse d’un déplacement de la notion de contingence de son acception générique (la variabilité des formes de l’être) à une acception plus « territorialisée », c’est-à-dire susceptible d’interroger la nature empirique du donné en tant qu’il se déploie au travers d’états relationnels et sensibles. La Critique de la faculté de Juger offre un terrain d’investigation privilégié en ce qu’elle invite à réfléchir la contingence du donné depuis l’expérience sensible.
En particulier, la réflexion de Kant sur le vivant permet de revisiter la notion de contingence dans le sens d’une plus grande attention pour les jeux relationnels entre l’organisme et son milieu. Ce point de vue sur la contingence est rendu possible grâce à l’élaboration d’un langage aux propriétés heuristiques étonnantes. C’est la finalité en tant qu’elle thématise le vivant au travers d’un principe émergent de connaissance (l’organisme) et découvre, par sa démultiplication, les processus vitaux qui affectent l’organisme. Ceci repositionne la question de la contingence du côté de la viabilité des formes de l’être et attire le regard sur l’émergence de nouveaux rapports de compatibilité entre les choses.
La façon dont la troisième Critique articule la contingence et la finalité est aussi une entrée utile pour revisiter la notion d’individualité géographique. Si la question de la finalité est diversement assumée en géographie, la troisième Critique suggère qu’elle peut constituer un langage de synthèse apte à saisir des réalités en devenir et peut par ce moyen maintenir une attention constante pour des jeux relationnels émergents. Voilà un langage qui ne cesse de découvrir ce qu’il doit à la géographie dont il témoigne. Plus qu’une convention offrant un point de vue sur le monde, l’expression d’une fin suppose un attachement au monde, un goût du monde ; à l’instar de la Critique de la faculté de Juger où le sensible est ce qui met le langage en mouvement, et non l’inverse.
BIBLIOGRAPHIE
ALAIN, 1946, Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant, Paris : Paul Hartmann Editeur. BERDOULAY V., 1982, « La métaphore organiciste. Contribution à l’étude du langage des géographes », Annales de Géographie, 91(507), 573-586.
BERDOULAY V., 1988, Des mots et des lieux. La dynamique du discours géographique, Paris : Éditions du CNRS.
BERDOULAY V., 1981, La formation de l’Ecole française de géographie, Paris : CTHS.
BERR H., 1911, La synthèse en histoire. Son rapport avec la synthèse générale, Paris : Albin Michel.
BESSE J.-M., 1998, La géographie selon Kant: l’espace du cosmopolitisme, Corpus, 34, 109-129.
BESSE J.-M., Robic M.-C., 1986, « Quel espace pour quels projets : Kant, un prétexte ? » in Espaces, jeux et enjeux ; sous la dir. de Franck AURIAC et de Roger BRUNET, Paris : Arthème Fayard, 61-69.
BONNEMAISON J., 2000, La géographie culturelle, Paris, Éditions du CTHS.
BUNGE W., 1962, Theoretical geography. Lund : Gleerup.
CASEY E., 1997, The fate of place. A philosophical history. Los Angeles: University of California Press.
COHEN-HALIMI M., MARCUZZI M. et SEROUSSI V., 1999, Kant. Géographie, Paris: Aubier.
DA COSTA GOMES C. P., 2000, « Milieu et métaphysique : une interprétation de la pensée vidalienne », in Milieu, colonisation et développement durable. Perspectives géographiques sur l’aménagement ; sous la dir. de Vincent BERDOULAY et d’Olivier SOUBEYRAN, Paris : L’Harmattan, 55-72.
DE CERTEAU M., 1990, L’invention du quotidien. Tome I, arts de faire, Paris : Gallimard.
DE GRAMONT J., 1996, Kant et la question de l’affectivité. Lecture de la troisième critique, Paris : Vrin.
DUCHESNEAU F., 1999, « « Force essentielle » et « force formative » : les modèles de l’épigénèse au XVIIIème siècle », in Auto-organisation et émergence dans les sciences de la vie ; sous la dir. de B. FELTZ, de M. CROMMELINCK et de Ph. GOUJON. Bruxelles : Ousia, 66-88.
EISLER R., 1999, Kant Lexicon. Paris, Gallimard (ed. orig. 1930).
ENTRIKIN J.-N., 1976, « Contemporary humanism in geography », Annals of the Association of American Geographers, 66(4), 615-632.
ENTRIKIN J.-N., 1991, The betweeness of place. Towards a geography of Modernity, Baltimore : The John Hopkins University Press.
FICHANT M., 2004, « Espace esthétique et espace géométrique chez Kant », Revue de Métaphysique et de Morale, 4, 530-550.
GOTTMANN J., 1947, « De la méthode d’analyse en géographie humaine », Annales de Géographie, 56(301), 1-12.
GOTTMANN J., 1961, Megalopolis, Norwood, Plimpton Press.
GOTTMANN J., 1973, The significance of the territory, Charlottesville, The University Press of Virginia.
HAGGETT P., 1965, Locational analysis in human geography, London: Edward Arnold.
HARVEY D., 1969, Explanation in geography, Londres: Edward Arnold.
HUNEMAN P., 2008, Métaphysique et biologie. Kant et la constitution du concept d’organisme, Paris : Kimé.
KANT E., 1985, Critique de la faculté de juger. Paris : Gallimard, t. 2, coll. La Pléïade.
KANT E., 1986, Opus postumum. Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique. Traduction, présentation et notes par François Marty. Paris : Presses Universitaires de France.
LABUSSIERE 0., à paraître 2010. La norme et le mouvant. Eléments pour une relecture de l’œuvre de Jean Gottmann. Géographie et Cultures.
LIVINGSTONE D. et HARRISON R., 1981, Emmanuel Kant, subjectivism, and human geography : a preliminary investigation, Transactions of the Institute of British Geographers, 6(3), 359-374.
LUCKERMANN F., 1965, « The « Calcul des Probabilités » and the « Ecole française de Géographie » »,. Canadian Geographer, 9, 128-137.
MARTY F., 2004, L’homme, habitant du monde. A l’horizon de la pensée critique de Kant, Paris : Honoré Champion.
MUSCARÀ L., 1998, « Les mots justes de Jean Gottmann », Cybergeo, Political, Cultural and Cognitive Geography, Article 54, mis en ligne le 26 Mars 1998, modifié le 23 April 2007, http://www.cybergeo.eu/index5308.html. Consulté le 9 Janvier 2009.
PRÉVÉLAKIS G., 1996, « La notion de territoire dans la pensée de Jean Gottman », Géographie et Cultures, n° 20, p. 81-96.
SANGUIN A.-L., 1994, « Redécouvrir la pensée de Kant », Annales de Géographie, 103(567), 134-151.
SANGUIN A.-L., 2007, « Organiser et réorganiser l’espace entre centre et périphérie : modernité d’une géographie politique », dans « L’orbite de la géographie de Jean Gottmann », Revue La Géographie, numéro hors-série 1523 bis, p. 81-90.
SCHAEFER F., 1953, « Exceptionalism in geography », Annals of the Association of American Geographers, 43(3), 226-249.
VAIHINGER H., 2008 (édition originale 1911), La philosophie du comme si. Préface et traduction de Christophe Bouriau. Paris, Kimé.
VAN DE VIJVER G., 2004, Auto-organisation, identité, autonomie : figures kantiennes. Revue internationale de philosophie, 228, 219-241.
VAYSSE J.-M., 2008, « Le site de la Critique de la faculté de Juger », in Kant ; sous la dir. de Jean-Marie VAYSSE, Paris : Les Editions du Cerf.
WEIL E., 1998, « Sens et fait », in Problèmes kantiens, Paris : Vrin.
ZANETTI V., 1994, La nature a-t-elle une fin ? Bruxelles, Ousia.
L’auteur remercie les deux relecteurs anonymes de la revue pour l’attention portée à cet article et leurs précieuses remarques. Il remercie aussi le réseau R2DS et la Région Ile-de-France pour le soutien financier apporté à cette recherche.