Le contrôle des flux migratoires aux frontières de l’Union européenne s’oriente vers une disposition de plus en plus réticulaire

Olivier Clochard

olivier.clochard@yahoo.fr
ADES / CNRS
Université de Bordeaux 3

 

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Les dispositifs visant à réguler la circulation des étrangers vers l’Union européenne sont de plus en plus complexes, en conséquence les frontières migratoires de l’Union tendent à devenir polymorphes. Si l’expression conventionnelle de la frontière – linéaire – se maintient voire se renforce sur certaines limites de l’Union, comme à Ceuta et Melilla où de véritables murs ont été construits, d’autres réalités frontalières réapparaissent ailleurs, sous diverses manières, mais toujours en des lieux où les contrôles migratoires peuvent s’opérer et être efficaces. Ces réalités de la frontière, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, ont tendance même à se combiner. Ainsi pour de nombreux migrants, les premières vérifications s’opèrent dans les consulats européens, et ces avant-postes frontaliers presque invisibles sont autant de formes ponctuelles à travers le monde de la frontière migratoire de l’Union (Bigo et Guild, 2003). Les politiques européennes ont également engendré des espaces frontaliers. Ce sont parfois des régions comme celle de Calais, l’ouest de l’Ukraine ou le nord du Maroc, dont les limites fonctionnelles sont parfois difficiles à saisir. Mais ce sont aussi des espaces de dimension plus retreinte comme les centres de rétention administrative. Ces espaces frontaliers sont devenus des zones habitées, des espaces vécus, et ce d’autant plus que la période de détention ou de transit y est longue (Kobelinsky et Makaremi, 2008).
Tous ces dispositifs visant à contrôler les déplacements des migrants et mis en place par les États européens ne fonctionnent pas indépendamment les uns des autres ; ils sont liés par différents mécanismes au centre desquels on trouve les lieux de rétention (centres fermés). L’agence Frontex, qui coordonne des opérations de surveillance aux frontières de plusieurs États membres, permet également d’établir des liens entre les différentes unités de contrôle. Il en est de même des réseaux informatiques tels le système d’information sur les visas (VIS), le système d’information Schengen (SIS) ou le système EURODAC. La frontière migratoire de l’Union semble donc aller vers une disposition de plus en plus réticulaire avec une surveillance qui a tendance à s’établir tout au long des routes empruntées par les migrants (Suez, 2008).
Selon Claude Raffestin, les réseaux sont une forme d’inscription d’un pouvoir sur l’espace. Les réseaux qui découlent des politiques migratoires européennes ne semblent pas faire exception à cette règle. En partant d’une lecture des textes relatifs à la réglementation européenne et des communications de la Commission au Parlement européen et au Conseil (sur la politique des visas, les agents de liaison, les bases de données informatiques, etc.), cet article s’intéresse aux mutations des frontières de l’Union qui reposent sur des dispositifs d’ordre réticulaire. Les États européens espèrent ainsi mieux maîtriser les flux migratoires. Nous verrons tout d’abord que le développement des contrôles migratoires a entraîné une forme spécifique des frontières de l’Union européenne, soit une configuration « commandée par un principe de connexité plutôt que de contiguïté et caractérisée par un télescopage des échelles spatiales » (Offner et Pumain, 1996). Les collaborations de plus en plus étroites entre les polices des États membres ont renforcé cette mise en réseau qui aujourd’hui s’opère partiellement sous l’égide d’une agence européenne de gestion des frontières extérieures (FRONTEX). Liés aux réseaux de transports internationaux maritimes et aériens, les dispositifs européens pénètrent également les territoires des pays tiers, et notamment les États voisins de l’Union européenne en faisant partiellement « fi des frontières étatiques ». Enfin les centres de rétention, dont le nombre ne cesse d’augmenter sont devenus des enjeux majeurs des politiques actuelles, leur articulation aux autres dispositifs de contrôles étant devenue inéluctable.

1.L’intensification et l’externalisation des contrôles migratoires de l’Union européenne dans les pays tiers

Les règlements européens relatifs à la politique commune des visas, les actions des officiers de liaison « Immigration » ou l’établissement d’importants systèmes informatiques convergent vers une surveillance de plus en plus rigoureuse des déplacements des migrants. Ces dispositifs soulignent par ailleurs une disposition de plus en plus réticulaire et sont établis de part et d’autre des frontières extérieures de l’Union européenne, cette dernière étant en train de déterritorialiser une partie de ses contrôles migratoires dans l’ensemble des États voisins.

Une politique des visas de plus en plus marquée par le déploiement des systèmes biométriques
Le 15 mars 2001, les États membres ont adopté un règlement fixant une liste commune aujourd’hui composée de près de 140 pays dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures de l’Union. Seuls les visas de court séjour (moins de trois mois) sont soumis à ce règlement, les autres visas restent de la compétence des différents États membres. Depuis cette date, les consulats européens ont en partie harmonisé leurs pratiques relatives à la délivrance des visas. L’instruction consulaire commune adoptée l’année suivante a d’ailleurs précisé à l’ensemble des agents européens la façon dont les contrôles migratoires devaient être conduits dans les consulats. Ce texte indiquait notamment que « la coopération consulaire sur place […] portera sur l’évaluation des risques migratoires. Elle aura pour objet […] la détermination de critères communs pour l’instruction des dossiers, l’échange d’informations sur l’utilisation de faux documents, sur les éventuelles filières d’immigration clandestine et sur les refus de visa dans le cas de demandes manifestement non fondées ou frauduleuses. [Enfin] il convient à cet effet d’exercer une vigilance particulière sur les « populations à risques » : chômeurs, personnes démunies de ressources stables… ». Les procédures de demandes de visas – d’un consulat à l’autre – ont toutefois continué d’être marquées par des divergences, parfois importantes (Beaudu, 2007).

Le code communautaire des visas, entré en vigueur le 5 avril 2010, vise à relancer le processus d’harmonisation des procédures d’octroi de visas de court séjour dans l’ensemble des consulats des États membres. En mars 2010, la commissaire européenne Cecilia Malmström souligne à ce propos que les délégations de l’Union devraient jouer un plus grand rôle dans la coordination entre les différents consulats européens, notamment dans le cadre de « coopérations locales » dans les pays tiers. L’un des objectifs est que les agents consulaires de l’Union dans un même pays puissent évaluer conjointement le « risque migratoire » de certains requérants. Pour que cette coopération soit opérationnelle à l’échelle locale voire régionale, un important réseau informatique – le système d’information sur les visas (VIS) –, décidé en 2004, est en train d’être établi. Un règlement en date du 9 juillet 2008 est venu préciser les modalités et les fonctionnalités du VIS.

Ce dispositif vise à faciliter l’échange entre les États membres des données relatives aux demandes de visas de court séjour. Ce système permet d’identifier « toute personne qui ne remplit pas ou ne remplit plus les conditions d’entrée » sur le territoire de l’Union. Il a également pour objectif de lutter contre le « visa shopping », en recherchant les personnes qui ont déjà essuyé un refus dans un autre consulat, et savoir le cas échéant, les motifs du rejet : moyens de subsistance insuffisants, but et/ou conditions du voyage suffisamment précises, personne présentant « un risque particulier pour l’immigration clandestine », etc. Un refus peut être aussi notifié parce que la personne a déjà séjourné trois mois au cours d’une période récente de six mois, sur le territoire d’un des États membres.

Le système d’information sur les visas est donc appelé à relier l’ensemble des chancelleries de l’Union européenne dans le monde. Il a une partie centrale située à Strasbourg, connectée aux interfaces nationales de chaque État membre, tandis que chaque dispositif national du VIS – géré par une autorité compétente – est connecté à l’ensemble de ses consulats. Ainsi le bureau responsable de l’examen d’une demande de visa peut transmettre au VIS, par l’intermédiaire de son autorité compétente les nom, prénom, nationalité, lieu de la demande, etc. du requérant, en indiquant les États membres qu’il souhaite consulter. Le pays ou les pays membre(s) interrogé(s) transmettent la réponse au VIS qui la communique à son tour à l’État membre qui a formulé la demande. Chaque autorité consultée dispose de sept jours pour donner une réponse définitive ; « faute de réponse dans le délai imparti, les autorités consultées sont réputées ne pas avoir d’objection à la délivrance du visa ».

Pour améliorer la mise en œuvre de cette politique commune en matière de visas, le code communautaire des visas envisage qu’à terme, des données biométriques (cf. encadré ci-dessous) soient aussi traitées dans le VIS. En conséquence ce réseau lié à la délivrance des visas pourra être connecté à d’autres dispositifs.


Les banques de données visant à identifier des ressortissants de pays tiers à l’Union européenne occupent une place croissante. En Europe, en plus du VIS, deux autres dispositifs importants sont apparus depuis le milieu des années 90 : le système d’information Schengen (SIS) et le système Eurodac. Le premier permet aux Parties contractantes, « grâce à une procédure d’interrogation automatisée, de disposer de signalement de personnes et d’objets, à l’occasion de contrôles de frontières […] et autres contrôles de police et de douanes à l’intérieur du pays ». Le second est un outil technologique lié à l’application de la convention de Dublin dont l’un des principaux objectifs est de déterminer l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile.

Lancé en 1995, le SIS couvre en 2010 tous les États de l’Union européenne – à l’exception de la Bulgarie, Chypre, l’Irlande, le Royaume-Uni et la Roumanie – ainsi que la Norvège, l’Islande et la Suisse. Une nouvelle conception du dispositif – intitulé SIS II – devrait être opérationnelle très prochainement et inclure la Bulgarie, Chypre et la Roumanie. Pour rappel, c’est en contrepartie de la libre circulation des personnes dans l’espace Schengen, que les pays signataires de l’accord de Schengen ont exigé le renforcement des contrôles aux frontières extérieures. Sur le plan migratoire, la mise en place de cet équipement vise à rendre efficace la politique d’éloignement des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière. Les polices européennes ont en effet besoin de s’échanger rapidement les informations. Ainsi ce réseau informatique permet lors d’un contrôle policier à la frontière, lors d’une demande de visa ou de titre de séjour, de vérifier si la personne n’a pas déjà enfreint les réglementations nationales relatives à l’entrée ou au séjour des étrangers. Les institutions chargées des contrôles cherchent également à savoir si l’étranger n’a pas été débouté du droit d’asile et soumis à une interdiction de territoire dans l’un des États, ou s’il ne fait pas l’objet d’une interdiction d’entrée ou d’une mesure d’éloignement le cas échéant, etc. (Clochard, 2007) Accessible à tous les officiers de police au niveau local, ce dispositif est devenu l’une des plus importantes bases communes de données ; il permet par exemple aux autorités allemandes de demander aux services de la police autrichienne de réadmettre un étranger en situation irrégulière qui a effectué un transit (ou a vécu) auparavant en Autriche.

À la différence du SIS, le système EURODAC – entré en vigueur en janvier 2003 – concerne l’ensemble des pays de l’Union européenne, la Norvège, l’Islande et la Suisse. Il permet d’enregistrer les empreintes des demandeurs d’asile afin de définir, selon des critères hierarchisés, l’État membre qui sera responsable de l’instruction de son dossier. Si ces empreintes sont déjà enregistrées dans cette base, les États procèdent à la réadmission des personnes selon une procédure encadrée dans des délais indiqués par le règlement. La saisie doit être faite dans un délai de trois mois après l’enregistrement de la demande d’asile et l’État saisi a deux mois pour répondre. Puis la réadmission du requérant peut s’opérer dans un délai de six mois, voire dix-huit mois, si le demandeur prend la fuite.

Enfin, d’ici 2012, la Commission européenne envisage la création d’une agence visant à gérer le système d’information Schengen (SIS II), le système d’information sur les visas (VIS), le système EURODAC ainsi que l’articulation à d’autres systèmes d’information.

Le réseau européen des officiers de liaison : comment établir ou renforcer les liens avec les polices des pays tiers
Les officiers de liaisons « Immigration » (ILO) présents dans les pays tiers sont très proches des agents consulaires car, d’une part, ils participent à l’harmonisation des procédures de délivrance des visas des consulats européens, et d’autre part, ils sont rattachés aux représentations de leur pays à l’étranger (ambassade ou consulat). Ils contribuent à « établir (…) des contacts avec les autorités» d’un ou de plusieurs pays et au renforcement des coopérations entre les pays tiers et les États européens, en établissant des échanges opérationnels entre les différents services de police et de gendarmerie pour lutter contre l’immigration irrégulière. Par exemple, lorsque des immigrés sont expulsés depuis le territoire de l’Union, la présence de ces agents à l’arrivée est en quelque sorte une garantie supplémentaire pour être sûr que l’étranger ne fasse pas l’objet d’une « partie de ping-pong » entre États (Migreurop, 2009, p.35). Les nombreux liens avec les polices locales, les compagnies de transport aérien ou portuaire et le cas échéant, leurs sociétés de sécurités, permettent aussi de vérifier si les contrôles aux frontières dans les pays tiers sont efficaces.

Ces agents fonctionnent en réseau depuis les années 1990 au sein d’une même région – en lien avec des officiers d’autres États membres de l’UE – et au niveau mondial avec les autres officiers de leur État. Sur la base des expériences antécédentes, l’UE a adopté le 19 février 2004, un règlement visant à « formaliser l’existence et le fonctionnement » d’un seul réseau.

La distribution spatiale de ces agents est très différente selon les États membres. La France dispose de près de cent cinquante agents à travers le monde dont certains participent aussi à la lutte contre le terrorisme, les trafics de drogues et la criminalité organisée ; il en est de même des quatorze officiers de liaison belges. L’United Kingdom Border Agency (UKBA) compte cinquante-deux agents « Immigration » dont trois ont pour mission de faciliter l’identification des étrangers en situation irrégulière au Royaume-Uni et leur reconduite aux frontières dans leur pays d’origine. Cette agence peut aussi faire appel à d’autres attachés anglais de la sécurité intérieure à l’étranger qui œuvrent dans d’autres domaines. La quasi-totalité des pays dans le monde est donc concernée par la présence d’au moins un agent issu d’un des États membres de l’UE – à l’exception du Danemark – ou des trois autres pays ayant également adopté le règlement du 19 février 2004 (Islande, Norvège et Suisse). Il est à noter que certains dispositifs nationaux se caractérisent par l’existence de missions ponctuelles qui peuvent être déployées lors de certaines « crises migratoires », comme l’a démontré le déplacement de délégations espagnoles en Mauritanie et au Sénégal en 2005 et 2006, à la suite des nombreuses arrivées de Cayucos (grandes pirogues utilisées par les pêcheurs).

Les pays européens cherchent de plus en plus à mutualiser les fonctions de leurs officiers de liaison. Ainsi, des agents européens font parfois appel à leurs collègues d’autres États membres dans les pays où leur présence physique n’est pas assurée (coopération croisée) (Migreurop, 2009: 35) : par exemple un officier de liaison italien peut travailler pour le compte de la France, et inversement. Cette logique réticulaire est en partie favorisée par les limites de chaque dispositif national. La loi prévoit également que des agents présents dans les pays tiers soient détachés auprès d’une administration d’un État membre ou d’un pays tiers, voire d’une organisation internationale. Malgré ces différentes dispositions, les collaborations semblent toutefois encore limitées dans la gestion partagée du « risque migratoire », notamment avec les gouvernements de certains pays tiers refusant la présence des agents de liaisons dans des zones considérées comme « sensibles ». Au Maroc, les autorités ont refusé jusqu’en 2004 que des officiers de liaison soient présents dans la région de Tanger, et en 2009, les agents européens n’étaient toujours pas autorisés à collaborer avec la police turque dans l’aéroport d’Istanbul.

2. Les coopérations policières transfrontalières, reflets de la construction de nouvelles frontières de l’Union

Depuis le début des années 1990, les États membres de l’espace Schengen ont progressivement mis en place des unités conjointes visant à renforcer les contrôles migratoires à leurs frontières. Si les premières coopérations entre pays membres ont été généralement établies localement et/ou temporairement sur des frontières communes, les ministres de l’Intérieur des quinze premiers États membres réunis à Rome ont envisagé pour la première fois en mai 2002 la création d’un corps spécial pour la surveillance des frontières extérieures de l’Union. La communication de la Commission du 7 mai 2002 intitulée « Vers une gestion intégrée des frontières Union européenne » souligne cette volonté, et est soutenue par le Conseil européen de Séville en juin 2002. La lutte contre l’immigration clandestine devient une préoccupation majeure des États membres et le SCIFA (Strategic Committee on Immigration, Frontiers and Asylum) constitué de responsables du contrôle des frontières des États membres, est créé. L’objectif était d’aller vers l’établissement d’une agence européenne de gestion des frontières extérieures (FRONTEX) visant à coordonner le contrôle de l’immigration.

De la coopération bilatérale entre les premiers États membres aux frontières internes…
Avec la création de l’espace Schengen, les contrôles migratoires aux frontières internes des États membres se sont déplacés en partie vers les gares, les ports et les aéroports, voire certaines plates formes logistiques ; des unités mobiles composées d’agents policiers des pays limitrophes agissent également de part et d’autre des frontières communes. Ainsi au milieu des années 1990, des opérations ont été mises en exergue au moment des premières suppressions graduelles des contrôles aux frontières internes ; ce fut le cas à la frontière franco-allemande. Depuis, les États membres continuent à se prêter assistance de façon permanente, dans le cadre d’accords bilatéraux, « pour que le contrôle aux frontières soit mis en œuvre de manière efficace ». Mathilde Darley souligne à ce propos que « depuis la disparition, en décembre 2007, de la frontière Schengen entre l’Autriche et la République tchèque, le centre tchéco-autrichien de coopération policière est appelé à jouer un rôle de plus en plus important » (Darley, 2008). La surveillance migratoire s’opère au-delà des limites étatiques avec un redéploiement des contrôles sur le territoire : « la police autrichienne des frontières a le plus souvent reconstitué, à quelques kilomètres à peine des anciens postes frontières, des barrages conduits par des patrouilles volantes, tandis que la police tchèque multiplie les contrôles dans l’ensemble du pays. L’extension, en République tchèque comme en Autriche, des possibilités de détention à des fins d’expulsion des demandeurs d’asile comme des migrants en situation irrégulière apparaît en outre comme une forme de réponse à la disparition du poste frontière comme lieu premier du « tri » des circulations » (Darley, 2008). Des opérations similaires se retrouvent à la frontière franco-italienne, mais aussi dans les régions limitrophes entre l’Allemagne et la Pologne, ainsi que dans le Calaisis où les polices britanniques et françaises s’aident mutuellement pour lutter contre l’immigration dite « irrégulière ».

Dans le cadre de ces coopérations policières transfrontalières et selon le code des frontières Schengen, les garde-frontières peuvent consulter les bases de données informatiques nationales et européennes permettant de vérifier si la personne n’est pas signalée aux fins de non-admission dans le SIS (cf. ci-dessus) ou si elle n’a pas dépassé la durée de séjour maximale autorisée sur le territoire des États membres. De nombreux ressortissants de pays tiers sont ainsi interpellés à la frontière et mis en rétention administrative car ils ne disposent pas de papier en règle alors qu’ils ont en leur possession un titre de voyage pour retourner dans leur pays d’origine. Ces situations, qui s’observent notamment à la frontière franco-espagnole, aux postes d’Hendaye ou de Perpignan (Cimade, 2009), sont liées aux objectifs d’éloignement définis depuis quelques années par le gouvernement français (26 000 en 2008 et à 27 000 en 2009).

… à la gestion « collective » des frontières…
L’association entre les polices européennes a conduit à ce que le contrôle de l’immigration ne s’opère plus uniquement sur la frontière. Ainsi les premières opérations de contrôle coordonnées par le SCIFA avec l’aide de plusieurs États membres, ont été menées de part et d’autre des frontières terrestres de l’Europe centrale, sur les espaces maritimes et de façon simultanée dans les grands aéroports européens. Au cours de l’année 2003, sont donc apparues des coopérations transfrontalières aux noms mythiques tels Ulysse I, Ulysse II, Neptune, etc., s’étendant respectivement entre le détroit de Gibraltar et le détroit de Sicile, entre les îles Canaries et les côtes africaines, et dans la partie centrale et orientale de la mer Méditerranée.

Les pays orientaux et méditerranéens de l’Union sont en effet très attachés à ces coopérations. De par leur situation géographique et la longueur de leurs frontières maritimes, l’Italie, Malte, la Grèce et Chypre disent être les plus sollicités et effectuer les contrôles pour le compte de la plupart des États européens. En mars 2003, la présidence grecque avait proposé quatre critères de partage de la charge du contrôle : la localisation géographique d’un pays, la nature de ses frontières, la pression migratoire et la qualité des contrôles. Mais cette proposition avait plutôt attisé les divisions entre les États membres. De plus, la Commission avait rappelé que chaque État membre était garant financièrement des dispositifs mis en place aux frontières extérieures ; le budget communautaire venant seulement en complément ; or avec le renforcement de l’agence Frontex au cours de ces dernières années, l’aide communautaire est de plus en plus importante.

Enfin comme pour l’espace Schengen au début des années 1990, certains États souhaitent toujours être précurseurs de nouvelles expériences éventuellement transposables ensuite à l’Union européenne (Labayle Henri, 1997 : 124-125). Ainsi le traité de Prüm signé le 27 mai 2005 par l’Allemagne, l’Autriche, le Benelux, l’Espagne et la France semble exprimer ce type d’intention. Cet accord prévoit de faciliter l’échange d’informations, l’emploi d’agents communs pour lutter contre l’immigration « irrégulière » et le renforcement des opérations de contrôles aux frontières des Etats concernés. Mais derrière ces résolutions, peut-être y a-t-il la volonté, moins avouable, de contourner certaines contraintes institutionnelles et démocratiques de l’Union autant que certains de ses membres jugés peu fiables. Pour rappel, au cours des années 1990, l’Italie et la Grèce n’avaient pas été autorisées à faire partie de l’espace Schengen car les premiers pays membres jugeaient leurs contrôles frontaliers peu fiables.

…et à la mise en place de Frontex
Créée en octobre 2004, l’agence Frontex a pour objectifs de renforcer la coordination des contrôles migratoires aux frontières extérieures de l’Union, entre États membres, et de mettre en place des opérations conjointes pour expulser – de façon groupée – des ressortissants de pays tiers. Depuis sa création, le budget de l’agence est en constante augmentation : de 6,3 millions d’euros en 2005, il est passé à 42,2 millions d’euros en 2007 pour atteindre plus de 100 millions d’euros en 2010, cette hausse étant liée au développement des opérations coordonnées par Frontex (cf. tableau ci-dessous).

Chaque État membre met des gardes-frontières à disposition de l’agence, en vue du déploiement des opérations de surveillance prévus par Frontex. Ces interventions qui s’opèrent en mer, aux frontières terrestres et dans les grands aéroports européens, sont de plusieurs types :
– des projets pilotes qui sont des opérations expérimentales très localisées, visant à obtenir des renseignements sur des régions. L’un des objectifs de ces missions est de convaincre les gouvernements européens de mettre à disposition de l’agence des moyens humains et matériels supplémentaires, indispensables à l’organisation d’actions plus ou moins pérennes,
– des opérations conjointes établies pour des durées limitées et reconductibles, qui sont organisées par un État membre et auxquelles plusieurs pays participent,
– des contrôles menés par des policiers de plusieurs États membres au sein d’un ou de plusieurs passages frontaliers (focal points) ; établis sur une période relativement longue, ils permettent à chaque État membre de partager leurs expériences en la matière.

Derrière le développement de cette solidarité entre États membres, l’objectif de l’agence est de créer son propre corps de gardes-frontières (Frontex, 2009a). Selon un règlement de 2007, à la demande d’un pays estimant être confronté à l’arrivée d’un grand nombre d’exilés, Frontex peut déjà déployer une ou plusieurs équipes d’intervention rapide aux frontières (RABIT). La mise en place de ces opérations doit être liée à des situations présentant « un caractère urgent et exceptionnel », toutefois les périmètres géographiques des opérations de Frontex tendent à se pérenniser. À la demande de la Grèce, l’agence a d’ailleurs créé son premier bureau régional dans le port du Pirée (Athènes) en mai 2010, afin d’établir un plus grand nombre d’opérations de surveillance dans la mer Égée. La mise en place d’un réseau de patrouilles côtières permanent pour la frontière extérieure maritime méridionale consent également à renforcer les mécanismes de contrôles.

Les opérations de Frontex révèle une « approche en réseau » (Frontex, 2009b) de toute une chaîne d’acteurs ou/et de dispositifs – à la fois complexes et puissants – dont les tâches initiales n’étaient pas toujours liées à la lutte contre l’immigration « clandestine ». Ainsi, pour mener à bien ses missions, l’agence sollicite des partenaires issus des domaines de la sécurité, de l’immigration et de l’asile, des douanes, des affaires maritimes, des transports, de la technologie et de la gestion de crises. Frontex s’oriente ainsi vers des coopérations de plus en plus étroites avec le Collège européen de police (CEPOL), l’Office européen de police (EUROPOL), l’Organisation internationale de police criminelle (INTERPOL) ou le Centre international pour le développement des politiques migratoires (ICMPD), voire avec l’Agence européenne pour la sécurité maritime (EMSA). L’agence peut aussi solliciter des organisations internationales comme l’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) ou le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés). Dans le cadre d’accords préétablis, elle peut également travailler avec des autorités de pays tiers ; c’est le cas actuellement avec les polices mauritanienne et ukrainienne.

À la vue des moyens employés, le dispositif s’apparente bel et bien à une force militaire de dissuasion. En 2009, Frontex dispose de 25 hélicoptères, 21 avions, 113 bateaux et 475 unités d’équipement (radars, sondes, senseurs, caméras, etc.). Rappelons d’ailleurs que les actions de l’agence ne doivent pas en principe porter atteinte aux droits des réfugiés « et des personnes sollicitant une protection internationale, en particulier en ce qui concerne le non refoulement ». Or des témoignages (Amnesty International, 2008) soulignent que le principe de non refoulement a été mis à mal à bien des reprises. D’ailleurs dans les rapports annuels de l’agence, il n’est nullement fait référence au principe de non refoulement tel qu’il est défini dans l’article 33 de la convention de Genève de 1951.

Entre 2007 et 2009, les nombres de ces vols et les effectifs d’étrangers expulsés sous l’égide de Frontex ont considérablement augmenté (cf. tableau 2), le budget de l’agence destiné à coordonner ces vols est d’ailleurs passé d’un demi-million d’euros en 2005 à plus de sept millions en 2010. Les ressortissants du Nigeria sont les plus concernés par ces opérations : deux vols en 2007 pour une centaine de personnes contre dix-sept vols en 2009 pour plus de huit cents personnes. En 2009, les expulsions groupées vers le Nigeria ont été organisées par l’Autriche (4), l’Italie (3), l’Irlande (2), les Pays-Bas (2), le Royaume-Uni (2) et la Suisse (1) ; à chaque fois, presque tous les États membres ont participé. À noter qu’à partir de 2010, Frontex pourra participer au financement de certains vols et en conséquence acquérir ou louer des avions.

Ce mécanisme de vols conjoints souligne indirectement les difficultés qu’a un seul pays de l’UE à négocier des réadmissions en nombre avec les pays tiers. Et c’est la France dont la politique migratoire s’exprime depuis quelques années par la fixation de quotas annuels à atteindre en matière d’expulsions d’étrangers en situation irrégulière, qui a été en partie à l’initiative de l’organisation de ces charters européens. Ainsi, ces expulsions groupées permettent de décrypter une partie de la mutualisation des moyens qui est en train de s’opérer à l’échelle européenne, et elles soulignent l’établissement de liens – à travers Frontex – entre les grands centres de rétention des différents États membres, notamment ceux qui sont proches des grands aéroports.

3. Une disposition de plus en plus réticulaire des centres de rétention administrative

Les centres de rétention administrative, petits et grands, sont plus ou moins régulièrement distribués dans l’espace de l’Union européenne. Ils reposent sur des dispositifs nationaux juxtaposés qui sont de plus en plus associés aux autres dispositifs décrits précédemment. Par leur position géographique et leur fonction première (maintenir des étrangers dans un espace clos en vue de leur expulsion), ces lieux de confinement sont devenus des éléments clefs, des nœuds importants dans le fonctionnement des coopérations et des réseaux policiers visant à lutter contre l’immigration irrégulière. Ainsi des liens se nouent depuis quelques années au niveau européen pour la mise en place d’opérations de retours conjoints. Aussi les lieux de rétention s’inscrivent dans des processus de territorialisation liés à la présence des frontières et des grandes métropoles où généralement le nombre d’étrangers en situation irrégulière est plus important. À une grande échelle, certains centres de rétention ont également recours à d’autres types de lieux afin que le maintien des étrangers dans les centres soit possible. Par exemple, la zone d’attente de l’aéroport de Roissy – Charles de Gaulle a recours au Tribunal de Grande Instance de Bobigny et à la Cour d’Appel de Paris pour prolonger, le cas échéant, le maintien des étrangers. Il en est de même en Lettonie où l’administration gérant le centre de rétention administrative d’Olaine (à dix kilomètres de Riga) est dans l’obligation de présenter les étrangers au juge, qui décide de prolonger ou non la détention.
Enfin, depuis les années 1990, avec la croissance du nombre de lieux de rétention dans les États membres de l’UE et dans les pays voisins (comme la Libye, la Turquie ou l’Ukraine), les parcours des migrants sont de plus en plus marqués par des périodes d’enfermement, créant ainsi une autre forme de relation entre les centres.

Vers une hiérarchisation des lieux de rétention
L’augmentation du nombre de lieux de rétention administrative est le produit de transformations importantes dans l’organisation des contrôles migratoires au cours des vingt dernières années. Au sein de l’Union européenne, la mise en rétention de nombreux migrants issus de pays tiers agit comme un révélateur des mutations des politiques européennes d’asile et d’immigration.

Dans plusieurs pays, la mise en place des dispositifs repose souvent sur des approches empiriques liées aux circonstances et aux moyens dont disposent les administrateurs, la législation venant ensuite réglementer les centres de rétention administrative qui présentent de nombreuses similitudes. La prolifération de ces centres s’accompagne de l’augmentation des durées de détention, qui dépassent bien souvent le temps nécessaire à la mise en œuvre des expulsions. La carte relative à la durée légale de détention souligne bien la coïncidence des limites des dispositifs de rétention administrative avec les frontières nationales. Ainsi, pour le moment, dans l’Union européenne, les centres de rétention administrative se caractérisent par la juxtaposition de systèmes nationaux. Derrière les objectifs affichés (à savoir la rationalisation de la gestion des migrations), l’institutionnalisation de la détention des migrants vient en réalité soutenir une politique de dissuasion, et criminaliser ceux qu’on désigne comme indésirables. L’arrivée des 124 Kurdes sur l’île de Corse au mois de janvier 2010 illustre assez bien l’accueil que les États européens réservent à celles et ceux qui recherchent une protection.


Dans certains pays européens, la connaissance de ces lieux demeure très lacunaire, tant dans leurs caractéristiques organisationnelles que dans leur fonctionnement. Dans les 27 États de l’Union, les centres de rétention administrative dont le nombre de places est supérieur à dix sont estimés à près de 250 (2009), mais la capacité totale reste indéterminée car on ne connaît que la capacité de 150 d’entre eux, soit près de 32 000 places. À l’échelle européenne, il n’y a pas de données officielles publiques. Les effectifs annuels des « sans-papiers » et des demandeurs d’asile enfermés sont très divers d’un État membre à l’autre. En 2006, ce sont moins d’un millier d’étrangers qui ont été maintenus en Hongrie ou en Lettonie, alors qu’ils ont été plus de 45 000 en Grèce ou en France (Migreurop, 2009 : 67).

À la fin de l’année 1983, le gouvernement français est l’un des premiers en Europe à vouloir établir sur l’ensemble de son territoire des lieux où pourront être pris en charge les étrangers qui pourraient être expulsés. Il prévoit ainsi « des locaux dans des points diffus du territoire afin d’assurer l’hébergement des immigrés immédiatement après la décision [de reconduite] » complétés par « l’implantation de constructions modulaires dans les cinq principaux aéroports de départ des immigrés » (Fischer, 2005). Vingt-cinq ans plus tard, au regard de la carte 3, on peut penser que l’objectif est en partie atteint. Plusieurs centres de rétention administrative sont créés au cours des années 1980. Leurs capacités d’accueil varient aujourd’hui de 30 à 280 places. Dans les années 2000, de nouveaux établissements sont construits et de nombreux locaux de rétention de tailles plus restreintes (2 à 14 places) viennent étayer le premier dispositif. La situation géographique d’un centre à proximité d’un grand aéroport international contribue à augmenter la taille (nombre de places) de ces établissements au sein d’un État ; on pense aujourd’hui aux centres de rétention administrative situés sur la commune du Mesnil Amelot – près de l’aéroport de Roissy Charles de Gaule – avec une capacité totale d’accueil de 380 places. Si tous les centres ne dépendent pas les uns des autres, il est possible d’expliquer des localisations de lieux par d’autres. Leur disposition sur la carte 3 souligne une couverture assez différenciée du territoire de part et d’autre d’une ligne Bayonne – Strasbourg. On distingue différents niveaux de centres :

− des centres liés à la proximité d’un grand aéroport ou port international d’où il est possible de procéder à un grand nombre d’expulsions (Le Mesnil Amelot, Lyon, Marseille),
− des centres dont l’activité est liée à la proximité d’une frontière terrestre interne à l’Union européenne (Hendaye, Lille, Nice, Strasbourg),
− des centres où un grand nombre de demandeurs d’asile relevant du règlement Dublin II sont maintenus comme à Coquelles, centre à proximité de Calais dans lequel une borne Eurodac est installée,
− des centres que nous nommerons « intermédiaires » (Bordeaux, Plaisir, Rennes, Rouen) dans lesquels les migrants sont placés avant d’être conduits vers ceux situés à proximité des grands aéroports,
− et les locaux de rétention permanents et temporaires, généralement aménagés dans des commissariats, où le maintien n’est possible que durant les premières 48 heures de la rétention.

Il semble à cet égard que les centres de rétention ont tendance à devenir des éléments hiérarchisés, c’est-à-dire des objets dont la taille varie de façon importante. Ainsi, une partie des étrangers passent par des centres de niveau inférieur (en taille) avant d’être conduits dans des lieux plus grands où la police tente d’organiser leur expulsion. Par exemple en 2008, selon la Cimade (2009), 23 % des personnes retenues à Calais ont été transférées à Lille ; et 155 des 767 étrangers retenus du CRA de Plaisir (soit 20 %) avaient été maintenus auparavant dans un local de rétention administrative (LRA).

À l’échelle européenne, tous les lieux d’enfermement ne sont pas interdépendants entre eux. Les grands centres de rétention entretiennent toutefois des relations étroites dans le cadre des expulsions groupées mises en place par Frontex (cf. ci-dessus) et ont nécessairement des liens avec les autres dispositifs. Par exemple, les autorités des centres peuvent solliciter un ou plusieurs officiers de liaison pour faciliter l’exécution d’une mesure de reconduite à la frontière.

Des parcours migratoires marqués par des passages dans différents centres
De nombreux étrangers sont amenés à transiter dans plusieurs lieux de détention avant d’être renvoyés vers leur pays d’origine ou de voir leur demande d’asile instruite par un des États membres. Il y a aussi celles et ceux qui sont maintenus dans différents centres avant de poursuivre leur parcours dans l’Union européenne (avec ou sans autorisation de séjour). Ainsi les vies des migrants sont de plus en plus marquées par ces périodes de rétention, avec des attentes allant de quelques jours à quelques mois, voire de plusieurs années. Au regard des parcours migratoires, les passages en rétention peuvent s’opérer soit de manière continue, par exemple dans le cadre d’une procédure de réadmission entre États, soit de façon discontinue, à la suite de plusieurs arrestations dans un ou plusieurs États, membres ou voisins. Les témoignages qui suivent permettent d’illustrer ces deux processus qui se développent depuis quelques années dans l’Union européenne et ses pays voisins.

Un jeune Palestinien rencontré le 17 décembre 2009 dans le commissariat de Famagousta (Larnaka), raconte qu’il est originaire de Gaza et a été maintenu pendant un an dans une prison israélienne. Après avoir réussi à quitter son pays, il dépose une demande d’asile à Chypre le 2 juin 2009. Le titre de séjour dont il dispose l’autorise à aller temporairement dans la partie nord de l’île ; il souhaite y retourner pour chercher des effets personnels qu’il a laissés lors de son passage. À son retour, la police chypriote turque considère que ses papiers ne sont pas en règle, et le place en prison pendant vingt jours, une nouvelle détention qu’il considère bien plus difficile que celle vécue auparavant en Israël. Il est ensuite renvoyé vers Istanbul et maintenu pendant cinq jours dans le centre de l’aéroport international d’Atatürk. Il précise qu’il a été battu à plusieurs reprises par les policiers turcs qui cherchaient à connaître le pays par lequel il avait transité auparavant. Il est alors expulsé vers Damas où il passe trois jours ; les autorités syriennes décident de le renvoyer vers Larnaka le 19 septembre 2009. À son arrivée sur l’île, il est placé dans le commissariat de Famagousta (Larnaka)..

Cette situation et d’autres entretiens consignés lors de notre séjour à Chypre montrent que de nombreux parcours migratoires sont marqués par des périodes d’enfermement, de part et d’autre des frontières extérieures de l’Union, avec des attentes allant de quelques jours à quelques mois voire à plusieurs années. D’autres étrangers sont maintenus uniquement dans des centres de rétention de l’UE, par exemple au moment du franchissement d’une frontière terrestre, entre la Turquie et la Bulgarie, ou l’Ukraine et la Slovaquie. Il y a également ceux qui, après avoir traversé la Méditerranée, arrivent sur le territoire européen à bord d’embarcations et sont conduits dans des camps fermés sur les îles de Malte, de Lampedusa ou de Sicile. « En Italie, beaucoup de demandeurs d’asile ont passé une partie de leur procédure dans des centres fermés. Plusieurs témoignages soulignent qu’ils sont marqués par ces premières conditions d’« accueil ». La détention entraîne chez eux la volonté de poursuivre leur migration vers un autre Etat européen avec l’espoir d’un meilleur accueil » (CFDA, 2008). C’est le cas d’exilés présents dans le Calaisis et maintenus dans le centre de rétention de Coquelles. Au mois de juin 2008, un Vietnamien arrêté à Calais et débouté de sa demande d’asile en République tchèque racontait avoir passé six mois en prison (CFDA, 2008). Les régimes stricts de sécurité appliqués aux étrangers maintenus dans les centres fermés en République tchèque (où la durée de détention maximale est de 6 mois) font d’ailleurs qu’ils définissent ces lieux de détention comme des prisons (Parlement européen, 2007).

Enfin dans certains pays, comme la Pologne ou la Grèce, des demandeurs d’asile vivent dans des conditions matérielles difficiles, et en l’absence de nouvelles à leur dossier, ils poursuivent leur route migratoire vers d’autres pays européens. Lorsqu’ils sont contrôlés, ils peuvent être placés en rétention et l’État peut demander leur réadmission au pays qui a commencé à instruire leur demande d’asile (CFDA, 2008). A leur retour, certains pays comme la Lituanie ou Chypre placent les requérants dans des lieux de rétention, le temps que l’administration concernée apporte une réponse.

Les périodes d’enfermement qui rythment de plus en plus ces mobilités sont parfois lourdes de conséquences, car elles fragilisent la vie des familles avec de jeunes enfants, et plus généralement toutes les personnes dites « vulnérables » (malades, etc.), y compris les demandeurs d’asile que leur statut devrait pourtant protéger…

Conclusion
En matière d’organisation des contrôles migratoires, la figure du réseau – ensemble de dispositifs interconnectés et gérés de manière centralisée tantôt à une échelle locale mais souvent plus large – tend à s’imposer. La façon dont sont disposés les instruments et les lieux de contrôle nous conduit à penser qu’il n’y a plus aujourd’hui, dans les parcours des migrants, un seul moment qui ne soit pas affecté par un de ces dispositifs.
Des pratiques inscrites depuis longtemps dans le monde de la fiction sont en train de devenir la norme. Ainsi avec les nouveaux passeports et les importants réseaux high-tech (EURODAC, SIS II, VIS, etc.) où la biométrie tient une place croissante, les États européens confirment leur volonté de placer certaines populations immigrées sous haute surveillance, en se donnant les moyens de les renvoyer plus facilement. L’empreinte digitale (ou l’iris de l’œil) sont autant d’éléments que les méthodes d’identification biologique utilisent (ou envisagent d’utiliser) pour lutter contre l’immigration clandestine.
Les nouvelles dimensions réticulaires qu’impliquent les contrôles migratoires européens aux frontières, reposent également sur la collaboration avec les pays d’origine et de transit. Ainsi la gestion de la frontière est de plus en plus amenée à évoluer selon les mobilités des personnes. Les agents de liaison ont renforcé mutuellement leurs actions, conférant à leur réseau une importance croissante dans les politiques migratoires européennes. Il en est de même de l’agence Frontex dont les opérations confortent l’idée d’une mutualisation permanente des dispositifs de contrôle des États membres.
Enfin le développement des centres de rétention administrative est de plus en plus important. Il dépasse les frontières de l’Union et souligne l’émergence d’une territorialité en réseaux. Dans ce semis de lieux, les grands centres peuvent être vus comme des « centres nodaux » susceptibles de mettre en correspondance, lors d’opérations de contrôles ou de retours conjoints, les autorités de plusieurs États membres.
Par peur de se voir envahir par des hordes de migrants « irréguliers », les gouvernements européens ne cessent d’établir de nouveaux modes de contrôle, engendrant d’importantes mutations des frontières de l’Union. Ainsi, tous ces dispositifs sont en train de conduire à une remise en cause profonde du modèle traditionnel de la frontière avec le développement d’une logique de réticulation à grande échelle, leurs agencements faisant parfois perdre à la frontière de l’Union son évidence immédiate. C’est donc tout un ensemble de dispositifs de contrôle qui sont de plus en plus interconnectés et réunis par leurs échanges d’informations ou de personnes lors des mesures d’expulsions. Mais ce maillage complexe conduit à mettre en porte-à-faux les grands principes de plusieurs conventions internationales auxquels les États européens ont adhéré, et à bafouer les droits de nombreux migrants (Migreurop, 2009). Ces évolutions existent également dans d’autres régions du monde (Australie, États-Unis, etc.). Dans cette spirale de contrôles, les pays riches en arrivent à oublier que le durcissement de la législation en matière d’asile et d’immigration est le principal moteur des migrations clandestines.

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Ce Travail a été réalisé dans le cadre du programme Terrferme Les dispositifs de l’enfermement. Approche territoriale du contrôle politique et social contemporain. Programme ANR (Réf. : ANR-08-JCJC 2008-0121-01) avec le financement Conseil Régional d’Aquitaine (Réf. : 2010407003)