BIBLIOLENTEUR

THIERRY PAQUOT

Institut d’Urbanisme de Paris
Philosophie
th.paquot@wanadoo.fr

 

Télécharger l'article

Qui dit « lenteur » à un libraire s’entend répondre immédiatement « Milan Kundera ». En effet, le romancier d’origine tchèque a publié en 1995 un roman, le premier qu’il ait écrit directement en français, intitulé justement La lenteur (Paris, Gallimard). Ce bref texte entremêle les destins de deux personnages de siècles différents, un contemporain qui se rend dans un château à un colloque d’entomologiste et un libertin du XVIIIe siècle, Vivant Denon. La lenteur protège la mémoire, c’est dire si pour le romancier, « le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » Dès les premières pages, l’auteur indique son parti pris : « la vitesse est la forme d’extase dont la révolution technique a fait cadeau à l’homme. » Il se souvient d’une Américaine qui ne cessait d’évoquer l’orgasme, aussi note-il : « Le culte de l’orgasme : l’utilitarisme puritain projeté dans la vie sexuelle ; l’efficacité contre l’oisiveté ; la réduction du coït à un obstacle qu’il faut dépasser le plus vite possible pour arriver à une explosion extatique, seul vrai but de l’amour et de l’univers. » Il s’inquiète alors de la perte du « plaisir de la lenteur » et la jouissance qu’il procure. Il regrette la disparition du flâneur, du fainéant, de l’oisif, de ces personnages qui savaient profiter de l’instant, de l’imprévu, du temps qui s’écoule et dont on mesure la liquidité… Ce texte est un roman, c’est-à-dire une fiction, d’autres sujets y sont abordés à travers diverses saynètes mêlant deux ou trois personnages, il sera illusoire de lire cet ouvrage pour disposer d’une analyse complète de la lenteur. On y trouve des considérations sur l’amour, le désir, le vieillissement, le savoir, la vie moderne, le colloque, etc.

Pour qui veut cerner le thème de la lenteur il convient de se reporter à l’ouvrage de Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur (Paris, Payot, 1998). « La lenteur, avoue-t-il, c’était, à mes yeux la tendresse, le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables. » Cet art de vivre qu’il associe à cette vitesse particulière – la lenteur – qui exclut la rapidité , il va le décliner en situations et attitudes : la flânerie, l’écoute, l’ennui, le rêve, l’attente, l’écriture, le vin, la modération. Il n’oublie pas un court plaidoyer pour un « urbanisme retardataire », qui « sans entraver la libre circulation des personnes et des marchandises » permet « de demeurer dans les lieux avec lesquels nous nous sentons en bonne intelligence. » Il apprécie les « choses simples », comme la grasse-mâtinée, le ralenti, l’apéro, le repos… Il ne mentionne pas la sieste ! Grave erreur ! Mon petit livre, L’Art de la sieste (Paris, Zulma, 1998, nouvelle édition augmentée, 2008) étant paru la même année, nous avons partagé plusieurs émissions de radio et de TV et constatés nos points communs (le temps est une gourmandise qui exige un gourmet et non pas un baffreur) et aussi nos petites divergences (je considère que certaines activités doivent être effectuées le plus vite possible afin d’obtenir des lenteurs « pleines », comme un gros pain croustillant, ce qui n’exclut pas alors le recours à la vitesse, que je ne diabolise pas systématiquement sachant qu’il faut jouer sur elle et avec elle pour se débarrasser d’une tâche sans grand intérêt ou différer la réponse à un mail ou le visionnage d’un dvd, aller vite maintenant pour ralentir à un autre moment, finalement ruser avec les rythmes du temps…). J’ai par la suite continué à examiner les rythmes et les temporalités, aussi bien des humains que du monde vivant. Dans Le Quotidien urbain. Essais sur les temps des villes (postface d’Edmond Hervé, Paris, La Découverte, 2001), en compagnie de Patrick Baudry, Michel Lussault, Jean-Yves Boulin, Jean Chesneaux, etc., nous vantons la diversité des temporalités urbaines qui, justement, offrent aux citadins une certaine latitude dans l’organisation du temps et donc la possibilité de flâner, paresser, s’arrêter… Je décris le temps qui prend son temps dans Éloge du luxe. De l’utilité de l’inutile (Paris, Bourin-éditeur, 2005, repris en poche, chez Marabout en 2006), propose d’enrichir l’écologie en la temporalisant dans Petit manifeste pour une écologie existentielle (Paris, Bourin-éditeur, 2007) et dénonce le tourisme comme le refus d’admettre (et d’apprécier) le temps local, le temps des autochtones, le temps des autres chez eux, dans Le Voyage contre le tourisme (Paris, Eterotopia/France, 2014).

Les bestsellers internationaux sur ce sujet sont signés Carl Honoré, un journaliste canadien, né en 1967 en Écosse, propagandiste du slow dans ses diverses manifestations (la vie du couple, la sexualité, l’éducation des enfants et leur quotidien, l’alimentation, les relations à autrui, la recherche,…), il est l’auteur d’Éloge de la lenteur. Et si vous ralentissiez ? (traduction française, Paris, Marabout, 2005) et de Lenteur, mode d’emploi (traduction française, Paris, Marabout 2013). À compléter par La Dictature de l’urgence de Gilles Finchelstein (Paris, Fayard, 2011), Trop vite ! de Jean-Louis Servan-Schreiber (Paris, Albin Michel, 2010) et Architecture d’urgence (Maison des Arts de Malakoff, diffusion Presses du réel, 2015) avec des contributions de Patrick Bouchain, Sébastien Thiéry, Bruce Bégout, etc., j’y ai publié « Pour une critique de la précipitation ». S’informer sur les deux mouvements nés en Italie, slow food (1986, voir le site www. slowfood.fr) et slow città (1999, voir le site www.cittaslow.org) complète et actualise les livres d’Honoré, on lira de Carlo Petrini, slow food, manifeste pour le goût et la biodiversité (traduction française, Yves Michel, 2005) et son portrait par Véronique Maurus (Le Monde, 27 novembre 2002), le dossier que lui consacre Courrier International (n°738/739, du 23 décembre 2005 au 5 janvier 2005), celui de la revue Études titré « À nos lenteurs ! » (tome 02, 2/2005, dont un excellent papier sur le yoga comme apprentissage d’une respiration lente salutaire au bien-être), les articles de Paul Ariès, Xavier Bonnaud, Pierre Lucot, Thierry Paquot et quelques autres dans le dossier « Ralentir la vi(ll)e » (Le Sarkophage, n°1, avril/juin 2010), l’enquête de Sophie Chapelle, « Ciitàslow, des villes où il fait bon vivre » (Urbanisme, n°381, novembre/décembre 2011), l’article synthétique de Christophe Rymarski, « Ralentir, et vite ! » (Sciences Humaines, n°239, 7/2012), et les reportages que les magazines Moins (en Suisse), Kairos (en Belgique), Le Journal de la Décroissance, Silence, L’Écologiste, Terra Eco et les sites, Basta !, Friture Mag et Reporterre, dédient à la lenteur, d’une manière ou d’une autre, avec de nombreux exemples… sans oublier le dossier « Changer de rythme » de la revue Esprit (décembre 2014) avec des articles de Sandra Mallet, Luc Gwiazdzinski, Michel Lussault, Alice Béja et Thierry Paquot et le dernier numéro d’Entropia, « Éloge du présent » (n°16, 2015, Lyon, Parangon) dans lequel j’explore les no man’s time. L’organisation du travail et des modes de vie s’en préoccupe aussi, on lira : Slow down. Prenez le temps de vivre de John Hapax (Paris, Eyrolles, 2003) ; Le slow management : éloge du bien-être au travail, de Loick Roche, John Sadowsky et Dominique Steiler (Grenoble, PUG, 2010) ; Slow Management. Entreprendre la transition, sous la direction de Claudio Vitari (paris, Pearson, 2013), Slow attitude ! Oser ralentir pour mieux vivre, par Sylvain Menétrey et Stéphane Szerman (Paris, Armand Colin, 2013). Et le numérique ? Y a-t-il une cyber-lenteur ? À dire vrai les dataphiles s’enthousiasment pour la rapidité du traitement des données et pour la possibilité d’aller encore plus vite en visant l’immédiateté et l’ubiquité. Sur les effets du « tout numérique », trois ouvrages salutaires sont à recommander : L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, par Cédric Biagini (Paris, Éditions de l’Échappée, 2012), La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, par Éric Sadin (Paris, Éditions de l’Échappée, 2015) et Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, par Sherry Turkle (traduit de l’anglais par Claire Richard, Paris, Éditions l’Échappée, 2015). Les trois auteurs s’accordent sur la nécessité de prendre la juste mesure du temps, que son homogénéisation va à l’encontre de sa richesse existentielle. Le « tout numérique » attribue à chaque acte communicationnel, par exemple, une temporalité-type qui réduit l’heure à soixante minutes semblables alors même qu’elles ne sont pas identiques…

Comme pour de nombreux auteurs « branchés » la lenteur serait le contraire de la vitesse, ce qui n’est qu’une façon de voir et ressentir la question, puisque la lenteur est aussi une vitesse, je propose quelques ouvrages qui, en creux, en négatif, de leur objet d’étude, contribuent à penser aussi la lenteur. L’Invention de la vitesse. France, XVIIIe-XXe siècle, par Christophe Studeny (Paris, Gallimard, 1995), dont le premier chapitre s’intitule « Épaisseurs de la lenteur », expose les évolutions des techniques de déplacements qui reposent sur la vitesse. La Littérature du métal, de la vitesse et du chèque de 1880 à 1930 de Jacques Nathan (Paris, Didier, 1971), relate comment les écrivains et artistes s’enthousiasment pour l’accélération au point de caractériser leur époque de « moderne », car « rapide », « efficace », « enivrante », ce qui n’empêchent pas des bourlingueurs, tel Blaise Cendrars, de regretter le juste pas :

« Ces banlieusards ne sont pas heureux. Que de soucis sur les visages, autant que de cors aux pieds. Ils peuvent courir pour attraper leur métro en se bousculant et même sauter dans leur train en marche, mais ils ne savent plus marcher, flâner, s’arrêter, respirer. Trop de hâte. Ils ne s’appartiennent plus. Ils dépendent d’un horaire. »

Littérature et progrès. Vitesse et vision du monde, de Claude Pichois (Neuchâtel, La Baconnière, 1973) accompagne la popularisation du train, du vélo, de la voiture et l’avion dans les romans, poèmes et essais d’écrivains ravis d’aller plus vite et ainsi d’énergiser leur existence. Tous ne sont pas conquis, un philosophe comme Alain, sans dédaigner la vitesse, se contente d’une allure tranquille et un Valéry Larbaud se refuse à perdre du confort en allant trop vite ! Ouvrage passionnant qui analyse la perception et la représentation de la vitesse mécanique au tournant des XIXe et XXe siècles, en France, Italie (l’on connaît les Futuristes), Espagne, Grande-Bretagne. Valéry Larbaud publie « La lenteur », qu’il offre à Paul Morand, dans La Revue Belge (Tome II, n°3, mai 1933), confirmant ainsi la dromophilie de l’auteur de L’Homme Pressé (Paris, Gallimard, 1941), or dans Papiers d’identité (Paris, Grasset, 1931) son rapport au temps semble plus contrasté, certes il apprécie la vitesse, sans toutefois rejeter la plaisir d’un temps ample, long, paresseux. Néanmoins, il œuvre à une esthétique de la vitesse comme en témoigne une écriture jazzée, une intrigue discontinue, des instantanés… Un exemple ? « Le jour tomba, mort. »(Fermé la nuit, Paris, Gallimard, 1923). Pour Paul Morand, la littérature « doit surtout être un moyen de locomotion international, le plus perfectionné, le plus aérien », il annonce la fin des lourds romans en plusieurs tomes et l’arrivée de textes brefs au style quasi-télégraphique, à l’instar du parler urbain. On lira avec grand intérêt sur cette thématique : La littérature Art déco. Sur le style d’une époque, de Michel Collomb (paris Méridiens Klincksieck, 1987). Pär Bergman consacre sa thèse (Modernolatria et Simultaneità. Recherches sur deux tendances de l’avant-garde littéraire en Italie et en France à la veille de la première guerre mondiale, Upsala, Svenska Bokförlaguet, 1962) à cette fascination de la vitesse et de la machine comme preuve irréfutable de la modernité.

Les partisans de la vitesse pour la vitesse dénigrent la lenteur source d’ennui, ils doivent se plonger dans L’ennui ordinaire, de Véronique Nahoum-Grappe (Paris, Astral, 1995), pour mieux en saisir les ressorts et comprendre qu’une vitesse banalisée, normalisée, intégrée, ne traduit plus une prouesse technique, un « progrès » décisif, mais le simple respect d’une habitude. Cet ouvrage prolonge l’impressionnant travail de Guy Sagnes, L’ennui dans la littérature française de Flaubert à Laforgue, 1848-1884 (paris, Armand Colin, 1969) qui explore les évolutions de cette notion en liaison avec les « progrès » techniques et les manières d’être au monde. Car, il existe divers ennuis… Les ouvrages du sociologue allemand, Hartmut Rosa, relèvent également de cette bibliographie Accélération. Une critique sociale du temps (2005, traduction française, Paris, La Découverte, 2010) et Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (2010, traduction française, Paris, La Découverte, 2012). Ils ne doivent pas occulter, les travaux plus anciens de Paul Virilio (L’art du moteur, Paris, Galilée, 1993 ; La Vitesse de libération, paris, Galilée, 1995 et Le Futurisme de l’instant. Stop-Eject, Paris, Galilée, 2011) et d’Helga Nowotny, Le Temps à soi. Genèse et structuration d’un sentiment du temps (1989,traduction française, Paris, Éditions de la MSH, 1992), remarquable méditation sur le temps qui mobilise la neurophysiologie, les gender studies, l’histoire, l’organisation du travail et les petits plaisirs des instants ordinaires…

Bonne lecture…lente !