« L’HOMME PRESSE : IMPACTS ET PARADOXES SOCIO-SPATIAUX »

Compte-rendu du douzième colloque de l’association Doc’Géo 9 et 10 octobre 2014, Université Bordeaux Montaigne

PIERRE-LOUIS BALLOT

Université Grenoble Alpes
Géographie
pierre.louis.ballot@hotmail.fr

 

ROMAN ROLLIN

Université Bordeaux Montaigne
Géographie
roman.rollin@etu.u-bordeaux3.fr

 

Télécharger l'article

Ce compte-rendu présente une synthèse des communications réalisées lors du douzième colloque de l’association DOC’GEO, dont le thème portait sur « L’homme pressé : impacts et paradoxes socio-spatiaux ». Le colloque a eu lieu les 9 et 10 octobre 2014 à la Maison des Suds située sur le site de l’Université Bordeaux Montaigne.

Pour rappel, l’association bordelaise des doctorants et masters en sciences de l’espace et du territoire (association DOC’GEO) organise chaque année depuis 2003 un colloque pluridisciplinaire, dont le but est de permettre aux étudiants de master, aux doctorants et aux jeunes docteurs de présenter leurs travaux et d’échanger autour d’un thème émergent dans le champ des sciences de l’espace.

L’objectif du colloque organisé en 2014 est de questionner le couple rapidité/lenteur. Il s’agit d’analyser comment ces deux rythmes, traditionnellement opposés, peuvent s’articuler dans la société actuelle. La thématique du slow et du fast suscite depuis une dizaine d’années de nombreuses interrogations, à la fois au sein de la société mais également dans le domaine scientifique. Le colloque s’inscrit dans le contexte de cette actualité sociale et scientifique.

Afin d’illustrer la richesse et l’actualité de cette thématique, et de mobiliser plus largement étudiants et chercheurs, des manifestations scientifiques et culturelles ont également été organisées en parallèle du colloque. Parmi ces manifestations, figuraient la visite à Ambarès et Lagrave (Gironde) du recyclorium, une association dont l’objectif est de collecter et de valoriser les objets dont les citoyens souhaitent se débarrasser ; une conférence autour du slow food animée par Paul Le Mens, ingénieur en science des aliments, qui a donné lieu à une dégustation autour du pain ; une exposition de photographies portant sur le thème du colloque ou encore la tenue de trois siestes musicales animées par Guillaume Laidain, artiste plasticien sonore. Un café géographique sur le thème du Chercheur pressé a également été organisé, avec pour invité Mathieu Van Criekingen, enseignant-chercheur au Laboratoire de géographie humaine de l’université libre de Bruxelles et membre de l’Atelier des Chercheurs (LAC) de Bruxelles. Celui-ci a expliqué pourquoi, face aux pressions institutionnelles, il souhaite prôner une désexcellence des universités.

Le colloque s’est décliné en trois ateliers d’une demi-journée. Le programme détaillé du colloque est disponible en annexe du compte-rendu.

Ouverture du colloque

Après un discours d’ouverture de l’ancien président de l’association, Pierre-Amiel Giraud, l’invitée d’honneur, Sandra Mallet, maître de conférences en urbanisme, ouvre le débat. S’interrogeant sur les recherches portant sur la vitesse et les temporalités en sciences humaines et sociales, elle met en lumière l’enjeu de ce colloque ainsi que l’état des recherches dans ce domaine. Mireille Diestchy, doctorante en sociologie, propose ensuite une première lecture du couple vitesse/lenteur à travers la question des mouvements slow.

Sandra Mallet commence par pointer que, si le temps est un sujet d’actualité autour duquel s’anime un réel débat, notamment au sein de la société civile (travail le dimanche, articulation entre temporalités personnelles et professionnelles), il n’existe pas de discipline universitaire qui aurait érigé le temps en objet central, contrairement à l’espace. Cependant, elle note une évolution des études sur les temporalités. Dès les années 1970, le sociologue William Grossin fonde sa pensée sur l’importance de l’étude des interactions temporelles. L’urbaniste et philosophe Paul Virilio s’inquiète des dangers de la dictature de la vitesse et prône une étude des effets de la vitesse appelée dromologie. Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa construit une théorie de référence sur l’accélération du temps. Parallèlement à ces travaux, des recherches fondatrices sur les liens entre temps et espace sont élaborées. Dans les années 1970, des géographes suédois posent les principes fondateurs de la time geography, qui s’intéresse notamment à la spatialisation des budgets-temps. Plus tard, sous l’impulsion des sociologues Henri Lefebvre et Catherine Régulier, se développe une approche plus sensible, nommée rythmanalyse, s’intéressant moins au temps chronométrique et aux analyses quantitatives qu’aux dynamiques rythmiques, successions, temps forts et temps creux. Enfin, le constat d’une reconfiguration des temporalités traditionnelles par les transformations des modes de vie, l’éclatement de la ville traditionnelle et la généralisation de l’urbain a notamment amené la création de politiques urbaines spécifiques : les politiques temporelles. Ces politiques ont émergé en particulier sous l’impulsion des recherches italiennes amorcées dans les années 1980 au Politecnico di Milano. Des théories sur les temps urbains y ont été développées, afin d’améliorer la gestion des temps des citadins. Elles ne présentent aucun lien explicite ni avec la time geography suédoise, ni avec la rythmanalyse développée par Henri Lefebvre et Catherine Régulier.

Mireille Diestchy interroge les mouvements slow à partir de l’œuvre de Michel Foucault et de sa conception du pouvoir. Elle montre comment la gestion du temps devient centrale dans nos sociétés. Selon elle, il faut concevoir le pouvoir non pas comme répressif, mais comme relationnel, tel que le suggérait le philosophe. Les individus ne sont pas seulement les jouets d’un pouvoir qui serait répressif, ils en sont aussi les relais. Elle opère un recentrage de l’individu au cœur des relations de pouvoir et permet ainsi de concevoir des points de résistance face à un certain régime de vérité qui régule les pratiques et les normes. Les mouvements slow peuvent alors être conçus comme un point de résistance face à une certaine norme de vécu et d’usage du temps, en proposant une autre manière d’organiser les temps quotidiens. Elle fait également appel à la notion foucaldienne de dispositif. Celle-ci est conçue comme un certain régime de vérité historiquement et socialement situé, s’imposant tant aux dominants qu’aux dominés. Considérer cette notion de dispositif permet de replacer l’individu au centre des analyses. Mireille Diestchy parle d’un dispositif rythmique non seulement répressif, mais aussi producteur, créateur de pratiques et de normes. Dans cette optique, le slow est une éthique de résistance face à un certain dispositif de pouvoir. Ce décalage avec la norme temporelle peut être conçu comme une aspiration à une prise de pouvoir, à maîtriser son propre temps et à fixer ses propres rythmes. Cette prise de conscience des dégâts de l’accélération des temporalités a aussi mené, à un niveau individuel, à l’émergence de plusieurs points de résistance au sein des mouvements slow. Selon Mireille Dietschy, l’éthique slow rejette la norme temporelle d’optimisation de la gestion du temps. Une manifestation possible de cette éthique slow se donne à voir dans l’adoption de rythmes décalés, voire à contre-courant des temps collectifs contemporains. Elle consiste à s’extraire des flux temporels, pour redonner plus de place au temps de la réflexion. Que ce soit au niveau des recherches, de la gestion des villes, ou au niveau individuel, la question temporelle prend une place toujours plus centrale.

Les intervenantes se retrouvent ainsi sur deux points. D’une part, elles portent l’idée que la question temporelle est fondamentale dans nos sociétés. D’autre part, elles soulignent le souci actuel de mieux gérer les temps quotidiens. Deux principales pistes de réflexion ressortent de l’ouverture de ce colloque. D’une part, Sandra Mallet conclut sur l’inextricable relation pouvant exister entre l’espace et le temps. Dans les théories sur le passage de la ville à l’urbain, la question du temps est omniprésente. L’éclatement des villes entraîne un développement des flux à l’origine d’un nouvel ordre spatial mais aussi temporel où les limites traditionnelles sont brouillées. Cette nouvelle donne implique de revoir nos conceptions des villes et d’intégrer la dimension temporelle dans les études sur l’espace. Pour Mireille Diestchy, si l’éthique slow permet de s’extraire de certaines normes d’usage du temps et de maîtriser des temps autodéterminés, elle s’inscrit dans un autre jeu de pouvoir. Ces nouvelles relations de pouvoir prennent deux formes : le gouvernement de soi, non plus par les rythmes mais par la modération des besoins, et la responsabilisation par une incorporation des enjeux de durabilité et de souci de l’environnement dans ce nouveau gouvernement de soi. Une norme temporelle ne s’instaure pas sans résistance et sans l’adoption de normes à contre-courant de la norme dominante. Bien loin d’être antinomiques, les notions de vitesse et de lenteur sont articulées par des logiques de conflits.

Atelier 1 : Rien ne sert de rouler, il faut partir à pied ?

Le premier atelier du colloque, animé par André-Frédéric Hoyaux, maître de conférences en géographie, interroge le couple vitesse/lenteur en lien avec l’usage des différents modes de transport.

Dans sa communication intitulée « La vitesse n’est que lenteur : l’exemple de l’automobilisme », l’historien Etienne Faugier rappelle que vitesse et lenteur ne sont pas forcément en constante opposition, mais peuvent s’articuler de manière parfois complexe. Si l’automobile s’est imposée au fil des décennies comme un mode de transport rapide, c’est grâce notamment au « long développement systémique » qui l’a accompagnée, qu’Etienne Faugier appelle « l’automobilisme ». Celui-ci comprend le développement et l’entretien des routes, l’apprentissage d’une culture automobile par les individus ainsi que l’éclosion progressive des pratiques de mobilité permises par l’automobile. Ces trois éléments, une fois mis en œuvre, permettent de faire usage de la vitesse. Dans une approche comparée, Etienne Faugier montre en quoi le développement de l’automobilisme s’est fait de façon différente entre le département du Rhône et la région de Québec. Ces différences s’expliquent par des motifs politiques, économiques (souci de rentabilité avec les dépenses effectuées), culturels (oppositions à l’avènement de l’automobile), mais aussi climatiques (hivers rigoureux dans la région de Québec, qui ont parfois freiné la construction et l’entretien des routes). Dans les deux cas, ce développement a eu lieu de façon relativement lente. Si l’automobile va vite, c’est avant tout parce qu’elle est structurée autour d’un système cohérent composé d’une infrastructure viable et entretenue, d’une culture et d’une normalisation instituées graduellement et de pratiques de mobilité progressivement adoptées par les individus.

Dans sa communication intitulée « De la gestion du temps et des nouvelles temporalités chez les personnes en situation de mobilité quotidienne : l’exemple des navetteurs de la ligne TGV Lille-Paris », Pierre-Louis Ballot, étudiant en géographie, souligne que l’utilisation quotidienne des moyens de transport à grande vitesse entraîne chez les individus concernés une nouvelle évaluation et perception du temps. Il étudie la construction territoriale dite « affective » de Paris chez les personnes résidant en province et s’y rendant quotidiennement en train pour des motifs professionnels. L’utilisation quotidienne du TGV développe chez certains individus une sensation de lenteur lorsqu’ils empruntent d’autres modes. Cela peut entraîner un nouveau type de perception spatio-temporelle, que l’intervenant qualifie de « confusion des métriques ». Il apparaît nécessaire pour les individus enquêtés d’avoir du « temps devant soi » pour décompresser et se détendre de la journée de travail à Paris avant de regagner le domicile situé à Lille. Un temps de transport élargi devient ainsi une ressource que le navetteur utilise au mieux afin d’articuler la transition entre les deux espaces qu’il pratique quotidiennement.

Bien que différentes dans leur approche, ces deux communications n’en sont pas moins complémentaires pour s’intéresser à la question des temporalités dans le domaine des transports. Car si la première communication, à partir de l’exemple de l’automobile, porte sur le développement des modes de transport, la deuxième se penche sur les pratiques de mobilité des individus à travers l’usage des transports en commun. Dans les deux cas, il apparaît que vitesse et lenteur semblent indissociables en ce qui concerne la question des transports. Pour s’imposer comme un moyen de transport rapide, l’automobile a requis un développement relativement long. On voit alors en quoi l’utilisation quotidienne d’un mode de transport rapide tel que le TGV est susceptible d’entraîner chez les personnes un sentiment de lenteur lorsqu’ils empruntent d’autres modes de transport.

Atelier 2 : Le temps comme ressource stratégique. Entre projets et politiques.

Lors du second atelier du colloque animé par Maurice Goze, professeur en urbanisme, les intervenants évaluent le temps comme ressource stratégique, notamment pour les politiques publiques. Une question fondamentale s’impose : pour qui le temps constitue-il une ressource stratégique ? Autrement dit, qui maîtrise le temps ?

Les trois communicants de cet atelier se sont entendus sur l’idée qu’à l’origine de la modification contemporaine des temporalités existe un même phénomène : la mondialisation. Ils ont donc interrogés les impacts de celle-ci sur les temporalités.

La communication de Jean Grosbellet, doctorant en aménagement et urbanisme, intitulée « Vers la « ville citron », reflet d’un urbanisme pressé », part de l’hypothèse que les villes s’urbanisent autant spatialement que temporellement, que l’espace génère des temporalités, et que ces temporalités, en retour, façonnent l’espace. Sous l’effet de la mondialisation, les villes luttent afin d’être attractives, ce qui engage des mutations profondes. La mondialisation génère un processus d’accélération socio-temporel et spatial. D’un côté, l’accélération sociale du temps entraîne une transformation de plus en plus rapide de l’espace. D’un autre côté, les villes sont constamment engagées dans une multitude de transformations afin de rester attractives. La ville se retrouve alors prise dans des rythmes effrénés. Jean Grosbellet avance l’idée de ville pressée ou « ville citron ». Il s’appuie sur l’exemple de Bordeaux qui s’est engagée dans une course à l’attractivité, ce qui se traduit par la généralisation de pratiques de benchmarking, c’est-à-dire d’évaluation et de classement des meilleures pratiques. Cela entraîne une tendance au mimétisme : devenir une ville verte, connectée et durable. Cette course à l’attractivité fait apparaître une course aux projets, afin de rester en haut des classements. Les projets de plus en plus nombreux, mis en concurrence et les délais de leur mise en Å“uvre sont réduits. La « ville citron » devient un « chantier permanent ». L’urbanisme négocié, associant puissance publique et acteurs privés dans le cadre de projets, se généralise, prenant de plus en plus la forme d’un urbanisme pressé ; les acteurs publics ayant rarement les moyens de « ralentir » ces projets lorsqu’ils sont engagés.

Gabriel Gonzalez, doctorant en architecture, s’interroge sur « L’attente : Levier d’action ou otage du paradoxe des valeurs socio-spatiales ? ». Etudiant les impacts des politiques urbaines néolibérales sur l’architecture, et plus précisément sur ce qu’il appelle un urbanisme du bien-être, il rappelle qu’à l’origine l’urbanisme visait à assurer le bien-être des populations. Mais la logique financière de fluidité et de mobilité est venue pervertir cet objectif initial. Celle-ci produit un bien-être marchand, profondément inégalitaire : ceux qui peuvent y accéder sont ceux qui ont les moyens d’être mobiles et il produit un système de valeurs où la mobilité devient presque un impératif. L’attente se retrouve alors dénigrée comme une perte de temps et considérée comme source de mal-être. Le dénigrement de l’attente se traduit par une rationalisation des choix architecturaux qui reposent sur des critères de qualité de vie mobile, dynamique et durable. Afin d’évaluer la qualité de vie d’une ville, de nombreux indicateurs sont utilisés, comme la stabilité politique, la pollution de l’air ou encore la qualité des infrastructures. Cette manière de mesurer le bien-être urbain selon des critères quantifiables produit une standardisation et une rationalisation qui nient le rapport affectif que des individus peuvent opérer vis-à-vis de leur métropole, de certains espaces et de certains lieux. Elles nient également la singularité des expériences individuelles vis-à-vis de l’espace. L’idée même d’attractivité d’une ville fournit un bon exemple de la manière dont on juge aujourd’hui du bien-être urbain : celui-ci est analysé à l’aune de flux de populations et de flux économiques, c’est-à-dire selon des critères marchands. Les finalités de l’architecture ne visent plus à assurer le bonheur des populations mais à permettre l’accumulation de capitaux. Dès lors, l’attachement à la ville et l’attente sont dévalorisés et la critique de la rationalisation de l’urbanisme par des valeurs d’attachement et d’attente semble devenir muette.

Troisième participant de l’atelier, Chris Beyer, doctorant en géographie, intervient sur : « Les politiques temporelles : réponses au délitement des rythmes sociaux ? ». Les politiques temporelles émanent du souci de mieux gérer, d’articuler et d’harmoniser les rythmes sociaux dans un contexte de crise temporelle liée à l’effondrement des grands rythmes collectifs et qui s’explique par l’entrée dans le processus de mondialisation. Chris Beyer montre comment les politiques publiques cherchent à faciliter l’accès aux services en allongeant les plages horaires d’ouverture des divers équipements culturels, sportifs, de garde d’enfants, etc. Ces politiques temporelles génèrent une accélération des rythmes, due à cette optimisation des horaires d’ouverture des services. Progressivement, les métropoles se dirigent vers un fonctionnement en continu, que la nuit n’arrête plus. Cette accélération interroge la maîtrise que nous pouvons avoir du temps. Cependant pour Chris Beyer, la question n’est pas tant de savoir s’il y a ou non accélération des rythmes, dans la mesure où les problématiques temporelles ne peuvent se réduire à un critère de vitesse. Si elles produisent une accélération des rythmes, les politiques temporelles ont pour principal objectif de mieux articuler les temps, afin d’éviter le risque de fragmentation sociale. L’ouverture d’équipements culturels le dimanche, par exemple, participe de cette volonté des politiques temporelles de permettre de rétablir des temps non marchands qui « font société ». Ces temps recréent du lien social et entrent ainsi en concurrence avec la marchandisation du temps proposée par les grandes enseignes commerciales. Ainsi, derrière l’enjeu des politiques temporelles se pose la question de l’organisation du temps du travail.

Comme le soulignent les trois intervenants, cette modification des temporalités va dans le sens d’une accélération parfois frénétique. Tout d’abord, comme le note Jean Grosbellet, cette accélération se joue à un double niveau, à la fois endogène, par la course des villes pour rester attractives, et exogène, par l’accélération sociotemporelle liée à la mondialisation. Par ailleurs, la mondialisation ne produit pas uniquement une accélération des temporalités, mais aussi un changement qualitatif des critères de gestion de l’espace et du temps. Gabriel Gonzalez rappelle que le développement des métropoles et l’organisation architecturale se fondent de plus en plus sur des critères d’attractivité et une rationalisation des choix architecturaux. Ces phénomènes produisent une aliénation vis-à-vis du temps mais aussi de l’espace. Il n’est pas facile de répondre simplement à la question « qui maîtrise le temps ? ». Si le temps est une ressource stratégique, ni les acteurs publics ni les acteurs privés ne le maîtrisent réellement. Ils sont happés dans la logique concurrentielle de la mondialisation. Les citoyens non plus ne sont pas maîtres du temps, puisqu’ils sont soumis eux aussi à cette accélération des temporalités. Cependant, cette perte de maîtrise du temps n’est pas totale. Les politiques temporelles présentées par Chris Beyer sont nées du souci de mieux articuler et de mieux gérer les temporalités dans un souci de bien-être des populations.

Atelier 3 : Objets numériques : vecteurs d’accélération ?

Les trois intervenants de ce dernier atelier animé par Marina Duféal, maître de conférences en géographie, se sont interrogés sur l’apparition de nouveaux dispositifs numériques au cours de ces dernières années. La rapidité d’utilisation qui caractérise la plupart de ces outils est-elle un gage de meilleure efficacité dans l’atteinte des objectifs fixés ?

Dans son intervention intitulée « De l’urne traditionnelle à l’urne électronique : ce que les machines à voter font à l’espace temporel électoral », Bouchra Daoudi explique en quoi l’apparition des machines à voter en France en 2003 entend se définir comme une « réponse technique à une injonction de rapidité et de rentabilité », avec l’idée que l’accélération serait synonyme de performance et d’efficacité, concernant notamment le processus de vote, le décompte des voix et la publication des résultats. Néanmoins, l’utilisation de l’urne électronique n’est pas sans conséquences sur les pratiques « sociales et rituelles » du vote chez les individus, et plus généralement sur l’espace temporel électoral. Elle évoque la restriction importante du temps de décision chez les individus concernés par le vote électronique, qui, de ce fait, ne reçoivent plus chez eux les professions de foi des candidats ou encore les bulletins à l’avance. Ils ne peuvent plus, contrairement à avant, faire leur choix en amont du vote. Elle explique également en quoi l’absence d’isoloir et la présence d’autres personnes dans la salle lors du vote sur la machine créent une sorte de pression sur certaines personnes qui, dès lors, se sentent obligées de voter rapidement, sans avoir nécessairement fait leur choix définitif. Cette pression peut alors créer un biais dans le vote effectué. Enfin, l’extrême rapidité du dépouillement des votes (la machine fournit les résultats en deux minutes) ne nécessite plus nécessairement la présence de volontaires et vient affecter un lien social qui pouvait parfois se créer lors des dépouillements traditionnels. Bouchra Daoudi met en évidence le fait que le temps d’attente, dans ce type de contexte et de dispositif, est réduit au maximum et doit intervenir le moins possible dans l’ensemble du processus de vote. Néanmoins, face à l’incompréhension de certaines règles du vote électronique chez certaines personnes, un temps d’attente se crée inévitablement, durant lequel les électeurs ne procèdent pas aussi rapidement que le voudraient la législation et les agents électoraux. Or, lors de ces temps de réflexion, les personnes indécises peuvent fixer leur choix définitif. Supprimer ces temps d’attente a des conséquences sur l’acte même du vote.

Dans son intervention intitulée « Tu bouges ou tu reçois ? Sur l’efficacité des applications de rencontre entre hommes comme outil de la mobilité », Denis Trauchessec se demande si l’activité de drague, caractérisée ici par la rapide localisation de potentiels partenaires sexuels, a un impact sur le quotidien des dragueurs. L’utilisation de ces applications demande une réelle compétence de la part des personnes concernées, notamment parce les supports de recherche et les filtres applicables sont nombreux. Le but de ces applications est d’entrer en contact le plus rapidement possible avec des personnes présentes autour de soi dans un rayon kilométrique qui varie selon les recherches et les exigences. Il s’agit d’accélérer le plus possible les rencontres. Denis Trauchessec souligne que devant la multitude d’applications de sites de rencontre existantes à l’heure actuelle, le choix se fait parfois difficile pour un individu à la recherche d’un partenaire sexuel, tant les mises à jour sont rapides. L’individu se retrouve face à un véritable dilemme. Cette instantanéité et cette multitude de possibilités font qu’il prend parfois son temps pour choisir le bon partenaire. Le fait même de prendre son temps entre alors en contradiction avec le principe d’utilisation rapide de ces applications mobiles. Les deux communications nous montrent que si l’utilisation de ces outils numériques a pour objectif de réduire au maximum le temps d’attente voire de le supprimer, pour autant les individus concernés se trouvent toujours confrontés à l’attente. Paradoxalement, ce temps d’attente pourrait s’expliquer par la trop grande rapidité d’utilisation de ces outils. Il devient alors nécessaire : c’est le cas pour l’électeur qui tente de comprendre comment fonctionne la machine à voter avant de procéder correctement à son vote, ou pour le dragueur, qui devant la multitude de possibilités qui peuvent s’offrir à lui, prend le temps de réfléchir avant de choisir le bon partenaire.

Ces deux communications peuvent être reliées à celle de Gabriel Gonzalez (atelier 2) qui est intervenu sur les impacts des politiques urbaines néolibérales sur l’architecture et sur l’urbanisme du « bien-être ». Il montrait comment l’attente était, dans ce cas précis, dénigrée comme une perte de temps et considérée comme source de mal-être. On constate toutefois que la conception de l’attente n’est pas la même que dans les deux communications précédentes où il n’est question à aucun moment de mal-être.

La troisième et dernière communication de l’atelier, intitulée « Mobilité : l’artiste qui voyage et expérimente le réel », a un caractère particulier. Pauline Gaudin, doctorante en arts, a réalisé cette communication par vidéo-conférence car elle se trouvait au Brésil pour un séminaire de recherche. S’appuyant sur des travaux menés dans le cadre de sa thèse qui porte sur le voyage vécu dans les pratiques artistiques contemporaines, elle s’interroge sur les œuvres d’art actuelles utilisant Internet et les nouvelles technologies comme mode de production, de présentation et de diffusion. Elle utilise le smartphone comme outil principal pour capter chaque instant et moment lors de ses déplacements, cet appareil représentant l’instantanéité et le temps réel. L’utilisation du smartphone et de ses caractéristiques permet une diffusion rapide, immédiate et globale, et ce à l’échelle du monde entier indépendamment du lieu où l’on se trouve. En conclusion, Pauline Gaudin se demande si sa volonté de rendre compte du réel et de l’instantané n’est pas « peine perdue », tant la vitesse et la lenteur y sont flexibles et malléables.

Clôture du colloque

En conclusion du colloque, Sandra Mallet indique que la pluralité des thèmes proposés lors des différentes communications reflète l’esprit de ce colloque qui, organisé par des étudiants de masters et doctorants en géographie, aménagement, et urbanisme, a réuni de nombreuses disciplines, comme l’histoire, la sociologie, l’architecture, les sciences politiques et même les arts plastiques. Cette pluridisciplinarité dans les interventions révèle combien la thématique abordée suscite des débats dans de nombreuses sphères de la société, et soulève par là-même des problématiques nombreuses et variées. Bien que l’intitulé du colloque ait plutôt porté sur la vitesse, un paradoxe intéressant est apparu au fil des interventions : c’est la question de la lenteur qui a majoritairement été abordée. La lenteur a été présentée par la majorité des intervenants comme un contrepoint à la culture de la vitesse et de l’urgence. Malgré la pluralité des thèmes présentés, émerge un fil conducteur pour chacune des communications. On observe une lecture temporelle de chaque objet de recherche abordé, et ce principalement à travers une comparaison entre hier et aujourd’hui. Les intervenants ont donné à voir un passé fantasmé dans des valeurs de lenteur, souvent considérées comme positives par essence, opposées à un présent de vitesse délétère. Or, la vitesse n’est pas uniquement source de mal-être et d’impacts négatifs.

Toutefois, certains sujets en lien avec cette thématique n’ont pas été abordés, ce qui tend une nouvelle fois à montrer toute la richesse de cette thématique. A cet égard, nous souhaiterions par exemple mentionner le slow travel, défini comme une manière de voyager alternative basée sur l’idée de prendre le temps de la découverte. Ce mouvement pourrait ainsi entrer en opposition avec les voyages organisés, où les touristes sont entraînés dans une véritable « course », avec un temps limité pour visiter et découvrir des villes et monuments.

L’ensemble des intervenants ont pointé une sorte de tournant « postmoderne » de la vitesse. Il peut être compris comme le tournant pris par nos sociétés depuis les années 1950, avec la mondialisation des activités humaines, associée à un délitement des éléments structurants de la période qualifiée de moderne ainsi qu’une accélération de tous les rythmes, jusqu’au point où l’espace et le temps sont intimement liés – qui modifie en profondeur l’organisation de nos sociétés. Cependant, ce tournant n’en est qu’à ses débuts. Il questionne l’évolution de nos sociétés : entre l’accélération des temporalités et le désir de lenteur qui en découle, quelle logique primera ? Nos sociétés vont-elles continuer à toujours plus accélérer les rythmes de vie ou bien vont-elles finir par rompre avec cette logique de la vitesse ? Mais aussi, quelles seront les métriques, temporalités et l’urbanité de demain ? Autant de questions qui feront l’objet de nouveaux débats au cours des prochaines années au sein de la sphère scientifique et sociétale.

Programme du colloque

Jeudi 9 octobre

13h30 – Accueil des participants

14h00 – Discours d’ouverture Pierre-Amiel GIRAUD (Président de Doc’Géo, Doctorant en géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
14h15 – L’expérience du temps Marie CROSNIER (doctorante en urbanisme, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
14h20 – Invitée : Sandra MALLET (maître de conférences en urbanisme, EA2076 Habiter, Institut d’Aménagement des Territoires, d’Environnement et d’Urbanisme de l’Université de Reims (IATEUR), Université de Reims Champagne-Ardenne) Réflexions autour de la vitesse et des temporalités dans la recherche
15h00 – Mireille DIESTCHY (doctorante en sociologie, UMR 5141 LTCI, Télécom ParisTech) Le slow en actes : critiques, tensions et résistances.
15h40 – Pause

16H00 – ATELIER 1 : RIEN NE SERT DE ROULER, IL FAUT PARTIR A PIED ?
Animateur : André-Frédéric HOYAUX (maître de conférences en géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
16h00 – Étienne FAUGIER (post-doctorant en histoire, Institut d’histoire, Université de Neuchâtel) La vitesse n’est que lenteur : l’exemple de l’automobilisme.
16h30 – Pierre-Louis BALLOT (étudiant en Master 2 recherche géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne) De la gestion du temps et des nouvelles temporalités chez les personnes en situation de mobilité quotidienne : l’exemple des navetteurs de la ligne TGV Lille-Paris.
17h00 – Discussions

Vendredi 10 octobre
09h00 – Accueil des participants

09H30 – ATELIER 2 : LE TEMPS COMME RESSOURCE STRATEGIQUE. ENTRE PROJETS ET POLITIQUES
Animateur : Maurice GOZE (professeur des universités en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
9h30 – Jean GROSBELLET (doctorant en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne) Vers la « ville citron », reflet d’un urbanisme pressé.
10h00 – Gabriel GONZALEZ (doctorant en architecture et sciences de la ville, LaSUR, École Polytechnique Fédérale de Lausanne) L’attente : levier d’action ou otage du paradoxe des valeurs socio-spatiales ?
10h30 – Pause
11h00 – Chris BEYER (doctorant en géographie, EA 2252 RURALITES, Université de Poitiers) Les politiques temporelles : réponses au délitement des rythmes sociaux ?
11h30 – Discussions
12h00 – Repas

14H00 – ATELIER 3 : OBJETS NUMERIQUES : VECTEURS D’ACCELERATION ?
Animateur : Marina DUFÉAL (maître de conférences en géographie, UMR 5185 ADESS, Université Bordeaux Montaigne)
14h00 – Bouchra DAOUDI (doctorante en sciences politiques, UMR 5194 PACTE, Sciences Po Grenoble, Université Grenoble Alpes) De l’urne traditionnelle à l’urne électronique : ce que les machines à voter font de l’espace temporel électoral.
14h30 – Denis TRAUCHESSEC (doctorant en géographie, UMR 6590 ESO, Université d’Angers) « Tu bouges ou tu reçois ? » Sur l’efficacité des applications de rencontre entre hommes comme outil de la mobilité.
15h00 – Pauline GAUDIN (doctorante en arts, EA 3204ACCRA, Université de Strasbourg) Mobilité : l’artiste qui voyage et expérimente le réel.
15h30 – Discussions 16h00 – Pause 16h30 – Annonce des lauréats du concours photo
16h45 – Conclusion du colloque par l’invitée, Sandra MALLET