SOFIA CELE (2006), COMMUNICATING PLACE : METHODS FOR UNDERSTANDING CHILDREN’S EXPERIENCE OF PLACE, Acta Universitiatis Stockholmiensis, Stockholm Studies in Human Geography, Stockholm University

ESTELLE CONRAUX

Université de Cergy-Pontoise
Université de Stockholm
Géographie
estelle.conraux@gmail.com

 

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Communicating place est la thèse de géographie de Sofia Cele, mais l’ouvrage puise aussi dans d’autres disciplines, comme l’ethnographie ou la psychologie environnementale. L’auteur a étudié deux groupes d’enfants de 8 et 11 ans à Stockholm (Suède) et Bournemouth (Angleterre). Inspirée par la phénoménologie, elle en appelle à une géographie des sens. Cette expérience subjective est à la fois concrète et abstraite. L’expérience concrète est composée « des lieux que les enfants visitent et de ce qu’ils y font, des objets qu’ils utilisent et des personnes qu’ils rencontrent », tandis que l’expérience abstraite correspond aux « processus qu’un lieu génère chez quelqu’un », comme dans ce commentaire d’un des enfants enquêtés : « tout ce que nous avons à faire pour mourir c’est d’escalader la barrière de la voie ferrée».

Pour faire exprimer à ces enfants la façon dont ils se représentent leur environnement extérieur, la chercheuse a utilisé et comparé 4 techniques : des entretiens, des dessins, des photographies et des parcours. L’objectif est triple : comprendre les perceptions des enfants, comprendre les effets des techniques adoptées par le chercheur sur le contenu et les possibilités de communication elles-mêmes, mais aussi comprendre quand et comment il est adapté d’utiliser ces techniques pour saisir l’expérience spatiale des enfants.

La comparaison entre les deux pays n’est pas une comparaison terme à terme. Les parcours sont exigeants en terme de temps, et le contexte sociétal est diffèrent en Suède et en Angleterre, où les peurs sociales concernant les enfants sont plus fortes. L’auteur a donc fait des entretiens avec tous les enfants, mais là où les enfants suédois font trois activités (entretiens, dessins et parcours), les enfants anglais de 11 ans ont pris des photographies avec un appareil qui leur a été confié, et les enfants de 8 ans ont fait des dessins, pour comparer avec les enfants suédois.

Loin d’être une étude de cas exhaustive, cette approche exploratoire vise à comprendre quels aspects de l’expérience chaque technique met en valeur afin d’éclairer les choix méthodologiques d’autres chercheurs, d’aménageurs, ou même les pratiques d’établissement scolaires… Comme la communication de ces aspects de l’expérience est cruciale, l’impacts des moyens sur le contenu est aussi étudié, notamment par un tableau qui souligne la part de créativité induite par certaines méthodes comme la photographie, les interactions entre l’enfant et le chercheur (entretiens) ou entre le lieu et l’enfant (parcours). Au total, les différentes techniques mettent en valeur différents aspects du lieu.

Des entretiens ressortent surtout les aspects concrets du lieu, éventuellement avec une dimension temporelle. Le contexte social est crucial, avec parfois une culture narrative de groupe. Les parcours valorisent le concret par le langage corporel (marcher sur un mur tout en faisant autre chose par exemple) mais sont l’occasion d’une expérience plus abstraite du lieu. Par contre, ils restent souvent limités à un territoire restreint et demeurent sous le contrôle des adultes, ne serait-ce que par l’autocensure pratiquée par les enfants, ou même par les rythmes de marche adoptés. Ils sont donc à la fois un bon moyen d’approcher l’expérience urbaine des enfants et une illusion d’empathie.
Pour les photographies, certains enfants font des essais durant la prise de vue qui témoignent d’un fort potentiel d’interaction avec le lieu et du désir des enfants d’exprimer une expérience plus abstraite, même si des entretiens ont été nécessaires pour expliciter ces aspects.
Enfin, les dessins, méthode plus traditionnelle et parfois critiquée, montrent des interprétations subjectives des aspects concrets du lieu, vus au filtre des processus abstraits de l’expérience. Un avantage cependant est qu’ils permettent un rapport différent à la distance, par exemple lorsque les enfants interprètent ce qu’ils veulent faire figurer entre leur maison et leur école : certains vont privilégier la contiguïté, d’autres une approche en réseaux. Par ailleurs, il faut noter que les lieux montrés par les dessins et les photographies étaient en général bien spécifiques, tandis que les parcours montraient aussi les lieux anodins (unimportant places).

La force du livre vient d’une démarche bien structurée. Tout d’abord, on sent l’exigence de la géographe dans la volonté de donner corps à l’espace. Les lieux concernés sont résolument urbains dans leur diversité. Grilles et murs comme obstacles pour les adultes et défis pour certains enfants qui leur ont donné de l’importance, arbres de cours intérieures devenus perchoirs, mare de l’école – tout se regarde, se touche et fait sens… Bien loin du primat visuel dénoncé par les féministes, les cinq sens sont ici convoqués et superbement liés à un questionnement sur l’identité, l’individu et la société, au quotidien.

Un autre atout de cette thèse est son orientation méthodologique, qui donne à voir l’expérience du chercheur et celle des enfants, dans toutes ses facettes. De manière très pragmatique, on peut voir leur interaction au fil du texte, par l’insertion dans l’ouvrage de nombreuses citations, dessins ou photos d’enfants, mais aussi de passages concernant l’auteur elle-même. Sofia Cele utilise sa propre expérience des lieux pour établir une certaine empathie : elle consacre ainsi un chapitre à la manière dont des promenades en ville avec ses deux chiens l’ont aidée à ressentir physiquement son rapport aux lieux concernés. Un moyen d’atteindre l’objectivité est alors d’être continuellement réflexive, en prêtant attention notamment aux jeux de pouvoir entre le chercheur et les enfants, mais aussi entre les enfants eux-mêmes.

Enfin, un dernier point fort de l’ouvrage réside dans la personnalité et l’engagement de son auteur, en cela assez représentative des origines des Children’s Geographies anglophones. Parce que les enfants sont des « autres » (others), marginalisés, il faut leur donner voix, et prendre des positions fortes pour les faire entendre. Sur ce point, on pourrait tout de même émettre quelques réserves. L’auteur revendique le choix d’utiliser le pronom « elle » (she) pour designer un enfant, évitant le neutre anglais (it) comme d’autres auteurs anglophones avant elle. On peut se demander ce qu’un garçon de cet âge penserait du choix de Sofia Cele, et si ce choix n’est pas fait au nom d’un agenda politique féministe qui n’est pas forcément celui des enfants concernés… Pour avoir travaillé avec des enfants de 11-12 ans dans un contexte scolaire, le fait d’être une fille ou un garçon venait souvent en premier lorsque on leur demandait quels critères étaient importants pour parler de leur identité. Un autre choix qui est fait sans être explicite est celui de la photographie par rapport à la vidéo, pourtant peut-être plus à même de proposer une communication multi-sensorielle.
Ceci est sans doute lié à la date de l’ouvrage, et ne devrait pas arrêter une audience souhaitant réfléchir aux conséquences de la méthodologie choisie sur la recherche et aux moyens de communiquer l’expérience du lieu.