CHRISTENSEN P. et O’BRIEN M. (EDS) (2003), CHILDREN IN THE CITY: HOME, NEIGHBOURHOOD AND COMMUNITY, Londres, Routledge

ESTELLE CONRAUX

Université de Cergy-Pontoise
Université de Stockholm
Géographie
estelle.conraux@gmail.com

 

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A l’heure où plus de 50% de la population mondiale est urbaine, et près de 60% des enfants vivent en ville, il est crucial d’inclure les enfants dans les débats sur la ville, à la fois en tant que groupe social et tant qu’individus. Tel est le message des coordinatrices de Children in the City, Pia Christensen et Margaret O’Brien. Cet ouvrage publié en anglais est déjà un peu ancien, mais il reste une référence classique dans la littérature anglophone sur la question.
Les auteurs sont majoritairement des sociologues et des psychologues de l’environnement, mais on trouve aussi une anthropologue et un géographe (Hugh Matthews). On peut questionner l’inégale qualité des contributions, mais cette transdisciplinarité est un atout, d’autant que le fil rouge de l’ouvrage est très géographique : la préface du sociologue Alan Prout et le chapitre introductif des coordinatrices rappellent que voir la vie urbaine du point de vue des enfants passe avant tout par une analyse de l’espace et des rapports aux lieux.

Une approche phénoménologique du lieu : la notion d’emplaced knowledge

Le chapitre 2, écrit par Pia Christensen, s’intéresse à la manière dont des enfants anglais et danois font l’expérience du lieu et construisent un sens du lieu, individuellement et collectivement. L’auteur distingue un spatial knowledge, plus théorique et conceptuel, d’un emplaced knowledge issu des cinq sens. Cette approche phénoménologique lie l’identité aux lieux, comme dans le travail de Kim Rasmussen et Søren Smidt (chapitre 6). Bien que moins convaincant, celui-ci relève un certain nombre de marqueurs extérieurs du quartier, auxquels s’identifient les enfants. Pia Christensen va toutefois plus loin en s’intéressant aux lieux d’une biographie. Chaque enfant construit son propre savoir individuel, mais les échanges – entre enfants ou intergénérationnels – permettent de donner sens collectivement au quartier et d’articuler spatial knowledge et emplaced knowledge. L’auteur émet d’ailleurs l’idée, sans la développer, que mieux comprendre comment les enfants articulent ces deux types de connaissance pourrait être utile dans d’autres cas, comme par exemple lorsque des aménageurs doivent s’adresser aux populations locales, et que celles-ci possèdent une autre expérience du terrain que la leur…

La rue comme espace liminal et lieu de « passage »

Cette question du sens donné au lieu est reprise par Hugh Matthews (chapitre 7). Ce géographe utilise la rue comme métaphore pour tous les espaces publics extérieurs. Parce qu’elle est moins contrôlée par les adultes, la rue est un espace liminal qui permet la transition entre les restrictions de l’enfance et l’indépendance des adultes. Il montre comment les pratiques ritualisées en font un lieu de « passage » où les adolescents anglais doivent gagner la place qu’ils comptent occuper, à la fois individuellement et collectivement. Des identités de groupe se dessinent, autour de la question du genre notamment, mais aussi de l’âge. Au total, cet espace de transition et d’hybridité est source de contestations et de conflits, mais aussi d’opportunités, que l’auteur met en valeur non seulement par une littérature empruntée à la géographie des enfants, mais aussi aux travaux sur la colonisation de Homi Bhabha, par exemple (1994).

Croiser espace et temps

Les chapitres 3, 4 et 5 apportent une autre perspective en insistant sur les liens entre espace et temps. En s’inspirant du concept de chronotope de Mikhaïl Bakhtine (1981), Gunilla Halldén (chapitre 3) analyse la production d’un foyer (home) grâce aux descriptions faites par des enfants de leur future maison. Le sentiment d’être chez soi vient de l’accumulation de pratiques quotidiennes visant à distinguer l’environnement extérieur du cocon familial, le pas de porte jouant à la fois le rôle de frontière physique et de frontière mentale.

Dans le chapitre 5, Helga Zeiher s’intéresse à la fragmentation temporelle et spatiale des journées quotidiennes des enfants, montrant comment ceux-ci négocient une marge de manœuvre malgré une institutionnalisation et une insularisation croissante de leurs activités.

Pour éclairer le débat actuel sur le retrait progressif des enfants des espaces publics (voir aussi les chapitres de Zeiher et de Matthews), Karen Fog Olwig (chapitre 4) propose une approche historique et une perspective interculturelle. Son étude sur les enfants caribéens au tournant du XIXème et du XXème siècle a une méthodologie originale, combinant archives et récits de vie. Elle aurait peut-être gagné à une confrontation avec la littérature contemporaine sur les pratiques transnationales de certains migrants, en Asie par exemple. Son mérite est de replacer certaines pratiques dans leur contexte socio-spatial : envoyer ses enfants travailler sur l’île voisine n’est pas qu’un moyen pour les parents de limiter le nombre d’enfants à élever, c’est surtout un moyen de (re)produire des réseaux sociaux cruciaux pour le commerce, par exemple. Ils sont accueillis non seulement pour la force de travail qu’ils représentent, mais aussi parce les courses qu’ils effectuent sont perçues comme inadaptées pour des femmes désirant éviter d’être vues dans les rues, ce qui nuirait à l’idéal social de respectabilité issu de l’ordre colonial. Tant qu’ils restent au cœur de ces réseaux sociaux, les enfants sont sur leur territoire, même en terrain inconnu. Les voir simplement comme des déplacés dont le travail est exploité à faible coût serait négliger la complexité de leur expérience et notamment un certain nombre d’opportunités (apprentissage de compétences, relations, emplois et parfois même héritage). L’auteur va donc à l’encontre d’un certain nombre de discours généralisateurs ou bien pensants sur l’enfance et invite à prendre en considération la manière dont chaque ville est construite en tant que lieu doté de caractéristiques sociales et culturelles spécifiques.

Pour une meilleure implication des enfants dans les aménagements urbains

Le chapitre 8, écrit par Louise Chawla et Karen Malone, participe lui aussi d’une tentative d’ouverture au-delà du contexte local européen. Leur étude financée par l’UNICEF est une reprise du projet de David Lynch « Growing up in cities ». Lancé dans les années 1970, celui-ci visait à impliquer les enfants de quartiers en pleine transformation dans le développement de leur cadre de vie en identifiant des critères d’action. Trente ans plus tard, il s’agit non seulement de voir si ces critères ont évolués dans ces mêmes quartiers, mais aussi d’élargir à d’autres sites. La variété des méthodologies et des terrains adoptés fait à la fois la force et la faiblesse du chapitre, qui laisse finalement peu de place tant au détail des projets qu’à une articulation théorique.

Ce dernier point est d’ailleurs peut-être la faiblesse la plus apparente de l’ouvrage. Les derniers chapitres (9, 10, 11), s’ils se confrontent à la question de l’adéquation entre politiques d’aménagements et souhaits des enfants, laissent aussi le lecteur sur sa faim. Le chapitre 9 de Margaret O’Brien montre que les enfants ne partagent pas forcément la vision de leurs parents sur leur quartier. Le chapitre 10, de Virginia Morrow, discute de la pertinence de la notion de capital social pour appréhender la vie quotidienne des enfants, comparant la théorie de Robert Putman, utilisée par les aménageurs anglo-saxons avec celle de Pierre Bourdieu, qui semblerait plus adaptée pour penser l’emplaced knowledge des enfants. Ces deux chapitres parlent donc en faveur d’une participation des enfants à l’élaboration des politiques d’aménagement, même si le chapitre 11 souligne les difficultés de mise en pratique. On peut par ailleurs se demander si la richesse empirique des récits de vie des premiers chapitres n’inviterait pas à aller plus loin que des objets d’aménagement « classiques », tels la sécurité et les parcs.

Au total, l’ouvrage fait réfléchir aux interactions entre la maison (home), le quartier (neighbourhood), la population locale (community) et la ville (city). Le lien théorique entre ces différentes facettes gagnerait toutefois à être approfondi, si possible accompagné d’une prise en compte de la diversité des enfants. Grâce à des exemples précis, on voit que les enfants peuvent offrir une perspective différente sur leur environnement local, notamment par une approche phénoménologique. Au-delà d’un public de chercheurs intéressés par le défi d’impliquer les enfants dans les processus d’aménagement urbain, cet ouvrage peut donc toucher un public plus large. Il invite les géographes, mais aussi tous ceux concernés par les politiques d’aménagement, à réfléchir à l’articulation de différentes territorialités, comprises ici comme rapport(s) au territoire.

Références
BAKHTIN M. (1981) The Dialogical Imagination : Four Essays by M.M. Bakhtin, Austin, University of Texas Press.
BHABHA H. K. (1994), The Location of Culture, Londres, Routledge.