Entretien croisé avec Béatrice Collignon et Christine Chivallon
Entretien mené le 27 novembre 2014 par Jeanne Vivet (Maître de conférences, Université Bordeaux Montaigne, LAM) avec Béatrice Collignon (Professeur de Géographie, Université Bordeaux Montaigne, ADESS) et Christine Chivallon (Directrice de recherche au CNRS, LAM).
Jeanne Vivet : Je souhaitais faire un entretien croisé avec vous deux à la fois pour vos démarches sur le terrain et la promotion de terrains plus longs avec une proximité des enquêtés, et en même temps du fait de vos différences statutaires et de la place de la recherche dans votre temps de travail puisque Béatrice Collignon est enseignante-chercheure et Christine Chivallon est chercheure au CNRS.
Béatrice Collignon : Merci Jeanne d’avoir pensé à nous faire dialoguer, car en effet, nous n’avons pas, en raison de notre statut, la même expérience et la même vision des choses. On a souvent la perception que le chercheur a plus de temps que l’enseignant-chercheur qui a des charges d’enseignement importantes, alors que les exigences qui sont imposées au chercheur en termes de publications sont beaucoup plus importantes. On a une vision souvent très distordue des chercheurs qui n’auraient « que ça à faire », cette perception que l’autre a toujours plus de temps.
Christine Chivallon : Chercheur et enseignant-chercheur sont deux métiers différents avec des tâches et des objectifs différents et surtout une « occupation » du temps qui est très spécifique à l’un et à l’autre métier. J’ai souvent dit – sachant que ce propos pouvait faire hurler certains collègues – que l’agenda d’un chercheur se remplissait a posteriori , au moins pendant les quinze premières années de sa carrière et si son profil correspond bien à celui qu’il devrait être : produire du savoir. C’est pour cette raison qu’un « bon agenda » doit contenir des pages vides qui sont celles réservées à l’activité de recherche proprement dite et qui n’est pas faite de rendez-vous, d’emploi du temps régulier, de réunions, mais de « deadlines » à respecter ou à s’imposer. Les chercheurs sont souvent perçus comme des « professionnels en vacances ». L’injonction du CNRS est pourtant de publier. Il faut publier davantage que la norme officielle qui est un article par an. Officieusement, c’est plutôt en moyenne cinq ou six publications dans l’année qui sont nécessaires, sinon on est considéré comme « très modeste », « petit chercheur », avec, comme sanction, une carrière qui n’avance pas et le lourd tribut de la non-reconnaissance par les pairs. On parle très peu de ces chercheurs-là dont le métier consiste à prouver sans cesse qu’ils ne sont pas « out », qu’ils sont productifs. Ils sont de loin les plus nombreux, et très peu d’entre eux dérogent à la règle, contrairement à la réputation qui leur est faite. Ils travaillent sans le filet rassurant d’une activité clairement structurée. C’est un métier de création qui a affaire à la fois avec le « vide », « la passion » et des contraintes lourdes passées sous silence. Ces contraintes ont pris une tournure nettement managériale et anxiogène au cours des dernières années, avec un contexte de plus en plus défavorable à la création qui est pourtant une partie intégrante du métier. Ce contexte a très bien été décrit dans un article du journal Le Monde (Thomine, 2014). Il y a ainsi eu un basculement dans le paysage de la recherche depuis les années 2000. On est passé à un régime « multitâches » où le temps de la recherche est grignoté alors que l’injonction à « publier plus » s’intensifie. Bien avant cette transformation radicale, Pierre Bourdieu avait dit que « c’est surtout à travers le contrôle du temps que s’exerce le pouvoir académique » (Bourdieu, Wacquant, 1992 : 164). Le fait est qu’à partir des années 2000, les politiques publiques de la recherche fabriquent efficacement un contexte pour des chercheurs dont l’activité va être conçue en rapport avec la finalité d’une « économie de la connaissance » où prévalent la compétition, la performance et la stratégie gouvernée par ce que Nicolas Sarkozy appelait « la bataille de l’intelligence ». Ces nouvelles conditions limitent la pensée critique ce qui a pour conséquence que le profil de l’intellectuel « organique » n’est plus suffisamment présent dans la vie sociale pour aider à en combattre la violence. Ou bien alors il est trop présent en participant à la médiatisation des nouveaux « produits » intellectuels, des « produits lights » issus d’une recherche « zapping » où le copié/collé l’emporte, le style plus que le fond, le « paraître » facile et sexy à l’image de notre monde actuel où règne ce que Dany-Robert Dufour appelle « l’égoïsme absolu » (2009).
BC : Tu veux dire que le fait qu’on soit de plus en plus tenus d’aller vite expliquerait en partie ce qu’on constate aujourd’hui dans la société française, à savoir la disparition de la figure de l’intellectuel sur la scène publique française ?
CC :: Oui, en partie. Il y a un éparpillement de la pensée et en même temps on assiste à un phénomène de starisation de la pensée, avec les « vedettes » et les « stars » de notre milieu. Je me souviens que pendant les mouvements contestataires pour « sauver la recherche » en 2008-2009, un texte avait circulé sur les listes de diffusion parlant de « tueurs » pour décrire ceux qui avaient cédé sans retenue à cette nouvelle logique de capitalisation de renommée. Le « chercheur tueur », c’est celui qui est polarisé sur les cotes de popularité (la sienne et celle des autres pour la dépasser). C’est celui qui connaît les ficelles de la captation des ressources qui lui donneront des chances d’être en haut de l’affiche. Un chercheur ayant un indice de publication élevé n’est pas forcément un « tueur », heureusement. Mais il est vrai que l’usage généralisé et immodéré de la bibliométrie a perverti les pratiques en exacerbant la compétition pour la reconnaissance individuelle au détriment du débat critique, de l’audace et du courage intellectuels. La renommée d’un chercheur se fait aujourd’hui en fonction du nombre de ses citations. C’est ce qu’explique Yves Gingras dans son livre intitulé Les dérives de l’évaluation (2014). On y apprend que seulement 20 % des chercheurs sont les auteurs de 80 % des citations totales, ce qui veut dire qu’une minorité de scientifiques capte la quasi-totalité du capital de renommée que représentent les citations. Je ne crois pas qu’une telle distribution des citations soit le reflet de la pertinence des énoncés, ni qu’elle soit une condition à la production d’une « bonne science » comme semble le suggérer Gingras. Il est impossible que les 80 % de chercheurs à qui reviennent seulement 20 % du stock de citations produisent un savoir dénué d’intérêt. En revanche, cette bipolarité montre plutôt la structuration du champ scientifique comme le résultat de l’inégalité des ressources entre chercheurs.
BC : Il faut aussi prendre en compte la carrière et la réflexion des chercheurs sur le temps long ; il y a une capitalisation pour les personnes qui ont « marné » pendant dix, vingt, trente ans sur leur terrain et c’est de cette imprégnation qu’a pu émerger une pensée globale. Ils avaient accumulé un savoir. Augustin Berque par exemple, avant d’écrire son livre Médiances. De milieux en paysages (1990 première édition), je suivais ses cours en DEA et ça lui a pris trois ans de séminaires pour mettre sa pensée au point. Sa pensée est devenue de plus en plus claire au fil des années, car il a eu vingt ans, trente ans ou quarante ans pour vraiment réfléchir et approfondir ses questionnements. Et étant à l’EHESS, il était dans des conditions où il pouvait se permettre de prendre ce temps.
CC : Je me souviens d’avoir entendu à l’époque, « oui, mais c’est une manière de faire de la recherche (que je défends d’ailleurs), qui est solitaire et individuelle ». Pourtant c’est une réalité des sciences humaines qu’il est difficile d’ignorer. On se retrouve le plus souvent seul à lire et seul à écrire. Encore au début des années 2000, l’historien Tzvetan Todorov dans un article du journal Le Monde affirmait que l’activité intellectuelle en sciences humaines ne pouvait pas se concevoir sans cette part d’isolement ou de solitude parce que, disait-il, « ni les laboratoires, ni les institutions, ni les couloirs communs dans lesquels s’épanouit la vie collective ne pensent. Seuls les individus pensent, or sans pensée, la recherche est mise à mort » (Todorov, 2002). C’est pour cette raison que la construction autour du nom est aussi prédominante en sciences humaines. Ce qui est pervers aujourd’hui, c’est le tournant quasi affairiste autour de la notoriété induite par les logiques de l’économie de la connaissance. Certains ont pu voir dans les fameux outils qui charpentent cette économie comme le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne, une marchandisation du savoir (Education et sociétés, 2009 ; Winkin, 2003). L’accentuation des travers de la capitalisation de renommée accompagne ce tournant. Elle exige de plus en plus de conduites stratégiques pour publier dans les revues valorisées et c’est quelque chose de relativement nouveau. C’est ce que critiquent les partisans de la slow science qui prônent la lenteur mais aussi la désexcellence pour contrer ces logiques dominées par la performance et la compétitivité, maîtres mots de l’ultra-libéralisme. Un de ses partisans, l’anthropologue belge Olivier Gosselain a écrit très justement que l’on est tous complices de ce système alors que l’on se place sans cesse comme les victimes de cette culture managériale qui a envahi la recherche et qui devient antithétique avec ce que doit être la connaissance. Pour moi c’est important qu’il existe une recherche sans finalité autre que celle de la compréhension de nos mondes, une recherche nécessairement réflexive et critique. C’est un signe de bonne santé d’une démocratie digne de ce nom. Pourtant, nous alimentons ce système managérial par cette course à la renommée. Gosselain dit que nous devons lever ce qu’il appelle le tabou de l’addiction au succès : « Une forme d’addiction proche de celle des traders, de l’ordre du pathologique. On a su trouver des choses à un moment et on a appris à aimer le fait de publier sans arrêt, d’être reconnu et cité. C’est vraiment la part d’ombre du métier » (LaPige.be, 2012). C’est tout à fait vrai. C’est un trou sans fond, on ne sait plus s’arrêter, on en demande toujours plus, on court à droite à gauche, les colloques auxquels on est invité, les instances où l’on siège, etc. Je ne m’exclus pas de ce jeu. Et je voudrais encore citer Bourdieu sur cet aspect. Parce que si l’on souhaite changer les choses, on ne peut le faire seul. Si l’on veut faire l’exercice critique du monde académique, ce n’est pas un chercheur seul dans son coin qui peut le faire, mais le collectif en son entier. C’est ce qu’analysait très bien Bourdieu en parlant des principes de sociabilité qui régissent le monde de la science et « qui sont tels que si on les ignore ou les transgresse on s’exclut » (2001 : 142). Le collectif n’est pas présent, on critique, on se dit les choses dans les couloirs et en même temps on joue à fond le jeu du système. On candidate pour des ANR, on affiche nos performances sur nos sites de laboratoires (phénomène impensable il y a quelques années), on remplit nos fiches annuelles d’activité (au CNRS), etc. C’est ce phénomène fait de contraintes lourdes et de « course au succès » qui est totalement nouveau et qui entérine l’emprise de la nouvelle gouvernementalité de la science sur nos trajectoires.
JV : Personnellement, comment vous situez-vous par rapport à ce mouvement de la slow science et comment gérez-vous votre temps et vos conditions de travail ?
BC : Je pense que la situation est assez différente entre chercheurs et enseignants-chercheurs parce que, mais je parle pour moi, il y a une espèce d’assurance pour l’enseignant-chercheur qui a bien fait ses cours, qui s’occupe bien de ses étudiants. Il/elle est ainsi en partie du moins légitimé.e par autre chose que les publications, ce qui lui laisse une certaine liberté par rapport aux normes établies par l’AERES (HCERES aujourd’hui) et le CNRS. Je fais aussi de la recherche mais je ne dispose pas de tout mon temps pour le faire donc je suis moins sous pression que les chercheurs, ou je peux plus facilement y résister, car j’ai deux métiers et je ne peux pas consacrer moins de temps à mon métier d’enseignant et aux tâches administratives qui lui sont liées. Ça me permet de ne pas vivre trop mal cette lenteur et même de la revendiquer. Il y a quand même des limites. Ainsi, jusque 2012, mon dernier terrain « long » en Arctique canadien (où je mène l’essentiel de mes recherches empiriques) remontait à 1996 (six semaines). En 2013 j’ai pu passer deux mois consécutifs sur le terrain. Je m’y étais rendue très régulièrement entre ces dates, mais pour des durées courtes à chaque fois (une à cinq semaines). Pour mon HDR, je me suis amusée à faire un tableau montrant le temps passé sur le terrain en fonction de l’évolution de mon statut et de ma carrière (2012 : 40). On y voit très clairement qu’au fur et à mesure la durée des séjours se réduit. Contrairement à d’autres collègues, j’ai fait le choix de continuer à aller sur le terrain malgré tout, même pour des temps brefs et sans que ce soit toujours lié à un projet de recherche (mes « miles » accumulés sur le programme de fidélité d’Air Canada ont été essentiels pour permettre cela). Il s’agissait au moins de maintenir le lien. Mais il ne suffit pas de dégager du temps pour faire un terrain « un peu long ». Je n’ai toujours pas fini d’exploiter les données que j’ai recueillies en 2013 et si j’ai fait trois communications sur les premiers résultats de ce projet je n’ai encore rien publié. D’une part je manque de temps pour faire cela, et d’autre part j’ai besoin, comme beaucoup d’autres je crois, de prendre le temps d’une certaine maturation avant de pouvoir produire une réelle réflexion, qui apporte quelque chose. Evidemment, les deux sont liés : comme je manque de temps, le temps nécessaire de maturation se rallonge.
JV : Cela renvoie donc à la nécessité de prendre le temps et de ne pas valoriser de manière insatisfaisante et trop rapide les résultats de terrain ?
BC : Oui enfin cet état de fait est d’abord un état que je subis. Qu’au bout d’un an et demi je n’ai pas encore traité toutes les données brutes et que je n’ai rien publié sur ce terrain, je n’en suis pas satisfaite. Mais je suis dans une situation professionnelle telle que ce n’est pas parce que je ne l’ai pas fait que je n’ai rien fait. Mais, et cela peut sembler contradictoire, je revendique le droit à la lenteur dans les analyses et dans la publication. Je suis désolée, je n’ai pas une idée géniale par an, je n’ai pas nécessairement de quoi publier chaque année quelque chose de consistant, d’intéressant au-delà de la production de données à propos d’un lieu et d’un phénomène particulier. Il y a des gens qui pensent plus vite, qui inventent plus vite de nouvelles choses, il y a en a d’autres qui sont plus lents. Il y a certaines questions que j’ai approfondies en y revenant plusieurs fois, il y a des questions qui ont émergé longtemps après la conduite de l’enquête proprement dite. A mon sens, et pour revenir sur ce par quoi j’ai commencé, la condition d’enseignant-chercheur fait qu’on est un peu en meilleure position, quand on décide de l’être, pour choisir d’assumer une certaine lenteur. Notre position est un peu plus facile. On ne subit pas vraiment l’opprobre de nos institutions et de nos collègues – si par ailleurs on assure bien la partie enseignement et encadrement des formations et de la recherche de notre métier. La pression est, je crois, beaucoup plus forte sur les chercheurs et c’est donc sans doute plus difficile pour eux de dire « laissez-moi le temps ».
JV : Il y a donc deux choses que vous soulignez : le fait que devoir assumer toutes les tâches d’enseignement et tâches administratives enlève de la pression sur le fait de publier et explique que l’on publie plus lentement, car on ne dispose pas de l’intégralité de son temps et un autre aspect lié au processus de maturation intellectuelle qui renvoie au fait qu’on ne peut pas publier vite, car il faut que les idées émergent et soient suffisamment abouties.
BC : Oui, et je pense que cette position de résistance à ne pas publier vite est plus facile à adopter pour un enseignant-chercheur que pour un chercheur.
CC : Le discours de Béatrice Collignon vis-à-vis des chercheurs est assez rare et je voudrais la remercier de si bien comprendre cette différence entre nos métiers. On entend plus souvent le discours dénigrant sur les « chercheurs en vacances ». Nous n’avons effectivement pas ce cadre structurant des cours. J’avertis toujours les jeunes collègues recrutés sur le fait que le CNRS est une entrée dans une sorte de vide qu’il faut nécessairement remplir, mais seul, pour la plupart du temps. Il faut tout le temps gérer le vide. Le chercheur, surtout en sciences humaines, doit se structurer lui-même sans arrêt.
BC : Il y a des moments dans la carrière où on a plus ou moins de temps. Quand on débarque jeune maître de conférences, ou dans une nouvelle unité, c’est difficile. Il faut tout monter pour les cours. Quand on est professeur, on a déjà un bagage, certains éléments sur lesquels s’appuyer. Sur le plan de la recherche, comme jeune MCF recruté, on arrive à maturité sur ce qui a nourri le travail de recherche de thèse et on peut alors l’écrire. Mais pour ces jeunes MCF la difficulté est qu’à ce moment-là ils n’ont pas le temps, car ils sont pris par l’urgence de faire leurs cours. Quand on arrive professeur, la situation est plus confortable, on a fait ses preuves, en enseignement et en recherche, et on peut plus facilement passer un ou deux ans sans publier le temps de faire ses cours, de prendre la mesure du contexte, etc. Il y a des moments et des temps dans la carrière. Mais en début de carrière notamment les temps se télescopent : il faut du temps pour monter ses cours, apprendre à suivre des étudiants, et au même moment les jeunes MCF sont mis sous pression par leurs collègues de labo – et les institutions – qui leur disent : « il ne faut pas décrocher de la recherche ». Et c’est vrai, car on sait bien que c’est une fois la thèse finie, quelques mois après, que l’on a vraiment des choses à dire sur son sujet et qu’il faut donc les publier. Bref, tout cela est très contradictoire et il faut avoir une certaine assurance pour le gérer au mieux.
CC : Pour les chercheurs, outre les publications, il y a d’autres aspects qui sont pris en compte (prise en charge de programmes de recherche, expertise, enseignement, direction de thèses, direction de laboratoire, participation à des instances d’évaluation), tout cela est aussi pris en compte dans l’évaluation avec le nombre de publications. Comme on le disait, le « multitâches » est devenu la règle et laisse de moins en moins de temps pour l’écriture alors que l’on sait très bien que c’est un exercice difficile et long, et là encore plus spécifiquement pour les sciences humaines. L’écriture demande d’intégrer la lenteur parce qu’elle engage un rapport affectif qui va bien au-delà de la restitution de « résultats scientifiques ». Un chercheur qui a passé une nuit entière et ensuite la journée entière, pour écrire un paragraphe, ce n’est pas rare, surtout quand on a une commande qui accroît le fameux syndrome de la page blanche. Une commande renvoie de manière plus aigüe à l’injonction d’écrire et à la crainte de ne pas y parvenir, car un chercheur qui n’écrit pas ou peu est vite stigmatisé, à moins qu’il ne compense par un tourbillon activiste dans les instances d’encadrement de la recherche. Aujourd’hui, on n’a même plus le temps de rêver en écrivant, de faire vagabonder sa pensée, alors que rêver fait partie intégrante du métier. Si l’esprit ne s’évade plus, il est sclérosé, non créatif. Je me souviens avoir écrit des articles en ayant le temps de faire ces pauses un peu « méditatives », où les idées ne s’en trouvaient que plus brassées et décortiquées. Mais aujourd’hui c’est différent, il faut que l’écrit « sorte » tout de suite pour répondre aux pressions. Avant je pouvais prendre le temps de perdre du temps, mais ça n’en était que plus « rentable », car les écrits étaient à mon sens de meilleure qualité parce que plus investis par un esprit de la recherche non parasité par les multiples sollicitations/injonctions qui font obstacle à la passion des idées.
BC : Nous sommes là à dire qu’il faut résister mais on intègre malgré nous – en tous cas moi – ces classements de revue et les stratégies qui vont avec. Je me souviens très bien qu’il y a quelques années j’ai dû laisser tomber par manque de temps un article prévu dans une revue de Moselle, une revue de vulgarisation scientifique. J’ai renoncé, car j’avais trop à faire et j’ai enlevé la revue qui ne « comptait » pas quand il a fallu choisir. Ce n’était pas très correct de ma part.
CC : On est dans la comptabilité, la quantité, donc l’accumulation, ce qui est antinomique de la lenteur, laquelle va plutôt de pair avec la qualité : prendre le temps, c’est forcément se donner les moyens d’explorer en profondeur, de se consacrer avec rigueur à un objet. Maintenant, on est vraiment dans la logique d’un temps qui doit être de plus en plus écourté, rentabilisé, efficace, productif. Un autre élément qui nous a complètement dévorés et écartés d’un rapport plutôt équilibré au temps, c’est l’importance prise par internet. On a tous une bibliothèque dans notre ordinateur. Avant on pouvait écrire un article solide en ayant une vision du champ de notre spécialité, sans forcément tout connaître et c’était relativement bien accepté du moment qu’il n’y avait pas d’impasse sur les fondamentaux. Maintenant c’est extrêmement anxiogène, car même sur des sujets ultra pointus, il y a une littérature phénoménale qui nous est rendue accessible. Quand on écrit un article, avec toute cette documentation à disposition, on se sent obligé de tout connaître et là encore, c’est un autre rapport au temps qui s’instaure. On perd du temps à grappiller partout tout en cherchant à le rattraper de manière effrénée. Cette quantité de documents n’est plus à notre échelle, on n’a pas la mémoire d’un ordinateur et l’ordinateur en vient, non plus à aider notre esprit, mais à l’encombrer et à précipiter la course à l’information. Cette masse d’informations est vertigineuse et génère un rapport éphémère à la connaissance. Rien ne se stabilise ou ne se sédimente vraiment dans ce flot ininterrompu. Nous sommes beaucoup de collègues à échanger sur ce rapport particulier à l’information qui a transformé notre manière de construire le savoir, avec cette fameuse pratique du « zapping » ou du papillonnage dont on se plaint tous. Si l’on fait la liste de tout ce que l’on devrait lire, c’est évidemment incommensurable. Pour ma part, j’essaie d’accepter l’idée insatisfaisante mais réaliste d’écrire sur un objet de recherche en sachant très bien que je n’aurai pas tout lu dans le champ. Il faut non seulement s’autoriser cette pratique mais surtout dire qu’elle est normale : qui peut prétendre aujourd’hui à l’exhaustivité bibliographique sur un domaine ? Quant à la lecture zapping, nous la pratiquons tous, je la pratique aussi, car ce n’est pas possible de tout lire, même en se donnant des limites. On lit de manière approfondie certains articles et seulement les résumés d’autres, car on ne peut plus faire autrement, le rapport au temps ne changeant rien à la durée du temps physique d’une journée.
BC : Et de toute façon avoir tout lu ne garantit pas la pertinence du propos.
JV : Ça me permet d’aborder les modes de production actuels des savoirs qui valorisent largement les articles par rapport aux ouvrages. On doit condenser en une dizaine de pages une pensée, et de même, lire un livre ne représente pas le même investissement en temps que de lire un article.
BC : Même un livre de sept chapitres, c’est beaucoup plus long à mon sens que d’écrire sept articles. Ecrire un livre, c’est au fond la lenteur mise en actes. Même si certains écrivent vite.
CC : J’ai profondément intégré la culture CNRS, c’est-à-dire que je n’ai le sentiment de travailler et d’être légitime que dans la publication. Et à la limite, je pourrais renverser le stéréotype accolé au chercheur, car quand j’assiste à une réunion ou dispense un cours, j’ai l’impression que je n’ai pas travaillé, tellement que travailler, pour moi, c’est écrire et publier, au moins jusqu’à aujourd’hui, car je suis de plus en plus gagnée par le « multitâches ». Mais je n’en viendrai certainement pas à ces stigmatisations, car je pense vraiment comme je le disais qu’il s’agit de métiers différents, avec des cultures professionnelles spécifiques. Pour les publications, je reste attachée aux livres et aux articles longs (dans les très rares revues qui en publient encore), à la possibilité de déployer sa pensée, d’aborder la profondeur historique des phénomènes, ce qui n’est pas possible dans un article de douze pages. À propos de mon dernier livre, qui fait six cent vingt pages, on m’a dit « C’est idiot, il vaut mieux publier deux articles dans des revues de rang A plutôt que d’écrire un livre ». Mais c’est un choix. Dans ce livre, il y a justement un avant-propos où je dis clairement que j’ai voulu arrêter le temps de la recherche, avec le sentiment que l’occasion de le faire ne se représenterait pas (2012). Je ne voulais pas tomber dans cette fameuse recherche zapping. Je voulais pratiquer notre métier « à l’ancienne », en produisant une recherche qui s’appuie sur un corpus, qui restitue une profondeur historique, qui développe des interprétations, qui discute des théories. Mais arrêter le temps ça signifie qu’on a vraiment besoin de temps pour faire une recherche approfondie. Et cette « stratégie », si s’en est une, n’est pas payante en termes d’évaluation.
BC : Et puis les gens n’ont pas le temps de le lire ! Alors qu’avant le métier de chercheur c’était lire des livres.
JV : A votre avis, faut-il associer recherche et lenteur pour qu’une recherche soit de qualité ?
CC : Est-ce que l’article de vingt pages peut être aussi percutant qu’un livre de six cents pages ? Je crois encore à la vertu du livre, aux développements qui rendent bien compte de l’articulation des données empiriques et théoriques.
BC : Je respecte ce que dit Christine, mais je n’ai pas le même rapport à l’écriture, le livre c’est moins mon truc. Je voulais également parler des ANR et cette recherche sur programme avec un début, une fin, un temps relativement court entre le moment de parution de l’appel et les délais de réponse. On est supposés répondre à cet appel en quelques mois. Et ensuite, le temps dédié à cette recherche, en général pas plus de quatre ans, est d’après moi très court. Tu vas souvent demander plutôt trois ans, voire deux ans pour faire apparaître ton projet comme un projet qui ne va pas demander trop d’argent, qui va être un peu modeste, donc qui va pouvoir être financé et il y a une espèce de censure sur le temps de la part des chercheurs. J’ai participé la semaine dernière à une réunion de deux jours d’une trentaine d’experts examinant des projets internationaux de recherche sur l’Arctique qui devaient associer les sciences naturelles et les sciences sociales. On discutait de chaque dossier et à de nombreuses reprises les évaluateurs disaient à propos du projet que l’on examinait qu’il était présenté comme un projet sur deux ans mais qu’il était bien évident qu’il faudrait trois, quatre, voire cinq ans pour qu’il soit mené à bien. On sentait très bien que les chercheurs disaient qu’ils allaient le réaliser en deux ans tout en sachant que ce n’était pas possible. Mais le cadrage du temps de financement des projets fait que soit on découpe sa recherche : on fait financer une première tranche présentée comme autonome, puis une deuxième, etc., soit on « fait semblant » : on dit que ce sera fait en deux ans, on fait « comme si ». Personne n’est dupe, mais personne n’en tire les vraies conclusions. Le problème, c’est que « faire semblant » a des effets sur la pratique de la recherche, et notamment sur les enquêtes de terrain. Il n’y a plus le temps pour opérer de façon raisonnable, responsable et respectueuse : le terrain doit se plier au temps du chercheur, c’est un vrai problème sur plusieurs plans, et notamment sur le plan éthique. C’est comme pour les thèses. En Ecosse, les thèses d’anthropologie doivent être faites en trois ans impérativement, ça laisse rêveur ! Les thèses de géographie, ça laisse aussi rêveur. Il faut la lenteur nécessaire avant la rédaction de la thèse pour que tout ce que tu avais à dire arrive à maturité. On est au temps des ANR où chacun se raconte des histoires, doit mettre un certain pourcentage de son temps de recherche dans le projet. En France tout le monde ou presque ment là-dessus, car personne ne croit que l’on puisse tenir une telle comptabilité de son temps en matière de recherche. Donc on sait qu’il ne faut pas tenir compte de ce pourcentage quand on évalue le projet. Mais les collègues anglophones le font sérieusement. Ça signifie qu’il y a encore une forme de résistance en France par rapport à cela, car on n’y croit pas. On a rendu cette donnée-là inopérante en sciences sociales, c’est peut-être déjà un résultat dont on devrait se féliciter.
JV : Une des difficultés, clairement explicite par ce saucissonnage du temps exprimé par les pourcentages, renvoie aussi au multitâches et à la difficulté que l’on éprouve à mener des recherches, car il faut du temps pour rentrer dans un sujet, se l’approprier. On peut avoir quantitativement suffisamment de temps, mais ne pas avoir néanmoins le temps nécessaire, car pour un travail de recherche on a besoin de longues plages de temps, de journées entières successives. Je pense que ce n’est pas seulement la quantité mais aussi la possibilité de s’immerger complètement et se dédier à la recherche à un moment donné.
CC : Quitte à lasser, on peut de nouveau faire référence à Bourdieu. Dans le film La sociologie est un sport de combat, il secoue vertement Loïc Wacquant en lui disant qu’il s’éparpille trop, qu’il va à des colloques, qu’il fait ci ou ça alors que quand on écrit on doit se mettre en mode monacal. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui devient impossible. Pour arriver à un niveau de concentration total sur un sujet, j’ai besoin de trois jours au moins pour être complètement immergée dans l’écriture et dans le sujet. Et trois jours « sans rien », ce n’est pas facile à trouver ! Pour un article c’est au moins trois semaines d’écriture quand on a déjà toutes les données. Parvenir à dégager ce temps-là, c’est devenu presque impossible en raison de la dispersion que l’on exige de nous désormais. Il faudrait aussi parler des e-mails. Il y a des jours où l’on passe trois heures à répondre aux messages quand ce n’est pas une journée entière, voire plusieurs jours, sans compter toutes les procédures de plus en plus complexes, les formulaires administratifs à remplir, les rapports, etc. C’est à chaque chercheur de gérer son organisation pratiquement de A à Z. Et les services administratifs et de gestion sont tout aussi débordés.
Je voulais enchainer par une anecdote sur l’ANR. J’avais signé la charte de refus d’expertise des projets, mais j’ai fini par déposer une ANR pour répondre aux besoins de mon laboratoire. Le thème portait sur la « plasticité des savoirs » pour montrer comment certains savoirs, en contexte post-colonial, circulaient de manière perméable sans être cloisonnés dans des institutions spécialisées (religieuses, politiques…). Mais il a fallu formuler ce projet dans un langage complètement antithétique, à l’opposé du propos scientifique en le cloisonnant, en le faisant entrer dans des cases, en le divisant en tâches, en délivrables, etc. Même pour formuler nos connaissances, on devient hyper formaté. Les chercheurs de la pensée radicale anglo sont dans la même logique. Quand on regarde leurs pages personnelles, leurs publications, leur participation aux instances d’évaluation, les crédits qu’ils rapportent à leurs labos, etc., on se rend compte qu’ils sont en complète contradiction avec les postures qu’ils adoptent dans leurs textes. Ces personnes sont également extrêmement formatées et deviennent complices du système dominant de la recherche. Cette culture managériale est très puissante, car elle nous amène à nous fondre dans un ultralibéralisme qui neutralise le potentiel subversif de la pensée. Luc Boltanski l’a très bien décrit dans un de ses ouvrages (1999). La culture managériale a récupéré la pensée de 68 sur l’individu, l’autonomie, la liberté. Cette logique nouvelle du libéralisme s’est appuyée sur l’idée de l’émancipation de l’individu, en lui accordant une place centrale et en le faisant devenir en même temps un outil au service de la performance où c’est l’ego qui fonctionne dans une logique de capitalisation. C’est la même chose dans la recherche. Il ne s’agit plus vraiment d’une institution productrice d’un savoir critique en quête de justice sociale tel que je pense qu’il a pu exister au moins de manière périphérique dans le passé. On est dans des logiques centrées sur l’individu que l’on manage et dont la radicalité du savoir finit par être accessoire, annihilée par la fonction première assignée à la science d’aujourd’hui qui est d’être avant tout compétitive sur le marché des idées.
Comment donner une autre orientation au projet de connaissance ? Comment arrêter cette accélération ? Comment s’y prendre ? Essayons modestement… Pourquoi ne pas lancer un appel dans les Carnets de géographes : « Qui veut ralentir ? » ; « Qui veut mettre le pied sur le ralentisseur ? ». Pourquoi ne pas lancer une plate-forme pour promouvoir le ralentissement de la recherche tout en étant solidaires les uns des autres ?
BC : Et cessons de montrer de la compassion aux collègues qui nous disent tout le temps (moi comprise) « je suis débordé.e » : si tu es débordé.e ; c’est que tu l’as accepté. On valorise le fait d’être débordé qui signifie qu’on est super occupé, demandé. On devrait dire « ah tu es débordé et bien c’est que tu l’as voulu alors assume ! ».
« Le pied sur le ralentisseur »… On dit toujours il faut « lâcher l’accélérateur ». Et si on disait plutôt qu’il faut mettre le pied sur le ralentisseur ? C’est intéressant que cette expression n’existe pas. Il n’y a de ralentisseurs que dans les rues. En France, on valorise aussi le fait qu’on comprenne vite, on donne beaucoup d’importance aux travaux en temps limité et c’est différent au Canada où il est reconnu que l’on peut avoir besoin de plus de temps que d’autres pour apprendre mais ça n’a pas de rapport sur la qualité du savoir et de l’acquisition de ce savoir. Dans d’autres pays, le temps d’apprentissage n’a pas du tout la même importance. En Italie par exemple, à l’université, tu te présentes à l’examen quand tu es prêt.e. La plupart des examens sont des oraux et il n’y a pas de durée très précise régulant le temps de parole des étudiants et la durée de l’oral, qui varie en fonction de chaque candidat, de la qualité de l’entretien qui s’installe entre l’étudiant.e et le prof. En Italie et au Canada, le temps n’est pas un enjeu, mais en France on nous a appris que les bons sont ceux qui vont vite, on attend l’acquisition de certaines compétences en fonction de tel ou tel semestre. Christine et moi se retrouvons sur un point : nous lisons toutes les deux très lentement. Ce qui veut dire que nous avons besoin de plus de temps que d’autres dans divers aspects de nos deux métiers respectifs.
JV : Je voudrais rebondir maintenant sur un autre aspect de la question, lié au terrain. On ne maîtrise pas toujours la temporalité sur le terrain, le temps n’y a souvent pas la même valeur qu’ici, le temps des enquêtés n’est pas le nôtre. Ce n’est pas comme disait Béatrice parce que l’on vient pendant deux semaines et qu’on veut tout boucler par rapport à notre programme que tout le monde va se plier pour faire ce qu’on veut. Je voudrais revenir sur le sentiment de frustration qu’on peut avoir vis-à-vis de cette situation, avant finalement d’en retenir certaines vertus. Avoir dû prendre son temps sur le terrain, être confronté à quelque chose qui nous résiste avant de l’accepter et de le valoriser, que des choses émergent dans cette attente, dans cet ennui, dans le fait que ça ne fonctionne pas comme on le souhaiterait.
CC : Il y a un biais avec le CNRS, car ce n’est pas un organisme où domine la recherche de terrain en sciences humaines, alors que c’est davantage le cas de l’IRD. Nous devons batailler pour nous rendre sur des terrains dits lointains. Pour ma part, j’ai intégré le fait que j’étais dans l’institut de recherche qui pratiquait moins de terrain que l’autre. Il y a aussi la nécessité de concilier les séjours avec une vie de famille. Partir avec ses enfants et son conjoint n’est pas évident quand il s’agit de missions et non d’expatriation comme à l’IRD. Il faut donc trouver des montages. Comment fait-on de la recherche quand on a besoin d’être longtemps sur le « terrain », que celui-ci est éloigné et qu’il faut financer les missions ? Dans mon cas, j’ai fini par compenser avec des terrains proches, mais il manque quand même l’expérience de l’immersion totale qui est possible pendant la thèse et qui est un moment privilégié. Mis à part un séjour d’un an et demi effectué depuis mon entrée au CNRS, je n’ai pas pu faire de très longs terrains ; il faut se satisfaire de deux mois, deux mois et demi.
Avec l’accélération des activités, il y a un désordre dans la temporalité de la recherche dont on ne mesure pas encore les effets. Le calendrier ne parvient plus à respecter un cycle qui voudrait qu’on produise des données de terrain, puis qu’on les traite et qu’on écrive en suivant. Ce rythme est bousculé. Non seulement on passe des périodes de plus en plus brèves sur le terrain mais on est aussi rattrapé par des recherches antérieures et surtout d’autres obligations qui empêchent d’avancer sur les recherches en cours. Je fais désormais le travail de terrain en fonction de ce que je sais être possible de réaliser : il n’y a plus de temps pour envisager des recherches à risque qui pourraient ne rien « donner » comme je l’ai fait pour d’autres travaux et qui ont pourtant abouti à des résultats intéressants auxquels je ne m’attendais pas vraiment. Selon le rythme actuel, il faut soit connaître très bien le terrain, soit maîtriser le sujet pour savoir « trouver très vite » les données nécessaires. Ensuite il faut gérer les autres activités et faire front en résistant à certaines pressions pour parvenir à conserver le temps qu’exigent ces nouvelles recherches.
BC : Il y a parfois un temps très important entre le moment de la recherche et le moment de la publication. Cela dépend aussi des choix que l’on fait, choisir d’embrayer tout de suite sur un autre sujet, un autre programme en fonction des opportunités ou bien creuser ce qu’on a commencé à analyser. Donc c’est aussi l’effet d’un choix. A force de choisir d’aller toujours de l’avant, on introduit du désordre dans la recherche, car on ne se donne pas le temps de traiter ce qu’on a accumulé, on préfère passer vite à la suite, à autre chose.
A propos des espaces domestiques, il m’a fallu sept-huit ans entre mes premières observations et l’idée de l’intégrer comme un objet de recherche, de débuter un travail sur ce sujet. On est bien ici dans une géographie de la lenteur. Après mon enquête de terrain sur cet objet, il m’a fallu trois ans pour publier mon premier article à son propos. Et à l’époque, ce n’était pas un problème de manque de temps pour écrire. Simplement, en rentrant de ce terrain, je ne savais pas quoi faire de mes données. Il m’a fallu un grand temps de réflexion, de maturation, de reprise de notes pour comprendre ce qu’il y avait à en dire d’intéressant. C’est de la lenteur sur le terrain, mais aussi en amont et en aval du terrain. Et puis sur le terrain, qu’il soit proche ou lointain, il y a cette nécessité d’accepter que ça n’avance pas, qu’il ne s’y passe rien. Dans les calendriers ANR, tu décris que tu vas faire ça ou ça sur le terrain et tu ne peux pas dire que tu as besoin de trois mois, car pendant deux mois et demi il peut ne rien se passer. Je ne vais jamais écrire cela dans un projet, je n’en aurai pas le courage. Donc, je ne me mets pas mes paroles en actes. Notre difficulté c’est qu’il n’y a pas de place pour le dire et il n’y a pas de reconnaissance de cela. Entre nous on peut se le dire, ou dans une HDR, mais pour les instances d’évaluation ce n’est pas pensable au sens où, dans la façon dont on segmente le travail scientifique, il n’y a pas de place pour penser cette lenteur du terrain. Les espaces où l’on peut relater ses expériences de terrain, ses difficultés, le temps qui s’étire, les moments où il ne se passe rien et où, même, on s’ennuie sur le terrain, sont très restreints. Si tu dois envoyer ton rapport à l’organisme qui a financé ta recherche, sans savoir qui sont ceux qui vont le lire et qui vont l’évaluer et en tirer des conséquences sur le prochain financement de ta recherche, est-ce que tu vas vraiment écrire qu’il ne s’est rien passé ? Tu vas y réfléchir à quatre fois, non ?
Mettre le pied sur le ralentisseur, c’est aussi créer ces lieux où la lenteur peut être dite, revendiquée, rendue visible. Pour moi on est en position de défendre cela quand on a déjà une bonne expérience, et la reconnaissance de ses pairs de la qualité de son travail. C’est notre responsabilité vis-à-vis des plus jeunes ; on peut se le permettre, car on a une légitimité. J’ai eu la chance de mener une bonne partie de ma carrière à une époque où la pression était bien moindre. Aujourd’hui, je me dois d’exercer cette résistance et de permettre à d’autres de prendre eux aussi le temps dans la lenteur. Il faut donc travailler à donner à la lenteur ses lettres de noblesse, lui donner une place dans l’espace public, dire qu’elle fait partie du métier de chercheur.e. Mettre ses paroles en actes, à propos de reconnaissance des bienfaits de la lenteur dans la recherche et de résistance, c’est aussi refuser de relayer la pression pour la course aux dépôts de projets et aux publications sur ses collègues, ses doctorant.e.s, etc. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile, au fond.
CC : Dans mon laboratoire, on a parfois évoqué entre collègues, la création d’un lieu de parole où l’on pourrait s’exprimer non pas sur ce que l’on produit, mais sur ce que l’on ne peut pas faire, sur ce que l’on ne sait pas faire, sur ce qui est difficile. Un lieu pour se donner les moyens sans tabou de se montrer faible, en tâtonnements, dans des difficultés, difficultés que l’on se dit seulement dans les couloirs. De ce point de vue, c’est vrai que l’on a une responsabilité vis-à-vis des jeunes collègues pour amortir les chocs des conditions nouvelles qui leur sont faites. Il y a quelques années, on avait monté un tel groupe avec quelques collègues du site bordelais : un lieu sans contrainte institutionnelle, un sas de décompression qu’on avait appelé le LIS (Lost in Space). C’était avant la grande apogée de la culture managériale… Aujourd’hui, l’idée en reste à sa formulation.
BC : Typiquement par manque de temps j’avais dit que je n’avais pas le temps de faire durer cet entretien plus d’une heure. Ce que je veux dire par là, c’est qu’on se dit qu’on n’a pas le temps, mais une fois qu’on est rentrées dans ce bureau, qu’on s’est assises, on a installé un temps, un autre temps. Nous sommes entrées dans une autre temporalité, on a accepté, finalement, la lenteur. Ca fait deux heures qu’on est là et personnellement j’en sors très contente, c’est la preuve que cette lenteur nous manque. Je ne me dis pas, « zut, ça nous a pris deux heures, j’aurai pu faire ça ou ça pendant tout ce temps ».
BC : Se félicite d’avoir pris deux heures pour être lente et parler de la lenteur. Appuyez sur le ralentisseur !
CC : Oui, lançons un appel à la lenteur !
Post-scriptum BC : je relis cet entretien alors que je suis chargée de mettre en forme le projet scientifique d’une nouvelle UMR qui doit voir le jour au 1er janvier 2016, suite à la fusion de deux UMR pré-existantes (le SET à Pau, ADESS à Bordeaux) demandée par le CNRS en juin 2014. Or, ce qui est frappant dans la gestion de ce dossier difficile c’est que tous les concernés, tutelles et collègues, tout à la fois reconnaissent que nous avons besoin de temps, que le processus est forcément lent, et souhaitent voir le projet finalisé très vite. Pour passer à autre chose peut-être. Pour sortir des mots et passer à l’action sans doute. Mais aussi, je crois, parce que fondamentalement nous avons tellement intégré qu’il fallait aller vite que la lenteur nous angoisse. Elle est perçue comme de l’immobilité, une paralysie, bref, comme le signe de l’échec. Pourtant, au terme d’un processus qui nous aura occupés durant toute cette année universitaire, avec des temps forts et des temps faibles, la succession de coups d’accélérateur et de ralentisseur, le résultat confirme l’absolue nécessité qu’il y avait à résister à la demande d’écrire en deux ou trois mois, au cours de l’automne, notre projet scientifique. Au risque de ne pas être compris par les instances d’évaluation, promptes à interpréter l’inachevé comme l’impossibilité d’un achèvement. Au risque de semer le doute chez certains collègues des deux UMR fusionnant, y compris parmi ceux qui s’étaient fortement impliqués dans la réflexion collective – peut-être même plus parmi ceux-là que parmi ceux qui s’en étaient tenus plus éloignés. La lenteur dans la vie des laboratoires est facile à revendiquer, plus difficile à pratiquer…
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