CHERCHEURES D’ENTRE-DEUX
Entretien croisé entre Violette Rey et Monique Poulot-Moreau
Entretien du 2 avril 2014. Réalisé en 1h30 en visio-conférence entre l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense (Monique Poulot-Moreau et Lionel Rougé) et l’ENS de Lyon (Violette Rey et Julie Le Gall). Un document de cadrage a été préalablement livré à nos interlocutrices, comprenant notre approche de l’entretien et une grille de questions. L’entretien a été ensuite retranscrit par nos soins puis relu par les deux chercheures interrogées.
Préambule : éléments de contexte
Deux raisons principales nous ont poussés à compléter la rubrique Carnets de débat avec un entretien. En premier lieu, nous avons souhaité remettre la notion d’entre-deux dans un contexte plus large, après avoir privilégié une vision très récente de la notion avec une bibliographie issue surtout des années 2000-2010. De plus, nous avons eu envie de (re)faire connaître aux lecteurs les expériences de deux chercheures en géographie sur des objets qui ont trait à l’entre-deux, ainsi que leur point de vue sur la notion en regard de leur parcours.
Violette Rey est professeure émérite de géographie, elle a enseigné à l’ENS de Fontenay-St Cloud puis à l’ENS de Lyon, où elle dirigeait le groupe Géophile rattaché à l’UMR Environnement Ville Société. Spécialiste des problèmes ruraux puis de l’Europe centre-orientale, V. Rey travaille sur les dynamiques territoriales et les échelles spatio temporelles, dans une optique qui combine analyses géomatiques et approches culturelles. Importance du moment « équipe P.A.R.I.S » (pour l’avancement des recherches sur les interactions spatiales) dans la décennie 1980 ; importance des thèses dirigées sur l’espace centre est européen depuis la fin du soviétisme.
Monique Poulot-Moreau est professeure de géographie à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense et chercheure dans l’équipe Mosaïques de l’UMR Lavue. Spécialiste des espaces ruraux et de l’agriculture en France et dans les pays des nords, Monique Poulot travaille notamment sur les espaces agricoles et ouverts en butte à un processus d’urbanisation dans la ville élargie. Les évolutions des perceptions et des pratiques habitantes, mais aussi les adaptations (difficiles ?) des agricultures et des agriculteurs dans un périurbain qui gagne en épaisseur, sont au cœur de ses recherches actuelles. Monique Poulot a fait ses classes à Géophile ; le temps du laboratoire Géographies Comparées des Suds et des Nords à l’Université de Paris Ouest Nanterre a été un autre moment pour une géographie de l’entre deux entre Nord et Sud.
Cet entretien offre un retour sur plusieurs décennies de vie et d’évolution de deux espaces dont la situation d’entre-deux était telle dans le temps (transition, intermédiarité) et dans l’espace (délimitation difficile, recompositions internes), qu’ils ont même parfois été nommés d’une façon qui s’y réfère (Europe « médiane » ; « péri »-urbain, « tiers »-espace… par exemple). En croisant ces espaces –et ces objets- avec nos interlocutrices, nous avons pu appréhender des entre-deux d’échelles et de temporalités différentes, issus de processus variés, et dont l’étude a suscité et suscite des réactions contrastées au sein de la communauté géographique. Néanmoins, au-delà de leurs contrastes, ces espaces semblent partager des dynamiques qui éclairent la notion d’entre-deux. Monique Poulot et Violette Rey nous amènent à interroger son caractère opératoire pour repenser les catégories spatiales et temporelles, ainsi, finalement, qu’à repenser notre métier d’enseignants-chercheurs.
Entre deux espaces et entre deux temps : premiers éléments de définition
Julie Le Gall : La notion d’entre-deux n’a pas été beaucoup reprise dans les titres d’articles, de revue. D’autres notions ont été préférées. Violette Rey, en préparant cet entretien, on s’est même dit que vous aviez sans doute été très avance sur votre temps en posant la notion dès les années 1980-90. Quelle est votre définition de l’entre-deux et quel est votre parcours par rapport à cet entre-deux ?
Violette Rey : Tout espace est entre deux autres espaces, mais une fois que l’on a dit cela, on est coincés. Ma définition restrictive serait donc un espace où les effets des espaces externes l’emportent sur les effets internes pour sa structuration.
Monique Poulot : La définition qu’a donnée Violette me convient très bien puisque mon terrain de recherche, soit le périurbain, est bel et bien entre-deux espaces, au milieu d’un champ de forces –contraires ?- pourrait-on dire. Mais cette notion d’entre-deux revêt aussi une dimension temporelle et renvoie aux « transitions » avec tous les effets de chevauchements afférents. Ainsi pour le périurbain, entre les deux moments qu’on a l’habitude de nommer le rural et l’urbain, ce qui ne préjuge pas de leur devenir. Les espaces périurbains sont des espaces entre deux espaces mais également entre deux temps. Reste qu’en effet c’est une notion qui n’a pas connu d’adhésion massive, après son invention par Violette : d’autres vocabulaires ont été préférés et il me paraît important de réfléchir au pourquoi du retour de ce terme aujourd’hui.
JLG : Et pourquoi la notion a-t-elle eu du mal à émerger, dans quel contexte l’avez-vous reçue ?
VR : C’est là qu’intervient la petite histoire… J’ai utilisé cette expression après déjà beaucoup de travaux sur l’espace de l’Europe de l’Est. Je pense que ça doit être en 1989-90. Quand j’ai travaillé sur la Géographie Universelle, j’avais besoin à un moment donné de nommer l’ensemble, cet ensemble que tout le monde, d‘un commun accord, appelait Europe de l’est, c’est à dire les pays sous tutelle soviétique mais hors URSS. Or, j’étais confrontée, sur place, puisque je faisais beaucoup de terrain, à un rejet, un refus de la notion d’Europe de l’Est. Et, dans cet espace, la notion de Zwischenraum est une notion quasi banale, donc, comme j’en voyais les contenants, les éléments constitutifs, j’ai proposé, dans le cadre du comité de rédaction de la GU, que le sous-ensemble dont j’avais la responsabilité s’appelle l’Europe de l’Entre-deux. Cela a été une risée à peu près générale, sans parler des petites allusions paillardes ! C’est vous dire s’il y a des notions qui ne passaient pas… Zwischenraum, c’est dur de sonorité… Quand on prend in between en anglais, c’est plus doux… Et puis entre-deux, en France ça ne passait pas dans les années 90. Par contre passait l’expression « Europe Médiane », terme qui, au demeurant, avait été lancé par Braudel. Mais pour moi, le terme d’Europe médiane avait une connotation qui n’allait que dans le premier volet de la définition d’entre-deux que je vous ai donnée, c’est à dire un espace au milieu. Quand je dis « espace d’entre-deux », je sens avec beaucoup plus de force –ça a un côté subjectif !- les deux qui sont là, en permanence, l’un par rapport à l’autre.
Quant à la dimension temporelle de la notion, je me situe dans l’analyse d’un espace à caractère géopolitique assez marqué, un grand espace à l’échelle de la planète. Ça me semble un peu différent de l’espace périurbain, où le temps, la transition jouent sur quelque chose de beaucoup plus court, où la caractéristique d’être de l’entre-deux est en général provisoire : en l’espace d’une génération ou de deux, soit on retourne au monde rural, soit, plus généralement, on est absorbé dans de la structure urbaine (au sens large). Donc les problématiques du temps sont très fortes, les conflits sûrement aussi, mais on travaille dans des registres de durée tout à fait différents.JLG : Mais dans les pays de l’Est, on peut voir aussi que d’une génération à l’autre, ils ont vécu des choses très différentes…
VR : Certes, mais cela fait partie de la succession des expériences. Ces espaces captent, presque par fonctionnement d’entre-deux, la succession des expériences, extrêmement contrastées, voire contradictoires, mais on reste dans des espaces d’entre-deux –c’est-à-dire des espaces où les forces externes provenant d’espaces de part et d’autre pèsent de façon décisive sur le devenir interne. Alors que, pour avoir vécu dans des banlieues extrêmement urbanisées, il fut un temps où elles étaient vraiment un entre deux, mais maintenant elles sont de l’espace urbain.
Entre deux géographies, entre deux modèles, un espace aux caractéristiques propres
Lionel Rougé : Mais la permanence de la question périurbaine et de ses formes hybrides, depuis maintenant plus de 40 ans, ne permet-elle pas de revenir sur ce registre temporel ? N’observe-t-on pas aussi une superposition de ces expériences qui, au bout d’un moment, est susceptible de créer autre chose, qui n’est ni une urbanité en devenir, ni une ruralité en résistance ?
MP : Personnellement, j’ai employé le terme d’entre-deux pour parler du périurbain, même si, quand je me relis, ce n’est pas mon vocabulaire le plus immédiat. Et pour répondre à l’anecdote de Violette, je l’ai utilisé aussi, car, à un certain moment, je me suis sentie l’une des rares ruralistes m’aventurant sur le périurbain dans un espace devenu chasse gardée de la géographie urbaine. Certes les ruralistes y avaient travaillé dans les années 70, mais très vite, l’avaient abandonné puisque « c’était de l’urbain en devenir ». Ainsi quand j’ai repris des enquêtes sur cet espace, j’ai cherché un vocabulaire, une manière de l’aborder. Et c’est en ce sens que le terme d’entre-deux m’est apparu intéressant et que je l’ai utilisé, car au final périurbain reste connoté urbain. J’irais donc plus loin, je mettrais donc également cet entre-deux entre deux géographies. Et ça n’a pas été forcément facilement accepté par mes collègues ruralistes : pourquoi aller travailler sur ces terrains « qui n’avaient aucun intérêt », puisque c’était de l’agriculture qui allait disparaître ? Les reliques, la beauté du mort peut-être, mais c’est longtemps apparu plutôt anecdotique ou marginal…
Ma conviction aujourd’hui, après près de deux décennies de travail sur le périurbain côté rural, et je suis d’accord avec Lionel, est que cet entre-deux n’est pas forcément un entre deux voué à disparaître. Toutes les enquêtes montrent que ce périurbain s’épaissit, gagne en épaisseur (selon un terme de Paul Boino) ; certains disent en autonomie. Cet épaississement, ce gain de sens se repère partout, et notamment sur les franges, tant les franges urbaines que les franges rurales. Ainsi le périurbain est un entre-deux temporel, parce qu’il correspond à deux modèles d’organisation de l’espace, datés dans le temps et qui sont aujourd’hui à réinterroger. Le modèle de ville telle qu’on l’a connu, le modèle de ville dense n’est-il pas à réinterroger ? Le modèle de campagne agricole n’est-il pas à réinterroger ? L’expression « entre-deux » réunit tout cela pour moi, d’où la nécessité de regards croisés, de nouveaux outils peut-être, d’autant qu’on n’est pas seulement dans un passage, mais plutôt dans une hybridation, une mixité, dans des espaces où les processus de métissage l’emportent. Quand Violette disait tout à l’heure : « c’est un espace où les effets extérieurs l’emportent », je suis d’accord, mais avec des réactions inverses, des évolutions internes qui vont faire naître quelque chose. Et c’est cette émergence qui m’intéresse.JLG : Ces aspects vous intéressaient-ils aussi, Violette ? Avez aussi constaté que les espaces que vous étudiez prenaient de l’épaisseur et interrogeaient les modèles de la géographie ?
VR : Bien évidemment que ce sont ces espaces eux-mêmes qui, dans leur complexité, leur hybridité (métissage arrivera plus tard dans l’usage) ont été au cœur de mon travail ! Mais je veux revenir à ce qu’a très bien dit Monique, à savoir que l’on parle d’espaces entre deux géographies. Au cours du temps, on est souvent entre deux géographies qui se renouvellent. Dans la géographie régionale descriptive ancienne, il y avait des espaces d’entre-deux, de marge, de contact, qui étaient pris comme tels. Mais ce n’était pas une époque où l’on collait des étiquettes. L’évolution de la pensée, de l’analyse et des courants disciplinaires ont conduit à de « l’étiquetage de l’espace » de manière beaucoup plus systématique, parallèlement à la montée de la géographie dite « théorique » et « quantitative » avec laquelle on a justement essayé de trouver des types. On ne peut pas dissocier la réflexion que l’on fait dans notre discussion de cet énorme travail des années 1970-80, travail d’identification, de typification (qui n’était pas propre à la géographie), qui créait des catégories (dont la catégorie entre-deux, qui n’était qu’une petite catégorie par rapport à d’autres catégories beaucoup plus importantes). Le souci méthodologique de faire des types est un élément important par rapport à ce que vient de dire Monique, autant que la démarche pour cerner un processus d’identification dans l’espace européen. Mais ce courant de systématisation a eu comme toujours sa productivité et ses limites. Depuis, il y a eu un courant de la géographie moins systématique pour retrouver des dimensions plus subjectives en géographie, des dimensions d’individualisation dans lesquelles l’entre deux se retrouve aussi à plein par la diversité que la notion introduit (cf l’in-beetwen de J. Entrekin).
L’entre-deux pour approcher la complexité : méthodes et résistances
LR : L’affirmation de la mobilité, du mouvement dans nos sociétés contemporaines ne participe-t-elle pas aussi à rendre cette notion d’entre deux plus heuristique ?
VR : Oui, je dirais à la fois plus heuristique et plus généralisée. Au bout d’un certain temps, peut-être va-t-elle perdre son utilité, puisqu’on sera tous dans l’entre deux de quelque chose…
LR : N’y-a-t-il pas, dès lors, une diversification, une complexification, des processus d’entre deux ? Comment arriver aujourd’hui à appréhender cette complexification sachant qu’on a presque une injonction, liée à notre éducation ou à notre apprentissage de la géographie, à typifier nous-mêmes, à essayer de clarifier, de mettre dans des cases ou des catégories ? Ne se retrouve-t-on pas, du point de vue professionnel, également pris dans un entre deux ?
MP : C’est vrai que la tendance peut rapidement conduire à penser l’entre deux comme une catégorie, avec le risque de généralisation, de perte du contenu, d’oubli de sa diversité (la multitude de sous catégories). De nombreuses analyses présentent un périurbain uni, homogène ou bien organisé sagement en couronnes ou encore en quadrants (par exemple de part et d’autre de Paris). Mais je me demande si cette approche globale ou globalisante n’était pas nécessaire pour parvenir à se détacher, à s’extraire des catégories classiques (l’urbain, le rural) et affirmer l’originalité de cet entre-deux et le nécessaire recours à de nouvelles méthodes. L’attention portée aux processus, -et la mobilité en est une forme- et à tous ces éléments de subjectivité qui font ressurgir les effets de lieux par exemple nous permet aujourd’hui d’aller plus loin ; les approches beaucoup plus fines, au plus proche de l’individu sont absolument nécessaires pour approcher la complexité. Je suis très frappée, par exemple quand je lis les travaux de Renaud Le Goix ou de géographes ruralistes sur le périurbain, de ce retour des effets de lieux, qui parfois rappellent une géographie plus ancienne que l’on ré-interroge, que l’on ré-apprend, et qui enrichit réellement l’analyse de cet entre-deux. Processus, subjectivité, individualité : ce sont clairement des éléments que la notion d’entre deux nous conduit à interroger, quitte à changer de méthode de travail. Et si on ne saisit pas ces éléments, on passe à côté, à mon sens.
JLG : Mais il y a des résistances à approcher cette complexité ! On trouve encore des travaux montrant une vision du périurbain très homogène, il en est de même, j’imagine, pour les pays d’Europe de l’Est… Comme s’il était difficile de faire émerger cette idée de la diversité ?
VR : Je crois que le travail que l’on a à faire, c’est de trouver les articulations entre un processus à caractère général et ses manifestations, ses modalités, ses concrétudes, sa phénoménologie extrêmement diverses. La diversité n’est pas incompatible avec une généralité d’un processus. Et c’est justement pour cela que les entre-deux sont compliqués ! A la différence des travaux antérieurs, qui ont essayé de sentir les choses massives, bien individualisées, de bien les définir en tant que processus, approcher le reste à la marge est plus compliqué. Mais ce n’est pas parce que ces marges sont très diversifiées qu’elles n’ont pas des processus communs… On a cru que cette notion d’Europe d’entre deux n’avait plus de significations, qu’elle était terminée. Mais on se rend bien compte que ce n’est pas le cas, quand on voit par exemple ce qu’il se passe actuellement en Ukraine ! L’emboîtement d’un certain nombre de mécanismes dure avec la même force tout en utilisant des éléments différents. Pour travailler sur ces espaces, le mieux n’est peut-être donc pas de partir d’emblée en se disant : « Je vais prendre un espace soi-disant d’entre-deux ». Puisque leurs délimitations sont incertaines par définition, c’est plutôt en partant d’une question particulière localisée dans cet espace que l’on va voir comment cela fonctionne. Si la question de l’énergie (à la fois la transition énergétique et les transferts énergétiques) est maintenant d’actualité entre l’Ouest de l’Europe et le monde russo-slave, c’est elle qu’il faut comprendre et analyser en tant que géographes. Et très vite, on verra combien les mécanismes et les processus d’entre-deux jouent d’une manière ou d’une autre par rapport à cette question. Mais je ne crois pas que ce soit en restant accroché au processus d’entre-deux qu’on fera avancer la machine !
JLG : Mais vous-même, quand vous avez commencé à travailler sur ces choses-là, vous n’y êtes pas allée en disant : « je vais dans un entre deux » ?
VR : Le bricolage que j’ai proposé des composantes du processus d’entre deux n’est pas tombé tout seul. C’est vraiment après avoir travaillé sur l’agriculture, sur les mécanismes de restitution, sur tous les éléments qui se coordonnent pour créer de l’espace géographique, que cela c’est individualisé. Par contre, comme le dit Monique, je crois que c’est très important de ne pas en rester au topos, à la notion. C’est le sens de votre entretien, d’essayer de voir quels sont les types de mécanismes à identifier –et les mécanismes, ce sont généralement des choses très simples. C’est dans l’articulation entre ces mécanismes que se crée soit la complexité du mécanisme de l’entre deux, soit, au contraire, le mécanisme d’intégration.
JLG : Monique, vous aussi vous mettriez d’un côté l’entre-deux et de l’autre l’intégration ?
MP : C’est un peu schématique sans doute ! Mais de fait cet entre-deux périurbain manifeste assez peu – du moins dans les espaces que je connais bien – des aspects d’intégration, mais une complexité forte, avec des évolutions que l’on n’imaginait pas, avec des aspects d’hybridation remarquables qui complexifient sa lecture (dans un processus d’autonomisation). La question agricole, alimentaire, par exemple, ressurgit à un moment où l’on ne l’attendait pas ; quelques chercheurs peut-être un peu, mais la plupart des acteurs ne l’imaginaient pas ! Si bien que les marques et formes rurales que l’on pensait en voie d’effacement, réapparaissent, se recréent.
Je voudrais également répondre à l’idée avancée par Julie, que ces espaces de l’entre-deux sur lesquels on travaille sont volontiers dénigrés. C’est aussi ce qui a pu enfermer cette géographie de l’entre-deux dans des approches univoques. En effet, le périurbain continue d’être stigmatisé : pour certains il représente tous les maux en termes de consommation d’énergie, de consommation des sols, même de votes… Et logiquement cela conduit à des prises de positions un peu provocatrices (légende rose versus légende noire). C’est un peu la règle des choses, mais je suis étonnée de voir cette difficulté à étudier de façon scientifique, sans parti pris, un espace qui n’obéit pas aux règles préétablies, qu’elles soient rurales ou urbaines, et donc une résistance pour penser ces espaces et les étudier de l’intérieur.VR : Ah bon ! J’en étais restée justement à l’épanouissement du périurbain et à la reconnaissance du périurbain, avec le tiers-espace de Vanier ! Je ne pensais pas que l’on était encore dans cette phase de contestation.
JLG : C’est vrai qu’au début des années 2000, il y a eu une reconnaissance de cet espace périurbain et qu’il fallait le prendre comme tel, mais il est encore fortement stigmatisé, il est encore difficile d’en exposer la diversité.
L’entre-deux, espace de l’imprévisible, de l’inédit, du créatif face à des modèles trop figés
LR : Surtout de la part de bon nombre d’urbanistes, d’architectes et d’acteurs politiques, même si là encore les regards et les appréciations évoluent… Et cette résistance suscite de nouveaux questionnements : en quoi cette question de l’entre-deux vient-elle bouleverser, voire faire exploser, le rapport dominant-dominé ? Comment la notion permet-elle de dépasser le jeu centre-périphérie, qui nous empêche, je trouve, de penser et de faire de la géographie ?
VR : Je pense que l’on est effectivement dans une phase de montée de complexité et donc de multiplication des espaces intermédiaires, d’entre-deux potentiels, ça c’est une évidence à plusieurs échelles. Ce que vous dites à propos du périurbain stigmatisé, dont je ne pensais pas qu’il l’était encore autant, peut potentiellement évoluer avec, pour ce qui est de la France, les réformes administratives et les phénomènes de généralisation du niveau métropolitain et intercommunal. Cela veut-il dire que l’entre-deux va pouvoir prendre plus de place ? Ce n’est pas impossible que les mécanismes subtils et lents de polycentrismes que l’on observe dans nos espaces transforment aussi cette idée d’entre-deux en la généralisant davantage. A ce sujet, je suis très contente que vous ayez envie de travailler sur cette thématique, car je regrette de ne pas avoir pu avancer davantage dans le troisième temps de ce processus, à savoir la créativité ex nihilo, l’inédit absolu. Parce qu’on sent très bien, dans l’expérience que j’avais, que l’absence de modèle et le rejet des modèles des uns et des autres laissaient la place à l’absolue créativité. Néanmoins, elle est difficile à saisir. J’en ai quelques pistes, mais elle reste fragmentée, elle est le fait d’individus ou de tout petits groupes, et elle exprime le côté presque aléatoire et imprévisible de l’entre-deux que je connais. L’imprévisibilité ! C’est une histoire de temps, mais tous les temps ne sont pas pareils ! Le temps de l’imprévisible est extrêmement puissant et je ne pense pas que le temps soit le même dans le périurbain et dans les grands espaces à dimensions géopolitiques.
MP : En effet le temps du périurbain n’est pas le même que celui des grands espaces géopolitiques. Mais avant, je voudrais revenir sur la notion de centre-périphérie, car elle est importante dans le débat. Le terme périurbain participe totalement de cette logique centre-périphérie et cela explique pour une grande part les difficultés de positionnement de cette géographie du périurbain. Je rappelle combien nous avons du mal à nous faire entendre lorsque nous parlons avec des géographes d’autres pays, puisque le périurbain n’existe pas –ou si peu dans d’autres langues- et que nous sommes encore à la recherche d’un vocabulaire plus adapté. Cela nous renvoie à notre manière très française d’appréhender l’espace.
VR : Est-ce une manière d’appréhender l’espace ou est-ce une propriété de l’espace français ? Lorsque l’on va de l’autre côté de la frontière, et que l’on arrive dans l’espace germanique, par exemple, c’est tellement autre chose : la multicentralité, la diffusion !
MP : Bien sûr que l’espace français a hérité de logiques centralisatrices fortes. Mais j’ai l’impression que cette approche très politique de l’espace, fondée sur cette idée de centre et de périphérie, a tout recouvert en France au point de refuser l’existence de ces espaces intermédiaires, de ces espaces de l’entre-deux et plus encore les ferments de nouveauté, de créativité qu’ils portent et qui peuvent remettre en question la notion de centre-périphérie. Notre logique administrative, notre logique de développement depuis longtemps s’appuie sur cette notion de centre-périphérie. Mais quand on travaille dans ces espaces de l’entre-deux, ce qui est intéressant, c’est justement tout ce qui fait rejouer les catégories, notamment le couple dominant-dominé. J’ai l’impression qu’on a mis beaucoup de temps à s’évader de ce rapport centre –périphérie, car les périphéries étaient conçues comme du dominé ! Surtout pas du « périphérique créateur », mais « périphérique dominé » ! C’est une des limites de la manière française de penser l’espace. On est en train d’évoluer là-dessus, mais on peine à inventer un vocabulaire qui sorte du rapport centre-périphérie et de son double dominant-dominé. On peut penser à la notion d’entre-ville, qu’on n’interroge peu en France : certes nous avons un autre réseau urbain que le réseau allemand mais certains éléments de cette Zwichenstadt seraient transposables. En France, en restant dans le centre-périphérie, je trouve qu’on se condamne à quasiment nier le créatif que tu évoquais, Violette.
JLG : Avant de poursuivre sur le temps du périurbain, je rebondis sur la créativité qui se noue dans l’entre-deux. Vous avez toutes deux travaillé avec des artistes, que mettez-vous derrière le terme de créativité et avez-vous perçu ce processus avec les artistes rencontrés dans vos espaces respectifs ?
MP : J’ai pris le terme créativité dans un sens plus large, pas seulement artistique. Mais j’ai aussi travaillé ces dernières années sur des manifestations culturelles dans le périurbain francilien et ces manifestations qui s’inventent dans l’entre deux sont intéressantes. Les quelques artistes avec lesquels j’ai travaillé souhaitaient faire passer le message suivant : « on vit dans le périurbain, avec une autre manière de vivre la relation à l’espace, à la ville – que l’on met à distance quand ça nous arrange (parce qu’évidemment on a toujours besoin de la ville). » On retrouve ces thèmes chez certains artistes, photographes, cinéastes, ou chez ceux qui pratiquent l’art vivant : l’objectif est d’amener les populations habitantes, résidentes et les autres, aussi, à réfléchir sur ces espaces et au final à affirmer un sens à ces espaces. Cela m’évoque également tout ce qui se passe au Québec, à Montréal en particulier. Là, on ne parle pas de périurbain, mais de franges, et de nombreux artistes montréalais sont nés dans ces franges, et leurs clips sont faits dans ce que nous appellerions du périurbain, comme dans les grandes zones commerciales. Il y a une dizaine d’années on n’aurait pas pu imaginer ce genre de choses. Il y a là du créatif, au sens premier du terme.
L’entre-deux : anti, contre, ou simplement autre modèle ?
VR : Oui, c’est là où il y a la vie maintenant ! Je crois qu’on trouve la créativité là où il y a de la vie. De mon côté, c’est en discutant avec des amis artistes et créateurs que j’ai été sensibilisée à la notion d’avant-garde, et les mécanismes d’avant-garde c’est quand on envoie tout valser ! Ce moment marquait au fond la fin, l’absence de modèle, non pas parce qu’on n’en voulait plus, mais parce que les modèles avaient disparu ! Le départ à zéro, la destruction… Et tout cela nous renvoie encore au temps, au type de durée dans les espaces. Ce qui se passe en ce moment ne fait que le réactiver : il y a un rapport au temps, aux expériences plurielles du temps qui est, je le ressens, vraiment différent. Les expériences historiques extrêmement dures d’une situation donnée, font que je constate une sorte de blocage de la mémoire du temps passé récent. On observe comme une sorte de coupure de transmission : elle reste, mais de manière voilée, contournée, diffuse. Et tous ces facteurs sont favorables à de la créativité ex-nihilo.
Mais là-dessus, il y a des choses à faire, et je pense que cela va se faire. Ce qui me fait plaisir et me frappe, c’est que vingt ans après, vous prenez possession de ce questionnement. Donc il faut vingt ans, même dans un temps extrêmement rapide… Les gros traits de premier niveau étant débroussaillés, maintenant vous allez arriver à des choses intéressantes sur la créativité dans la géographie de cet espace.LR : Monique, sur cette question de la créativité dans le périurbain, peut-on également parler de modèle ? Repart-on à zéro dans le périurbain ? N’observe-t-on pas plutôt une acculturation mutuelle, un élan créateur, de l’inter-quelquechose (inter-socialité, inter-spatialité) ?
MP : Oui, et ta question nous ramène aux temporalités. En effet, on ne peut pas envisager le périurbain avec l’image d’une coupure de transmission ou l’idée d’un traumatisme majeur comme l’évoque Violette. Dans ces temporalités du périurbain, il y a eu des moments de mise en sommeil de certains passés (refus, négation, oubli) mais il n’y a pas eu de coupure au sens propre du terme. En reprenant les grandes scansions du périurbain et la manière dont on a analysé l’objet, on peut dire que jusque dans les années 1990, l’urbain a tendance à conquérir l’espace et les modèles ruraux sont donc plutôt mis en sommeil -les habitants ne les revendiquent pas en tant que tels, ou de manière feutrée. Et puis, depuis les années 1990 et encore plus 2000, ces modèles « ruraux » ressurgissent et la mémoire ressurgit. Or, ce sont des modèles qu’ont connus certains habitants et c’est en ce sens que le terme d’acculturation me paraît adéquat. Dans les temporalités du périurbain, le curseur est allé d’abord vers l’urbain au point qu’on imaginait de l’urbain en devenir mais aujourd’hui, les territorialités sont différentes, avec une forte reconnaissance des espaces ouverts et d’une certaine ruralité que l’on hybride avec des territorialités urbaines. Donc on n’est pas face à des coupures de transmission, mais à des successions entre des moments de mise en discussion et des moments de mise en sommeil avec des logiques d’accrétion. Et ces moments de contact, de mise en discussion sont créateurs, créateur d’identité. On pourrait utiliser toute une série de termes : je parlerais de « dialogue » entre ces différents modèles, c’est-à-dire, pour faire vite, le modèle urbain et le modèle rural, mais il s’agit de deux modèles revisités, ils ne sont ni l’un ni l’autre.
LR : Finalement, on est plutôt dans une espèce de parcours : on passe de l’un à l’autre de manière sinusoïdale, alors qu’on avait plutôt tendance à penser l’entre-deux comme une trajectoire, une transition de l’un à l’autre. C’est plutôt quelque chose de l’ordre de la transaction.
VR : … de l’intersubjectivité, de l’interrelation, de l’inter…
MP : et c’est bien de l’entre-deux, le terme est de mieux en mieux choisi !
Entre-deux et marginalisation : repenser l’altérité
JLG : Toutes deux, vous avez parlé de processus de créativité, mais à l’inverse, avez-vous observé des processus de marginalité, de marginalisation au sein des espaces que vous avez étudiés ? On voit ces espaces de façon positive, puisqu’il s’y crée quelque chose – Monique parlait de « valeur positive » associée à ces espaces de l’entre-deux. Mais peut-être que dans vos espaces respectifs, vous observez des processus contraires ?
VR : Pour ce qui est de l’entre-deux est-européen, c’est d’abord par-là que ça a commencé, parce que cet espace décrit la rencontre de deux marginalités, par rapport à l’Ouest et à l’Est, ce qui en fait un espace autonome, individualisé. Ce n’est pas tout à fait la même chose pour l’entre-deux périurbain, qui est plus dans un continuum (centre, périphérie, zone intermédiaire). Dans mon cas, l’entre-deux est un espace marqué de moments successifs- moment où l’on est soit d’un côté, soit de l’autre mais avec la trace de la période antérieure ; la partie entre-deux s’épanouit dans une relative individualité, car cette individualité est forcément liée aux deux côtés ! C’est ce que les habitants de cette partie de l’Europe appellent leur « complexe géographique » et ce n’est pas moi qui ai inventé le terme (c’est un célèbre écrivain polonais, C. Milocz).
MP : La notion de marginalité existe dans le périurbain : les fameux « captifs » du périurbain de Lionel sont là pour le montrer. Les premières études ont montré que certains habitants venaient là en grande partie contraints et forcés, par défaut. Mais aujourd’hui on observe une forme de volonté d’inversion : ces habitants vont évoquer un « plus » pour ces espaces – même s’il faut rester vigilant aux effets de discours, bien sûr.
Il conviendrait surtout de raisonner à différentes échelles. Des parties de cet entre-deux périurbain connaissent bien des processus de marginalisation, de relégation et cela vient nous rappeler l’hétérogénéité de cet espace. Le périurbain reste marqué par nombre de phénomènes de rejets – il est toujours le lieu d’accueil de certaines infrastructures oblitérantes, il est aussi le lieu d’accueil de populations que la ville dense ne veut pas. Et il est évident que ces populations marginalisées dans la ville se retrouvent en général doublement marginalisées dans le périurbain. En Ile-de-France, par exemple, les roms sont sans aucun doute les populations les plus marginalisées dans le périurbain avec des attitudes de stigmatisations multiples et une réelle marginalisation spatiale. D’une certaine manière, l’espace périurbain porte encore en lui des éléments de complexe géographique, de marginalisation géographique. Mais là, et on rejoint ce que disait Violette et les propos du début de l’entretien, il faut multiplier des études à grande échelle, puisque l’hétérogénéité du périurbain se lit à quelques kilomètres près. Quand je travaille dans l’Ouest francilien, je vais avoir des espaces de grande relégation et puis, pratiquement dans la même commune, des espaces où, au contraire, le périurbain devient un lieu heureux, de création. On retrouve la légende rose et la légende noire ! Et les deux sont à analyser ensemble.VR : Je crois qu’en termes de démarche, pour les jeunes et ceux que vous allez engager dans cette démarche, il faut travailler sur la philosophie des sciences, sur les théories de la complexité. C’est là qu’il faut aller chercher de la réflexion, de la conceptualisation, parce que vous y trouverez, du fait de leur niveau de généralité et des formalismes qu’elles donnent, de l’outillage pour ensuite rentrer de manière sensible et subjective dans les questions de l’identité et de la relation à l’autre. Je crains qu’en tant que géographes, si vous entrez directement dans les problématiques de l’identitaire et de l’identification de l’autre vous allez être vite coincés. Il faut donc chercher un niveau supérieur de formalisation.
LR : Penser l’entre deux, n’est-ce pas aussi une posture pour penser le bien commun, pour repenser la régulation politique, la question du ou des pouvoirs ? Cela n’invite-t-il pas aussi à chercher ce qu’est le bien commun en devenir ?
VR : Ce n’est pas impossible, dans la mesure où l’entrée par l’entre-deux déconstruit les schémas. Elle met à situation zéro – en face à face – des individus, des modèles, des schémas qui a priori n’ont plus réellement de connexion les uns avec les autres. Mis à l’état brut d’égalité, ils sont une direction pour penser un peu le lieu commun et le bien commun.
JLG : L’entre-deux est aussi une manière de repenser l’équilibre, de se replacer sur un pied d’égalité.
VR : C’est mettre à plat, à positions équivalentes.
Repenser la discipline et son enseignement vers plus d’entre-deux ?
LR : Et si vous aviez des conseils à donner aux jeunes chercheurs et aux doctorants, comment se placer par rapport à ces cadres disciplinaires et à ces idéologies qui existent, comment enseigner par rapport à ces cadres ?
MP : On entre dans des choses complexes. Cela m’amène à revenir sur nos entrées trop disciplinaires – géographie rurale, géographie agricole, d’une part, et géographie urbaine, de l’autre. A priori il faut penser l’entre-deux avec ces deux champs mais comment le faire dans nos logiques catégorielles ? A Nanterre, par exemple, nous avons monté un parcours de Master sur le périurbain, mais qui peine à trouver sa place dans une maquette qui affiche ou le rural ou l’urbain.
Violette parlait tout à l’heure de déconstruction, et en parallèle la géographie de l’entre-deux me paraît encore à construire. Elle appelle une remise à plat de nos grandes catégories géographiques, voire disciplinaires puisqu’un tel mouvement convoque autant la sociologie, l’anthropologie, l’histoire. On pourrait imaginer faire naître quelque chose qui s’appellerait « études périurbaines » – à l’exemple des urban studies, où l’on s’appuierait sur ces apports multiples en pensant ville et campagne ensemble. C’est possible, puisqu’on s’est retrouvé avec Lionel ou Julie, l’un plutôt ville et l’autre déjà entre-deux et qu’au final l’entre-deux nous réunit. Reste que je suis assez pessimiste tant notre système est cloisonné. On peine vraiment à aller vers une approche réellement croisée. Lionel, tu parles de bien commun, et cela devrait aussi nous aider à réfléchir à nos limites disciplinaires et à notre manière de repenser nos disciplines.VR : Je commence à avoir un petit peu de distance vis-à-vis du fonctionnement concret et institutionnel de la discipline, et je suis un peu attristée du portrait que tu fais Monique…
MP : Je suis peut-être dans un moment de grand pessimisme ?
VR : C’est néanmoins très intéressant, car cela me renvoie 40 ans en arrière… D’une certaine manière, j’ai eu un peu de chance, car comme je n’ai pas été très longtemps à l’Université proprement dite [NDR : Violette Rey a surtout enseigné à l’ENS], après je n’ai pas été coincée dans les catégories dont Monique parle. J’ai pédalé seule dans mon coin dans la transdisciplinarité et le tâtonnement de la complexité, les théories des systèmes, etc… Mais ne faut-il pas aussi savoir contourner l’institutionnel et les étiquettes qu’on nous colle ? Bien sûr on est dans un TD de géo rurale, mais dans le fond, on fait de l’interdisciplinarité. C’est comme ça que les choses changent…
JLG : C’est aussi qu’on fonctionne par type d’espace, alors que finalement on a beaucoup de chose à partager. Parler d’un parcours « études périurbaines » ne risque-t-il pas également de figer les choses ?! C’est peut-être plus en travaillant par thématiques (la mobilité, les services…) que par types d’espaces que l’on arrivera à penser les continuités et les singularités de ces espaces-là.
MP : Oui, sans doute suis-je dans ma vision nanterroise, dans un face à face entre l’urbain et le rural, alors que cela ne serait pas vrai dans d’autres configurations.
LR : Pour avoir aussi expérimenté les constructions de maquettes à l’université de Caen, se rajoute aussi la difficulté de positionner une formation dans le cadre de ce qui vient du Ministère et des injonctions à ce qui doit se faire ou non. Oui, on apprend à contourner, à inventer, à prendre des risques, mais on voit bien quand même qu’institutionnellement, il est habituel de catégoriser des espaces, des diplômes ou des formations afférentes.
VR : … J’ai quitté les lieux en me disant que la transversalité était en train de faire de grand progrès… Il semble que cela ne soit pas gagné !
MP : Si, elle fait des progrès, mais au niveau de la recherche.
VR : En même temps, il faut aussi voir que la transversalité peut aboutir à la « confusionite » généralisée ! L’effort du travail intellectuel de la construction de la connaissance est bien d’essayer d’éclaircir la complexité, pas de la rendre encore plus complexe que ce qu’elle est !
MP : Oui il y a une nécessité disciplinaire dans les licences pour asseoir des savoirs. Mais dans le cadre des masters, on pourrait aller vers plus de transdisciplinarité, mais je ne suis pas sûre que les nouvelles nomenclatures nous aident beaucoup. Par contre, cette transversalité existe au niveau des chercheurs, mais il est très compliqué de faire passer cette expérience au niveau de l’enseignement. La recherche, on compose, on dispose… mais l’enseignement reste plus cloisonné. Les contournements ne sont pas si simples.
Enjeux actuels dans les entre-deux périurbain et Europe de l’Est
JLG : Quels seraient les enjeux de recherche dans vos espaces respectifs, si on les relit à la lumière de l’entre-deux ?
MP : Là, je vais reprendre ma casquette de géographe rurale ! Manque par exemple une géographie des pratiques agricoles dans le périurbain. Le vécu quotidien de l’agriculteur, que signifie-t-il, comment peut-il trouver sa place, surtout au moment où la pression urbaine s’accroît en terme de produits et de manières de cultiver –je ne parle pas du foncier qui reste un vaste champ mais certaines études existent. Autrement dit, travailler sur l’agriculture dans toutes ses dimensions : qui sont les agriculteurs qui s’installent, le nombre de femmes, de personnes venues d’autres catégories socioprofessionnelles, et quelles sont les conséquences sur la définition de l’agriculteur. Sur l’agriculture également, il conviendrait de travailler sur les nouvelles attentes alimentaires des consommateurs. Il y a ainsi de nombreuses pistes en géographie agricole, parce que le périurbain n’était pas considéré jusqu’alors comme un espace de recherche pour la géographie agricole.
Et puis parmi les autres dimensions, j’en retiendrai quelques-uns. Les petites villes, cet échelon qui a été annihilé dans les premiers temps de la périurbanisation et qui aujourd’hui a tendance à renaître : comment cette nouvelle maille trouve-t-elle sa place et quelles sont les relations que les habitants entretiennent avec elles ? On a travaillé aussi, avec Lionel, sur les élus et nouvelles attitudes des élus, dans le cadre du dernier appel d’offre PUCA : y a-t-il un penser périurbain de la part des élus et que signifie-t-il en termes de choix d’aménagement ? Je pense aussi aux espaces ouverts, avec des ponts possible Nords-Suds : que sont-ils dans ces contextes différents ?
A mon sens, le périurbain est un domaine où la jeune recherche peut s’épanouir aujourd’hui. Il faut venir travailler sur ces espaces : ce sont des lieux plus propices à l’interdisciplinarité, à une certaine liberté par rapport aux normes, puisqu’ils affichent plusieurs ancrages. Et j’évoquerais un dernier pan de recherche : les jardins qui sont aussi des espaces de l’entre deux, tout comme les délaissés urbains, les interstices au sens large ! On n’a pas encore fait une géographie de l’interstice…VR : J’introduirais peut-être une direction… Le concept de l’Europe. Qu’est ce qui fait qu’on se sent européen ? Reprendre toute cette bouillie des identités à travers une identité, certes en pointillé, mais qui est une identité qui nous oriente vers l’avant, au lieu d’être simplement une identité avec la tête tournée en arrière, comme c’est encore beaucoup le cas actuellement. Et on peut essayer de travailler cette notion-là non pas de manière abstraite et passe partout, mais en se disant : « qu’est ce que ce bien commun veut dire dans une alvéole d’une minorité particulière, dans une institution nationale de construction des réformes administratives, etc ? » C’est un fil rouge à essayer de faire fonctionner à des échelles et sur des sujets extrêmement différents. C’est à travers cela que vous arriverez à renouveler une vision complexe d’une réalité qu’on essaie tous de maîtriser.
LR : Et pour finir, une dernière question : les espaces de l’entre deux, des espaces de l’utopie ?
VR : Ah non ! Je ne crois pas, hélas ! Pour ceux que je connais… l’utopie c’est plutôt d’essayer d’en sortir, de ces espaces de l’entre-deux !
MP : Ma réponse est forcément un peu différente. Peut-on construire une nouvelle ville mâtinée de rural ? Je ne suis pas sûre que l’utopie soit la meilleure clé de lecture et j’y suis toujours un peu réticente, car elle nous oriente vers quelque chose qu’on ne travaille pas vraiment à atteindre. Je suis plutôt dans l’idée d’un espace créatif, qui a ses logiques, ses formes, qui recrée de l’urbanité, mais non une utopie !
JLG et LR : Sur ces dernières belles paroles, merci à toutes deux !
Pour aller plus loin, quelques références bibliographiques de Violette Rey et Monique Poulot en relation avec l’entre-deux :
VIOLETTE REY
Portrait de chercheurs sur Canal U, la webTV de l’enseignement supérieur : Entretien avec Violette Rey :
http://www.canal-u.tv/video/ecole_normale_superieure_de_lyon/entretien_avec_violette_rey.51261996, « Europes orientales » in BRUNET R., REY V. « Europes orientales, Russie, Asie centrale », Géographie universelle t 10, Belin-RECLUS.
1996, (dir), Nouvelles campagnes d’Europe centre orientale, CNRS EDITIONS, coll. Espaces et milieux.
1998, « Les territoires centre-européens, dilemmes et défis », Ed. la Découverte, (dir).
2004, (co dir), « L’élargissement de l’Union européenne, réformes territoriales en Europe centrale et orientale », L’Harmattan.
2000, (dir), « Atlas de la Roumanie », Documentation Française.
2005, (codir), « Territoires d’Europe, la différence en partage », ENS-EditionsArticles récents :
avec Molinari P., 2005, « L’Europe de l’Est entre européanisation et mondialisation », in Jouve B., Roche Y. ‘Des flux et des territoires, vers un monde sans Etats?’p. 171-198 Publications de l’Université du Québec, Montréal
2010, « Les Balkans, lecture d’un espace d’entre-deux » Anatoli n°1 ‘Pour une nouvelle entente balkanique’ p.45-58
2013, « Concepts flous pour réalités ambiguës, comment lire la balkanisation avec l’entre deux ? » Anatoli n°4 ’Géopolitique des civilisations. Huntington 20 ans après’ p.93-110
2014 (à paraître) « Penser les espaces intermédiaires, nouvelle figure de l’entre deux » Publications ENS-Edition.MONIQUE POULOT
Page personnelle de l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense :
http://www.u-paris10.fr/mme-poulot-moreau-monique-384389.kjsp2007, avec ROUYRES T., « Refaire campagne en Ile-de-France », Norois, n° 202, p. 61-71.
2008, « Des territoires de projet en périurbain : les programmes agri-urbains », Historiens et Géographes, n° 403, p. 159-172.
2008, « Les territoires périurbains : « fin de partie » pour la géographie rurale ou nouvelles perspectives ? », Géocarrefour, 83-4, n° spécial Géographie(s) rurale(s) en question, p. 269-278.
2011, « Des arrangements autour de l’agriculture en périurbain : du lotissement agricole au projet de territoire », VertigO, Vol 11, n° 2.
URL : http://vertigo.revues.org/11188.
avec ARAGAU C., 2012, « Habiter en périurbain ou réinventer la qualité de la ville », Historiens&Géographes, dossier « Façons d’habiter les territoires de la ville aujourd’hui », n° 419, p. 115-126
2013, « Du vert dans le périurbain. Les espaces ouverts, une hybridation de l’espace public », EspacesTemps.net, 06-05-2013.
URL : http://www.espacestemps.net/articles/du-vert-dans-le-periurbain-les-espaces-ouverts-une-hybridation-de-lespace-public/
(coord), 2013, Agricultures dans la ville, agricultures pour la ville : acteurs, pratiques et enjeux, Bulletin de l’Association des Géographes Français, pp. 274-396.
2014 (à paraître), « L’invention de l’agri-urbain en Ile-de-France : quand la ville s’invente aussi autour de l’agriculture », Géocarrefour, 89/1-2.
(à paraître), Agriculture et ville : un nouveau dialogue, éditions du CTHS.