« Où SONT LES ANIMAUX ? VERS UNE GEOGRAPHIE HUMANIMALE »

JEAN ESTEBANEZ

Géographe,
UPEC, Lab’Urba
jean.estebanez@u-pec.fr

EMMANUEL GOUABAULT

Sociologue,
HESSO, Genève
gouabault@bluewin.ch

JERÔME MICHALON

Sociologue,
Université Jean Monnet,
Centre Max Weber, Saint-Etienne
jerome.michalon@gmail.com

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Si on accordera facilement que les animaux n’ont pas (encore ?) une position centrale en géographie, on remarquera cependant qu’ils n’ont jamais réellement été absents (par exemple Hartshorne, 1939 ; Newbigin, 1913 ; Prenant, 1933 ; Sorre, 1943 ; Veyret, 1951) et que le champ commence à être bien structuré et de plus en plus visible, que ce soit autour de groupes de recherche spécialisés (Animal Geography Research Network en Grande-Bretagne, Animal Geography Specialty Group aux Etats-Unis) et de figures de proue dont les travaux ont fait date (Wolch, Emel, 1998 ; Philo, Wilbert, 2000). Ce corpus contemporain, dont nous déclinons les références au fil du texte, ne s’intéresse pas aux animaux en tant que tels – et c’est ici la nouveauté, mais bien aux relations entre humains et animaux. Il ne s’agit pas d’une géographie des animaux – qui pourrait être une branche de la biologie des populations mais plutôt d’une géographie partagée, que nous appelons « humanimale ». Cette appellation pourra surprendre, mais elle vise surtout à inscrire la géographie dont il sera question ici dans une perspective relationniste. Si la géographie qui pense la dimension spatiale de la société est une géographie humaine, celle qui considère que la société ne s’arrête pas aux humains, mais intègre d’autres acteurs –tout spécialement des animaux –pourrait être une « géographie humanimale ». Cette perspective rapproche les travaux cités plus haut d’un ensemble plus vaste de recherches en sciences humaines, avec lesquels les connexions sont nombreuses, que ce soit du côté de la sociologie (Guillo, 2009 ; Latour, 1991 ; Mauz, 2005 ; Porcher, 2011 ; Sociétés, 2010), de la philosophie (Singer, 2009 [1975] ; Haraway, 2008) ou de l’anthropologie (Descola, 2005).

A l’instar de ces recherches, les textes qui composent ce numéro essaient de prendre la mesure de la construction spatiale de l’humanimalité en faisant l’hypothèse que l’enjeu de cette relation n’est pas tant dans la distinction ou la séparation, ni même dans le lien entre humains et animaux, mais dans le partage d’un temps et d’un espace commun.

Vivre ensemble

Dominique Lestel, dans l’entretien qu’il nous a accordé, souligne que ce qui se joue entre nous et les animaux relève non pas tant d’une relation que d’une vie en commun. Plutôt qu’une situation dans laquelle deux entités humaines et non humaines se rencontrent de façon ponctuelle, et préexistent à cette rencontre, elles émergeraient d’un temps et d’un espace commun, où elles s’influencent et se transforment mutuellement. Parler de communautés hybrides, c’est ainsi penser que l’humain n’existerait pas comme il est sans sa vie partagée avec les autres non-humains. Le partage ou la vie en commun se retrouvent chez Bastien Picard qui montre combien la position des soigneurs auprès des Jabirus – de grands oiseaux colorés dont ils s’occupent – dépend d’un temps et d’un espace partagé. Pour Christophe Baticle, la chasse est d’abord la pratique commune d’un territoire par les chasseurs, les chiens et les proies. Stéphanie Chanvallon, pour des animaux charismatiques comme les dauphins et les orques, ou Nathalie Blanc et Nicole Mathieu, pour les cafards, soulignent elles aussi l’importance de la coexistence, du vivre-ensemble ou du partage de l’espace, qu’il soit ou non désiré. Géographes, philosophe, sociologues et anthropologues, sous des modalités diverses, s’entendent donc pour considérer que c’est d’abord à travers un temps et un espace partagé – une co-extension pour reprendre la terminologie de D. Lestel – qu’existent les communautés humanimales.

Dans ce cadre, et sans que ce soit le cœur du numéro, D. Lestel ou encore N. Blanc soulignent que la vie en commun ne s’arrête pas aux animaux mais qu’il est par exemple possible de réfléchir au rôle des plantes ou des machines. Pour N. Blanc, les animaux, s’ils peuvent être analysés comme des sujets, doivent bien être compris dans un ensemble plus vaste avec lequel nous avons des continuités fortes, qu’on peut appeler « environnement » ou communautés hybrides, pour reprendre le terme de D. Lestel. Celui-ci signale ainsi, dans une pensée qui peut rappeler les travaux d’Augustin Berque (2000), que les limites entre le vivant et le non vivant, le corps et l’environnement, sont beaucoup moins nettes qu’on ne les pense habituellement. Lorsqu’un vers marin utilise des chenaux de sable pour filtrer l’eau dont il se sustente, créant un rein non organique, pourtant indispensable à sa survie, il rend manifeste les liens charnels et vitaux des êtres avec les lieux, le vivant débordant des limites de son corps. Au final, pour rendre compte de ce qui fait sens pour le vers marin, les relations et les réseaux qui le constituent et qu’ils constituent sont des entrées plus pertinentes que son corps indivisible.

Agentivité

Pour autant, cette ontologie extensioniste ne doit pas amener à négliger les capacités d’actions des êtres (humains et non-humains). Ne plus se fier à leurs limites habituelles pourrait en effet conduire à ne plus bien savoir d’où viendrait l’action, tellement distribuée qu’elle en serait diluée dans une forme de vie réticulaire et totalisante. A trop remettre en cause les limites ontologiques, c’est l’idée d’action même qui se trouve redéfinie, et souvent quelque peu occultée. C’est précisément l’écueil que les textes de ce numéro tentent d’éviter, en s’attachant à indexer l’action aux êtres, humains et non-humains. Il s’agit notamment de redistribuer équitablement les capacités d’actions entre eux. En effet, dans la vie en commun, le débordement des humains sur les non-humains et des non-humains sur les humains, modifie les positions réciproques des uns par rapport aux autres. Notre regard sur les animaux change, les animaux changent et nous-mêmes sommes transformés.

Les animaux ont pendant longtemps été considérés dans le cadre de pratiques et de représentations sociales comme des révélateurs symboliques ou comme des indicateurs statistiques. En géographie, on les pense comme des variables localisables et quantifiables, des indicateurs de biodiversité, des vecteurs de requalification des espaces (classements en zone de protection), des objets de conflits avant tout humains, des symboles du pouvoir ou des images de la société et de sa façon de penser. Sans qu’il ne soit jamais question d’eux, ni des relations qui les unissent aux humains, les animaux servent alors de miroirs dans lesquels la société se reflète.

L’agentivité (la capacité à prendre des décisions de manière autonome) est venue aux animaux, à la fois par des études anthropologiques et sociologiques déconstruisant les dichotomies qui servent à séparer le monde des humains et des animaux et proposant de nouvelles façons de penser les collectifs vivants (Descola, 2005 ; Latour, 1991 ; Haraway, 2008), ainsi que par des travaux en éthologie proposant une approche du terrain et des animaux radicalement nouvelle, en privilégiant le temps long et les méthodes classiquement réservées à l’ethnographie (Goodall, 1986). Enfin, hors des mondes académiques, la multiplication des animaux familiers et l’engouement autour de certains mammifères charismatiques, comme le dauphin, contribuent à modifier les relations entre humains et animaux. Si les grands singes sont les premiers à en bénéficier, Despret (2002) montre combien le spectre s’élargit avec certaines recherches qui donnent de plus en plus d’espace et de latitude aux animaux pour exprimer leurs potentialités : chiens, vaches, corbeaux voire moutons ne sont plus les mêmes aujourd’hui du fait des dispositifs scientifiques à travers lesquels ils ont été étudiés.

Leur agentivité commence à faire l’objet d’un large consensus dans la communauté scientifique: les animaux ont des intentions, occupent un rôle d’acteurs en situation. Dans une perspective sociologique, cette agentivité peut également être appréhendée sans prendre part sur sa réalité. Elle est alors un élément que les acteurs attribuent aux animaux. On peut par exemple observer ce qui est transformé pour des acteurs humains quand ils disent que l’animal a une intention, qu’il a des envies, qu’il fait des choix.

Jean Estebanez et Bastien Picard choisissent d’organiser leur analyse autour de ces questions, le premier pour montrer, au-delà des représentations, la capacité d’action d’une panthère au zoo et comment elle a pu l’amener par la pratique – en l’obligeant à changer de place – à transformer la façon dont il pouvait envisager l’exotisme. B. Picard analyse comment les jabirus du zoo de Barcelone, malgré leur situation de dépendance, ne sont pas passifs. Les soigneurs qui en ont la charge favorisent ainsi leurs initiatives, créant les conditions d’un véritable échange.

D’autres auteurs du dossier, sans centrer leur propos sur la question, prennent néanmoins position. L’article de Clotilde Luquiau sur la mise en tourisme de certains animaux, comme les éléphants à Bornéo, repose sur l’agentivité des animaux, notion essentielle pour comprendre ce qui attire les touristes et, en même temps, ce qui provoque des conflits avec certains villageois. Les éléphants ont ici une histoire et un rôle actif, au même titre que les humains. En observant la proposition qui leur est faite, de limiter leur territoire d’évolution à des zones qui ne sont pas cultivées, on constate qu’ils prennent position en décidant de la franchir, apprenant différentes techniques pour passer outre les clôtures électrifiées. De la même manière, Guillaume Marchand, dans son article sur les conflits entre humains et animaux sauvages, souligne que les techniques de protection du bétail en Amérique du Nord contre les loups, d’abord fondées sur l’expérience acquise en Europe, ont dû être réajustées, quand il est apparu que les loups nord-américains ne se comportaient absolument pas comme ceux installés en Europe. Dans la lignée des travaux de Van Schaik et al. (2003) avec des groupes d’orangs-outangs de Bornéo et de Sumatra ou de Heinrich (2000) avec les corbeaux, il apparait qu’il y a des cultures animales variables selon les lieux et, par-delà, des comportements individuels.

Si ces auteurs cherchent à montrer que les animaux se transforment pour et par eux-mêmes, Connie Johnston ne prend pas position sur leur agentivité. Plus précisément, elle analyse la façon dont le langage, à travers le vocabulaire disponible et les définitions, façonne notre image de ceux-ci – notamment leur proximité ou leur différence d’avec les humains –, et influe directement sur les pratiques qui engagent humains et animaux. Ce faisant, elle interroge la façon dont nous avons changé, et comment ce changement fait lui-même changer les animaux. Nos représentations sur les animaux suffiraient-elles à les transformer ?

Les dispositifs spatiaux de l’humanimalité

Où sont les animaux ? Où leur est-il permis d’aller ? Où sont-ils vécus comme une gêne voire une menace ? Où nous emmènent-ils ? Si l’espace ne crée pas les qualificatifs attribués aux animaux (ce lion est-il sauvage parce qu’il vient d’Afrique ? de la savane ?), l’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec eux (les chiens sont interdits au supermarché sauf s’il s’agit de guides d’aveugles). En étudiant les discours des habitants du Parc de la Vanoise, Isabelle Mauz (2005) a bien montré que, pour les humains, les animaux devaient avoir une place. Une « juste » place, qui pouvait certes évoluer, mais dont la définition devait être stabilisée à un moment ou à un autre pour que la cohabitation puisse se faire. Si les animaux doivent être à leur place, on s’imagine bien quels types de réactions ils suscitent quand ce n’est pas le cas. Dans ce cadre, les conflits entre humains et animaux seraient liés à la transgression de ces limites : que fait ce rat sur le quai du métro ? Cette blatte dans mon salon ? Ce loup dans mon alpage ? Le discours sur la séparation humain-animal associé à l’exclusion progressive d’une grande partie d’entre eux de la ville (Philo, Wilbert, 2000 ; Vialles, 1995) est ainsi largement développé.

On peut au contraire défendre l’idée que la mise à l’écart des animaux n’est pas ce qui caractérise le mieux la relation qui nous lie à eux puisqu’elle renvoie à la séparation et au détachement. Si, ce qui fait leur intérêt pour nous est bien leur statut d’Autres signifiants, c’est alors sans doute la continuité qui compte (Porcher, 2011). Cette continuité étant du domaine du sensible, elle tend à passer à travers une série de dispositifs spatiaux qui permettent de négocier une juste distance entre les acteurs (Espace et Société, 2002 ; Estebanez, 2011). Le zoo n’est pas fait pour séparer mais au contraire pour permettre une rencontre qui n’est possible, dans les mêmes conditions, nulle part ailleurs : c’est un instrument de médiatisation. De la même manière, les laisses et les muselières, les parcs, les friches urbaines transformées en corridors écologiques et aménagés d’observatoires sont autant de dispositifs qui nous permettent concrètement et symboliquement d’être en relation, à travers une négociation constante des usages et des normes. Cette relation peut aller jusqu’à la sexualité (zoophilie), dans laquelle la distance semble disparaître totalement, et qui reste ainsi une sorte de dernier tabou des relations anthropozoologiques (Brown et Rasmussen, 2010).

Cette question de la « juste place » des animaux est donc bien marquée par une profonde ambivalence, dans une négociation qui joue sur la séparation et la continuité (Arlucke et Sanders, 1996). Analyser des dispositifs spatiaux permet de rendre compte de la façon dont les relations sont rendues possibles et mises en œuvre.

La vie en commun est loin d’être toujours vécue positivement comme le rappelle N. Blanc à propos des cafards. Dans son article sur la phobie des chiens chez les enfants et de son traitement, Bénédicte de Villers souligne que le dispositif thérapeutique inventé est d’abord spatial. Le problème de la peur des chiens est celui d’un espace partagé menaçant, se traduisant par des techniques d’évitement et de positionnement du corps chez les enfants. L’auteur montre comment le traitement consiste à donner corps à l’espace et rendre palpable la distance en la peuplant d’objets ou en marchant pas à pas, en enfonçant les pieds dans le sol. Il s’agit ainsi simultanément de découper la distance et de créer des jonctions afin d’éviter la peur panique.

Une autre situation thérapeutique, dans laquelle les chiens ne sont pas le problème mais un élément du traitement, grâce à leur mobilité et leur disponibilité, est rapportée par Jérôme Michalon. Dans une maison de retraite médicalisée, Raya, une chienne d’assistance, fait le lien entre l’ici de l’institution, dont ne peuvent sortir les résidents, généralement atteints de déficiences cognitives et intellectuelles, et l’extérieur, à travers une présence qui rappelle le quotidien et la vie en dehors de la maison de retraite.

C’est également dans l’analyse de la micro-distance que Stéphanie Chanvallon montre notamment la lente construction d’un territoire partagé entre des cétacés et des passionnés, qui plongent régulièrement à leur rencontre dans une forme de quête dont le fondement est l’expérience de la rencontre. Elle explore les modalités de ces rencontres qui aboutissent dans un espace de liberté pour les deux espèces : « l’entre-deux animal ».

Clotilde Luquiau présente quant à elle la mise en scène d’éléphants, qui est au fondement de l’émergence du tourisme dans les villages de la Kinabatanga qu’elle étudie à Bornéo. S’il existe en principe une distinction entre lieux destinés aux rencontres et zones dévolues à d’autres fonctions, tous les acteurs s’ingénient à brouiller des limites, souvent pourtant marquées par des clôtures et des zonages. Le fait de vivre ensemble, dans un espace commun recompose ainsi de nouvelles alliances entre ONG, habitants, animaux et institutions locales. L’efficacité pratique des dispositifs mis en place pour organiser les relations entre humains et animaux dépend étroitement de la prise en compte ou non de l’agentivité animale et de sa capacité à prendre position, qu’il s’agisse de méthode d’observation ou de cartographie descriptive, comme les présente Guillaume Marchand, de système de contentions ou au contraire de rencontre.

En suivant le vocabulaire de Latour (1991), on peut avancer l’idée que ces dispositifs spatiaux obéissent à la double fonction de purification ontologique et catégorielle : par le biais d’agencements spatiaux spécifiques, les animaux sont rendus radicalement différents des humains. Tout autant, ces agencements produisent des hybrides et les font proliférer de telle façon qu’ils perturbent les grandes catégories par lesquelles le naturalisme fonctionne (Descola, 2005).

C’est en particulier ce point que développe Bastien Picard dans son analyse de la vie partagée des soigneurs et des jabirus. Le zoo est un dispositif spatial dont la fonction est de montrer, en les enfermant, des animaux qui deviennent fondamentalement différents, par ce fait même, des visiteurs : c’est un lieu qui ne fonctionne que dans une ontologie naturaliste ou analogiste. Pour autant, les pratiques des soigneurs, mais aussi des chercheurs eux-mêmes, comme le note Jean Estebanez dans son carnet de terrain, s’inscrivent dans une posture autre, dans laquelle les animaux ne sont pas définis par une intériorité différente de celle des humains et pour lesquels le dispositif de l’institution prend un sens clairement marqué par la circulation entre les catégories.

Enfin, si la focalisation sur les dispositifs spatiaux est cruciale, les articles présents dans ce numéro nous permettent d’envisager la mobilité partagée des animaux et des humains. Plus précisément, la question de savoir où nous emmènent les animaux apparaît de nombreuses fois. La recherche du contact direct, de l’expérience de l’agentivité animale, fait faire de longs voyages aux humains. Par exemple, la passion des cétacés (S. Chanvallon) créé des mobilités touristiques importantes qui elles-mêmes sont indexées sur les déplacements des animaux (les routes migratoires des mammifères marins). De la même façon, la volonté de voir des éléphants (C. Luquiau) amène à de grands déplacements de population humaine et animale, ponctuels ou durables. Une géographie de l’attraction interspécifique devient alors possible, qui prendrait comme point d’entrée la reconfiguration des territoires générée par cette envie (commune ?) de rencontre humanimale. Sa conséquence première serait de ne plus nécessairement considérer le partage des territoires humains et animaux sous l’angle unique du conflit ou de l’appropriation excluante. Peut-on encore dire que l’humain étend son territoire aux dépens de celui des animaux ? Ou alors a-t-on affaire à ce régime de co-extension entre humains et animaux dont nous parlions plus haut ?

Méthodologie

Bien que ce numéro des Carnets de Géographes ne soulève pas frontalement la question, il s’inscrit dans le tournant de la théorie plus-que-représentationnelle (pour une courte synthèse de ce vaste champ, voir Lorimer, 2005), qui vise à mettre l’accent sur les pratiques, la performance et le corps. Nous l’avons noté, la thématique « humains/animaux » a longtemps été explorée par le biais des représentations uniquement. Or, si l’on prend au sérieux la question de l’agentivité animale, selon les modalités que nous avons présentées, les représentations ne peuvent suffire et le recours à un travail de terrain fin, fondé sur une symétrie d’attention et de distribution de compétences, s’impose. On pourra lire ici quelques-unes des conséquences méthodologiques que cette posture centrée sur le terrain peut avoir lorsqu’il s’agit d’observer les pratiques humanimales.

Si seul le carnet de terrain de Jean Estebanez est orienté autour d’une question méthodologique – penser avec le corps – plusieurs textes mettent en avant le fait que la recherche humanimale ne peut pas se faire sur mais avec les animaux. Cette question qui renvoie à celle de l’engagement du chercheur avec ce qui l’intéresse est explicitement revendiquée par Bénédicte de Villiers, dont l’expérience comme fondatrice du centre de traitement des phobies canines des enfants est l’objet du texte qu’elle propose. De la même façon, Stéphanie Chanvallon souligne qu’aux récits de vie qu’elle analyse se juxtapose son vécu.

Cet engagement n’est pas seulement celui du chercheur : Christophe Baticle montre que la chasse oblige les participants, et lui-même qui les accompagne, à être plus « animal ». Ils essayent de penser comme les animaux qu’ils recherchent ou en tout cas de penser ce que peuvent être leurs pratiques. Les représentations ne suffisent pas à rendre compte de l’efficacité pratique de la chasse, qui passe par des sensations, des émotions et la connaissance d’un territoire commun. La chasse est ainsi présentée comme une intuition en acte qui institue un rapport charnel à la nature. Stéphanie Chanvallon, dans une démarche proche, montre qu’il s’agit de devenir plus animal, ici en l’occurrence orque, pour pouvoir les approcher. Cette démarche, que Bastien Picard qualifie d’anthropomorphisme expert, renvoie à la fois à une connaissance intime d’animaux bien précis mais également à une tentative de faire comme eux. Car il s’agit bien de pratiques corporelles avant tout, qui permettent de rendre compte de ce processus d’animalisation.

L’article de Connie Johnston pointe par ailleurs les limites méthodologiques des sciences, humaines ou non, lorsqu’il s’agit de décrire les animaux et notre rapport à eux. L’omniprésence du verbal pour parler de relations qui sont essentiellement corporelles est assez frappante et peut s’avérer problématique. Dans la mesure où les mots utilisés pour nommer les animaux, dire ce qui nous unit à eux, ont nécessairement une influence sur notre devenir commun, comment en témoigner sans étouffer les animaux dans des cadres et des propositions qui ne leur conviendraient pas ? Enchevêtrés que nous sommes dans le langage, C. Johnston nous invite à repenser nos modes de production de connaissance et leur mise en visibilité. L’image et le film, notamment utilisés dans les travaux de Jocelyne Porcher, sont sans doute des outils et des méthodologies qui posent de nouvelles questions, dans lesquelles les pratiques sont centrales.

A Jérôme Michalon se demandant si la géographie n’avait pas déjà connu un moment inaugural, au moins dans le champ francophone, d’une approche des relations humains/animal avec le numéro d’Espace et Société (2002), Nathalie Blanc répondait que si le numéro avait le mérite d’exister, les choses s’étaient un peu arrêtées là. Espérons que la lecture des textes rassemblés ici pourra les faire repartir.

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