DE L’IMPORTANCE DES LIEUX RETICULAIRES

Entretien avec Boris Beaude

 

Entretien réalisé par Margot Beauchamps et Henri Desbois
à Paris, le 27 novembre 2010

BORIS BEAUDE

Géographe, chercheur au sein du laboratoire Chôros
École Polytechnique Fédérale de Lausanne
boris.beaude@epfl.ch

 

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En tant que géographe, comment en es-tu venu à t’intéresser à Internet comme objet de recherche ?

C’est toujours un peu difficile de comprendre nos motivations a posteriori, on peut s’en faire une histoire. En Maîtrise, je m’interrogeais plutôt sur la discipline dans son ensemble. J’ai réalisé mon mémoire sur la formation au Diplôme d’Études Générales Universitaires de géographie, en étudiant en quoi la diversité des formations à ce diplôme national informait sur les difficultés que traversait la discipline pour se définir elle-même. D’une université à une autre, il apparaissait que l’histoire pouvait tout aussi bien occuper 40 % du programme obligatoire qu’en être totalement absente. La sociologie, l’anthropologie et l’informatique occupaient elles aussi une place très inégale selon les formations. On voyait bien que différentes conceptions de la discipline s’exprimaient dès les deux premières années. Cette recherche fut finalement une très bonne expérience pour découvrir la discipline. En faisant ma maîtrise, j’étais bien obligé d’avoir moi-même une posture et je réalisais un peu mieux d’où je venais, ce qu’il se faisait d’autre et, finalement, ça m’a amené à aller un peu plus loin dans ce qui me semblait personnellement important pour la discipline. C’est là que j’en suis venu à des formes de spatialité que je trouvais sous-estimées.

Donc dès la maîtrise, tu t’es intéressé à la question de cette forme d’espace qu’est Internet ?

Rétrospectivement, j’ai du mal à en reconstituer la genèse. C’était peut-être bien en maîtrise puisque j’ai contacté assez tôt des directeurs potentiels.

Les directeurs potentiels, c’était… des géographes des TIC, « Technologies de l’Information et de la Communication »?

Ce fut tout l’enjeu. J’ai commencé par aller vers des personnes qui n’étaient pas nécessairement spécialistes des TIC, mais plutôt de l’analyse spatiale. Finalement, j’ai choisi un directeur qui n’était pas du tout spécialiste de la télécommunication, mais qui est le seul à avoir réagi de façon stimulante à ma proposition.

C’était Rémy Knafou ?

Oui. Je l’ai découvert à l’occasion de mon jury de maîtrise et j’ai apprécié la façon dont il a réagi à mon travail. A l’époque, je parlais de cyberespace parce que c’était le terme usité, même si je m’en suis éloigné par la suite. Je suis allé le voir en lui disant que j’émettais l’hypothèse qu’il fallait prendre cet espace au sérieux et qu’il fallait se donner les moyens de comprendre ce qu’il s’y passe. Il m’a dit qu’il ne se sentait pas compétent pour en juger, mais ces réactions m’ont laissé penser qu’en fait (sourire), il était plutôt compétent pour diriger cette recherche ! Il avait une conception de la discipline suffisamment générale pour appréhender ce nouvel objet hors d’une géographie thématique. Ce n’était pas un thème, ce devait être quelque chose d’un peu plus central dans la discipline. J’ai senti que Rémy Knafou l’entendait comme cela. Il ne voyait pas bien comment il ferait pour diriger une thèse sur un sujet qui lui paraissait technique, mais en même temps, il voyait bien que c’était un enjeu pour la géographie.

Après une période assez productive (2002-2004), j’ai eu le sentiment que cette recherche me dépassait un peu. J’ai renoncé. J’ai même décidé d’arrêter la recherche. Ce fut assez douloureux. Il y eut un moment où j’ai compris que pour avancer, il me fallait travailler à une ontologie de l’espace, avec une dimension épistémologique très forte. Je me sentais un peu jeune ; c’était au-delà de ce que je me sentais capable de faire parce que, pour beaucoup de raisons, je n’en avais pas l’ambition et je n’avais pas non plus le sentiment que je maîtrisais assez le contexte dans lequel ça allait s’inscrire pour y parvenir.

À cette époque, j’avais déjà une connaissance d’Internet assez avancée. J’ai donc décidé de me lancer d’autres défis dans le cadre d’une activité privée, qui a finalement intéressé Jacques Lévy pour d’autres raisons. J’ai alors continué mon activité privée, mais en gardant un pied dans la recherche. Poussé par mon entourage, qui m’a aidé à dégager beaucoup de temps, j’ai finalement décidé de terminer cette thèse.

Cette situation relativement confortable en marge de l’institution est probablement ce qui m’a le plus aidé. Elle m’a donné une grande liberté de penser. Je me suis dit que l’objectif se limitait à aller au bout de ce défi, que je le faisais pour moi. Cela a beaucoup simplifié mon travail, je me suis senti beaucoup moins inhibé et limité par un environnement normatif. J’ai consacré deux étés entiers à y réfléchir et à rédiger du matin au soir, puis j’ai continué pendant la dernière année en sacrifiant un peu mes autres projets. Cette période fut très fructueuse. J’ai réussi à trouver la cohérence que je cherchais tant. Pour reprendre la métaphore constructiviste, à un moment, j’avais tellement déconstruit que c’était devenu insupportable ; la seule idée de penser quelque chose de spatial me semblait insurmontable. Disposer de tout ce temps pour reconstruire a été bénéfique. Comme un assemblage, ça a pris forme et je suis arrivé à quelque chose qui restait imparfait, mais qui me permettait d’avoir de nouveau une conception de l’espace qui fonctionnait et qui permettait de penser pleinement la dimension spatiale de la télécommunication. C’était mon but, mais ça a été long, ça a mis quand même dix ans…

C’est intéressant de voir que tu présentes ta première approche avec Rémy Knafou, dès la maîtrise, en disant que tu sentais que le cyberespace présentait un défi pour la discipline.

En fait c’était formulé dans ma tête, mais ce n’était probablement pas aussi clair ni pour moi, ni pour Rémy Knafou. À juste titre, il se demandait comment j’allais m’en tirer. Au terme de ma thèse, mon plus grand plaisir fut certainement le moment où il m’a dit qu’il comprenait finalement pourquoi j’étais allé le voir. Ce que la thèse a donné est finalement assez proche de ce qu’il pouvait m’apporter et de ce qu’il pouvait attendre d’une question comme celle-ci. Elle était beaucoup moins technique que ce qu’il imaginait initialement. C’était bien un enjeu de discipline. Ça m’a beaucoup touché, car j’avais un peu fait le pari qu’il me fallait un directeur comme lui, qui n’était pas un spécialiste. Finalement, je crois qu’il s’est senti à l’aise avec cet objet.

L’idée centrale à laquelle t’a amené cette maturation, c’est qu’Internet est un véritable lieu. Peux-tu nous expliquer comment tu en es arrivé là et ce que tu entends par là ?

C’est un travail qui s’est fait en beaucoup d’étapes. Quand je repense à la conception que j’avais de l’espace à l’époque, je m’aperçois que j’avais eu l’intuition qu’il y avait un enjeu, mais que j’étais très loin d’avoir compris ce qu’il se jouait. À l’époque, je n’aurais pas dit que c’était un lieu, je n’aurais même pas posé la question en ces termes ; j’aurais éventuellement dit que c’était un espace. Le terme « lieu » est beaucoup plus précis, j’en suis même arrivé au terme de « lieu réticulaire ».

Je me disais juste : « il y a de l’espace là-dedans ». J’étais prêt à assumer que ce soit quelque chose de « parallèle », ce qui est toujours assez présent dans les conceptions qu’on a de cette spatialité. Je m’intéressais autant aux jeux vidéo qu’à Internet, avec l’idée que la télécommunication avait l’avantage de relier des individus entre eux, notamment dans des jeux en réseau massivement multijoueurs : des joueurs sont ensemble alors qu’ils sont distants territorialement.

C’est seulement en travaillant sur la thèse que j’ai commencé à chercher quelles étaient les différentes conceptions de l’espace dans la géographie contemporaine. C’est à cette occasion que je me suis approché de Jacques Lévy. J’ai beaucoup apprécié la sienne qui était à mon sens la moins matérialiste, la plus susceptible d’intégrer une spatialité qui justement ne relève pas de la matière ou du contact matériel, mais juste du contact, de la problématique du contact. Dans son approche, c’est la distance qui fonde la discipline comme science sociale, la distance comme problème. La question est alors : « comment met-on à distance, comment se rapproche-t-on, comment fait-on pour être ensemble, tout en ayant besoin d’être seul ? ». En partant de cette problématique selon laquelle la distance est un problème fondamental, j’ai réalisé qu’il n’y avait aucun doute, Internet appartenait pleinement à la géographie, non pas parce qu’il abolirait les distances, mais parce qu’il crée de l’espace entre les hommes. J’ai donc creusé cette question assez longuement.

À mon sens, il y a deux options pour faire avec l’espace : la localisation et la communication, l’une est statique, l’autre est dynamique. Aussi, la communication présente deux options, le transport et la transmission, qui s’applique respectivement aux réalités matérielles et immatérielles. C’est-à-dire la communication de ce qui est matériel et de ce qui est immatériel. C’est là que j’ai commencé à prendre la mesure du fait que l’immatérialité était une notion essentielle pour comprendre la spatialité d’Internet. Les infrasctructures et les interfaces restent essentielles, mais du point de vue de l’interaction, c’est la communication de réalités non matérielles qui constitue la qualité la plus évidente de ce mode d’interaction. De ce fait, Internet est dé-réalisé, à tort. Le fait qu’il n’y ait pas de matière mobilisée encourage à considérer Internet comme relevant du virtuel, voir de l’irréel. Lorsqu’on dit « dans la vie réelle », c’est bien par opposition à une vie qui ne serait pas réelle. Il m’a semblé que tout ce vocabulaire était hérité d’un matérialisme rarement assumé. Même chez des chercheurs qui accordent énormément d’importance à la subjectivité, quand il est question d’espace, il y a une forme de matérialisme qui ressurgit, qui consiste à confondre l’espace et ce qui le constitue (généralement, beaucoup de matière). J’ai dès lors commencé à creuser les approches initiées par Jacques Lévy sur Leibniz, relatives à l’idée d’espace comme concept. Kant aussi, lorsqu’il pense l’espace comme une condition a priori de l’entendement éclaire efficacement cette problématique.

L’espace n’est pas une chose qui est là, mais juste une façon d’appréhender ce qui est là et de penser l’ordre des choses les unes par rapport aux autres. De ce point de vue, la distance est un moyen d’appréhender cet ordre des choses, une façon de situer les choses les unes par rapport aux autres. Il devenait donc très simple pour moi de me dire qu’Internet proposait une forme d’ordonnancement, d’agencement. Une option pour être ensemble, mais selon des modalités différentes, qui reposent sur des propriétés qui s’affranchissent en grande partie des contraintes de la matière.

De là à parler de lieu, une approche suffisamment abstraite pour considérer ensemble des espaces matériels ou immatériels était nécessaire. Il s’avère que Jacques Lévy avait déjà résolu ce problème en définissant le lieu comme un espace au sein duquel la distance n’est pas pertinente. Dans ce contexte, la notion de pertinence est très importante. Il n’a d’ailleurs pas toujours employé ce terme, mais j’ai retenu celle-ci parmi ses définitions du lieu parce que dans « pertinence », il y a une dimension subjective. On ne dit pas que la distance est nulle : dire qu’elle n’est pas pertinente, c’est dire qu’elle n’est pas significative au regard d’un problème donné. C’est sur cette base que j’ai développé une approche de l’espace qui consiste toujours à dire : « c’est l’espace de quoi, quel est le problème spatial, quel est le problème de distance, d’interaction sociale ? » Du coup, cela conduit à ne pas juger la distance a priori, comme s’il y avait une distance en soi. Il s’agit plutôt d’identifier une distance rapportée à une substance, à un problème spécifique. De même que dans l’espace où l’on se trouve, il y a énormément de substances, il s’y joue énormément de choses et, selon le problème que l’on se pose, la distance est pertinente ou non.

Internet est un espace qui, selon les problématiques, peut rendre la distance pertinente, ou non. Dans les configurations pour lesquelles la distance n’est pas pertinente, Internet ou une de ses composantes peuvent être qualifiés de lieu. Un lieu avec des propriétés qui lui sont propres et qui mérite une attention particulière. Ce n’est pas une forme dégradée du territoire, mais pleinement un espace et pleinement un lieu dès lors qu’il s’y passe quelque chose, réellement. Internet est un espace d’information, mais aussi de production, d’évaluation ou de transaction. Par ailleurs, dans la communication interpersonnelle, le face à face n’est pas toujours le mode d’interaction le plus adapté. Il ne faut pas appréhender Internet comme une espèce de territoire, en moins bien. C’est autre chose. Pour un ensemble assez considérable de substances, Internet n’est pas adapté, mais pour beaucoup d’autres, c’est un espace très efficace. Et comme cette spatialité est inédite, il faut prendre la peine de comprendre en quoi elle est singulière, comprendre en quoi, potentiellement, cet espace peut changer la société dans son ensemble, si on considère que la société, c’est du lien social et que le lien social dépend du contact, donc de ses lieux. Les lieux de la société, c’est ce qui fait la société, ce sans quoi elle n’existe pas. Si on a de nouveaux lieux, il y a de nouvelles façons d’être ensemble. Si les propriétés des lieux sont autres, cela suppose une autre façon de penser l’être ensemble, jusqu’à sa dimension politique.

Mais tout cela est très récent. Sous sa forme publique et « conviviale », Internet a vingt ans à peine, plus précisément dix si l’on considère la généralisation de son usage. Néanmoins, il faut très vite questionner la spatialité d’Internet dans de bons termes, sans quoi de plus en plus de choses auront lieu sans être perceptibles. Si l’on ne considère pas ces espaces comme étant des espaces au sens propre et non au sens figuré, si l’on reste dans l’idée qu’il s’agit d’une métaphore, on ne peut pas prendre la mesure de leur intensité. À la différence des espaces matériels, quand un million d’individus fréquente un site, ça ne se voit pas. Quand on arrive sur la page de Google de Wikipédia, on n’a pas idée de l’intensité de l’interaction qui y a lieu. Si on ne se donne pas les grilles de lecture adaptées, on peut passer à côté d’un monde en train de se faire et ça pose des problèmes évidents de compréhension de l’environnement dans lequel nous nous trouvons. La problématique d’Internet comme lieu, pour moi, c’est essentiellement celle-ci.

Est-ce qu’il y a des « endroits » ou des « moments » sur Internet où la distance réapparaît, est réintroduite, avec pour conséquence qu’on sort du lieu pour revenir dans un autre type d’espace ?

Bien entendu ; c’est là toute la complexité de la géographie. Si on considère que les substances sont toujours multiples en tout moment, à la fois pour un individu, mais aussi pour un espace, alors Internet n’échappe pas à cela. D’autant que ce qui compte peut évoluer rapidement. Imaginons par exemple des personnes qui échangent sur un chat, sur un site de rencontres ou sur Facebook en étant plus ou moins proches. La discussion est plutôt agréable et tout d’un coup elle dérape. La tension monte jusqu’au moment où la distance peut devenir un problème tout à fait différent. On sent que l’autre n’est pas là, que le corps n’est pas là. Il y a des moments où ça surgit, même si ce n’est pas si courant. Si à un moment, la pratique fait que ce qui se joue change et que la problématique n’est plus la même, alors on bifurque. La distance devient très pertinente et ça peut même être un peu troublant quand on n’y est pas habitué.

Internet n’est donc pas un lieu en soi, mais il est un espace au sein duquel quelque chose peut avoir lieu, il peut donc produire du lieu.

En effet, un lieu n’en est pas un a priori et Internet est rarement un lieu dans son ensemble. Là encore, cela dépend du problème spatial qui est posé. Si, par exemple, on cherche des photos, il y a une distance entre nous et les photos susceptibles de nous intéresser. Pour les trouver, il y a des sites qui sont mieux appropriés que d’autres. Si on est courtier en bourse, il y a aussi des espaces qui ont été spécifiquement pensés pour ce type d’activité. Un trader n’ira pas sur Facebook pour obtenir la dernière cotation d’une société. Pour cette personne, à ce moment-là, Facebook n’est pas un lieu. Cet espace présente une distance presque infinie avec la réalité qu’il souhaite contacter.

Par contre, par l’accumulation de pratiques, il y en a des sites qui finissent par être identifiés comme étant les lieux de telle ou telle pratique, au même titre que l’on ne va pas faire ses courses dans une boîte de nuit (surtout pour les légumes). Internet n’échappe pas à ça. Personnellement, je trouve plus simple de ne pas utiliser de néologisme pour expliciter ces nuances. Ce qui importe, c’est d’avoir un mot pour distinguer l’espace en général, c’est-à-dire l’ordre des choses et de la coexistence et le fait qu’il y a un ordre particulier, qui est celui du contact, de l’interaction. Je trouve que « lieu » fonctionne assez bien pour décrire cela.

Par exemple, il est possible de dire que Paris est un lieu. On se le dit du point de vue administratif ou du point de vue de l’identité, avec des limites un peu floues. Mais en même temps, cela ne veut pas dire qu’en son sein, il n’y a pas d’autres lieux. Cela dépend toujours de la question qu’on se pose. On ne dit pas à quelqu’un « rendez-vous demain à 16 heures à Paris ». Dans ce cas-là, il faut un autre type de lieu, la problématique de distance n’est pas la même.

Cette distinction n’est pas propre à Internet. C’est d’ailleurs ce que j’ai essayé de faire. Je me suis efforcé de proposer une approche de l’espace qui ne soit pas spécifique à Internet, qui puisse s’adapter quel que soit le sujet et qui ne traite pas Internet comme étant un objet complètement à part. Il m’a semblé important que cela rentre bien dans des grilles de lectures transversales et qu’on le considère juste comme un espace, parmi les espaces possibles de l’action.