RETOUR SUR LA CREATION D’ESPACESTEMPS entretien avec Jacques Lévy
Entretien réalisé par Karine Ginisty le 20 septembre 2010 à Paris
K.G : Pourquoi l’idée d’une nouvelle revue à l’époque ?
J.L : La revue a été créée en plusieurs temps. Tout a commencé, avec Christian Grataloup, de notre mécontentement de la géographie telle qu’on la découvrait à l’Université.
En classe préparatoire, nous avions une vision un peu réfractée de la géographie. Nous attendions donc avec beaucoup d’espoir d’aller à l’université. A l’ENS de Cachan, nous allions suivre les cours de Paris-7 et nous avons été atterrés par ce qu’on nous enseignait. Deux options s’offraient alors à nous : arrêter la géographie – Il y avait d’autres disciplines que nous ne connaissions pas au lycée comme la sociologie, la science politique et, de son côté, Christian intéressé par la géographie physique, pensait alors à la géologie – ou « attaquer ferme ». Nous avons choisi la seconde solution. EspacesTemps est pour une bonne partie le résultat de cette déception et de cette détermination. Il faut aussi souligner la rencontre avec les historiens de la même section à l’ENS. On les a consultés sur l’idée d’une revue ; ils ont dit oui.
Le déséquilibre dynamique de la géographie a été l’élément décisif et il fut suivi d’un deuxième temps fondateur : la censure par l’ENS d’un article très critique, que j’avais écrit, portant sur le Dictionnaire de Pierre George. Je l’avais montré au directeur de la section, qui a estimé que George devait le lire avant qu’on puisse le publier ; pour critiquer quelqu’un, il fallait donc obtenir l’autorisation de la personne critiquée. George a répondu « si vous publiez ça, je vous fais un procès ». La direction de l’École a pris peur et nous a refusé le droit le publier l’article. Du coup, nous avons lancé un mouvement de protestation, dont l’issue a été un accord avec la direction : nous continuions à être soutenus indirectement par l’École, mais plus discrètement, en bénéficiant seulement des locaux et du secrétariat. Désormais, nous devions exister comme une association autonome, ce qui nous obligeait à avoir un véritable projet, que nous avons construit autour d’un manifeste. C’est à ce moment là que nous sommes arrivés à la conclusion que ce n’était pas seulement la géographie et l’histoire qui étaient concernées, mais l’ensemble des sciences sociales. Notre projet accordait une grande importance à la dimension épistémologique, à la théorie et à l’interdisciplinarité : trois points qui caractérisent encore la revue, aujourd’hui publiée sur le net.
K.G : L’évolution de la revue en format numérique correspond-il à une rupture par rapport à votre projet initial ?
J.L : Le passage au numérique a été une rupture vécue comme une continuité.
L’émergence du numérique a permis de faire ce que l’on ne pouvait pas faire avant : publier plus vite, être plus réactif par rapport à l’actualité – ce que nous avions essayé de faire avec des variantes de la version-papier qui s’appelaient « Le Journal » mais qui prenaient en fin de compte plus de temps à fabriquer que les numéros thématiques. L’émergence du numérique a aussi correspondu à un moment où l’équipe, qui avait été renouvelée plusieurs fois, était alors composée d’universitaires –tandis qu’au départ il n’y avait que des étudiants – et qui avaient donc moins de temps à consacrer à la revue. À cela, il fallait compter d’autres difficultés : au niveau financier nous ne pouvions nous permettre des parutions fréquentes et nous passions beaucoup de temps à nous mettre d’accord sur le contenu d’un numéro, ce qui allongeait le temps d’édition.
Quand un petit groupe a proposé une édition électronique, beaucoup n’ont pas été convaincus. Seuls deux ou trois membres du comité de rédaction pensaient, comme moi, qu’une revue électronique représentait l’avenir. Au début, je la voyais moi-même plutôt comme un complément utile, ce que pensent encore beaucoup de gens, mais je suis désormais convaincu que c’est définitivement terminé pour les revues-papier. En tous cas, compte tenu de la faible disponibilité du comité de rédaction, Il a fallu constituer un nouveau comité, qui a accueilli de jeunes chercheurs, renouant avec une psycho-sociologie de la rédaction proche de celle du début, avec un côté pionnier, militant et bénévole. Ce nouveau comité permettait aussi de sortir du duo histoire/géographie, qui était gênant. Si notre projet concernait l’ensemble des sciences sociales, la revue était restée, en fait, essentiellement centrée sur la géographie et l’histoire.
Au lancement, nous n’avions pas beaucoup de force, mais, en 2004, j’ai été nommé à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et j’ai réussi à obtenir un financement pour un secrétaire de rédaction, qui est en vérité un responsable éditorial. C’est une personne-clef qui assure la vie quotidienne de la revue, avec des propositions et une préparation très poussée des décisions. Pour la première fois, nous avions un salarié. Cela a changé notre vie et nous a permis de tirer parti de la possibilité d’une publication en continu et, en général, de bénéficier des avantages de l’Internet. Nous publions deux à trois articles par semaine, ce qui nous a permis de franchir des seuils en termes d’audience. Nous avons aujourd’hui 40.000 visiteurs différents par mois et plus de 200.000 lecteurs différents par an. Dans le domaine des publications en ligne de sciences sociales, nous sommes clairement dans le peloton de tête, et en fait pratiquement les seuls si on prend en compte la composante interdisciplinaire.
Avec le format électronique, nous pouvons dorénavant atteindre un niveau d’interdisciplinarité qui était inaccessible avec l’édition papier, caractérisée par des numéros thématiques souvent ancrés dans une discipline. Nous pouvons aussi hybrider beaucoup plus facilement différents horizons disciplinaires. Et puis, il y a aussi un côté cumulatif puisque les articles publiés depuis 2002 sont toujours là. L’avantage d’Internet c’est donc d’associer le stock et le flux avec une immédiateté parfaite. Nous avons donc plus de facilité à réaliser notre projet, qui est sensiblement le même qu’en 1975. Nous avons ajouté la notion d’interface, c’est-à-dire le dialogue avec les autres domaines de connaissance : philosophie, sciences de la nature, arts… Et nous préparons une nouvelle navigation et de nouveaux contenus bilingues anglais-français. On s’est ouvert à d’autres disciplines et aujourd’hui, on couvre le champ des sciences sociales qui parlent la même « langue », c’est-à-dire ce bloc qui comprend la géographie, l’histoire, l’anthropologie, la science politique et la sociologie.
Par exemple, concernant la thématique du tourisme, on se rend compte que sociologues, anthropologues, géographes ou politistes, même s’il peut exister des sensibilités et des méthodes légèrement différentes, se comprennent très bien. Il n y a pas de raison à l’entre-soi, rien ne justifie de ne pas discuter ensemble des grands concepts. Par contre, nous sommes encore au début du chemin pour les disciplines qui se considèrent comme autosuffisantes, telles que la linguistique, la psychologie, l’économie ou le droit. De temps en temps, nous faisons de petites avancées, mais les chercheurs de ces disciplines ne voient pas toujours l’intérêt de publier dans une revue de sciences sociales. Il reste donc du travail et notamment sur les marges. Il est clair qu’en sciences économiques ce n’est pas le mainstream qui va vouloir publier chez nous : ce seront des personnes conscientes des limites d’une discipline comme l’économie pour penser le social.
K.G : J’aimerai revenir sur votre désillusion de la géographie découverte à Paris-7. Sur quoi portait-elle ?
J.L : Christian Grataloup et moi, nous n’avions pas le même background ou stock d’idées. J’étais très imprégné de culture marxiste – sur laquelle je suis très critique aujourd’hui – et il y avait cette idée de l’importance d’une « méga-théorie », social theory en anglais, une théorie du social qui transcende les disciplines avec les grands concepts comme l’État, l’individu, la société qui sont sans cesse discutés par les sciences sociales. La géographie française de l’époque souffrait d’un fort enclavement linguistique et national et se situait dans un découpage épistémologique ad hoc, où elle se présentait comme la science des sciences tout en étant incompétente sur tout, prétendant fédérer sciences de la nature et sciences sociales, ce qui nous paraissait un projet intenable. Nous considérions que le rapport à la nature faisait partie du social et que la nature devait aussi être étudiée en tant qu’objet pour les sciences sociales. La géologie et la sociologie ne pouvaient pas échanger leurs concepts sans passer par un dialogue épistémologique et théorique compliqué. C’est toujours ce que je pense aujourd’hui.
Ce que je croyais savoir par mes lectures marxiennes était en total décalage avec ce que l’on nous enseignait : refus de la théorie et de l’interdisciplinarité, accompagné de prétentions épistémologiques que je trouvais délirantes. Christian est arrivé à une conclusion identique, en partant d’une critique du manque de rigueur scientifique, sans avoir d’arrière-plan marxiste. Nous nous sommes donc très bien retrouvés, même si nous avions des divergences sur le plan idéologique. Nous avions aussi en commun l’idée qu’il ne fallait pas réduire les débats théoriques et épistémologiques à des affrontements idéologiques. À ce moment-là j’étais militant politique, mais je me suis assez tôt détaché de Yves Lacoste que j’avais beaucoup admiré, avec d’autres, pour sa critique féroce de l’état de la géographie mais qui me paraissait mélanger des plans distincts. Il y eut une sorte de mai 1968 tardif pour les géographes dans les années 1970, avec des grèves étudiantes dans lesquelles les étudiants-géographes se posaient des questions sur le contenu de leur discipline. C’est à ce moment-là que Lacoste a amorcé son changement de paradigme, en disant que l’important ce n’était pas tant de se demander « qu’est-ce que la géographie ? » que de savoir à quoi elle servait. Cette approche avec un pilotage par l’interface sociale, disons par les usages, nous semblait dangereuse parce qu’elle évitait de se poser des questions sur la pratique et la production scientifique. Au fond pour Lacoste, il y avait un « savoir-faire géographique » et il n’y avait pas lieu de le remettre en question. Ce qui comptait, c’est à qui il pouvait servir. Nous avions au contraire l’idée qu’il fallait cultiver l’autonomie du travail scientifique. Si on veut être utile, ça ne peut pas être en plaquant des discours politiques sur la recherche mais en comprenant le fonctionnement de la société.
K.G : En vous écoutant, on comprend que votre projet renvoyait à des débats sur la géographie suivis par toute une génération. Etait-ce vraiment le cas ?
J.L : Il y avait deux générations au-dessus de nous : des gens nés vers 1930 comme Olivier Dollfus, Roger Brunet, Paul Claval, Yves Lacoste, etc., qui étaient, chacun à leur façon, dans une posture de rénovation. Puis, il y avait une seconde génération composée de gens qui avaient été recrutés très facilement parce qu’il y avait une pénurie à l’université après la massification de l’accès à l’université dans les années 1960. Ils étaient professeurs de lycée et puis, du jour au lendemain, ils avaient été appelés pour enseigner à la faculté en tant qu’assistant sans avoir de thèse et sans avoir orienté de travail vers la recherche. Ensuite, ces gens ont été un peu bloqués par un système mandarinal. Jeunes et plus ouverts, ils avaient une posture critique, portant sur le contenu et sur le système de pouvoir des vieux mandarins qui les utilisaient comme des esclaves. Cette deuxième génération comprend des personnes nées entre 1940 et 1945. On peut citer aussi des géographes comme François Durand-Dastès, plus âgé, qui est entré dans le système universitaire et qui a tardé à s’y installer. Il était un peu dissident, restant comme un « petit jeune » pendant longtemps.
Enfin, Il y avait aussi le groupe Dupont dans le Sud-Est de la France, qui a contribué avec les Suisses à ce climat d’ouverture critique – la Suisse romande était un foyer d’innovation assez tranquille parce qu’ouvert à des gens brillants comme Claude Raffestin, Jean Bernard Racine ou Antoine Bailly et ils ont organisé la première rencontre Géopoint, en 1976. Nous, nous étions beaucoup plus jeunes. Nous n’avions pas de poste à l’Université mais nous nous sommes retrouvés projetés dans ce milieu minoritaire assez actif. Nous avons vite été considérés comme des gens avec qui ont pouvaient discuter, même si on n’était pas toujours d’accord avec nous. Il y avait donc un milieu favorable mais avec une hostilité des grandes institutions au mouvement de rénovation théorique.
K.G : Comment ces géographes manifestaient leur désaccord ? Cela s’est-il fait sentir dans la production scientifique par des débats, etc. ?
J.L : Non, la plupart du temps c’était par le silence et par le refus de dialoguer. Puisqu’ils étaient au pouvoir, les « mandarins » ne jugeaient pas utile de dialoguer avec les contestataires. Ils agissaient aussi en faisant barrage : difficile d’être promu, d’être recruté. Il nous a quand même fallu plus de temps pour rentrer à l’université – il faut dire qu’il y avait plus beaucoup de postes – mais je ne peux pas dire que j’ai bénéficié d’une carrière accélérée. Il fallu faire ses preuves beaucoup plus que les autres, qui ont fait une thèse classique, standard, restant dans le sillage de leurs professeurs. Il y avait un peu un choix entre « rentrer dans le mainstream » et s’exposer à la médiocrité – je ne veux pas généraliser car certains ont fait de très bonnes choses – ou rester dans l’enseignement secondaire. J’ai passé l’agrégation en 1974 et j’ai eu un poste au CNRS en 1984 ; donc dix ans d’une « traversée du désert », relativement plaisante, car pendant tout ce temps, nous n’arrêtions pas de publier des articles et de participer à des colloques. Agrégés, nous disposions d’un peu de temps pour faire de la recherche et nous étions habités par l’idée que, tôt ou tard, nos démarches seraient reconnues.
K.G : Quel était alors la place de la « nouveauté » dans la construction de votre projet et de vos discours ?
J.L : On parlait de renouveau, de rénovation, avec l’idée que ce n’était pas seulement apporter des choses nouvelles dans un cadre inchangé.
Il y a eu plusieurs stratégies de la nouveauté. Si on prend l’opposition de Piaget entre assimilation et accommodation, on peut toujours dans un cadre stable rajouter des thèmes, par exemple « les femmes » ou « la religion » ou « l’Internet ». C’est l’approche assimilationniste qui peut produire de la nouveauté et qui fonctionne très bien dans la science standard. On produit bien de l’inédit mais facilement assimilable par l’institution. Heidegger était contre la nouveauté qui pour lui était une sorte de bavardage faussement novateur. Cela existe, particulièrement dans les sciences sociales car la société n’arrête pas de bouger. On peut assez facilement se consacrer à une sorte de chronique du présent, faire du journalisme amélioré.
Il existe une situation intermédiaire, qui, à mon sens, est la pire. Derrière l’émergence de la notion de genre il y a tout un débat de social theory, intéressant, mais si on est paresseux on va simplement reprendre des phrases toutes faites et les appliquer. C’est vrai dans toutes les disciplines, mais je pense qu’en géographie, il y a une tradition de la défensive consistant à penser que « nous, on ne peut pas produire de grands concepts de sciences sociales », obligeant à chercher les idées des autres pour les appliquer à des terrains géographiques.
Nous n’étions pas contre les innovations thématiques à condition qu’elles soient accompagnées de changements conceptuels. Nous pensions qu’une vraie innovation thématique remettait forcément en cause les cadres théoriques. Par exemple, le travail de Paul Claval sur la ville, à la fin des années 1960, a apporté quelque chose parce qu’il avait lu des économistes et des sociologues et en avait tiré une réflexion sur la ville comme un objet spatial spécifique. Il s’agissait de l’introduction d’un nouveau thème – la ville n’était pas complètement absente mais la géographie française s’intéressait plutôt au rural – mais tellement central que les modes de pensée en étaient forcément affectés. Parmi les objets nouveaux remettant en cause les cadres de pensée, il y a « le Monde ». Il était assez peu étudié, bizarrement. La « géographie générale » était censée étudier l’échelle mondiale, mais il n’y avait pas de concept de Monde derrière. Au fond, cela consistait à projeter des thèmes empiriquement délimités sur une mappemonde. Roger Brunet, dans le premier volume de la Géographie Universelle a confié à Olivier Dollfus une théorie générale du « monde ». C’était une nouveauté selon l’approche de l’accommodation : on s’aperçoit que des questions d’échelle, de métrique ne fonctionnent plus, la nouveauté bousculant tous les autres objets. Moi, c’est ça qui m’intéresse. Et c’était aussi cela le projet de la revue.
K.G : Comment voyez-vous l’évolution de votre revue rétrospectivement ? Pensez vous que vous vous êtes perdu en route ?
J.L : Il existe un fil du rasoir sur lequel évolue toute revue qui a un vrai projet et qui ne se cantonne pas seulement à déclarer « on est très sévère en peer review ». Il faut éviter de basculer d’un côté ou de l’autre de la ligne. Un des basculements est de devenir dogmatique et finalement un centre d’émission d’idées du groupe qui édite la revue : publier uniquement les articles du groupe, être très dur sur le respect de la ligne éditoriale, n’accepter aucune contradiction. On devient alors un « tract ». L’autre écueil inverse : être trop accueillant et publier un peu tout et n’importe quoi. Pour notre part, nous essayons de rester sur la ligne de crête, mais ce n’est pas forcément nous qui sommes les mieux placés pour dire si c’est réussi ou non. Nous ne cherchons pas à tout contrôler. On est content quand on reçoit des articles que l’on sait de qualité, même s’ils s’éloignent de notre ligne éditoriale, et puis inversement il y a des moments où on a envie d’utiliser cette revue comme une tribune parce qu’on y a un accès plus facile. Très bientôt (janvier 2011), nous allons opérer des changements significatifs avec une navigation bilingue à partir de novembre en français/anglais, et de nouvelles rubriques. Nous nous sommes aperçus qu’il y avait des choses qu’il était difficile à dire avec le mode d’exposition standard des articles scientifiques, c’est-à-dire synchronique, qui présente la matière comme étant disposée sur le même plan, avec tous les éléments cohérents entre eux. Il est nécessaire de chercher la cohérence de ses propos, mais le risque est alors de masquer le processus de construction des énoncés. Lors d’une controverse, quelqu’un m’avait reproché d’avoir dit que l’extrême-droite était plus forte dans le périurbain. J’ai eu un droit de réponse dans la revue en question. Je me suis demandé comment j’allais argumenter et j’ai choisi de me fonder sur le déroulement de ma réflexion, c’est-à-dire sur un récit. Assumer le caractère diachronique de la recherche, avec ses hypothèses, ses expérimentations, ses échecs, ses rebroussements peut permettre d’être plus convaincant qu’avec le dispositif habituel. On déploie une force argumentative d’un autre genre. L’idée de carnet pour moi, si c’est cela que ça veut dire, ce n’est pas seulement une annexe méthodologique ou subjectiviste, cela peut devenir un vrai genre argumentatif. C’est en tout cas l’hypothèse que nous formulons et nous allons créer la rubrique « Laboratoire » pour susciter des textes en ce sens.
K.G : Quel regard portez-vous sur la géographie pratiquée par les doctorants aujourd’hui ? Voyez-vous des continuités entre ce que vous avez amorcé en 1975 et aujourd’hui ?
J.L : En tant que personne, le fait que des idées, des concepts que j’ai proposé se retrouvent souvent dans les travaux de thèse, ça prouve qu’ils sont « passés » et qu’ils sont réellement utilisés, ce qui est plutôt réconfortant. Pourtant, l’usage en est parfois décoratif, se résumant à la référence à un vocabulaire. Michel Lussault et moi, nous avons fait un dictionnaire en essayant d’être rigoureux, mais l’usage de cette rigueur « clé-en-main » peut pousser à la paresse. En géographie, il reste encore beaucoup de gens qui n’ont pas d’intérêt pour la théorie. On peut alors observer des stratégies de doctorant qui consistent en un « shopping » conceptuel éclectique au sein de planètes intellectuelles totalement différentes, sans qu’un fil conducteur fédérateur ne vienne unifier la démarche. Finalement, on utilise la composition de son jury pour légitimer cette incohérence, qui peut être tactiquement efficace.
Dans le même temps, une certaine institutionnalisation a changé le monde des doctorants. Aujourd’hui, il est considéré comme tout à fait normal d’être financé, ce qui est une bonne chose. Le côté « artiste maudit » du doctorant s’est beaucoup éloigné et il y a un peu le risque inverse de conformisme. Le doctorant est quelqu’un qui a le projet d’avoir un poste et qui fait tout pour l’obtenir, au risque de compromis intellectuels parfois discutables envers ceux qui l’encadrent et le financent. Enfin, la réduction du temps des thèses a des bons côtés – car dans le mandarinat d’autrefois on restait une sorte d’esclave de son « maître » durant des années – mais expose à une scolarisation du doctorat. Les doctorants sont des étudiants jeunes qui n’ont pas encore eu le temps de se construire un système interprétatif à eux et qui du coup piquent ici ou là des choses qui semblent marcher. Il faut donc s’employer à garder au doctorat sa lenteur.