QUOI DE NEUF EN GEOGRAPHIE ?

Karine Ginisty, Amandine Spire et Jeanne Vivet

 

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Hêgé On vient de découvrir un nouvel espace de publication en géographie !
Graphein Ah oui ? C’est incroyable. Comment ça s’appelle ?
Hêgé Les carnets de géographes !
Graphein Je ne connais pas. (Il sort une carte). Où ça se trouve ?
Hêgé Ce n’est pas encore sur la carte. C’est dans le cyber espace, un espace de recherche marginal que l’on n’arrive pas bien à localiser. D’ailleurs ils y travaillent déjà aux Carnets. Ils essaient la grande, la petite échelle, mais ça manque encore de visibilité.
Graphein Mais c’est quand même en géographie ?
Hêgé Oui, c’est aux marges. De nos frontières, on peut voir les autres disciplines.
Graphein Quoi ? C’est si près de la sociologie ou de l’anthropologie ?
Hêgé Elles ne sont jamais très loin en tout cas.
Graphein Mais leurs chercheurs ne viennent pas chez nous quand même ?
Hêgé Tu sais, les Carnets, c’est cosmopolite. On y promeut autant les géographes que les sociologues, les anthropologues, les historiens, etc. qui pensent l’espace.
Graphein Mais ce n’est pas tellement nouveau. Ça ressemble à l’interdisciplinarité !
Hêgé Non ce n’est pas exactement l’interdisciplinarité, car l’interdisciplinarité c’est là où se rencontrent les disciplines avec leurs questions et objets transversaux. Les Carnets demeurent géolocalisés. Ce sont des savoirs «situés » construits autour de l’idée que l’espace est une entrée pertinente pour comprendre les sociétés contemporaines. Tout le monde peut participer, les frontières sont ouvertes, c’est la libre circulation.
Graphein Mais si on ne sait même pas où c’est sur la carte ! Par où commencer ?
Hêgé Arrête avec ta carte. On croirait que tu parles d’une pièce d’«identité nationale ».
Graphein Bon, et si je ne parle pas de carte, de quoi je parle ?
Hêgé Des marges, de ce qui est encore peu visible en géographie.
Graphein Pourquoi faudrait-il qu’on se rende aux marges ? La géographie, c’est vaste. On y parle de tout et chaque jour apparaissent de nouveaux objets. On a déjà beaucoup à faire. Et puis, on risque de sortir de la géographie ! Tu imagines ?
Hêgé Aller aux marges, ce n’est pas forcément s’aventurer sur les terres des autres disciplines ou rendre compte des nouveaux chemins thématiques qui parcourent la géographie. Aller aux marges c’est surtout une démarche exploratoire ayant pour objectif la compréhension de nos savoirs en géographie.
Graphein D’accord, mais les autres revues n’explorent-elles pas déjà les marges géographiques ?
Hêgé Forcément, elles le font mais ce qui relève des marges se confond parmi ce que l’on connaît déjà et manque de visibilité. À vrai dire, le plus surprenant est que nous cachons sciemment les étapes de la production de nos recherches. C’est alors la création de marges.
Graphein Comme si les géographes cachaient leurs savoirs ! C’est ridicule comme idée!
Hêgé Pas du tout. Les savoirs ne sont pas tant la finalité de la recherche que la recherche elle-même. Les processus de construction de nos savoirs ne sont jamais mis en avant. Ils participent pourtant de la compréhension des réalités qui nous entourent, sans compter qu’ils mettent en évidence ce qui fonde la géographie, au jour le jour. La géographie ce n’est pas qu’une mise en relation de notions et de concepts pour lire le monde derrière de belles cartes !
Graphein Je suis d’accord, mais ce qui précède l’écriture ce sont les rencontres littéraires et scientifiques et surtout tout ce qui a trait au terrain : la relation que l’on entretient avec lui dans nos allers et retours successifs, les rencontres humaines et tous les bricolages afférents qui orientent notre regard et conditionnent la production de nos données.
Hêgé Et pourquoi pas n’en parlerait-on pas ?
Graphein Partir du comment de nos savoirs… L’idée devrait plaire au peuple de la thèse, ils ne parlent que de ça toute la journée.
Hêgé Entre autres ! Il existe diverses manières d’explorer nos processus de construction! C’est pourquoi sont apparus cinq carnets pour explorer les marges.
Graphein Bon, assez perdu de temps, tu m’expliqueras le reste en route. Je ne voudrais pas rater leur premier édito.

Les pages des Carnets de géographes sont désormais ouvertes !

« Le nombre de revues et journaux qui s’occupent, en France, de questions géographiques est considérable. La division, nous allions dire le démembrement de la science géographique en une multitude d’études spéciales, dont l’autonomie est souvent discutable, a d’abord contribué à multiplier les périodiques de toutes dimensions » affirmèrent, en 1892, les fondateurs des Annales de géographie lors de la sortie du premier numéro d’une revue qui traversera des générations de géographes…L’histoire des nouvelles revues de géographie serait-elle un éternel recommencement?

À la lecture de différents projets éditoriaux, la création d’une revue semble traduire l’insatisfaction d’une génération – pour le moins d’une partie de celle-ci – qui ne trouve plus dans les pages qui s’ouvrent devant elle les idées et les moyens de se construire. Pour autant, l’étendard de la nouveauté n’est pas à confondre avec le spectre de la fracture, entre une géographie d’un avant et celle d’un après, créatrice de distanciation intellectuelle entre ceux qui porteraient les évolutions disciplinaires dominantes et ceux qui s’en détourneraient. Une nouvelle revue expose avant tout le chantier intellectuel d’un groupe, renvoyant une image inachevée de nos savoirs, en perpétuelle reconstruction. La thèse du « recommencement » prend alors racine dans cette récurrente insatisfaction des manières de faire et de dire nos savoirs. Ancré dans son temps, chaque chantier éditorial est toutefois différent, cherchant à bâtir ce qui n’a pu être achevé ou commencé par les précédentes générations de géographes. Une revue représente une fenêtre sur la construction de nos savoirs. Pourquoi s’en priver ? Si les projets éditoriaux successifs mobilisaient la même insatisfaction et des chantiers similaires, cela signifierait que rien n’avancerait, sauf en tournant en rond… Laissons donc 1892 là où il est !

Le temps de la création des Carnets de géographes a été celui du dialogue entre plusieurs horizons géographiques, ceux d’une jeunesse hétéroclite, éparpillée pour leur doctorat aux quatre coins du monde, et des géographes confirmés, eux aussi de tous bords. Les échanges informels, marqués un temps par des regards dubitatifs, ont alimenté un riche débat sur la nouveauté et la marginalité en géographie et la pertinence d’un chantier éditorial à ce sujet. Fruits de ces discussions, l’acception de la nouveauté et de la marginalité s’inscrivent volontairement sans contenu géographique pré défini ou à définir. La nouveauté nous apparaît comme un mot dont la fonction est l’identification de démarches, de pratiques, de savoirs qui construisent la géographie en son temps. La nouveauté est alors autant une forme de dire les savoirs – une mise en visibilité – qu’un dit, que les auteurs auront soin de nous exposer, en constante évolution. Les contours de la nouveauté sont donc flous et évanescents parce que mouvants, renvoyant les savoirs géographiques aux différentes temporalités de leur construction. L’idée de marge est alors associée à la nouveauté, car elle a l’avantage de souligner le poids du temps dans la relation que les géographes entretiennent avec les notions, les auteurs, les échelles d’études, etc. À titre d’exemple, le retour des écrits d’Henri Lefebvre sur la scène géographique française interroge. Pourquoi ses écrits-ont-ils été marginalisés par les géographes de sa génération ? La relecture de son œuvre correspond-elle à l’étude de réalités géographiques « nouvelles » ? Quoi qu’il en soit, il convient de retenir que le couple nouveauté / marginalité des Carnets n’exprime pas un nouveau temps de la géographie mais une dialectique qui caractérise toute recherche. Pourquoi et comment innover dans la diffusion des connaissances géographiques ?

Au sein de l’équipe de la revue, l’ouverture des Carnets a suscité le désir de revenir sur la naissance d’autres revues et leurs relations à la nouveauté. Deux géographes, fondateurs de revue, ont accepté de nous accorder un entretien, nous offrant la possibilité de mettre en perspective la naissance de notre propre projet éditorial et d’initier une réflexion commune sur ce que serait la marginalité et la nouveauté en géographie.

Les revues EspacesTemps et Cybergéo entretiennent des rapports différents à la question de la nouveauté. Pour Jacques Lévy, sa profonde désillusion de la géographie pratiquée dans les années 1970 le porte à s’engager dans une réflexion critique, ouvrant en 1975 un chantier intellectuel sur les airs du renouveau, de la rénovation. « L’idée n’était pas d’apporter des choses nouvelles dans un cadre inchangé. Si on reprend l’opposition de Piaget entre assimilation et accommodation, on peut toujours dans un cadre stable rajouter des thèmes, par exemple « les femmes » ou « la religion » ou « l’Internet ». C’est l’approche assimilationniste [..] On produit bien de l’inédit mais facilement assimilable par l’institution ». Le problème étant alors que la nouveauté envisagée dans cette perspective rejoint « une sorte de bavardage faussement novateur. Ca existe, particulièrement dans les sciences sociales, car la société n’arrête pas de bouger [..] ».

Au-delà de ce renouveau factice, les innovations thématiques apparaissent dès lors qu’elles sont « accompagnées de changements conceptuels. On considérait qu’une véritable innovation thématique remettait forcément en cause les cadres théoriques. [..] Sur cette idée, il y a par exemple « le monde ». La géographie générale était censée étudier l’échelle mondiale, mais il n’y avait pas de concept de Monde derrière. C’était une nouveauté selon l’approche de l’accommodation : on s’aperçoit que des questions d’échelle, de métrique ne fonctionnent plus, la nouveauté bousculant tous les autres objets ».

Militant pour une géographie pensant par et pour l’ensemble des concepts et des objets qui transcendent l’ensemble des sciences sociales, EspacesTemps fait de la nouveauté un processus de transformation épistémologique et théorique, dont la portée s’inscrit volontairement par-delà la géographie. Le chantier de Cybergéo, à l’initiative de géographes spécialisés dans l’analyse spatiale et sensibles à d’autres courants de géographie, a d’emblée opté pour Internet comme outil de valorisation scientifique.

Denise Pumain, comme Jacques Lévy, considère que la nouveauté consiste d’abord en « un suivi de ce qui change dans le monde, qui s’apparente d’avantage à du journalisme qu’à une pratique scientifique. La portée de cette nouveauté est limitée, mais on ne peut la refuser, elle sert à tous » et de l’autre côté de véritables innovations « méthodologiques, conceptuelles, sous forme de nouveaux mots, courants, etc. », sans distinguer pour autant des géographes de la nouveauté. La nouveauté servirait à « la promotion d’une géographie, non pas portée par le sens aigu de la distinction qui voyage dans nos sociétés médiatisées, mais ressemblant à de petites briques que l’on ajouterait au mur de la connaissance, que ce soit en termes documentaire, méthodologique, théorique, etc ». La nouveauté peut être considérée à la fois comme une « géographie de la mise à jour », mais aussi comme de nouvelles approches, de nouveaux outils ou thèmes de recherche. «La nouveauté, c’est ce qui participe à l’accumulation du savoir dont nous avons besoin dans nos disciplines pour exister, pour nous donner le droit d’enseigner un savoir à nos étudiants ».

Pour Denise Pumain, la nouveauté apparaît alors au service d’une démarche de légitimation de la discipline, ouverte à tous grâce à « un support numérique, d’accès libre, indépendant de toute maison d’édition, gratuite et qui permettait de mettre en ligne des articles comme une revue classique, mais aussi tout un ensemble de documents destinés à rendre service aux chercheurs ». Une revue de géographie électronique représentait en 1996 un élément nouveau à une époque où le support papier dominait encore largement le paysage éditorial scientifique, permettant d’inventer de nouvelles formes et, comme le résume Jacques Levy, « d’associer le stock et le flux avec une immédiateté parfaite ».

Si Denise Pumain et Jacques Lévy donnent une place différente à la nouveauté, innover représente dans tous les cas un risque. La production scientifique n’est pas à partager en « bonne » ou «mauvaise » nouveauté. Innover, c’est le premier pas de la construction des savoirs !

Voici le premier numéro des Carnets de géographes qui fait le pari de promouvoir une écriture plus libre en termes de sujets et de tons. Cinq rubriques essaient de promouvoir de nouvelles problématiques de recherche, évoquent des problèmes de méthodes ou de terrain tout en participant à communiquer la diversité des préoccupations de jeunes et moins jeunes chercheurs.

Nous espérons que les Carnets parleront d’eux-mêmes dans le cyberespace, dans ce premier numéro Varia, tout comme dans les numéros thématiques à venir. La parole est aux auteurs !