Déplacements forcés et relocalisations contraintes des citadins pauvres

 

JULIE BLOT

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La forte croissance économique que connaît le Cambodge depuis le début des années 2000 et l’intensification des échanges internationaux entraînent des changements majeurs dans la petite capitale de Phnom Penh, ville secondaire à l’échelle Sud-est asiatique. Jouissant d’une certaine stabilité politique depuis la fin des années 1990, Phnom Penh s’est reconstruit et modernisé, et attire aujourd’hui de plus en plus d’investissements, étrangers et nationaux, notamment dans le secteur immobilier. Les autorités cambodgiennes ont à cœur d’attirer les capitaux étrangers et organisent la « mise en vitrine » de l’espace urbain, selon les modèles consacrés de Singapour ou Bangkok. Ce choix de la compétitivité et de la modernisation conduit à multiplier les déguerpissements de citadins pauvres, installés sur des terres au statut foncier peu clair, afin de mettre en concession ou de revendre ces terrains ainsi libérés. Les habitants des bidonvilles sont tout particulièrement victimes de cette politique de nettoyage, qui les chasse du centre-ville et les réinstalle sur des sites de relocalisation lointains, ou fait d’eux des « nomades urbains ».

Ma thèse s’est focalisée sur ces déguerpissements qui touchent les quartiers informels phnompenhois, de l’installation des bidonvilles au déplacement forcé des habitants et la reterritorialisation hors-la-ville d’une partie d’entre eux. C’est le processus de changement brutal et involontaire de lieux de vie qui m’intéressait à travers cette étude. Phnom Penh est dans un moment de transition urbaine qui conduit à une certaine violence symbolique et physique vis-à-vis des citadins les plus pauvres qui apparaissent comme des victimes d’un développement dont ils ne profitent pas. J’ai abordé cette problématique à différentes échelles en me demandant quelles sont les conséquences de ces déguerpissements sur les populations réinstallées. Quel est l’impact de la création ex nihilo de ces « nouveaux villages » sur la périphérie rurale de Phnom Penh ? Et comment les déguerpissements inscrivent-ils dans l’espace et dans le paysage une ségrégation socio-spatiale croissante ? Dit autrement, comment refaire territoire après une déterritorialisation forcée ?

La méthodologie adoptée pour cette étude a eu pour objectif de rendre les discours et perceptions des citadins chassés de la ville ou menacés de l’être mais aussi d’analyser l’évolution spatiale de la périphérie phnompenhoise sous l’effet des réinstallations. J’ai travaillé dans divers bidonvilles du centre et sites de relocalisation de la périphérie suivant un questionnaire semi-directif sur des indicateurs socio-économiques, prolongé par des conversations plus libres sur le passé des bidonvillois ou des déguerpis et sur leurs aspirations d’avenir. Cette thèse se situe donc à la rencontre de plusieurs thématiques de géographie humaine : la pauvreté urbaine et les déplacements forcés. Elle cherche à nourrir le débat de la reinstallation forcée et la question de la justice spatiale, et conduit ainsi à s’interroger sur le « droit à la ville » pour les citadins pauvres.

Déterritorialisation et reterritorialisation des bidonvillois
Le site de relocalisation est un espace singulier, il dénote dans le paysage, il se démarque et ne peut être défini ni comme rural ni comme urbain. Son plan orthogonal aux parcelles régulières le distingue des villages voisins, qui se présente comme un village-rue traditionnel. Mes enquêtes dans ces villages ont montré des reterritorialisations diverses et sélectives. Si certains sites ont disparu purement et simplement, où que seules quelques maisons demeurent au milieu de villages fantômes, la plupart des sites de relocalisation ont perduré, signe qu’ils répondaient à l’attente d’une partie des déguerpis, prêts à accepter cette compensation plutôt que de tout perdre. Dès lors la reterritorlisation est acceptée et se réalise à travers divers type d’appropriation du site (construction du logement, implantation de nouveaux géosymboles, appropriation des espaces collectifs) qui se mue peu à peu en village ou en quartier.

La réinstallation contrainte : une injustice spatiale ?
Cette dialectique s’exprime dans les discours des déplacés et des citadins menacés de déguerpissement. Plusieurs niveaux de lecture peuvent éclairer le déguerpissement : une justification légale (statut foncier, utilité publique) ; un argument d’ordre moral faisant valoir que le déplacement est entrepris au bénéfice des habitants (insalubrité, criminalité, dangerosité) ; et des motifs tus (transaction financière, éloignement des indésirables…). Les registres de l’illégalité et l’immoralité ont tendance à gommer la question de justice. À l’inverse, en recueillant les propos des déguerpis, on constate qu’une injustice spatiale est exprimée, qui n’est pas un état de fait mais le résultat d’un processus. Parler d’injustice et de justice c’est exprimer un sentiment vécu par les populations qui subissent le déplacement. En passant par l’appréhension de l’avant et de l’après-éviction j’ai voulu éclairer ce vécu et le rapport à l’espace qu’il implique, notamment par la comparaison qu’établissent les déplacés « avant, c’était mieux », exprimant une certaine nostalgie mais surtout la dégradation bien réelle des conditions d’existence d’une majeure partie d’entre eux.

Quel droit à la ville pour les citadins pauvres ?
L’observation des lieux de départ avant et après le déguerpissement permet de confronter les discours à la pratique et de constater les effets des politiques d’aménagement. Si au début des années 1990 les évictions servaient surtout à libérer des terrains pour réaménager une ville en mauvais état, avec une valeur croissante du foncier depuis 2000 la plupart des anciens grands bidonvilles ont laissé place à des projets immobiliers privés comme le montre bien l’exemple de Koh Pich, ancien îlot maraîcher transformé en quartier de luxe. C’est en cela que le « droit à la ville », notion éminemment politique, se pose. Quelle ville construit-on ? Une ville débrassée de ses pauvre, d’après les propos d’un enquêtés qui considéraient qu’à Phnom Penh « ils font une ville pour les riches et une ville pour les pauvres ». En effet, le processus de déguerpissement-relocalisation a cela de particulier qu’il ne vise pas seulement à déplacer des populations, mais aussi à favoriser la réimplantation et la stabilisation des populations pauvres en périphérie. Cette intention est clairement ressentie par les déplacée.

Le bilan des déguerpissements laisse entrevoir une évolution dangereuse pour l’avenir de la capitale cambodgienne, dont les autorités continuent de décider ou d’encourager le déplacement progressif des poches de pauvreté vers des zones de plus en plus éloignées et isolées. Ce mode de gestion des quartiers informels est le moins juste socialement et le plus risqué politiquement. La relocalisation apparaît plus comme un moyen de s’accaparer des terres au profit d’une élite économique proche du pouvoir, plutôt que comme une façon de régler le problème des bidonvilles par le haut. Actuellement, cette politique est de moins en moins acceptée, les protestations s’expriment de plus en plus, sous les formes les plus diverses (manifestations, mobilisation des réseaux sociaux, flashmob’…) et dirigées par des leaders charismatiques (tels que Tep Vanny et Yorm Bopha). La lutte anti-éviction rejoint de nombreux mécontentements et les activistes de la lutte anti éviction ont massivement rejoint l’opposition lors des élections de juillet 2013 qui ont été un véritable séisme pour le PPC, parti au pouvoir depuis plus de trente ans. L’instabilité politique dans laquelle est entrée le pays depuis lors donne une nouvelle tribune à ces mouvements.

Carte 1. Relocalisation des bidonvilles dans la périphérie de Phnom Penh


Fiche informative

Discipline

Géographie

Directrice

Pr Olivier Sevin, Université Paris IV-Sorbonne, laboratoire ENeC (UMR 8185)

Université

Université Paris IV-Sorbonne

Membres du jury de thèse, soutenue le 4 décembre 2013

M. Michel ANTELME, Professeur, INALCO (président du jury)
M. Charles GOLDBLUM, Professeur émérite, Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis (rapporteur)
M. Christian BOUQUET, Professeur émérite, Université Bordeaux III
Mme Véronique LASSAILLY-JACOB, Professeur émérite, Université de Poitiers (rapporteur)
M. Olivier SEVIN, Professeur, Université Paris IV-Sorbonne (directeur de thèse)

Situation professionnelle actuelle

Chargée de cours à l’INALCO et post-doctorante à l’IRD

Contact de l’auteur

julie.blot@voila.fr

Retour sur la dernière conférence internationale de géographie critique (Francfort et Berlin, 16-20 août 2011)

MARTINE DROZDZ

Université Lumière Lyon 2 / London School of Economics
UMR 5600 Environnement, ville, société
martinedrozdz@yahoo.fr

 

CECILE GINTRAC

Université Paris Ouest Nanterre La Défense
EA 375 – Laboratoire de géographie comparée des Suds et des Nords
(GECKO)
cecile.gintrac@gmail.com

 

SARAH MEKDJIAN

Maître de conférence à l’Université Pierre Mendès-France Grenoble 2
UMR PACTE
sarah.mekdjian@upmf-grenoble.fr

 

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La 6e conférence internationale de géographie critique s’est déroulée à Francfort du 16 au 20 août 2011. Pendant quatre jours, environ trois cents participants venus de nombreux pays se sont réunis pour débattre autour des « crises » (Causes, Dimensions, Réaction), thématique incontournable au moment même où la crise des dettes souveraines européennes s’intensifiait. Cette conférence fut la 6ème organisée depuis la création de cet évènement en 1997 à Vancouver, et la seconde à être organisée en Europe, et offrait un éventail varié des approches et des thématiques qui se retrouvent sous la bannière des géographies critiques. Avant de détailler les thèmes et les approches explorées pendant la conférence, nous nous proposons de revenir sur la genèse et le contexte de création de cet événement.

1. Aux origines du groupe international de géographie critique : un positionnement militant et contestataire.

La première conférence de géographie critique à la fin des années 1990 naît de l’impératif, pour les géographes anglophones, de répondre à un double contexte problématique : les agissements de la firme Shell au Nigeria, l’un des principaux mécènes de la conférence annuelle des géographes britanniques (RGS-IBG) et la crise économique qui touche l’Asie du Sud-Est et les pays émergents (Argentine, Russie, Brésil), événement qui met un frein (temporaire) à l’enthousiasme des chantres de la mondialisation néolibérale et permet l’expression de voix critiques.
Revenons sur le premier événement déclencheur. L’exécution de neuf activistes Ogoni dont l’écrivain Ken Saro-Wiwa par le régime militaire de Lagos en 1995, déclenche une vague de contestation chez les géographes anglophones, en particulier Britanniques, dont la réunion annuelle est sponsorisée par la firme Shell, soutien financier du régime militaire nigerian et possiblement directement impliqué dans ces crimes (Berg, 2009). Les universitaires britanniques (membre du Institute of British Geographers – IBG) mènent alors une campagne en faveur de l’interruption du mécénat de Shell de leur conférence annuelle. La motion est unanimement acceptée par les universitaires du IBG et massivement rejetée par les membres de la Royal Geographical Society (RGS). Face à cette situation, les géographes britanniques (fédérés autour du Critical Geography Forum Online modéré par Joe Painter) proposent de créer une conférence alternative à la réunion annuelle de la RGS-IBG. Ce forum devient un espace de discussion pour les géographes anglophones, qui proposent alors d’organiser à Vancouver la première Conférence Internationale de Géographie Critique.

Chronologie du groupe international de géographie critique

Source : D’après Berg, 2009

Cette première conférence est l’occasion de fédérer ou de faire se rencontrer différents mouvements de « géographie critique », émergeant dans des contextes universitaires variés depuis les années 1980 et qui désignent un large spectre d’approches et d’objets. Ces approches ont pour caractéristique commune la volonté de dénoncer et déconstruire les situations de domination, de révéler les relations spatiales inégalitaires, dans le but de transformer les structures qui les produisent (a broad coalition of left-progressive approaches to the study of Geography […] linked by a shared commitment to a broadly conceived emancipatory, progressive social change, and the use of a range of critical socio-geographic theories – Berg, 2009).

2. “A world to win !”
C’est ce slogan, résolument optimiste, qui introduit la déclaration d’intention du groupe international de géographie, déclinée en douze points. Il nous semble que cette déclaration s’articule autour de trois idées centrales, qui permettent de mieux appréhender les critères de définition de la géographie critique :
– la volonté d’analyser, pour mieux les dénoncer, la diversité des formes de domination : “capitalist exploitation; oppression on the basis of gender, race and sexual preference; imperialism, national chauvinism, environmental destruction” (Comité d’organisation de la conférence). Cette approche semble d’autant plus nécessaire que la géographie, en tant que discipline, est longtemps apparue comme un outil au service des puissants : “the discipline has long served colonial, imperial and nationalist ends by generating the ideological discourses that help to naturalize social inequality” (ibid.).
– l’affirmation d’un engagement auprès des mouvements sociaux : “we join with existing social movements outside the academy aimed at social change” (ibid.). Il s’agit de dépasser les frontières du monde académique pour intervenir dans l’espace public et soutenir certaines luttes.
– la nécessité de créer un réseau alternatif de recherche en géographie, dans un contexte de privatisation croissante des savoirs et de l’enseignement. “We are critical because we refuse the self-imposed isolation of much academic research, believing that social science belongs to the people and not the increasingly corporate universities”(ibid.).
Il s’agit donc d’une approche qui se veut alternative, tant par les savoirs produits que par les conditions d’exercice d’une recherche dont les effets ne doivent pas se limiter au monde académique.

3. Retour sur Francfort
L’analyse du déroulement de cette conférence nous permet de répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’une conférence de géographie critique ? En quoi celle-ci diffèret-elle des conférences classiques?
a) L’espace au prisme de la crise
La conférence était structurée autour de la notion de crise, et dix thèmes guidaient les interventions:
– la crise économique, financière et fiscale ;
– la crise urbaine ;
– la crise écologique ;
– les subjectivités en crise ?;
– les mouvements d’opposition ;
– la géopolitique, la biopolitique et les espaces critiques du politique ;
– les mobilités en crise ;
– l’université / la géographie en crise ;
– la question de la traduction ;
– l’Europe et « ses autres ».
En ce sens, le fil directeur de la crise avait pour ambition de rendre les savoirs produits véritablement opératoires (comment comprendre la crise et ses effets ? Quels moyens d’action permettent d’y répondre ? ).
Le premier thème a ainsi permis d’entendre plusieurs communications sur les manifestations, les causes et les conséquences de la crise du capitalisme financier depuis 2008 et celle des dettes souveraines européennes, avec quelques interventions sur les transformations neolibérales de l’Etat post-keynésien, ou de « l’Etat keynésien privatisé », comme le qualifie l’économiste autrichienne Brigitte Young.
La crise urbaine a occupé 24 sessions sur la centaine de panels proposés au total, et donné à voir une certaine diversité géographique (avec des études de cas situées au Canada, en Suède, Australie, Etats-Unis, Royaume Uni, Afrique du Sud, Slovaquie, Allemagne, Pays-Bas, Taiwan, Hong-Kong, Brésil, Chili, Colombie, Bengladesh, Palestine…) et thématique : les crises des crédits immobiliers et leurs géographies, la privatisation des services urbains – réseaux de distribution de l’eau, logements – et leurs conséquences sociales, les usages du concept de “neighborhood” dans les politiques des gestion de l’espace urbain, la marchandisation des espaces publics et dans ce cadre, le rôle joué par les TICes, et plus généralement, les pratiques d’exclusion des espaces publics, via l’analyse d’opérations immobilières ou la mise en place de politiques sécuritaires.
Le thème des luttes sociales était lui aussi majoritairement situé dans un contexte urbain, avec des positions qui examinaient les possibilités/horizons contestataires, voire révolutionnaires, les luttes locales contre l’urbanisme néo-libéral, mais aussi les modes d’organisation des groupes marginalisés (travailleur.se.s du sexe, sweatshops, vendeurs de rue). Deux sessions étaient centrées sur la production des biens communs urbains (urban commons).
La géographie rurale et l’environnement, particulièrement peu présents, partageaient une session commune, pour une quinzaine de présentations au total où se mêlaient crise alimentaire, changement climatique, dynamiques sociales des espaces ruraux et mobilisations environnementales.
Le thème “subjectivités en crise” proposait un ensemble de communications ayant pour point commun de s’interroger sur les processus d’identification liés au genre, aux mouvements queer, aux situations de handicap (par exemple les spatialités des personnes handicapées en Hongrie), etc. Le rôle de l’espace dans la construction mais aussi la marginalisation de ces “minorités”. Il comportait également deux sessions exclusivement urbaines, centrées sur le thème “droit à la ville”, exploré du point de vue de certains groupes (femmes, lesbiennes gay bi et trans). Le thème consacré à l’analyse des biopolitiques (forme d’exercice du pouvoir qui porte sur la gestion du vivant, des populations, et de leur corps) offrait une succession de sessions très cohérentes. Une présentation d’études de cas de biopolitiques contemporaines, dans des contextes géographiques variés (Afghanistan, Chine) était suivie par une analyse plus historique des biopolitiques réalisées au Japon. La session suivante donnaient à voir les résistances que des groupes locaux marginalisés ou menacés par ces politiques peuvent mettre en place (en Amérique latine) quand le dernier panel se concentrait spécifiquement sur la territorialisation des programmes biopolitiques contemporains. On notera qu’un dernier panel interrogeait les spatialités de l’Holocauste (Holocaust spatialities).
La condition des migrants internationaux, dans des contextes de durcissement des politiques publiques d’encadrement et de contrôle des flux migratoires était au coeur de la question des “mobilités en crise”. Plusieurs études de cas soulignaient la spécificité des contextes (mobilités forcées des Roms en Italie ou encore mobilités urbaines à travers l’analyse comparées des systèmes de transport de Bogota et Mexico). Les panels du thème “l’Europe et ses autres” complétaient ces questions en interrogeant les processus de renforcement des frontières extra-communautaires.
Les sessions centrées sur l’analyse de la crise de l’Université offraient un espace de dialogue et de partage d’expériences pour des enseignants et des chercheurs engagés dans des institutions dont le rôle et le fonctionnement ont été bouleversés par la diffusion de l’idéologie néolibérale. La plupart des panels cherchaient à pointer les effets de la privatisation de l’Université et la commodification du savoir. La précarisation de la force de travail universitaire et la marginalisation des femmes occupaient deux sessions. L’analyse des conditions de production des savoirs font partie d’une approche réflexive, constituant sans doute l’un des apports majeurs de la géographie critique. C’est également dans cette perspective que la question du rôle de traduction a été posée. L’hégémonie de l’anglais comme langue de production et de diffusion des savoirs a occupé une partie des discussions organisées de manière volontairement plurilingues par les participants (la communication de Claire Hancock sur la figure du traducteur était en partie bilingue, en français et en anglais). Un des enjeux fut de penser les modalités d’une circulation des savoirs, qui limiterait les effets de domination, de normalisation et de marginalisation des pensées en langues dites « étrangères ».
En somme, si l’on examine l’ensemble des communications sans prendre en compte le découpage en dix thématiques proposées, force est de constater que la géographie critique est le plus souvent une géographie urbaine : plus d’une centaine de communications partaient d’exemples urbains. C’est ce que confirme le nuage de mots réalisés à partir des titres des interventions.

Nuage de mots réalisé à partir des titres des interventions

Au-delà des objets privilégiés par la géographie critique, une méthodologie spécifique se dégage t-elle?

b) Pensées critiques, méthodes critiques ?
Si les thématiques employées permettaient de retrouver les objets chers aux géographes critiques et radicaux (genre, mouvements sociaux et mobilisation collectives, gentrification), on peut souligner que la question de la méthodologie a globalement été peu interrogée. La plupart des présentations correspondaient en fait à des études de cas, qui pouvaient donner lieu parfois à une déconstruction des discours dominants. C’est d’ailleurs ce que soulignait Peter Marcuse, figure des critical urban studies dans la session finale sur la ville, en soulignant la pression croissante au sein de l’Université pour produire des “faits”. La multiplication des études de cas, si pertinentes soient-elles, est susceptible d’empêcher les généralisations théoriques (« Too much empircal studies prevents critical thinking », Marcuse). La place prépondérante des études empiriques est-elle le signe d’un déficit de théorisation ou le résultat d’un choix délibéré de poser les bases d’un savoir ancré dans la pratique? Il semblerait que les participants considèrent davantage l’approche critique par le choix de leurs objets empiriques et les références à des auteurs reconnus dans ce champ (Henri Lefebvre, David Harvey, Michel Foucault, Neil Smith, Ecole de Francfort,) que par des innovations théoriques et méthodologiques.
Dans ce contexte, la question des échelles a, par exemple, finalement été peu interrogée. Il semblerait pourtant pertinent de s’en emparer davantage. A quelle échelle penser les formes de domination? A quelle échelle penser ou pratiquer les luttes?

Deux jours de voyage de terrain à Berlin concluaient la conférence, organisés par des universitaires allemands engagés dans divers mouvements sociaux urbains. Un choix d’une dizaine d’excursions a permis de prolonger les débats ouverts à Francfort et de recontrer des activistes berlinois, tels que des associations LGBT en lien avec l’immigration turque, des militants engagés dans la lutte contre la multiplication des caméras de surveillance ou encore des anciens squatteurs du quartier de Kreuzberg. C’est là un exemple paticulièrement original et appréciable d’un savoir partagé, en construction avec les acteurs de terrain. A Francfort, comme à Berlin, les débats ont fait émerger un ensemble des notions qui nous semblent particulièrement pertinentes pour comprendre les enjeux contemporains d’une géographie critique.

c) Eclairage de quelques concepts qui ont retenu notre attention
commodification / décommodification des biens urbains : plusieurs intervenants évoquaient la « décommodification » des biens urbains comme une régulation possible des effets les plus néfastes de la gentrification. Rappelons que le terme de commodification est un néologisme anglais traduit le plus souvent par “marchandisation”. Par opposition, la décommodification désigne le processus par lequel des populations, des espaces, des biens matériels ou immatériels peuvent sortir des logiques du marché.
Le contexte berlinois se prêtait particulièrement à une réflexion sur ce couple de notions. La ville donne à voir tout un éventail de possibilités de logement hors des lois du marché – coopératives, squats, logements sociaux. Ces alternatives sont menacées par des politiques urbaines liées à la crise fiscale, qui visent à les marchandiser. Ces réflexions rejoignaient les débats initiés à Francfort sur les politiques de régulation et de gestion des biens urbains collectifs (urban commons) soumis à la généralisation des logiques de privatisation. Plus généralement, c’est la question de la nature et des propriétés des biens produits en dehors du marché qui encadre ces réflexions, dans le prolongement des analyses récentes de l’économie politique.
– Le droit à la ville (Right to the city) : l’ombre d’Henri Lefebvre planait sans nul doute sur Francfort et Berlin pendant cette semaine. Quatre panels étaient consacrés au droit à la ville auxquels il faut ajouter les nombreuses présentations qui mentionnaient ce concept lefevbrien dans le titre. Le droit à la ville est devenu manifestement un outil de réflexion sur l’émancipation au même titre qu’un outil de mobilisation. Une session était ainsi consacrée aux pratiques politiques des géographes critiques au sein de Right to the City Alliance (“Political Practice of Critical geographers within the Right the the City Alliance”). Plusieurs participants de la conférence revendiquaient une activité au sein de ce mouvement qui s’est structuré à partir de 2007 depuis les États-Unis.
La conférence internationale de géographie critique de Francfort, comme les précédentes éditions, avait pour principal objectif d’offrir la possibilité d’un échange entre des géographes qui partagent la volonté de participer à la transformation du monde qu’ils décrivent. Le fait qu’il ne s’agisse pas d’un courant identifié comme tel, mais davantage d’un positionnement prenant des formes variées, rend cette “plateforme” nécessaire pour mettre en commun les savoirs produits. Cependant on peut noter que le format de la conférence n’est pas si différent des autres rencontres académiques, si ce n’est (et c’est assez rare pour le noter) la convivialité assumée et la jeunesse des participants.

Quinze ans après la première conférence, l’optimisme ne peut cependant qu’être mesuré et les critiques formulées par Neil Smith et Carole Desbiens (Smith and Desbiens, 1999) dans un article de référence, revenant sur les ambitions de ces rencontres, restent en grande partie valides :
– la surreprésentation de quelques pays européens et nord-américains, malgré les efforts de redistribution et de soutien financiers (sponsoring de la revue Antipode) en vue de favoriser la mobilité des chercheurs dont les ressources sont limitées ;
– la faiblesse des liens avec l’activisme extra-universitaire, alors qu’il s’agit d’un des fondements de de la Déclaration d’intention, malgré les efforts déployés lors du voyage de terrain à Berlin ;
– la question délicate de la traduction, mais plus généralement, celle de la domination de l’anglais, a été posée à juste titre. Dans ce cadre, le refus de certains universitaires anglophones de rendre accessible le contenu de leur présentation à un public non-anglophone était regrettable. Le comité d’organisation avait pourtant multiplié les appels à utiliser les diaporamas de manière à favoriser la visibilité et la compréhension des communications.
Dans un contexte de précarisation et de mise en concurrence croissantes des chercheurs, cet espace d’échanges véritablement convivial, organisé avec l’aide de la jeune génération de la géographie critique allemande, offre une bouffée d’air frais dans le monde de la géographie.

Liens
Site officiel du groupe international de géographie critique (en construction) : http://internationalcriticalgeography.org/
Liste de diffusion : www.jiscmail.ac.uk/ICGG
Revue ACME (An International E-Journal for Critical Geographies): http://www.acme-journal.org/ Right to the City Alliance : http://www.righttothecity.org/WhoWeAre.html

Bibliographie
Nous tenons à remercier les Professeur-es Lawrence Berg, Alex Demirovic, Heide Gerstenberger et Joe Painter pour leur aide dans la documentation de cet article.

Agrain P. (2009) “Liberté, justice, développement humain”, La richesse des réseaux, pp. 3-17 http://presses.univ-lyon2.fr/ATTACH/0000000811/OTHERTEXT/0000002190.pdf
Benkler Y. (2009) La richesse des réseaux: Marchés et libertés à l’heure du partage social, PUL, 2009, 603 p.
Berg L.D. (2009) “‘Critical Human Geography” in Encyclopedia of Human Geography International Critical Geography Group, “Statement of Purpose”, http://internationalcriticalgeography.org/statement-of-purpose/, consulté le 01 décembre 2011.
Marcuse P. (2011) “Urban Crisis. What follows?”, extrait du débat, 6e conférence de géographie critique, Francfort.
Painter J., (2003), ‘The International Critical Geography Group’ (texte de travail) publié par le Department of Geography, University of Durham, http://www.dur.ac.uk/j.m.painter/ICGG.htm
Smith N., Desbiens C. (1999) “The International Critical Geography Group: forbidden optimism?,” Environment and Planning D, 17, 4, p.p.379-382.

JEAN ESTEBANEZ

Géographe,
UPEC, Lab’Urba
jean.estebanez@u-pec.fr

EMMANUEL GOUABAULT

Sociologue,
HESSO, Genève
gouabault@bluewin.ch

JERÔME MICHALON

Sociologue,
Université Jean Monnet,
Centre Max Weber, Saint-Etienne
jerome.michalon@gmail.com

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Si on accordera facilement que les animaux n’ont pas (encore ?) une position centrale en géographie, on remarquera cependant qu’ils n’ont jamais réellement été absents (par exemple Hartshorne, 1939 ; Newbigin, 1913 ; Prenant, 1933 ; Sorre, 1943 ; Veyret, 1951) et que le champ commence à être bien structuré et de plus en plus visible, que ce soit autour de groupes de recherche spécialisés (Animal Geography Research Network en Grande-Bretagne, Animal Geography Specialty Group aux Etats-Unis) et de figures de proue dont les travaux ont fait date (Wolch, Emel, 1998 ; Philo, Wilbert, 2000). Ce corpus contemporain, dont nous déclinons les références au fil du texte, ne s’intéresse pas aux animaux en tant que tels – et c’est ici la nouveauté, mais bien aux relations entre humains et animaux. Il ne s’agit pas d’une géographie des animaux – qui pourrait être une branche de la biologie des populations mais plutôt d’une géographie partagée, que nous appelons « humanimale ». Cette appellation pourra surprendre, mais elle vise surtout à inscrire la géographie dont il sera question ici dans une perspective relationniste. Si la géographie qui pense la dimension spatiale de la société est une géographie humaine, celle qui considère que la société ne s’arrête pas aux humains, mais intègre d’autres acteurs –tout spécialement des animaux –pourrait être une « géographie humanimale ». Cette perspective rapproche les travaux cités plus haut d’un ensemble plus vaste de recherches en sciences humaines, avec lesquels les connexions sont nombreuses, que ce soit du côté de la sociologie (Guillo, 2009 ; Latour, 1991 ; Mauz, 2005 ; Porcher, 2011 ; Sociétés, 2010), de la philosophie (Singer, 2009 [1975] ; Haraway, 2008) ou de l’anthropologie (Descola, 2005).

A l’instar de ces recherches, les textes qui composent ce numéro essaient de prendre la mesure de la construction spatiale de l’humanimalité en faisant l’hypothèse que l’enjeu de cette relation n’est pas tant dans la distinction ou la séparation, ni même dans le lien entre humains et animaux, mais dans le partage d’un temps et d’un espace commun.

Vivre ensemble

Dominique Lestel, dans l’entretien qu’il nous a accordé, souligne que ce qui se joue entre nous et les animaux relève non pas tant d’une relation que d’une vie en commun. Plutôt qu’une situation dans laquelle deux entités humaines et non humaines se rencontrent de façon ponctuelle, et préexistent à cette rencontre, elles émergeraient d’un temps et d’un espace commun, où elles s’influencent et se transforment mutuellement. Parler de communautés hybrides, c’est ainsi penser que l’humain n’existerait pas comme il est sans sa vie partagée avec les autres non-humains. Le partage ou la vie en commun se retrouvent chez Bastien Picard qui montre combien la position des soigneurs auprès des Jabirus – de grands oiseaux colorés dont ils s’occupent – dépend d’un temps et d’un espace partagé. Pour Christophe Baticle, la chasse est d’abord la pratique commune d’un territoire par les chasseurs, les chiens et les proies. Stéphanie Chanvallon, pour des animaux charismatiques comme les dauphins et les orques, ou Nathalie Blanc et Nicole Mathieu, pour les cafards, soulignent elles aussi l’importance de la coexistence, du vivre-ensemble ou du partage de l’espace, qu’il soit ou non désiré. Géographes, philosophe, sociologues et anthropologues, sous des modalités diverses, s’entendent donc pour considérer que c’est d’abord à travers un temps et un espace partagé – une co-extension pour reprendre la terminologie de D. Lestel – qu’existent les communautés humanimales.

Dans ce cadre, et sans que ce soit le cœur du numéro, D. Lestel ou encore N. Blanc soulignent que la vie en commun ne s’arrête pas aux animaux mais qu’il est par exemple possible de réfléchir au rôle des plantes ou des machines. Pour N. Blanc, les animaux, s’ils peuvent être analysés comme des sujets, doivent bien être compris dans un ensemble plus vaste avec lequel nous avons des continuités fortes, qu’on peut appeler « environnement » ou communautés hybrides, pour reprendre le terme de D. Lestel. Celui-ci signale ainsi, dans une pensée qui peut rappeler les travaux d’Augustin Berque (2000), que les limites entre le vivant et le non vivant, le corps et l’environnement, sont beaucoup moins nettes qu’on ne les pense habituellement. Lorsqu’un vers marin utilise des chenaux de sable pour filtrer l’eau dont il se sustente, créant un rein non organique, pourtant indispensable à sa survie, il rend manifeste les liens charnels et vitaux des êtres avec les lieux, le vivant débordant des limites de son corps. Au final, pour rendre compte de ce qui fait sens pour le vers marin, les relations et les réseaux qui le constituent et qu’ils constituent sont des entrées plus pertinentes que son corps indivisible.

Agentivité

Pour autant, cette ontologie extensioniste ne doit pas amener à négliger les capacités d’actions des êtres (humains et non-humains). Ne plus se fier à leurs limites habituelles pourrait en effet conduire à ne plus bien savoir d’où viendrait l’action, tellement distribuée qu’elle en serait diluée dans une forme de vie réticulaire et totalisante. A trop remettre en cause les limites ontologiques, c’est l’idée d’action même qui se trouve redéfinie, et souvent quelque peu occultée. C’est précisément l’écueil que les textes de ce numéro tentent d’éviter, en s’attachant à indexer l’action aux êtres, humains et non-humains. Il s’agit notamment de redistribuer équitablement les capacités d’actions entre eux. En effet, dans la vie en commun, le débordement des humains sur les non-humains et des non-humains sur les humains, modifie les positions réciproques des uns par rapport aux autres. Notre regard sur les animaux change, les animaux changent et nous-mêmes sommes transformés.

Les animaux ont pendant longtemps été considérés dans le cadre de pratiques et de représentations sociales comme des révélateurs symboliques ou comme des indicateurs statistiques. En géographie, on les pense comme des variables localisables et quantifiables, des indicateurs de biodiversité, des vecteurs de requalification des espaces (classements en zone de protection), des objets de conflits avant tout humains, des symboles du pouvoir ou des images de la société et de sa façon de penser. Sans qu’il ne soit jamais question d’eux, ni des relations qui les unissent aux humains, les animaux servent alors de miroirs dans lesquels la société se reflète.

L’agentivité (la capacité à prendre des décisions de manière autonome) est venue aux animaux, à la fois par des études anthropologiques et sociologiques déconstruisant les dichotomies qui servent à séparer le monde des humains et des animaux et proposant de nouvelles façons de penser les collectifs vivants (Descola, 2005 ; Latour, 1991 ; Haraway, 2008), ainsi que par des travaux en éthologie proposant une approche du terrain et des animaux radicalement nouvelle, en privilégiant le temps long et les méthodes classiquement réservées à l’ethnographie (Goodall, 1986). Enfin, hors des mondes académiques, la multiplication des animaux familiers et l’engouement autour de certains mammifères charismatiques, comme le dauphin, contribuent à modifier les relations entre humains et animaux. Si les grands singes sont les premiers à en bénéficier, Despret (2002) montre combien le spectre s’élargit avec certaines recherches qui donnent de plus en plus d’espace et de latitude aux animaux pour exprimer leurs potentialités : chiens, vaches, corbeaux voire moutons ne sont plus les mêmes aujourd’hui du fait des dispositifs scientifiques à travers lesquels ils ont été étudiés.

Leur agentivité commence à faire l’objet d’un large consensus dans la communauté scientifique: les animaux ont des intentions, occupent un rôle d’acteurs en situation. Dans une perspective sociologique, cette agentivité peut également être appréhendée sans prendre part sur sa réalité. Elle est alors un élément que les acteurs attribuent aux animaux. On peut par exemple observer ce qui est transformé pour des acteurs humains quand ils disent que l’animal a une intention, qu’il a des envies, qu’il fait des choix.

Jean Estebanez et Bastien Picard choisissent d’organiser leur analyse autour de ces questions, le premier pour montrer, au-delà des représentations, la capacité d’action d’une panthère au zoo et comment elle a pu l’amener par la pratique – en l’obligeant à changer de place – à transformer la façon dont il pouvait envisager l’exotisme. B. Picard analyse comment les jabirus du zoo de Barcelone, malgré leur situation de dépendance, ne sont pas passifs. Les soigneurs qui en ont la charge favorisent ainsi leurs initiatives, créant les conditions d’un véritable échange.

D’autres auteurs du dossier, sans centrer leur propos sur la question, prennent néanmoins position. L’article de Clotilde Luquiau sur la mise en tourisme de certains animaux, comme les éléphants à Bornéo, repose sur l’agentivité des animaux, notion essentielle pour comprendre ce qui attire les touristes et, en même temps, ce qui provoque des conflits avec certains villageois. Les éléphants ont ici une histoire et un rôle actif, au même titre que les humains. En observant la proposition qui leur est faite, de limiter leur territoire d’évolution à des zones qui ne sont pas cultivées, on constate qu’ils prennent position en décidant de la franchir, apprenant différentes techniques pour passer outre les clôtures électrifiées. De la même manière, Guillaume Marchand, dans son article sur les conflits entre humains et animaux sauvages, souligne que les techniques de protection du bétail en Amérique du Nord contre les loups, d’abord fondées sur l’expérience acquise en Europe, ont dû être réajustées, quand il est apparu que les loups nord-américains ne se comportaient absolument pas comme ceux installés en Europe. Dans la lignée des travaux de Van Schaik et al. (2003) avec des groupes d’orangs-outangs de Bornéo et de Sumatra ou de Heinrich (2000) avec les corbeaux, il apparait qu’il y a des cultures animales variables selon les lieux et, par-delà, des comportements individuels.

Si ces auteurs cherchent à montrer que les animaux se transforment pour et par eux-mêmes, Connie Johnston ne prend pas position sur leur agentivité. Plus précisément, elle analyse la façon dont le langage, à travers le vocabulaire disponible et les définitions, façonne notre image de ceux-ci – notamment leur proximité ou leur différence d’avec les humains –, et influe directement sur les pratiques qui engagent humains et animaux. Ce faisant, elle interroge la façon dont nous avons changé, et comment ce changement fait lui-même changer les animaux. Nos représentations sur les animaux suffiraient-elles à les transformer ?

Les dispositifs spatiaux de l’humanimalité

Où sont les animaux ? Où leur est-il permis d’aller ? Où sont-ils vécus comme une gêne voire une menace ? Où nous emmènent-ils ? Si l’espace ne crée pas les qualificatifs attribués aux animaux (ce lion est-il sauvage parce qu’il vient d’Afrique ? de la savane ?), l’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec eux (les chiens sont interdits au supermarché sauf s’il s’agit de guides d’aveugles). En étudiant les discours des habitants du Parc de la Vanoise, Isabelle Mauz (2005) a bien montré que, pour les humains, les animaux devaient avoir une place. Une « juste » place, qui pouvait certes évoluer, mais dont la définition devait être stabilisée à un moment ou à un autre pour que la cohabitation puisse se faire. Si les animaux doivent être à leur place, on s’imagine bien quels types de réactions ils suscitent quand ce n’est pas le cas. Dans ce cadre, les conflits entre humains et animaux seraient liés à la transgression de ces limites : que fait ce rat sur le quai du métro ? Cette blatte dans mon salon ? Ce loup dans mon alpage ? Le discours sur la séparation humain-animal associé à l’exclusion progressive d’une grande partie d’entre eux de la ville (Philo, Wilbert, 2000 ; Vialles, 1995) est ainsi largement développé.

On peut au contraire défendre l’idée que la mise à l’écart des animaux n’est pas ce qui caractérise le mieux la relation qui nous lie à eux puisqu’elle renvoie à la séparation et au détachement. Si, ce qui fait leur intérêt pour nous est bien leur statut d’Autres signifiants, c’est alors sans doute la continuité qui compte (Porcher, 2011). Cette continuité étant du domaine du sensible, elle tend à passer à travers une série de dispositifs spatiaux qui permettent de négocier une juste distance entre les acteurs (Espace et Société, 2002 ; Estebanez, 2011). Le zoo n’est pas fait pour séparer mais au contraire pour permettre une rencontre qui n’est possible, dans les mêmes conditions, nulle part ailleurs : c’est un instrument de médiatisation. De la même manière, les laisses et les muselières, les parcs, les friches urbaines transformées en corridors écologiques et aménagés d’observatoires sont autant de dispositifs qui nous permettent concrètement et symboliquement d’être en relation, à travers une négociation constante des usages et des normes. Cette relation peut aller jusqu’à la sexualité (zoophilie), dans laquelle la distance semble disparaître totalement, et qui reste ainsi une sorte de dernier tabou des relations anthropozoologiques (Brown et Rasmussen, 2010).

Cette question de la « juste place » des animaux est donc bien marquée par une profonde ambivalence, dans une négociation qui joue sur la séparation et la continuité (Arlucke et Sanders, 1996). Analyser des dispositifs spatiaux permet de rendre compte de la façon dont les relations sont rendues possibles et mises en œuvre.

La vie en commun est loin d’être toujours vécue positivement comme le rappelle N. Blanc à propos des cafards. Dans son article sur la phobie des chiens chez les enfants et de son traitement, Bénédicte de Villers souligne que le dispositif thérapeutique inventé est d’abord spatial. Le problème de la peur des chiens est celui d’un espace partagé menaçant, se traduisant par des techniques d’évitement et de positionnement du corps chez les enfants. L’auteur montre comment le traitement consiste à donner corps à l’espace et rendre palpable la distance en la peuplant d’objets ou en marchant pas à pas, en enfonçant les pieds dans le sol. Il s’agit ainsi simultanément de découper la distance et de créer des jonctions afin d’éviter la peur panique.

Une autre situation thérapeutique, dans laquelle les chiens ne sont pas le problème mais un élément du traitement, grâce à leur mobilité et leur disponibilité, est rapportée par Jérôme Michalon. Dans une maison de retraite médicalisée, Raya, une chienne d’assistance, fait le lien entre l’ici de l’institution, dont ne peuvent sortir les résidents, généralement atteints de déficiences cognitives et intellectuelles, et l’extérieur, à travers une présence qui rappelle le quotidien et la vie en dehors de la maison de retraite.

C’est également dans l’analyse de la micro-distance que Stéphanie Chanvallon montre notamment la lente construction d’un territoire partagé entre des cétacés et des passionnés, qui plongent régulièrement à leur rencontre dans une forme de quête dont le fondement est l’expérience de la rencontre. Elle explore les modalités de ces rencontres qui aboutissent dans un espace de liberté pour les deux espèces : « l’entre-deux animal ».

Clotilde Luquiau présente quant à elle la mise en scène d’éléphants, qui est au fondement de l’émergence du tourisme dans les villages de la Kinabatanga qu’elle étudie à Bornéo. S’il existe en principe une distinction entre lieux destinés aux rencontres et zones dévolues à d’autres fonctions, tous les acteurs s’ingénient à brouiller des limites, souvent pourtant marquées par des clôtures et des zonages. Le fait de vivre ensemble, dans un espace commun recompose ainsi de nouvelles alliances entre ONG, habitants, animaux et institutions locales. L’efficacité pratique des dispositifs mis en place pour organiser les relations entre humains et animaux dépend étroitement de la prise en compte ou non de l’agentivité animale et de sa capacité à prendre position, qu’il s’agisse de méthode d’observation ou de cartographie descriptive, comme les présente Guillaume Marchand, de système de contentions ou au contraire de rencontre.

En suivant le vocabulaire de Latour (1991), on peut avancer l’idée que ces dispositifs spatiaux obéissent à la double fonction de purification ontologique et catégorielle : par le biais d’agencements spatiaux spécifiques, les animaux sont rendus radicalement différents des humains. Tout autant, ces agencements produisent des hybrides et les font proliférer de telle façon qu’ils perturbent les grandes catégories par lesquelles le naturalisme fonctionne (Descola, 2005).

C’est en particulier ce point que développe Bastien Picard dans son analyse de la vie partagée des soigneurs et des jabirus. Le zoo est un dispositif spatial dont la fonction est de montrer, en les enfermant, des animaux qui deviennent fondamentalement différents, par ce fait même, des visiteurs : c’est un lieu qui ne fonctionne que dans une ontologie naturaliste ou analogiste. Pour autant, les pratiques des soigneurs, mais aussi des chercheurs eux-mêmes, comme le note Jean Estebanez dans son carnet de terrain, s’inscrivent dans une posture autre, dans laquelle les animaux ne sont pas définis par une intériorité différente de celle des humains et pour lesquels le dispositif de l’institution prend un sens clairement marqué par la circulation entre les catégories.

Enfin, si la focalisation sur les dispositifs spatiaux est cruciale, les articles présents dans ce numéro nous permettent d’envisager la mobilité partagée des animaux et des humains. Plus précisément, la question de savoir où nous emmènent les animaux apparaît de nombreuses fois. La recherche du contact direct, de l’expérience de l’agentivité animale, fait faire de longs voyages aux humains. Par exemple, la passion des cétacés (S. Chanvallon) créé des mobilités touristiques importantes qui elles-mêmes sont indexées sur les déplacements des animaux (les routes migratoires des mammifères marins). De la même façon, la volonté de voir des éléphants (C. Luquiau) amène à de grands déplacements de population humaine et animale, ponctuels ou durables. Une géographie de l’attraction interspécifique devient alors possible, qui prendrait comme point d’entrée la reconfiguration des territoires générée par cette envie (commune ?) de rencontre humanimale. Sa conséquence première serait de ne plus nécessairement considérer le partage des territoires humains et animaux sous l’angle unique du conflit ou de l’appropriation excluante. Peut-on encore dire que l’humain étend son territoire aux dépens de celui des animaux ? Ou alors a-t-on affaire à ce régime de co-extension entre humains et animaux dont nous parlions plus haut ?

Méthodologie

Bien que ce numéro des Carnets de Géographes ne soulève pas frontalement la question, il s’inscrit dans le tournant de la théorie plus-que-représentationnelle (pour une courte synthèse de ce vaste champ, voir Lorimer, 2005), qui vise à mettre l’accent sur les pratiques, la performance et le corps. Nous l’avons noté, la thématique « humains/animaux » a longtemps été explorée par le biais des représentations uniquement. Or, si l’on prend au sérieux la question de l’agentivité animale, selon les modalités que nous avons présentées, les représentations ne peuvent suffire et le recours à un travail de terrain fin, fondé sur une symétrie d’attention et de distribution de compétences, s’impose. On pourra lire ici quelques-unes des conséquences méthodologiques que cette posture centrée sur le terrain peut avoir lorsqu’il s’agit d’observer les pratiques humanimales.

Si seul le carnet de terrain de Jean Estebanez est orienté autour d’une question méthodologique – penser avec le corps – plusieurs textes mettent en avant le fait que la recherche humanimale ne peut pas se faire sur mais avec les animaux. Cette question qui renvoie à celle de l’engagement du chercheur avec ce qui l’intéresse est explicitement revendiquée par Bénédicte de Villiers, dont l’expérience comme fondatrice du centre de traitement des phobies canines des enfants est l’objet du texte qu’elle propose. De la même façon, Stéphanie Chanvallon souligne qu’aux récits de vie qu’elle analyse se juxtapose son vécu.

Cet engagement n’est pas seulement celui du chercheur : Christophe Baticle montre que la chasse oblige les participants, et lui-même qui les accompagne, à être plus « animal ». Ils essayent de penser comme les animaux qu’ils recherchent ou en tout cas de penser ce que peuvent être leurs pratiques. Les représentations ne suffisent pas à rendre compte de l’efficacité pratique de la chasse, qui passe par des sensations, des émotions et la connaissance d’un territoire commun. La chasse est ainsi présentée comme une intuition en acte qui institue un rapport charnel à la nature. Stéphanie Chanvallon, dans une démarche proche, montre qu’il s’agit de devenir plus animal, ici en l’occurrence orque, pour pouvoir les approcher. Cette démarche, que Bastien Picard qualifie d’anthropomorphisme expert, renvoie à la fois à une connaissance intime d’animaux bien précis mais également à une tentative de faire comme eux. Car il s’agit bien de pratiques corporelles avant tout, qui permettent de rendre compte de ce processus d’animalisation.

L’article de Connie Johnston pointe par ailleurs les limites méthodologiques des sciences, humaines ou non, lorsqu’il s’agit de décrire les animaux et notre rapport à eux. L’omniprésence du verbal pour parler de relations qui sont essentiellement corporelles est assez frappante et peut s’avérer problématique. Dans la mesure où les mots utilisés pour nommer les animaux, dire ce qui nous unit à eux, ont nécessairement une influence sur notre devenir commun, comment en témoigner sans étouffer les animaux dans des cadres et des propositions qui ne leur conviendraient pas ? Enchevêtrés que nous sommes dans le langage, C. Johnston nous invite à repenser nos modes de production de connaissance et leur mise en visibilité. L’image et le film, notamment utilisés dans les travaux de Jocelyne Porcher, sont sans doute des outils et des méthodologies qui posent de nouvelles questions, dans lesquelles les pratiques sont centrales.

A Jérôme Michalon se demandant si la géographie n’avait pas déjà connu un moment inaugural, au moins dans le champ francophone, d’une approche des relations humains/animal avec le numéro d’Espace et Société (2002), Nathalie Blanc répondait que si le numéro avait le mérite d’exister, les choses s’étaient un peu arrêtées là. Espérons que la lecture des textes rassemblés ici pourra les faire repartir.

Références bibliographiques

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MARIE LAURE POULOT

Doctorante, ATER, Laboratoire Mosaïques – UMR LAVUE
Université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense
marielaure.poulot@yahoo.fr

 

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La marche est devenue depuis quelques années un objet de recherche, analysée au prisme des aménagements autour des « modes doux de déplacement » dans les villes contemporaines, ou dans le cadre des mobilités quotidiennes. Souvent conçue comme une méthode de terrain évidente en géographie, elle n’a guère suscité de réflexions méthodologiques et épistémologiques. Largement utilisée dans le cadre de ma thèse, je souhaite ici la questionner comme démarche de recherche. Mon travail de doctorat porte sur les lieux et temporalités urbaines cosmopolites du boulevard Saint-Laurent à Montréal, long de six kilomètres entre le Vieux Port et la rue Jean-Talon. Cette artère qui traverse l’île de Montréal de part en part, du fleuve Saint-Laurent au Sud à la rivière des Prairies au Nord, a longtemps symbolisé la division entre les quartiers francophones à l’Est et les quartiers anglophones à l’Ouest et constitue encore aujourd’hui un repère pour la numérotation des rues Est-Ouest. Elle a aussi été le lieu d’installation privilégié des immigrants durant le XXe siècle, si bien qu’elle est ponctuée de quartiers spécifiques à caractère ethnique, notamment le quartier chinois et la Petite Italie. Mon propos est d’analyser cette artère centrale caractérisée par son cosmopolitisme ancien et patrimonialisé pour cette diversité ethnoculturelle : quelle place occupe-t-elle aujourd’hui au sein de la métropole, dès lors que les immigrants s’installent désormais dans d’autres espaces de la ville ? De quelle manière le cosmopolitisme y est utilisé, mis en avant ou dissimulé, par les politiques, les acteurs patrimoniaux et économiques ? Quelles sont enfin les pratiques et représentations des citadins par rapport au boulevard Saint-Laurent comme espace de mobilité et de fixité et comme lieu de la diversité ethnoculturelle ?

La marche s’est rapidement imposée à moi comme méthode de terrain et comme façon de construire ce dernier au point que « marcher le terrain » est devenu un élément majeur dans la construction de mes problématiques. Cette posture du marcher le terrain est d’ailleurs volontiers revendiquée par la géographie classique de l’après Vidal de la Blache : Jean Brunhes, Raoul Blanchard ou Albert Demangeon étaient de grands marcheurs, parcourant plusieurs dizaines de kilomètres par jour (Dresch, George, 1966 ; Wolff, 2008) pour observer le paysage et les espaces ruraux, notamment dans une perspective de géographie physique. Mais Marie-Claire Robic (1996) souligne le peu d’analyses sur ces « gestes de métier » dans leurs recherches : la pratique de la marche semble fondue dans « le terrain ». Loin de ces longues randonnées alpines ou picardes, je m’intéresse ici à la marche urbaine, la marche devenant un marqueur de l’urbanité, permettant l’élaboration de cette « culture impersonnelle » (Sennett, 1979) caractéristique des civilités des grandes villes » (Foret, 2011). Porte d’entrée dans le terrain, elle a d’abord été définie par mon sujet d’études et a contribué en retour à façonner mon terrain. Comment la marche, ou plutôt les marches, solitaire ou collective, silencieuse ou en paroles, longue ou hachée, participent-elles de la délimitation et de la compréhension du terrain en géographie ? Est-elle une pratique permettant d’appréhender les différentes dimensions du cosmopolitisme, la mobilité piétonne étant la rencontre possible de l’imprévu mais aussi de l’altérité ? En tant que méthode qui entraîne l’évocation du passé en regard du présent, est-elle enfin un instrument privilégié pour comprendre l’espace et le temps, ainsi que l’attachement des citadins à leurs territoires de vie au travers de leurs pratiques et souvenirs, leurs réminiscences, voire leur nostalgie, réaction au temps qui passe et qui transforme les territoires ? J’analyserai successivement ici la marche collective et guidée, la marche solitaire et enfin, la « marche accompagnée ».

La marche collective et guidée : des visites urbaines comme porte d’entrée du terrain et du sujet de recherche
En arrivant à Montréal les premiers mois de ma recherche, j’ai découvert une importante offre de visites guidées, notamment des marches, relevant d’acteurs variés, de la municipalité à des organismes de « tourisme alternatif » en passant par des associations sur le patrimoine urbain ou l’architecture montréalaise ou encore des musées comme le Centre d’Histoire de Montréal. Je me suis intéressée aux visites de découverte de quartiers ou de communautés à destination des habitants de la métropole, de la ville-centre et des banlieues, en délaissant celles réservées aux touristes, afin d’appréhender l’intérêt des habitants pour leur ville et leur degré de connaissance des espaces visités. Ces visites, qui durent entre deux à trois heures principalement le week-end et qui peuvent regrouper de 5 à 30 marcheurs, sont majoritairement orientées vers les espaces centraux – mais s’ouvrent progressivement à des espaces plus éloignés – et sont relativement nombreuses sur le boulevard Saint-Laurent et ses quartiers ethniques. Organisées et suivies par des habitants, mais aussi par des associations, des « amoureux de la ville » ou encore des chercheurs ou étudiants en architecture, études urbaines ou histoire, ces marches en groupe ont véritablement constitué une porte d’entrée dans le terrain (figure 1).

Figure 1 : un exemple de marche collective : promenade de Jane 2012 – visite de « la fameuse rue Bagg et ses environs »


Les participants suivent la guide de l’angle Saint-Urbain/ rue Bagg vers la synagogue Beth Shloime sur la rue Bagg.
Source : Poulot, 2012

J’ai ainsi participé à plusieurs de ces marches pour m’approprier la rue, comprendre son organisation territoriale, délimiter les quartiers et partager sa connaissance avec les acteurs. Moments de découverte mais aussi de contacts susceptibles de déboucher sur des entretiens, ces marches se sont révélées des sources d’informations majeures, objectives et historiques, mais aussi sur le rapport au territoire des citadins montréalais, des guides aux participants ; bref, elles m’ont permis d’acquérir une connaissance de l’espace que j’étudiais, une culture locale commune. Les guides de ces marches, véritables médiateurs urbains, se proposent de faire découvrir un quartier ou de partager leurs connaissances (informations historiques, anecdotes mais aussi leur propre vécu) selon leurs compétences et envies. Ces guides forment un groupe assez hétérogène (Wynn, 2006), tantôt guides officiels, détenteurs d’un certificat de compétence de guide touristique délivré par l’Institut du tourisme et d’hôtellerie du Québec, tantôt animateurs spécialisés, tantôt citadins passionnés par leur ville.

Ils mettent ainsi en valeur certains aspects urbains, guident le regard des participants, et sélectionnent ce qu’il « faut » voir, sentir, voire goûter dans tel ou tel quartier. Ces visites sont l’occasion de regards croisés : les guides sont souvent plusieurs à intervenir et font appel à des connaisseurs, des acteurs au plus près des problématiques du quartier (associatifs, propriétaires des lieux visités, anciens habitants, fonctionnaires de la ville). Surtout, les participants prennent volontiers la parole au fil de la marche, offrant en partage leurs propres souvenirs, représentations et anecdotes au reste des marcheurs. Ces promenades marchées m’ont ainsi donné à entendre les représentations des habitants de Montréal sur le boulevard Saint-Laurent, tant ceux de la ville-centre que ceux des banlieues, qui représentent environ la moitié des marcheurs. Nombre de ces marches se concentrent en outre sur une ou plusieurs communautés ethnoculturelles, en lien avec le cosmopolitisme, mon objet de recherche. Souvent construites sur l’ouverture à l’Autre, elles s’attachent à la découverte de lieux de culte (visite d’un temple taoiste dans le quartier chinois par exemple), aux restaurants ou boutiques alimentaires ethniques (des repas sont parfois prévus dans des restaurants après la visite, et des dégustations de produits « ethniques » font partie intégrante de la promenade), et aux symboles culturels de la communauté (récit de la légende portugaise du coq de Barcelos). D’une certaine manière, elles mettent en scène les différents aspects du cosmopolitisme : ouverture à l’autre (Hannerz, 1990), marchandisation du multiculturel (Binnie et al., 2006), mais aussi intégration de la diversité au cœur de l’identité montréalaise (Radice et Germain, 2006). L’intérêt pour le chercheur est notamment d’évaluer et de comprendre comment la diversité est partie intégrante du patrimoine et du vivre-ensemble montréalais, soit l’intériorisation de l’interculturalisme par les citadins. Il en est ainsi des temps forts de ces marches, autour des espaces publics « de transition » au sein des « quartiers fondateurs », avec toutes les réflexions afférentes à la proximité de l’altérité et aux modalités de contacts entre groupes et individus (Rémy, 1990) et entre membres de différentes communautés. De même, nombre de ces visites conduisent les participants à exprimer une nostalgie de « l’avant » : celle organisée par l’organisme de visites urbaines Kaléidoscope en 2009, « Derniers soupirs du Red Light », s’attache surtout à la vie du Red Light des années 1920 à 1960 (anciennes fonctions des bâtiments, spectacles de la scène, anecdotes sur la corruption de la police et la vie des bordels) contre le nouveau Quartier des Spectacles. Guides et visiteurs regrettent une « certaine échelle plus « humaine » » (Gervais-Lambony, 2012) et magnifient une image de quartier où l’on circule à pied pour recréer du lien social au sein de la grande ville.

La marche-observation en solitaire : parcourir « son » terrain pour le connaître, le délimiter et se l’approprier
En parallèle à ces marches collectives plutôt concentrées sur un quartier particulier, j’ai arpenté de manière régulière le boulevard Saint-Laurent, plusieurs fois de bout en bout, surtout au début de ma recherche. Il me fallait faire connaissance avec cet espace, ses continuités et ses ruptures (les quartiers aux ambiances différentes, la coupure créée par le viaduc Van Horne), plonger dans la matérialité de la rue. Comme me l’expliquent de nombreux enquêtés, marcher le boulevard constitue la meilleure façon de se l’approprier. Ainsi, le directeur d’Héritage Montréal déclare avoir « marché tout l’arrondissement fédéral » lorsqu’on lui a demandé un papier sur le patrimoine du boulevard Saint-Laurent. Dans son article, il souligne combien « Marcher le long de Saint-Laurent permet d’apprécier les grandes qualités du paysage bâti et de saisir les liens visuels entre la Main et les quartiers voisins, le fleuve ou la montagne. » (Bumbaru, 2001). Les marches sur le boulevard, ou plutôt les marches répétées et étalées dans le temps, font apparaître les transformations urbaines et le passage du temps sur le paysage, comme la construction ou la rénovation de certains bâtiments ou au contraire les démolitions comme sur l’îlot Saint-Laurent dans le Quartier des Spectacles. Ce n’est pas seulement un effet de la marche en soi, mais plutôt de sa récurrence, des allers et venues « cumulatives » (Amphoux, 2001 : 153). Assez vite, marcher sur le boulevard m’a aidée à délimiter mon terrain du Nord au Sud selon mes problématiques de recherche (figure 2). En observant les pratiques et les rythmes d’activité, j’ai ainsi éliminé le tronçon entre la rue Jean-Talon et la Transcanadienne, à double sens, qui répondait à d’autres logiques et dynamiques que la partie au sud, à sens unique. Il ne porte plus les marques de l’installation des communautés culturelles, de l’autre ce n’est plus l’artère vivante très fréquentée par les piétons du fait d’une offre commerciale limitée : le parc Jarry est présent sur le côté ouest, tandis que le côté est comporte davantage d’espaces résidentiels et de bureaux. Cependant la marche seule ne permet pas de délimiter le terrain, elle est confortée par les entretiens, formels et informels, avec des citadins : la plupart des enquêtés placent ce tronçon hors du « véritable » boulevard, défini a contrario comme un « espace qui se marche ». Inversement, alors que marcher la rue entre le Vieux-Port et le boulevard René-Lévesque me portait à mettre de côté cette portion, les entretiens m’en ont dissuadé : si la plupart des personnes interrogées la dénigraient, voire ne l’évoquaient pas dans leurs descriptions des lieux appréciés ou utilisés, elles ont aussi souligné le poids historique de ce secteur, son lien avec le Vieux-Port, porte d’entrée des immigrants avant leur installation sur le boulevard. Lectures bibliographiques et entretiens avec des historiens et des professionnels en patrimoine ont confirmé cette approche habitante, même si l’ouverture du boulevard sur le fleuve ne date que du début du XXe siècle (1911-1914). J’ai donc pris en compte cette section, pour son rôle historique, autant que pour ses transformations et sa faible appropriation par les citadins.

Figure 2 : Le boulevard Saint-Laurent au sein de la ville de Montréal : les limites Nord-Sud et Est-Ouest mises en lumière par la marche


Source : Poulot, 2013

Ces premières longues marches se sont accompagnées de marches plus courtes et segmentées, dans un secteur particulier. Marcher dans ces différents quartiers a amené d’autres questions : devais-je considérer le boulevard seul ou au contraire intégrer son aire d’influence ou de rayonnement ? Le terrain s’étirait-il jusqu’aux deux grandes rues commerçantes de chaque côté : l’avenue du Parc à l’ouest et la rue Saint-Denis à l’Est ? (Figure 2) Là encore, c’est en marchant dans les rues avoisinantes – mais toujours en lien avec des entretiens – que j’ai dessiné mon terrain de part et d’autre du boulevard de manière discontinue selon les quartiers. L’ « épaisseur » du « corridor de l’immigration » varie, s’étendant plus ou moins à l’Ouest et à l’Est, selon les secteurs, mais aussi selon les époques et les individus et communautés concernés : les communautés sont mouvantes et évoluent dans le temps et dans l’espace (Germain, Poirier, 2007). Ainsi, le boulevard Saint-Laurent dans sa partie Petite Italie s’étale beaucoup plus que dans sa partie quartier chinois : la marche permet de repérer les arches qui délimitent ces quartiers, mais aussi la présence de commerces, de lieux de culte ou encore d’associations. Ces déambulations relèvent enfin de l’observation : les pratiques des passants et les interactions entre eux ou avec les commerçants, les rythmes de fréquentation selon les saisons, le jour et la nuit, les temporalités de la journée (matin, moment du déjeuner et sortie des bureaux), mais aussi entre les jours de semaine et les week-ends, ou encore lors d’évènements particuliers. La marche, comme l’observation immobile, permet de saisir l’« intricate sidewalk ballet » décrit par Jane Jacobs (1961) dans les rues, notamment commerçantes (Lehman-Frisch, 2002 : 54) ; mais elle donne aussi une dimension holistique aux informations collectées par le chercheur : les continuités et les ruptures d’une rue dans son ensemble, les langues utilisées dans les échanges et leurs variations, les trajets des piétons et leur rythmes, notamment par rapport à d’autres artères commerciales. Le bus peut être un complément mais seule la marche permet ce contact « intime » avec le terrain. L’acte banal de la marche est de surcroît mis en visibilité durant les arrêts pour prendre des photographies ou les pauses sur des bancs le long du boulevard pour y consigner remarques et observations : ces haltes peuvent mener à des conversations plus ou moins informelles, voire des entretiens. Dans cette attention à l’échelle locale pour appréhender le cosmopolitisme en ville, la « marchabilité » de l’espace à considérer s’est imposée comme un critère majeur. Le boulevard se marche, à l’inverse des tronçons évacués, mais le quartier se marche aussi autour du boulevard, parsemé de signes le rappelant. La marche solitaire s’est donc définie par le terrain, mais aussi par le sujet de recherche : dans le cas de l’étude de la diversité sur la Main, mes pas m’amènent à observer les traces du passé, les marques des différentes communautés culturelles le long de l’artère, la « production de signes » (Ripoll, Veschambre, 2005) liée aux différentes significations du cosmopolitisme. Un dernier type de marche m’a permis de construire en retour le terrain et l’objet de recherche : la pratique des marches « accompagnées ».

La « marche accompagnée » : des entretiens en mouvement pour reconstruire le sujet de recherche et saisir les pratiques et représentations
À ces déambulations individuelles sur le terrain, se sont ajoutées des « marches accompagnées » qui m’ont aidé dans sa délimitation, conduit à saisir les liens ou les écarts entre représentations et pratiques et à mettre au jour souvenirs et mémoires individuelles des lieux du boulevard. Des habitants ou acteurs ont choisi spontanément de me rencontrer non pas lors d’un entretien « traditionnel », mais lors d’une promenade sur les lieux qu’ils utilisaient dans le passé ou qu’ils pratiquent aujourd’hui : une excursion leur paraissait la plus à même d’éclairer mes intérêts de chercheur. Ainsi, lors de ces « marches accompagnées », je demandais à mes interlocuteurs leurs ressentis actuels, mais aussi leurs souvenirs de la rue et ses transformations, leurs habitudes et pratiques quotidiennes, leurs usages plus exceptionnels de l’espace. Ni « parcours commenté » (Thibaud, 2011), ni « méthode des itinéraires » (Petiteau, Pasquier, 2001), ces parcours que j’appellerai désormais « marches accompagnées » leur empruntent cependant certains aspects. « Activité de description et de compte-rendu de la réalité sociale « telle qu’elle se présente » » (Le Guern, Thémines, 2012), c’est-à-dire des lieux précis au fil de la marche, actuels ou disparus, à l’égal des premiers, ces entretiens in situ veulent laisser le champ libre à des digressions et des histoires liées à des rencontres. Pendant ces marches, « l’autre devient guide » (Petiteau, Pasquier, 2001 : 65), et choisit de raconter « tout ou une partie de son expérience vécue » (Bertaux, 2010). Tout comme la méthode des itinéraires, « cette méthode s’apparente aux méthodes biographiques parce qu’au-delà des thèmes d’investigation, l’histoire de vie reste le fil durant tout le cycle de la relation entre le chercheur et l’autre » (Petiteau, Pasquier, 2001 : 63). En adaptant ainsi la méthode des récits de vie sociologiques à l’espace, j’ai pu obtenir des récits de vie spatialisés ou « récits de lieux de vie » (Morel-Brochet, 2007) en mouvement. Si dans les « parcours commentés » (Thibaud, 2011), le chercheur fixe le trajet, dans ces marches, ce sont les enquêtés qui décident du parcours, sans intervention de ma part. Je n’ai pas enregistré mes interlocuteurs, mais je prenais des notes et des photos aux arrêts, pendant et après les parcours. Enfin, si le parcours commenté dure une vingtaine de minutes et s’applique à un espace restreint, ces marches accompagnées durent de une à trois heures et portent sur un territoire beaucoup plus large : les personnes ayant proposé une telle promenade avaient en effet un emploi du temps assez libre : il s’agissait d’étudiants, de retraités, et de bénévoles engagés dans un travail associatif en lien avec le boulevard ou les quartiers environnants. Quelques marches accompagnées ont été précédées ou suivies par un entretien, afin de repérer les écarts et les convergences entre les pratiques et les représentations des personnes interrogées. Après une entrevue au parc Lahaies avec un habitant du Mile-End, nous remontons en marche accompagnée le boulevard Saint-Laurent jusqu’à la rue Saint-Viateur (figure 2) ; il y remarque une présence commerciale importante alors qu’il avait déploré l’inverse au cours de la discussion. En creusant avec lui les raisons de ce décalage, j’ai compris qu’il n’était usager du boulevard que dans la partie la plus proche de la rue Saint-Viateur, fréquentant plutôt les rues adjacentes pour la chalandise ; et je me suis rendue compte au fil des entretiens avec d’autres habitants du Mile-End, que cette représentation du boulevard entre l’avenue Saint-Joseph et la rue Saint-Viateur était partagée. A cet endroit, le boulevard n’attire guère, à l’inverse des rues adjacentes (avenue du Parc, rue Saint-Viateur et Bernard notamment) : il ne fonctionne plus comme une centralité mais comme une limite de quartier. Lors d’un autre entretien couplé avec une marche accompagnée, mon interlocuteur me dit connaître et apprécier certains lieux précis du boulevard, mais n’aime pas pour autant s’y promener, notamment lors des heures de pointe, à cause du bruit et de la pollution : nous prenons ainsi les rues parallèles et perpendiculaires pour aller d’un lieu à un autre. Ces « marches accompagnées » ont ainsi été l’occasion de vérifier l’idée d’épaisseur du boulevard et de la « marchabilité » pour appréhender les représentations et les pratiques qu’il sous-tend.

La plupart des « marches accompagnées », spontanées ou déterminées à l’avance par l’enquêté, évoluent lors du parcours : ainsi celle faite avec Michel, d’origine italienne, dans la Petite Patrie, son ancien quartier de résidence. Au circuit initialement programmé, détours et passages dans d’autres rues se sont ajoutés ou substitués (figure 3) : marcher sur les lieux de son enfance a entrainé le retour sur des trajets précis qu’il empruntait auparavant. Cette « marche accompagnée » m’a alors permis de saisir l’appropriation des lieux et des accès choisis par l’interlocuteur : par les grands axes, mais surtout par les ruelles, ce « réseau d’allées rectilignes, (…) généralement derrière des maisons en rangées, affectées d’un droit de passage visant à assurer aux riverains et aux services d’utilité publique un accès supplémentaire à la rue, (…) la plupart rapiécées de hangars et de garages, aussi aménagées en jardins privés, avec terrasses et plates-bandes, en aires de jeux pour les enfants, en espaces de débarras, en parkings ou carrément laissées à l’abandon » (Carpentier, 2005 : 13). Le passage dans les ruelles, peu évident pour l’étranger au quartier comme pour le chercheur, vient ainsi éclairer les interrelations entre les espaces urbains : c’est un espace de vie au moins aussi important que les plus grand axes. Les ruelles sont parfois utilisées comme raccourcis pour se rendre dans des commerces du boulevard, mais elles jouent aussi le rôle de « jardins de derrière » (backyard). L’épaisseur du boulevard est enrichie de ces dernières, espace intermédiaire entre espace public et espace privé.

Figure 3 : La première carte présente l’itinéraire proposé par Michel avant la promenade, tandis que la seconde carte montre l’itinéraire effectivement suivi

Le même quartier est parcouru, mais avec des variantes et des passages non prévus dans certaines rues, au fur et à mesure qu’il se souvenait d’épisodes vécus dans tel ou tel lieu.
Source : Poulot, 2013

Plus encore, la « marche accompagnée » fait ressortir les lieux par rapport à la trame chronologique, qui constitue la ligne directrice dominante dans les récits de vie « statiques ». Les lieux sont remplis de noms, ceux des commerçants, des voisins ou connaissances et leur évocation in situ permet une connaissance plus fine de la sociabilité du quartier, notamment des liens interculturels. Enfin, ces marches sont plus riches que l’entretien classique : au-delà des ressentis et de l’expérience urbaine des enquêtés, elles tissent un lien entre la déambulation de l’informateur et ses remémorations. Marcher les ruelles de la Petite Italie ramènent Michel au temps de l’enfance, quand la ruelle était son terrain de jeu, avec le petit et le grand « champ » un peu plus loin (qui correspondent à des espaces verts dans la ruelle), où ils jouaient « à cachette » (à cache-cache). Bons et mauvais souvenirs se côtoient, comme celui de « la gang à Francine » qui semait la terreur, ou encore sa peur lorsqu’il avait mis lefeu au hangar de la ruelle par mégarde. Ces itinéraires, qui font émerger le souvenir d’anecdotes ou d’histoires personnelles, introduisent une dimension diachronique, replaçant l’expérience vécue de l’individu dans le temps. Mon interlocuteur, se promenant dans le marché Jean-Talon, se souvient par exemple de l’époque où il y venait enfant, où commerçants et clients marchandaient haut et fort : l’ambiance aujourd’hui y est beaucoup plus calme et formelle. La marche devient ainsi une véritable maïeutique avec partage de souvenirs et fragments de vie de manière plus aboutie et étoffée que l’entretien « statique » : le contact avec les lieux conduit à une immédiateté, un lien direct avec le temps et l’espace. Marcher dans les rues est aussi propice à la nostalgie, ce « regret de l’espace d’un autre temps » (Gervais-Lambony, 2003 : 142), qui vient du changement rapide mais aussi de l’accumulation de marques du passé dans le présent, que j’avais déjà expérimenté pendant les marches collectives.

Ces « marches accompagnées » ont été réalisées au moment où le sujet de recherche m’échappait, où la question du cosmopolitisme se trouvait noyée dans d’autres thématiques et questionnements : était-elle réellement l’entrée principale à privilégier dans ma recherche ? Pour ne pas orienter mes interlocuteurs, je les ai laissés très libres, sans consignes restrictives de thèmes ni de lieux, si bien que les trajets m’ont parfois menée très loin du boulevard Saint-Laurent au fil des discussions, de la rue Duluth au Vieux-Montréal. Mais ces marches qui ont « dévié » ont aussi replacé le boulevard au sein du reste de la ville de Montréal et souligné ses interrelations avec les espaces environnants. Cette grande latitude donnée aux « marches accompagnées » m’a conduite à reconstruire à la fois le terrain, mais aussi l’objet de ma recherche en replaçant au cœur de mes interrogations la problématique du cosmopolitisme : le cosmopolitisme s’affichait haut et fort dans les souvenirs, nourrissait les représentations de l’espace et il demeurait essentiel pour comprendre le quotidien de la rue actuelle.

Comme l’écrit J. Cosnier (2001 : 9), « marcher c’est à la fois mettre à l’épreuve les ressources informationnelles du milieu urbain, réciter l’histoire vécue d’un territoire, mobiliser des manières de percevoir en situation ». Ces marches, qu’elles soient collectives (visites en groupe), individuelles guidées par le regard du seul chercheur, ou accompagnées quand le chercheur se laisse conduire lors d’un entretien en mouvement, font partie intégrante de ma démarche de terrain. Cette triangulation entre acteur, chercheur et terrain lors de ces trois formes de marches permet de connaître et mieux délimiter le terrain, ainsi que de rencontrer des interlocuteurs potentiels. Si la répétition de la marche solitaire favorise une observation plus fine des transformations du paysage urbain et des interactions entre passants, la marche accompagnée peut se substituer ou se coupler à l’entretien traditionnel. Dans les deux cas, elle apporte une profondeur à la rencontre, permettant de faire affleurer les souvenirs de l’enquêté au fil de la promenade : le passage dans les lieux du passé ou dans les espaces en transformations nourrit et libère la parole, devenant plus immédiate et développée chez les interlocuteurs. L’espace devient un support pour se souvenir, un « objet doté de charge narrative » (Michel, 2003 : 138), de la même façon que des documents ou des photographies, produits par certains enquêtés au cours des rencontres. Cette fonction de maïeutique de la marche se retrouve dans les marches collectives qui articulent aussi les temporalités. Cette méthode, entre observation et entretien, précise la mobilité des habitants sur le boulevard Saint-Laurent, souligne des écarts entre représentations et pratiques, et intègre le terrain de recherche au reste de la ville. Marcher le boulevard Saint-Laurent a donc été défini par mon sujet de recherche et mon terrain mais a aussi contribué à mieux les cerner, voire les reconstruire au fil de la recherche. Cette méthode révèle les différentes facettes du cosmopolitisme de l’artère : la mobilité piétonne n’est-elle pas une des façons d’expérimenter cette « disposition d’ouverture cosmopolite » de certains citadins (Hannerz, 1990) ?

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