La gentrification, une approche de géographie critique

ANNE CLERVAL
Université Paris-Est Marne-la-Vallée
Laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs
Géographie
anne.clerval@univ-paris-est.fr

MATHIEU VAN CRIEKINGEN
Université libre de Bruxelles
Géographie
mvancrie@ulb.ac.be

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Jeunes chercheurs travaillant sur la gentrification, nous avons choisi la forme du dialogue pour expliciter en quoi cette notion était pour nous une façon de faire de la géographie critique. Cette forme nous paraissait en effet plus souple et plus propice à un retour réflexif sur nos travaux respectifs qu’un article classique dans la perspective de ce numéro de Carnets de géographes. Elle nous semblait aussi plus à même de présenter nos cheminements et nos points de vue respectifs sur ce plan.

Ce dialogue n’est pas une confrontation entre deux approches que tout opposerait. Au contraire, nous partageons plusieurs prémisses essentielles sur ce qu’est la gentrification. D’abord, il ne s’agit pas pour nous d’un épiphénomène, mais bien d’un processus très marquant de transformation de la géographie sociale et de la morphologie urbaine des villes contemporaines. Même s’il prend des formes variées d’une ville ou d’un quartier à l’autre, ce processus implique partout des rapports sociaux de domination, en particulier de classe et de race, et contribue à les reproduire. La gentrification soulève donc des enjeux politiques importants, notamment en termes de creusement des inégalités socio-spatiales, enjeux d’autant plus lourds que les pouvoirs publics ne sont pas neutres dans l’avancement des processus de gentrification. Enfin, la gentrification ne peut être posée en alternative à la poursuite de la périurbanisation ou à un appauvrissement accru des quartiers populaires. Sur le plan empirique, ces différents processus se déploient de concert, avec des intensités et des géographies variables d’une ville à l’autre. En outre, poser de telles alternatives – « gentrification ou périurbanisation », « gentrification ou appauvrissement » – empêche a priori de porter un questionnement critique sur le rôle des politiques publiques en matière de transformations des espaces urbains dès lors que, dans ce cadre, toute l’attention est mise sur les choix résidentiels (en faveur d’une ville ou d’une autre, d’un quartier central ou d’un quartier de banlieue) d’une seule fraction de la population urbaine : la petite bourgeoisie intellectuelle (Garnier, 2010). Ce serait alors poser, comme y invitent avec particulièrement d’insistance les ouvrages bestsellers de Richard Florida, que seule cette fraction bien placée dans les rapports de classe (que cet auteur valorise jusque dans son appellation de « classe créative ») serait le seul agent légitime de l’histoire urbaine en train de se faire (voir Peck, 2005 pour une critique). Pour nous, l’alternative à la gentrification se situe entièrement dans la réduction drastique des inégalités socio-spatiales et le « droit à la ville », entendu comme la démocratisation radicale des processus de production sociale des territoires urbains (Harvey, 2008).

Pour définir la gentrification, nous reprendrons ce que nous avons écrit avec Claire Colomb dans le dernier volume de Données urbaines : « Finalement, la gentrification désigne un processus à facettes multiples d’embourgeoisement de territoires urbains et de transformation des paysages bâtis qui est issu d’un réinvestissement orchestré par des alliances entre l’action publique et des intérêts fonciers et immobiliers privés, dans un système de marchandisation capitaliste des fonctions urbaines. Ainsi, ce processus est caractérisé de manière essentielle par le déplacement de groupes sociaux dominés au profit d’une (ré)appropriation de l’espace par des groupes occupant des positions sociales dominantes. » (Clerval, Colomb et Van Criekingen, 2011, p. 152). Dans le débat actuel sur la « new-build gentrification » (Rérat et al., 2008), nous nous situons donc du côté des tenants d’une conception élargie de la notion de gentrification, ne limitant pas celle-ci aux seuls processus de réhabilitation résidentielle d’un bâti ancien.

Comment en sommes-nous venus à la notion de gentrification ? Quels sont les textes qui nous ont le plus inspirés ?

Mathieu Van Criekingen : C’est à l’occasion de la réalisation de mon mémoire de maîtrise, en 1995-1996, que j’ai véritablement rencontré la notion de gentrification. Ma recherche portait sur les transformations du tissu commercial, des paysages bâtis et de la composition sociale alors en cours dans une portion du centre historique de Bruxelles (le quartier Dansaert – Saint-Géry). La notion de gentrification m’est rapidement apparue pertinente pour nommer les transformations relevées empiriquement et leur donner du sens, en les raccrochant à des évolutions documentées pour un grand nombre d’autres quartiers à travers la littérature. Elle permettait en effet de faire tenir ensemble des transformations des types de commerces présents dans ce quartier, une importante activité de rénovation privée de logements et des signes clairs de remplacement de ménages de classes populaires par des ménages mieux positionnés dans les rapports de classe. C’est donc une démarche de compréhension des multiples aspects d’un processus empiriquement documenté dans un espace situé qui m’a amené à rencontrer la notion de gentrification. Il en découle que ma première approche de la littérature sur la gentrification a davantage été guidée par la recherche d’indicateurs et de récurrences empiriques que par une volonté de discussion des théories existantes.
Je n’ai approfondi les aspects théoriques et épistémologiques de l’analyse de la gentrification que par la suite. À cet égard, je dois pointer l’influence majeure tirée de la lecture The New Urban Frontier, livre publié par Neil Smith en 1996 et reprenant la substance de ses contributions antérieures. La lecture de ce livre m’a réellement enchanté, à la fois par la profondeur des analyses proposées par l’auteur (menées sur New York, essentiellement) et par l’engagement de celui-ci vis-à-vis de son objet d’étude. En effet, pour N. Smith, la gentrification est à la fois une dimension essentielle des transformations contemporaines des territoires urbains et un objet de recherche dont le traitement ne peut se limiter à une analyse « froide », sans engagement concret avec l’épaisseur politique et la violence sociale des processus à l’œuvre.
La lecture de ce livre a également été marquante dès lors qu’elle m’a permis de mettre à distance les critiques souvent adressées à l’encontre des analyses proposées par les auteurs (néo-)marxistes, critiques qui consistent à prétendre que ce ne sont là que répétitions d’un schéma d’analyse structuraliste grossier, ne considérant aucun intermédiaire entre les territoires et les lois intangibles du capitalisme. Tout au contraire, le livre de Smith (comme la plupart de ceux de David Harvey, d’ailleurs) fourmille d’indications sur le rôle des acteurs (institutions publiques, investisseurs privés, médias,…) qui, matériellement comme symboliquement, produisent la ville. Ces acteurs apparaissent alors comme des médiateurs des surdéterminants macro-économiques et sociaux inscrits dans des conjonctures et des contextes locaux au moins partiellement spécifiques. En fait, on se trouve ici à l’opposé de lectures qui considèrent les transformations des villes comme des phénomènes mus par des forces hors de portée et inéluctables, telles la « mondialisation urbaine » ou la « métropolisation » par exemple, sans médiation par des acteurs concrets. Ces dernières tendent plutôt à naturaliser une série de « mutations urbaines » qu’elles ne proposent en fin de compte que de contempler (de manière réjouie ou indignée, selon le point de vue), sans laisser d’espace à la réflexion sur des perspectives politiques d’action urbaine.

Anne Clerval : C’est également lors de ma maîtrise (en 2000-2001) que j’ai fait la découverte de la notion de gentrification. Je m’intéressais à la géographie sociale et je voulais travailler sur la ville de Paris qui me passionne depuis longtemps. J’ai fait ma maîtrise sur le rapport entre ségrégation scolaire et ségrégation résidentielle dans les 10e et 11e arrondissements de Paris et c’est au cours de mes enquêtes de terrain que j’ai été confrontée aux processus de gentrification en cours (sans connaître encore cette notion à l’époque). J’ai voulu poursuivre mon travail sur cette question et c’est en faisant la revue de la littérature sur la transformation sociale des quartiers populaires centraux que j’ai pris connaissance de la notion de gentrification et découvert tout un champ de recherche en langue anglaise. C’est cette littérature et notamment les travaux stimulants de Neil Smith, géographe écossais travaillant à New York (1979a et b, 1982, 1996 et 2002), qui m’a convaincue de faire ma thèse sur cette notion et sur les processus qu’elle recouvre à Paris, ville alors peu étudiée sous cet angle. Ancien élève de David Harvey s’inscrivant dans une perspective de géographie radicale, Neil Smith replace la gentrification dans les dynamiques plus larges du capital et de la production de la ville, selon des logiques de développement inégal (Smith, 1982). Dès ses premiers travaux (Smith, 1979a et b), il met en évidence le rôle des politiques publiques dans ce processus de conquête des quartiers populaires par les classes dominantes et il approfondit cette question par la suite en montrant la cohérence réactionnaire entre des politiques new yorkaises des années 1990, qu’il qualifie de « revanchistes » (Smith, 1996), et l’extension des politiques de gentrification dans le monde depuis la fin des années 1990 (Smith, 2002). Comme Mathieu, ce qui m’a le plus stimulée dans ces lectures, c’était leur dimension politique assumée : Neil Smith comme d’autres auteurs britanniques ou nord-américains faisaient explicitement le lien entre la gentrification et le capitalisme, envisagé dans la perspective marxienne des rapports de domination de classe. Je n’avais pas rencontré de telles analyses lors de mes études de géographie en France, et en particulier la géographie sociale contemporaine me semblait ne pas expliciter suffisamment ce qui était clairement mis en évidence dans les travaux de Neil Smith. Ainsi, le lien entre les processus urbains et les rapports de production dans le cadre capitaliste semble-t-il toujours hors-champ dans la plupart des travaux de géographie aujourd’hui en France.

Quelle a été la place des travaux publiés en français sur cette question dans notre réflexion ?

AC : En 2003, quand j’ai commencé ma thèse de doctorat, il y avait peu de références en français sur la gentrification. En DEA, j’avais lu les travaux des sociologues Catherine Bidou, Sabine Chalvon-Demersay (sur le triangle du 14e arrondissement à Paris) ou Jean-Yves Authier (sur le quartier Saint-Georges à Lyon). Je les ai donc découverts en même temps que les travaux anglo-saxons sur la gentrification, et c’est aussi à ce moment-là que Catherine Bidou (2003) a publié le premier livre en français sur la gentrification. Si ces travaux montraient que des processus de gentrification existaient et étaient déjà clairement identifiés par les chercheurs français, à peu près à la même époque que les travaux anglo-saxons sur la question, il leur manquait à mon sens l’apport des théories de la gentrification. Celles-ci permettent en effet de resituer ces processus locaux (qui paraissaient alors assez anecdotiques) dans des dynamiques sociales et politiques bien plus larges, et d’en saisir le sens en les inscrivant dans les rapports sociaux de domination. Cette faible appropriation de la notion de gentrification dans une perspective critique me paraissait contraster nettement avec les travaux francophones de sociologie marxiste sur la rénovation urbaine des années 1970 (Castells, 1973 ; Godard, Castells et al. ; 1973, Lojkine, 1972).

MV : Les travaux anglophones sur la gentrification ont été ma principale source d’inspiration. Ceux-ci mis à part, j’ai également été largement nourri par les recherches publiées au cours des années 1990 par des géographes belges, dont Walter De Lannoy et Christian Kesteloot (1990 ; De Lannoy et Geets 1994) ou Pierre Marissal (1994). Ces travaux se sont efforcés de mettre en lumière et d’interpréter les changements sociaux dans les quartiers centraux bruxellois dont le bâti faisait l’objet d’une activité de rénovation notable. Ce faisant, ils relevèrent déjà le rôle catalyseur joué par certains dispositifs d’action publique (octroi de primes à la rénovation aux propriétaires privés, notamment) sur le changement social dans les quartiers concernés (Becker et al., 1989). Les constats posés étaient déjà tranchants : « Ces groupes [classes populaires, belges et (d’origine) étrangère] sont actuellement refoulés de la partie orientale de la ville centrale. Il ne leur reste qu’une seule issue : se relocaliser dans les vieux quartiers des communes de l’ouest, où ils paieront plus cher pour vivre dans des logements surpeuplés dans des quartiers sous-équipés. Alors que des centaines de milliards sont investis à Bruxelles, alors que les possibilités de profit et de croissance se rétablissent et que la spéculation immobilière est devenue scandaleusement lucrative, les habitants les plus faibles de la ville sont menacés de devoir quitter les quartiers où ils avaient organisé leur vie sociale et économique » (De Lannoy et Kesteloot, 1990, p. 188).
Pourtant, ces travaux ne mobilisèrent que très peu la notion de gentrification, si ce n’est en regard d’un constat d’un ralentissement de la périurbanisation des classes moyennes bruxelloises au cours des années 1980, dans un contexte de croissance économique molle et d’austérité budgétaire. La périurbanisation a, depuis lors, repris de plus belle tandis que la gentrification s’amplifiait. Pour autant, l’absence de mobilisation de la notion de gentrification n’empêchait pas ces auteurs de relier les processus de rénovation socialement excluante observés au centre de Bruxelles à l’émergence de tensions sociales et spatiales d’un nouvel ordre, dont les ressorts sont inscrits dans la transition vers une configuration post-fordiste (ou flexible, ou néolibérale) du capitalisme (Swyngedouw et Kesteloot, 1991).
J’ai ensuite pris connaissance de travaux d’auteurs canadiens, publiant aussi bien en français qu’en anglais, notamment à la faveur d’un séjour à Montréal en 1999, pendant mon doctorat. En particulier, la notion de « gentrification marginale », introduite par Damaris Rose au début des années 1980 (Rose, 1984 ; 1987 ; 1996), mais largement passée inaperçue, y a attiré mon attention. Cette notion me permettait en effet de rendre compte de processus spécifiques que j’observais alors empiriquement tant à Bruxelles qu’à Montréal. Le qualificatif « marginal » est utilisé ici en référence au modèle par étapes classique de la gentrification (« stage model »), modèle qui pose que le processus entraîne nécessairement, à terme, la transformation complète des quartiers initialement populaires touchés par la gentrification en territoires socialement exclusifs, appropriés par des classes moyennes – supérieures pour la plupart propriétaires de leur logement. La notion de « gentrification marginale » permet, dans ce cadre, de pointer les cas de quartiers appropriés par des populations relativement plus pourvues en capital culturel qu’en capital financier, majoritairement jeunes adultes diplômés vivant seuls ou en couples sans enfants et locataires sur le marché privé. Souvent, ces ménages considèrent moins leur installation en centre-ville comme la terminaison de leur parcours résidentiel que comme une étape dans celui-ci, devant idéalement les conduire à accéder à la propriété dans un territoire plus résidentiel et socialement plus homogène, souvent en périphérie plus ou moins proche. Le caractère « marginal » de la transformation à l’œuvre à l’échelle du quartier est donc à comprendre en regard de la situation de gentrification « pleinement aboutie » posée par le modèle par étapes, sans présager du devenir futur des quartiers.
Cependant, j’ai ensuite préféré abandonner ce vocabulaire de la gentrification marginale, non par remise en cause des constats empiriques mais en me rendant compte qu’il tendait une perche dorée aux laudateurs des politiques de « revitalisation urbaine » menée à Bruxelles depuis la fin des années 1980. Pour ceux-ci, la gentrification reste (toujours aujourd’hui) un très vilain mot, à bannir du débat public : « gentrification marginale, dites-vous ? Tout-à-fait, la gentrification à Bruxelles est bien une dynamique d’ampleur marginale, un épiphénomène insignifiant ! » (fin du débat). Depuis lors, le constat empirique posé dans ma thèse sur la nature fine des processus à l’œuvre à Bruxelles s’est raffermi, tout comme le constat des effets de désappropriation dans les quartiers populaires « revitalisés ». J’ai donc pragmatiquement et stratégiquement préféré revoir mon vocabulaire de chercheur. Je parle désormais de « gentrification locative », qualificatif qui me paraît à la fois scientifiquement pertinent et politiquement porteur. En effet, la grande majorité des « gentrifieurs marginaux » à Bruxelles sont locataires de bailleurs privés et souligner leur mode d’occupation des logements permet de rappeler que le caractère très libéral des normes de régulation des loyers privés en Belgique est lourd de conséquences en termes de progression de la gentrification et d’appauvrissement des locataires confinés au marché locatif privé faute d’une offre de logements sociaux à la hauteur des besoins. Cette expérience m’a clairement montré que produire une recherche critique implique aussi de réfléchir à la portée du vocabulaire employé au-delà des sphères académiques et d’échanges entre chercheurs.

AC : Je suis bien d’accord avec toi sur ce point. Pour ma part, j’ai utilisé la notion de gentrification marginale dans un sens un peu différent : il s’agissait de désigner certains nouveaux propriétaires gentrifieurs qui se distinguent par leur faible niveau de revenu ou leur forte précarité. Ils ont pu acheter un petit logement grâce à un héritage inattendu ou à une opportunité immobilière particulière et l’ont réhabilité eux-mêmes, parfois sur un temps assez long. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont une position un peu différente des autres gentrifieurs par rapport à la mixité sociale et au processus de gentrification lui-même : ils sont conscients de participer à ce processus, qu’ils voient bien comme une menace pesant sur les classes populaires. Politiquement, ils se positionnent plus volontiers à l’extrême-gauche que les autres et sont très critiques face à la gauche « réaliste » dont se réclament la plupart des autres gentrifieurs. La gentrification marginale est donc une façon d’appréhender, à travers la gentrification, l’hétérogénéité interne de la petite bourgeoisie intellectuelle, et d’entrevoir une possible alliance de classe entre une partie précarisée de ce groupe avec les classes populaires dans des mouvements de résistance à la gentrification.

MV : S’inspirer principalement des travaux de Neil Smith sur la gentrification veut-il dire que tu te situes du côte de l’explication par l’offre, au contraire de l’explication par la demande portée par David Ley ?

AC : En découvrant les travaux de Neil Smith, je suis entrée rapidement dans cette controverse scientifique entre David Ley et lui, notamment sur le rent gap. À vrai dire, l’un des premiers articles que j’ai lu en français sur la gentrification était une traduction de l’article de Chris Hamnett (1996-1997) qui présente ces deux thèses et cherche à les rendre complémentaires. C’est Catherine Rhein, ma codirectrice de thèse (avec Petros Petsimeris) qui avait traduit cet article et me l’avait recommandé. J’ai retrouvé plus tard une réponse de Neil Smith (1992) à cet article de Chris Hamnett, qui le prend vigoureusement à partie en lui reprochant son individualisme méthodologique, relativement impensé et non-dit. Avant d’en venir au fond, la forme de cette controverse m’a beaucoup interpellée, car elle n’est pas du tout courante dans la géographie française : de fait, j’ai trouvé cela très motivant, beaucoup plus que la recherche constante de consensus qui me semble dominante dans la géographie française et laisse dans l’ombre bon nombre de présupposés de recherche, notamment ceux qui relèvent du champ sociologique. Ce type de controverse me paraît fécond car il oblige à clarifier ces présupposés, à débattre d’éléments fondamentaux comme l’origine des inégalités sociales ou le lien entre les processus urbains et le système capitaliste. J’ai l’impression que les chercheurs anglo-saxons savent manier la controverse en évitant de la confondre avec une opposition de personnes. Ils peuvent d’ailleurs se critiquer mutuellement sans concession sur le plan théorique tout en s’estimant et en s’appréciant les uns les autres. Je suis convaincue que ce type de controverse permet de faire avancer la recherche, notamment la construction théorique des objets qui nous intéressent, mais aussi du champ de recherche dans son ensemble, en allant au-delà de la seule discussion des résultats empiriques.
Sur le fond maintenant, il me semble qu’opposer des explications de la gentrification en termes de production et consommation, ou en termes d’offre et demande est une relecture a posteriori notamment par Chris Hamnett, mais aussi par Loretta Lees (1994) dans un cadre libéral (par analogie avec le marché). En réalité, Neil Smith s’inscrit dans un cadre marxien où ce sont les structures de production qui priment, tandis que David Ley s’inscrit dans un cadre humaniste chrétien qui se focalise sur l’initiative individuelle : ce sont donc deux paradigmes qui s’opposent et non deux versants d’une même approche. Finalement, Neil Smith (1999) a repris à son compte les analyses concernant la « nouvelle classe moyenne » en montrant qu’elle était elle-même l’effet de la transformation des structures de classe dans le capitalisme contemporain de production et aujourd’hui, la plupart des chercheurs travaillant sur la gentrification s’accordent sur une explication intégrée par les structures, que ce soit en termes de production de la ville ou de la nouvelle classe moyenne. Plusieurs auteurs ont ainsi souligné le lien entre gentrification, capitalisme et lutte des classes par la suite (Slater, Curran et Lees, 2004 ; Wyly et Hammel, 2005 ; Slater, 2006). En particulier, Tom Slater (2006) a posé la question de la « gentrification » des recherches sur la gentrification, à savoir l’éviction des perspectives critiques dans la littérature e sur la gentrification. Cette question a été prise au sérieux comme un débat à la fois scientifique et politique, notamment dans un numéro dédié de la revue International Journal of Urban and Regional Research (Simone, 2008) : cela a entraîné une réflexion profonde et salutaire sur la position même des chercheurs par rapport à cet objet de recherche, montrant que la recherche n’est pas en dehors des rapports sociaux de domination qu’elle étudie (Bourdieu, 2002).

MV : Je partage ton scepticisme sur la pertinence de cette vraie-fausse opposition entre les travaux de Smith et de Ley. Je rajouterais que cette dichotomie popularisée par Hamnett occulte le fait que les deux analyses proposent des généralisations théoriques au départ de terrains empiriques bien différents – pour Smith, des opérations planifiées impliquant dès leur entame l’intervention de grandes institutions financières et de l’État ; pour Ley, des trajectoires plus « organiques » de réinvestissement de quartiers populaires ne mobilisant des capitaux concentrés qu’en fin de transition. Le rappel de cette différence de fondements empiriques aurait aussi permis de relativiser le caractère dichotomique des interprétations « par l’économie » et « par la culture ».
Par ailleurs, je reste convaincu que l’approche néo-marxiste tracée par Smith et développée depuis lors par de très nombreux auteurs est bien plus convaincante que les thèses de la « consumer sovereignty », aujourd’hui reprises par les tenants de faux-concepts tels que « bobos », « créatifs » ou « talents ». Ceux-ci ont en commun un refus de prise en considération des déterminants sociaux qui pèsent sur les choix résidentiels et tendent à réduire le prisme sur les « gentrifieurs » aux seuls ménages qui s’installent dans les quartiers revalorisés. À mon sens, les acteurs de la gentrification sont prioritairement à rechercher du côté des acteurs sociaux qui organisent, encouragent ou laissent faire le basculement social des quartiers, par leurs stratégies d’investissement immobilier, d’implantation de nouveaux commerces, de (non-)régulation des mécanismes de fixation des loyers ou de production de logements, de travail sur l’image des quartiers, etc.
Je voudrais aussi souligner ici la contribution d’auteurs féministes à la recherche sur la gentrification (voir Lees et al., 2007, pp. 99–103 pour une synthèse ; Van Criekingen, 2010). Ces travaux ont le mérite d’attirer l’attention sur les bases démographiques spécifiques des processus de réinvestissement et de changement social à l’œuvre dans les quartiers populaires. Ils permettent en particulier d’interroger les déterminants sociaux des choix résidentiels de fractions importantes de la petite bourgeoisie intellectuelle, jeunes adultes vivant en ménages non-familiaux touchés par la précarisation croissante des conditions d’insertion sur les marchés urbains de l’emploi et du logement. Les nouveaux habitants qui s’insèrent dans les quartiers en voie de gentrification ne forment pas un bloc indistinct de riches propriétaires-occupants charmés par le patrimoine ancien et les perspectives de plus-value immobilière. De lourds déterminants sociaux pèsent sur les cycles de vie et les trajectoires résidentielles de nombreux nouveaux venus dans les quartiers en voie de gentrification. Comme tu le disais tout à l’heure, ce constat est même stratégique si l’on veut penser des possibilités d’alliances entre la frange précarisée de la petite bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires contre la progression de la gentrification et le soutien public de plus en plus marqué en sa faveur.

Comment cette position sur la notion de gentrification a-t-elle influencé nos choix méthodologiques ?

AC : La critique de Tom Slater (2006) fait suite à l’inflation des études de cas de gentrification dans le monde, ces études étant pour la plupart centrées sur un quartier et sur l’action des ménages gentrifieurs en leur sein, oubliant souvent le rôle des politiques publiques et les conséquences de ce processus sur les classes populaires. Pour ma part, j’ai voulu clairement explorer ces deux dernières perspectives et, pour cela, ne pas me limiter à l’étude d’un seul quartier. J’ai ainsi adopté une approche multiscalaire en m’appuyant sur les sources complémentaires que sont les analyses statistiques des données socio-économiques du recensement de la population d’une part, et les enquêtes de terrain dans trois quartiers situés à des stades différents du processus d’autre part. Je souhaitais aussi avoir un certain recul dans le temps pour comprendre les origines et les phases de la gentrification à Paris, ce que j’ai pu faire grâce au travail sur les données des recensements de 1982, 1990 et 1999, permettant ainsi un recul d’une vingtaine d’années. Ainsi la gentrification de chaque quartier étudié à travers les enquêtes de terrain était-elle remise en contexte dans le cadre plus large de l’histoire et des dynamiques spatiales de la gentrification dans l’ensemble de la ville. Et si, dans le cadre de la thèse de doctorat, j’ai choisi de me limiter à l’étude de la ville de Paris, cela ne veut pas dire que le processus de gentrification s’y limite et je souhaite maintenant pouvoir l’appréhender à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération. Ce changement d’échelle implique aussi un changement d’échelon de décision politique et introduit une grande variété de politiques urbaines menées dans chacune des communes de banlieue. C’est donc une difficulté méthodologique supplémentaire.

MV : Une influence importante, pour moi, a été de chercher à travailler spécifiquement sur les effets de la gentrification, en particulier en termes de renforcement des ségrégations socio-spatiales. Comme bien d’autres, je me suis heurté ici à un problème méthodologique de taille : comment étudier les trajectoires des populations évincées d’un quartier en voie de gentrification dès lors que, par définition, elles ne s’y trouvent pas ou plus ? C’est ce qui m’a amené à travailler sur des données migratoires désagrégées, permettant notamment de comparer les profils des entrants et des sortants des quartiers en voie de gentrification et d’identifier les destinations des populations évincées. Ceci reste néanmoins un exercice délicat, car tous les sortants de quartiers en voie de gentrification ne sont pas des ménages refoulés par les hausses foncières, et tous les ménages qui ont à souffrir de l’avancée de la gentrification ne quittent pas les quartiers touchés. De fait, les impacts de la gentrification sur les classes populaires sont multiples, incluant notamment des processus de restriction d’accès et d’appauvrissement sur place (p.ex. des familles amenées à payer plus cher pour rester en place ou à déménager sur de très courtes distances vers des logements plus abordables mais généralement moins adaptés à leurs désirs).

AC : De ton côté, tu as utilisé une démarche comparative au niveau international, en quoi cela a-t-il enrichi ton appréhension de la gentrification, et notamment ton approche critique de ce processus ?

MV : J’ai en effet eu l’opportunité de réaliser une partie de ma thèse à et sur Montréal. À vrai dire, ce séjour n’avait pas été planifié au début de ma recherche. Plutôt, sa pertinence s’est imposée à moi en cours de route, surtout dans la perspective de dépasser le cadre monographique à grande échelle dominant dans la littérature. J’avais en effet entamé, à Bruxelles, une recherche sur l’ensemble de la ville, non sur un ou quelques quartiers sélectionnés, dans la double perspective de construire une typologie des processus de réinvestissement à l’œuvre (gentrification ‘haut de gamme’, gentrification locative, embourgeoisement accru de quartiers historiquement appropriés par les classes supérieures, p.ex.) et de dégager une vision systémique à l’échelle urbaine – i.e. la gentrification de certaines portions de l’espace bruxellois est-elle liée à l’appauvrissement d’autres parties du territoire, proches ou lointaines ?. Dans ce cadre, travailler sur deux villes plutôt qu’une seule était l’occasion de solidifier les constats empiriques et l’approche typologique. En outre, travailler sur Montréal offrait l’opportunité de considérer le cas d’une ville qui, comme Bruxelles, ne figure pas tout en haut de la hiérarchie des villes globales.

Comment a-t-on évolué par rapport à cette notion et quelle est sa portée pour nous aujourd’hui ?

AC : De mon côté, le travail de thèse m’a permis de saisir la complexité du processus de gentrification, que ce soit en ce qui concerne le rôle des politiques publiques ou les rapports de classe dans les quartiers qui se gentrifient. L’analyse des politiques publiques menées à Paris depuis les années 1960-1970 permet d’apporter des nuances importantes par rapport à la ville revanchiste mise en avant par Neil Smith (1996). Ainsi, les politiques de rénovation menées par l’État puis par la municipalité de droite à Paris des années 1960 au milieu des années 1990 ont bien eu pour but de moderniser, donc de tertiariser la ville et de favoriser l’installation de la petite bourgeoisie intellectuelle dans les quartiers populaires. Néanmoins, cette politique a connu des inflexions, en particulier au tournant des années 1980, contribuant à produire un stock non négligeable de logements sociaux. Conjuguée au contrôle des loyers qui n’a été levé que dans les années 1980, cette politique a donc eu des effets ambigus sur la gentrification. Inversement, la politique de la municipalité de gauche depuis 2001, tout en s’affirmant en faveur de la mixité sociale, conduit à un accompagnement assez net de la gentrification dans le Nord-Est parisien, tout en ayant relancé la production de logements sociaux. Cela permet d’affirmer que des politiques urbaines qui ne relèvent pas du registre revanchiste et affichent au contraire un certain objectif d’équité sociale peuvent néanmoins favoriser la gentrification (Clerval, Fleury, 2009).
La finesse d’appréhension du processus de gentrification à Paris que mon travail de thèse m’a permis d’avoir ne remet pour autant en cause à mes yeux ni la cohérence de la notion ni son lien avec le niveau macro-économique (et politique) des restructurations du système capitaliste. Aujourd’hui, ce qui me semble le plus important dans cette notion de gentrification, c’est qu’elle permet de faire le lien entre transformations urbaines et rapports de classe, et donc d’articuler les questions urbaines avec une réflexion scientifique et politique sur les rapports de domination. C’est ce qui me semble le plus fécond dans cette notion : outre l’intérêt empirique d’identifier clairement un processus particulier de transformation urbaine et sociale, elle permet de saisir celui-ci à travers une perspective théorique particulièrement riche à mon sens.
Je ne trouve pas qu’il y ait d’incompatibilité entre le fait d’affirmer qu’il y a des rapports sociaux de domination qui structurent la société et celui de saisir toute la complexité de ces rapports. Rapports de classe, de sexe et de « race » sont au fondement de la production de la ville et déterminent aussi en grande partie les individus, ce qui n’empêche pas que l’individu ou le groupe soit le lieu d’une alchimie toujours particulière entre déterminismes (eux-mêmes complexes dans leur conjugaison) et marge de liberté, capacité de déplacement, d’invention et de résistance. Affirmer que l’analyse en termes de rapports de domination, et notamment les rapports de classe, est encore pleinement valable pour comprendre la réalité contemporaine ne veut pas dire nier la complexité du monde ou la capacité de résistance des individus. J’aurais même tendance à penser que les résistances se construisent plutôt collectivement, dans la prise de conscience de ces rapports de domination.

MV : Encore une fois, je me sens sur la même longueur d’onde que toi. Il me semble même qu’il y a ici, dans cette articulation entre finesse des développements empiriques et cohérence du cadre théorique classiste, un enjeu important pour consolider la portée d’une analyse scientifique critique des transformations des espaces urbains. Je m’en rends d’autant plus compte lorsque j’interagis avec des personnes qui, en dehors de cadres académiques, cherchent à se saisir du concept de gentrification dans la perspective de développer une série d’interventions concrètes dans l’espace public (opérations de sensibilisation, organisations de débats publics, interpellations d’acteurs politiques, etc.). Rien de tel en effet qu’une connaissance empirique fine étayée des processus en cours, appuyée sur divers types de documents (cartes, tableaux, statistiques,…), pour contrer les arguments passe-partout habituellement déployés pour délégitimer les critiques de la « renaissance » des quartiers « trop longtemps oubliés ». Et, dans la foulée, rien de tel que de partir de ces éléments empiriques pour remonter à la nature fondamentalement ségrégative et d’accentuation des inégalités sociales des projets publics-privés de gentrification, alors même que ceux-ci s’affichent (sans l’ombre d’une preuve empirique) en champions du retour de la « mixité sociale » en ville et en laudateurs des vertus quasi-magiques qu’ils prêtent au côtoiement spatial des classes sociales (toujours sans l’ombre d’une preuve à fournir).

Comment se positionne-t-on par rapport à l’idée de géographie critique ? Qu’est-ce que cela implique pour nous, notamment en termes d’engagement politique ?

AC : Depuis la fin de ma thèse, j’ai poursuivi ma réflexion à travers des lectures de géographie radicale, et en particulier de David Harvey, que j’avais peu lu avant qu’il ne soit traduit en français. J’ai également continué à explorer un champ complémentaire, celui des travaux féministes, en particulier féministes matérialistes, et ceux qui articulent, dans cette perspective, rapports de sexe et rapports de race (Dorlin, 2006 ; Delphy, 2008). Ces lectures m’ont permis d’avoir une vision plus claire des différents rapports sociaux de domination, qui ne se limitent pas aux rapports de classe, tout en étant tous fondés sur l’exploitation matérielle d’un groupe par un autre. L’approche matérialiste des rapports sociaux de domination me semble encore très fructueuse pour une approche globale du monde, alors même que certains la croient obsolète du fait de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux comme les mouvements féministe et anti-raciste, qui ne sont alors pensés que comme revendication identitaire minoritaire. Au contraire, sexe et race peuvent être pensés comme les rapports de classe : ils n’affaiblissent pas l’analyse en termes de classes sociales mais la complexifient en montrant que d’autres rapports de domination traversent le prolétariat ou les dominés du système capitaliste, et que la construction de luttes convergentes entre ces différents groupes dominés ne va pas de soi.
Faire de la géographie critique, c’est pour moi construire une recherche qui permette de mettre en évidence et donc de remettre en cause les inégalités et les injustices. Cela dit, c’est une chose de travailler sur la ségrégation sociale dans l’espace urbain par exemple – et en général, ceux et celles qui le font la déplorent –, c’en est une autre de chercher les racines de cette ségrégation, de faire le lien entre un terrain particulier et les systèmes de domination dans lesquels il s’inscrit. C’est ce que fait la géographie radicale à mon sens : montrer la place de l’espace dans les systèmes d’exploitation et d’oppression, et remettre ainsi en cause non seulement l’inégalité matérielle entre les personnes, mais aussi le pouvoir de certains groupes sur d’autres. Sur ce plan, l’intersectionalité des différents rapports de domination est un champ encore en friches en géographie et ouvre beaucoup de questions pour la discipline. D’un côté, les travaux d’Harvey ont ouvert des perspectives extrêmement fécondes sur la place de l’espace dans les rapports de classe – et la gentrification fait partie de ces perspectives –, et la géographie française s’en est encore peu saisie. D’un autre côté, appréhender le rôle de l’espace dans les autres rapports de domination et dans la façon dont ils se conjuguent est une question encore très peu défrichée en général : ce sont là des questionnements théoriques et méthodologiques passionnants à explorer collectivement !
S’inscrire dans une perspective de géographie radicale, c’est donc selon moi aller plus loin dans la critique que ne le fait la géographie critique. C’est par exemple assumer pleinement le fait que toute recherche a une dimension politique, et qu’elle peut d’ailleurs elle-même être replacée dans les rapports sociaux de domination. Ne pas les prendre en compte en les laissant à l’état d’impensé, c’est courir le risque de contribuer à les reproduire. La géographie radicale assume sa dimension politique en posant la question suivante : la géographie a-t-elle pour finalité de servir aux entreprises capitalistes ou aux politiques publiques qui cherchent à assurer la pérennité des différents systèmes de domination en tâchant seulement d’en atténuer les effets les plus visibles ou les plus négatifs, ou bien au contraire, ne peut-on pas la mettre au service de l’émancipation sociale, et produire des outils de compréhension du monde qui permettent l’émancipation des dominés, donc du plus grand nombre ? Cela passe notamment par le retour réflexif sur la géographie elle-même et comment elle reproduit parfois les dominations de classe, de sexe et de race à la fois dans le contenu de ses productions et dans la façon de les produire.

MV : Je ne pense pas avoir de position aussi claire que la tienne sur ce qui fait l’essence d’une géographie critique ou radicale. Bien sûr, la dimension politique est essentielle, ou plus précisément la politisation de l’analyse des processus urbains, c’est-à-dire, l’exact contre-pied des lectures naturalistes ébahies (« la gentrification, c’est l’organisme urbain qui revit ») ou néolibérales – fatalistes (« la gentrification, c’est le marché libre, on n’y peut rien » ou « s’ils n’étaient pas pauvres, ils n’auraient pas de problèmes ») que j’évoquais plus haut. Transformer, rénover, recycler,… des territoires urbains sont des activités sociales conflictuelles, à la fois objets et enjeux de rapports de pouvoir et de domination entre acteurs sociaux. À mon sens, la première tâche du sociologue, de l’historien, du géographe, du politiste,… « critique » est de mettre en lumière les jeux d’alliances, de concurrences et de rapports de forces qui concourent de la sorte à façonner les territoires urbains, aux plans matériel, réglementaire ou symbolique.
Mais je voudrais encore relier ceci aux conditions d’exercice de ce type de recherches dans le cadre de l’Université d’aujourd’hui, de plus en plus sous l’emprise des normes « d’excellence » de la recherche académique, en sciences sociales comme dans les autres domaines (Gosselain, 2011). Il y a ici un risque de voir émerger des postures de recherche radicalement critiques mais essentiellement formelles et peu impliquées, c’est-à-dire ne s’adressant qu’à ses pairs, de colloques en colloques, et finalement davantage bénéfique à la progression d’un impact factor qu’à celle de luttes concrètes, situées, du côté des dominés.

 

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